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Le Banian, roman maritime (2/2)

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XIX

Hourra! mes fils, à nous la part du diable, s'écrie d'une voix tonnante l'Invisible, monté sur son bastingage.—A nous la part du diable! c'est moi qui jure de vous la donner, et vous me connaissez!

(Page 89.)

Rencontre de nuit;—mort de l'Invisible;—délivrance des prisonnières.

Dans le vague souvenir des lectures favorites de votre enfance, vous devez vous rappeler encore l'impression rêveuse que laissaient, après elles, dans votre imagination, les aventures des voyageurs sur mer, les récits qui venaient de vous peindre un corsaire algérien, ramenant tranquillement dans sa cale le narrateur de l'histoire d'abord et cinq ou six belles passagères devenues la proie des forbans, après un abordage sanglant et une victoire vaillamment disputée par le malheureux navire capturé!

Eh bien, tel qu'un de ces romanesques corsaires des conteurs des temps passés, naviguait l'Oiseau-de-Nuit, avec un groupe de jeunes beautés colombiennes dans son entrepont, et des malles remplies de riches dépouilles dans la chambre secrète du commandant.

Les séductions permises aux écumeurs de mer n'ayant pu réussir auprès des captives, eu égard aux violences défendues par le capitaine Invisible, l'équipage était revenu sur le pont, laissant les jeunes captives se lamenter tout à leur aise et déplorer entre elles le sort qui les avait si cruellement condamnées à devenir la proie d'un inflexible pirate…

Quant à l'Invisible, très peu ému des plaintes qui s'élevaient du fond de l'entrepont vers lui, et fort indifférent aux imprécations dont il savait être devenu l'objet, il se promenait paisiblement sur le gaillard d'arrière, en faisant louvoyer son navire contre le vent, pour gagner le point qu'il lui fallait atteindre et laisser arriver ensuite pour filer vers les côtes du Brésil ou ailleurs… Une nuit s'était déjà écoulée depuis le départ de Cumana… Une autre nuit allait descendre sur les flots, portant avec elle un événement plus terrible encore que tous ceux que nous avons retracés jusqu'ici… Et pourtant, à voir les ondes paisibles que fendait, sans secousse, le rapide corsaire; à entendre le doux gémissement de la brise tiède et régulière soupirant dans les voiles qu'elle enflait avec rondeur, et à contempler surtout la sécurité et le silence qui régnaient sur le pont éclairé par les premiers rayons de la lune qui s'élargissait à l'horizon, on aurait dit le bâtiment le plus inoffensif, voguant le plus bourgeoisement du monde vers sa tranquille et pacifique destination…

La cloche d'argent placée luxueusement au pied du grand mât, avait déjà piqué minuit, et la grosse cloche de l'équipage, élevée sur ses deux potences de l'avant, avait répété les quatre coups doubles de l'heure annoncée sur l'arrière. Le grand quart qui jusque-là avait veillé sur le pont, se disposait à être remplacé par les hommes que l'on venait d'appeler au service de la nuit… Mais au moment où les gens de la grande bordée allaient descendre dans leurs hamacs réchauffés par leurs camarades, une voix s'éleva pour leur faire entendre ce commandement sec et bref:

«Personne en bas, tout le monde à son poste!»

C'était le capitaine Invisible qui, les yeux tournés vers la partie des flots qu'argentaient les reflets de la lune, venait de donner lui-même cet ordre.

Les regards de l'équipage se portèrent aussitôt dans la direction du point où le commandant semblait avoir aperçu quelque chose… On savait à bord que c'était lui qui découvrait toujours les navires qui se montraient au large. Cette faculté si précieuse qu'il devait à l'excellence de sa vue perçante, paraissait être encore un des priviléges attachés aux qualités ou au pouvoir surnaturel que le vulgaire se plaisait à reconnaître en lui…

Le commandement venait d'être fait: cinq minutes après l'avoir entendu, le second vint prévenir son chef que tout le monde était rangé à son poste de combat.

«C'est bon, avait répondu l'Invisible, que tout le monde y reste!»

Une demi-heure au moins s'était écoulée depuis le branle-bas général, lorsque les regards pénétrans des hommes les plus exercés à distinguer les objets au large et pendant la nuit, s'arrêtèrent sur un point noir que faisait ressortir, sur la face argentée des flots mobiles, la clarté de l'astre qui s'élevait majestueusement et silencieusement dans l'Est… «C'est le navire qu'a vu le commandant, se disaient tout bas à l'oreille, les matelots… Il court sur nous avec de la brise, car il grossit rondement, il va y avoir du nouveau, s'il y a des piastres ou du chenu dans sa cale…»

Le bâtiment aperçu au vent ne tarda pas en effet à approcher de l'Oiseau-de-Nuit qui continuait sa bordée au plus près du vent… Mais dès que l'on put observer à une plus petite distance le nouveau venu, on remarqua qu'il avait une batterie couverte, en voyant les fanaux parcourir cette batterie de l'avant à l'arrière et permettre aux hommes de l'Oiseau-de-Nuit de compter un à un, à la lueur de la lumière voyageuse, le nombre des sabords de ce bâtiment si soudainement rencontré…

Ce dernier n'eut pas plus tôt accosté le corsaire à demi-portée de canon, qu'il prit la même bordée que son compagnon de route, en conservant toujours sur lui l'avantage du vent.

Les deux navires suivirent parallèlement la même direction pendant une demi-heure à peu près, sans se parler, sans faire aucune manœuvre décisive qui annonçât une résolution arrêtée chez l'un des deux commandans.

La bordée que venait de prendre le nouveau venu, à si peu de distance du corsaire, permit à l'équipage de l'Oiseau-de-Nuit d'observer et d'examiner tout à son aise le navire sur lequel, jusqu'à ce moment, il n'avait pu former que des conjectures plus ou moins exactes.

Ainsi que l'avaient d'abord pensé le capitaine et ses gens, en l'apercevant dans l'ombre à une grande portée de vue, leur compagnon de voyage était une grosse corvette à batterie couverte. Sa mâture était haute et ses mâts largement espacés entr'eux. Les rayons de la lune, en éclairant, par le côté de bâbord, ses voiles mollement balancées au roulis, laissaient voir des huniers et des perroquets d'une forte dimension et parfaitement établis sur leurs longues vergues.

«C'est à quelque croiseur de la division anglaise ou française que je vais probablement avoir affaire, se dit en lui-même l'Invisible. Tout m'annonce déjà que cette corvette ne m'a accosté de si près que pour me visiter ou me surveiller comme un bâtiment suspect… Mais ce qui me rassure contre l'événement décisif que je prévois, c'est le désordre qui paraît régner à bord de mon voisin… Dans la petite manœuvre qu'il lui a fallu faire pour prendre la même direction que moi, on criait et l'on hurlait à son bord, comme sur le pont d'un bâtiment en perdition; tandis que chez moi tout le monde est silencieux, attentif, dévoué… Ces hommes rangés le long de ces pièces prêtes à faire feu au premier signal; ces gens de la manœuvre disposés à m'obéir sans souffler le mot, sont là au milieu de la nuit, immobiles comme des statues, impassibles comme du marbre… Et un seul de mes signes, le moindre de mes gestes suffira pour en faire des lions furieux… Que puis-je avoir à redouter avec une pareille discipline et un semblable dévouement, d'un adversaire à bord duquel tout est désordre, tumulte, confusion? Là, les voilà encore qui braillent de l'anglais, de manière à m'assourdir!…»

Et en faisant ces réflexions rassurantes, l'Invisible continuait à se promener sur l'arrière, sans que les yeux de ses cent cinquante braves pirates, qui paraissaient dormir debout à leur poste, perdissent un seul de ses mouvemens, un seul des pas qu'il faisait sur le gaillard. Leur attention concentrée tout entière sur leur commandant ne leur permettait pas de s'inquiéter de ce qui se passait au dehors: c'était par lui seul qu'ils voulaient voir ce qui les intéressait le plus; c'était par lui qu'ils voulaient agir, respirer et combattre, lui le chef suprême, la vie morale et le Dieu vivant en quelque sorte, de cette masse si servile et si fanatisée par lui seul!

Une demi-heure environ s'était écoulée depuis le moment où la corvette avait jugé à propos de prendre les mêmes amures que le corsaire, et jusque-là aucun des deux navires n'avait paru songer à héler son voisin.

Bien déterminé à ne pas entamer le premier l'entretien dans la position passive où il se trouvait par rapport au nouvel arrivé, l'Invisible avait eu le temps de méditer le parti qu'il lui conviendrait d'adopter dans le cas probable où le commandant du croiseur se déciderait à lui adresser la parole…

Après avoir mûrement réfléchi dans cette circonstance assez délicate, il s'arrêta à la détermination qui lui sembla s'accorder le mieux avec la dignité de sa situation et la fierté de son caractère…

«S'il a plu, dit-il, à cette corvette dont j'ignore encore la nation et le but, de m'approcher pendant la nuit, ce n'est pas une raison pour que je réponde avec docilité aux questions qu'elle pourra m'adresser en mêlant peut-être l'insolence du ton qu'elle croira pouvoir prendre, à l'inconvenance déjà assez intolérable de sa manœuvre… Le mieux, si elle m'interroge, sera de ne rien lui répondre et de la forcer à quelque manœuvre agressive, pour avoir ensuite le droit de lui faire payer cher son manque d'égards… et son imprudence… Elle ignore sans doute avec qui elle s'expose à se mesurer… Qu'elle tremble l'orgueilleuse, de recevoir de moi la plus terrible leçon!…»

L'intrépide commandant fit signe à son second de venir recevoir ses ordres…

Le second du corsaire, le chapeau bas, présenta respectueusement l'oreille aux paroles que son chef désirait lui faire entendre à voix basse…

«Je suis content de vous et de mes gens, lui dit-il, mais veillez avec les autres officiers à ce que le silence qu'on a observé jusqu'ici à bord ne soit pas interrompu… même par le cri des blessés ou des mourans, s'il y en a bientôt… Ensuite, écoutez-moi bien, avant de vous rendre à votre poste pour ne plus le quitter… à moins cependant que je ne vienne à vous manquer… Vous ordonnerez tout bas à mes gens de se coucher à plat-ventre sur le pont, au moment où, au signal de mon porte-voix, je leur indiquerai de faire casse-cou avant la volée que pourra nous envoyer le croiseur… Vous entendez bien: casse-cou! je le veux… Mais le feu de l'ennemi passé, il faudra que tout le monde se relève…

—Tous ils se relèveront, commandant, moins les morts, s'il y en a… Ce sera bien assez déjà que d'essuyer le feu à plat-ventre, comme des galines! Ils aimeraient mieux n'avoir pas à s'allonger à plat pont… mais puisque vous le voulez…

—Oui, je vous le répète, je le veux!…

—Cela suffit, mon commandant, ça sera.

—Ainsi voilà une affaire entendue: les haches d'abordage et les poignards sont prêts?

—Ce soir, commandant, vous avez bien vu, je leur ai fait donner un coup de meule; et tout cela coupe maintenant comme des rasoirs…

—C'est bon… A propos, vous aurez soin de faire descendre immédiatement nos prisonnières de l'entrepont, dans la cale… L'affaire que nous allons avoir ne regarde pas les femmes.

—C'est vrai, commandant: il ne faut pas d'ailleurs risquer à avarier la marchandise dans le combat… Moi-même je vais veiller à les faire descendre en double à fond de cale…

—Allez! vous savez maintenant l'ordre du jour… Silence, toujours silence! et attention au commandement; casse-cou au besoin et souple à l'abordage s'il le faut… Vous n'oublierez pas d'ordonner à notre nouveau capitaine d'armes, de se tenir au pied du grand-mât, là sans cesse sous mes yeux… C'est un garçon sans expérience et qui a besoin d'être surveillé…»

A l'instant où l'Invisible venait de donner ainsi son dernier ordre, un homme placé sur le côté de dessous le vent de la petite dunette qu'avait la corvette, se mit à brailler en anglais, dans son long porte-voix, en s'adressant à l'Oiseau-de-Nuit:

«Brick, ohé!»

L'Invisible laissant ce cri sauvage se perdre dans les airs et sur les flots, continua à se promener paisiblement comme s'il n'avait rien entendu…

Le héleur obstiné, qui probablement n'était rien moins que le commandant de la corvette, très surpris et peut-être bien même très piqué de n'avoir obtenu aucune réponse, renouvela son interpellation avec plus de force encore que la première fois et d'un ton impérieux qui sentait le dépit qu'avait dû lui faire éprouver le silence absolu qu'on avait observé à bord du brick.

«Brick, ohé!» répéta l'officier de la corvette jusqu'au complet enrouement de sa voix.

L'Invisible ne daigna pas seulement tourner la tête du côté d'où lui venait le bruit; tous les officiers et les matelots pirates, seulement en voyant l'impassibilité de leur capitaine, avaient fixé leurs yeux flamboyans sur lui, comme pour attendre le signal de faire feu.

Aucun geste ne leur fut fait, aucun signal ne devait encore leur être donné…

Aux questions inutiles adressées au tranquille brick par la corvette, succéda un peu de tumulte à bord de celle-ci. La personne qui avait si vainement crié dans son porte-voix, parut s'entretenir quelque temps avec plusieurs individus venus sur la dunette pour se concerter sans doute sur ce que la corvette devait faire dans cette étrange conjoncture…

Au bout de plusieurs minutes de tumulte, de conversations et d'indécision, la corvette prit le parti de laisser arriver sur le corsaire de manière à l'aborder par l'avant et à lui couper le chemin dans la direction qu'il avait continué à suivre jusqu'à ce moment…

L'Invisible, qui déjà avait prévu cette manœuvre, et qui surtout avait calculé l'avantage qu'il pourrait tirer du mouvement imprudent auquel paraissait vouloir se livrer son adversaire, s'arrêta au pied de son grand mât et commanda à demi-voix à ses gens:

«Brasse à culer partout, traverse les focs au vent: la barre toute à tribord pour un instant!…»

Cet ordre donné avec un imperturbable sang-froid, est exécuté avec la plus surprenante promptitude: le corsaire cule en venant dans le vent.

La corvette qui a laissé arriver dépasse le corsaire, et se trouve bientôt sous le vent de son ennemi, avant qu'elle puisse reprendre l'allure qu'elle a quittée et lui disputer l'avantage qu'elle a perdu…

Le corsaire, après avoir réussi dans cette manœuvre hardie, reprend sa bordée du plus près en orientant pour courir de l'avant; et favorisé par la brise qui fraîchit un peu, le voilà qui passe au vent de la corvette en la rasant par la hanche du vent, à longueur de gaffe:

«A mon tour maintenant de te héler, imbécile de corvette,» se dit tout bas l'Invisible.

Et aussitôt il saisit son porte-voix en passant du côté de tribord et il articule ces mots, d'une voix lente, sonore et ferme:

«Oh! du navire, oh!»

Cette fois pas de réponse, le bruit seul qu'on fait à bord de la corvette accueille son interrogation; c'est à son tour d'éprouver l'humiliation du silence qu'il a fait subir à son adversaire…

Mais lui, moins patient, malgré sa résignation apparente, que le commandant dont il a dédaigné les questions, ajoute à son interpellation:

«Si vous ne répondez pas à ce que je vous demande, je vous coule!»

Et il crie une seconde fois à la corvette avec le même sang-froid et la même lenteur:

«Oh! du navire, oh!…»

Au bout d'une minute de silence, l'Invisible, sur lequel tombe la clarté de la lune du bord du vent, lève, agite son porte-voix: c'est le signal qu'attend depuis long-temps son brûlant équipage: toute la volée de tribord part et tonne, ne fait qu'un coup et va se loger de bout en bout par la hanche dans les flancs ébranlés de la corvette…

«Casse-cou, casse-cou! tout le monde à plat sur le pont! s'écrie l'Invisible dès que sa voix peut se faire entendre après le fracas de la formidable bordée qu'il vient de lancer…»

La corvette revient au vent pour riposter: elle envoie toute sa bordée de bâbord au corsaire qui la reçoit vaillamment à bout portant. Un seul homme pendant ce terrible vacarme est resté droit sur le pont auprès des deux timoniers qui gouvernent à la barre: ce seul homme c'est l'Invisible

«Recharge en double et feu toujours! dit-il à son équipage: ils crient comme des salopes à bord de cette barque à piment; elle est à nous!…»

Les volées se succèdent: on combat en silence à bord du corsaire: on ne tire qu'en désordre et au milieu du tumulte à bord de la corvette…

Le moment paraît favorable à l'Invisible pour tenter l'abordage, et ce parti lui semble d'autant plus nécessaire, qu'il croit avoir senti son brick au bout d'une demi-heure d'engagement, frémir sous ses pieds et devenir plus lourd à gouverner…

De sourdes clameurs ont même été poussées dans la cale par les captives qu'on a placées dans cette partie du navire avant le combat: Elles ont crié que l'eau les noyait… On a fermé les panneaux et leurs cris ont été étouffés sous les écoutilles dont on a bouché toutes les issues. Il n'y a plus à hésiter.

«A l'abordage! à l'abordage!» commande l'Invisible, et ses matelots hurlent après lui: A l'abordage!… C'était le seul cri qu'il leur fût permis de pousser pendant le combat…

Un coup de barre est donné au vent, l'écoute du guy est filée: le corsaire arrive et aborde de bout en bout la corvette.

La lune qui jusqu'alors avait éclairé le duel de ces deux bâtimens, disparaît tout-à-coup sous de gros et sombres nuages. L'obscurité favorise l'audace des corsaires en cachant à leurs ennemis l'infériorité de leur nombre. On se hache long-temps, le massacre se prolonge sur le pont et sur les bastingages des deux navires, sans que l'avantage tourne du côté du plus fort contre le plus faible. L'ardeur des combattans est égale de part et d'autre, et l'intrépidité des pirates surpasse même, s'il est possible, le courage de leurs adversaires… Cependant, au bout d'une demi-heure de carnage, les officiers et les matelots du corsaire semblent s'être aperçus que, sous leurs pieds ensanglantés, leur navire s'est affaissé le long de la corvette. Aux efforts qu'ils font pour sauter sur le pont du bâtiment ennemi, ils devinent avec effroi que leur brick s'est enfoncé dans l'eau et qu'il va couler, sous les bastingages élevés de la corvette… Nous coulons, nous coulons bas! crie une voix perçante que la frayeur semble rendre encore plus aiguë… Cette voix sinistre est celle du capitaine d'armes que l'eau qui s'engouffre dans le bâtiment a forcé de sortir de la cale où le poltron avait été chercher un refuge contre le danger, parmi les blessés et les femmes… Loin de ralentir l'ardeur des forbans, la certitude du danger qu'ils courent ne sert au contraire qu'à rendre leur détermination plus énergique et leur attaque plus redoutable.

Un surcroît d'efforts, un redoublement de rage devient nécessaire au bouillant équipage de l'Oiseau-de-Nuit pour lui assurer une victoire si difficile et déjà si vaillamment disputée. L'Invisible sent que le moment est arrivé pour lui et pour les siens, de recourir à l'extrémité du désespoir. Dans les nombreux engagemens que l'intrépide capitaine a livrés aux navires de guerre, qui sont si souvent devenus sa proie, il a éprouvé sur son équipage l'effet d'un mot magique qui n'a jamais manqué d'enflammer la sauvage valeur de ses gens. Ce mot terrible, il va le prononcer, car il ne prévoit que trop que l'instant de triompher ou de périr est venu… Une minute, une seule seconde de plus peut-être de résistance de la part de la corvette, et le corsaire est vaincu; et lorsque d'un mot, d'un seul mot, il peut ramener à lui les chances heureuses du combat, il ne doit plus hésiter à faire entendre ce mot à ses farouches compagnons, quelque épouvantable que soit la promesse contenue dans ce mot de carnage et de sang…

«Hourra! mes fils, à nous la part du diable! s'écrie d'une voix tonnante l'Invisible monté sur son bastingage, à nous la part du diable! c'est moi qui vous le jure; et vous me connaissez!

—A nous la part du diable! répètent à la fois tous les corsaires, hors d'eux-mêmes, en élevant au ciel et au-dessus de tout le tumulte du combat, cette clameur homicide! C'est la première fois depuis qu'ils ont accosté la corvette, que les forbans de l'Oiseau-de-Nuit aient fait entendre un seul cri, une seule parole, un seul mot. Jusque-là ils ont combattu en observant le plus profond et le plus sinistre silence; et jusque-là même les blessés et les mourans sont tombés sans pousser un soupir, sans oser faire entendre une plainte, le plus léger murmure. Mais à la voix de leur capitaine qui leur a dit: A nous la part du diable! toutes les bouches écumantes des pirates ont répondu avec un féroce délire: A nous la part du diable! et les pistolets qui armaient leurs poings, et les sabres qui voltigeaient dans leurs terribles mains, ont été jetés comme des instrumens inutiles sur le pont ou le long du bord. C'est un large poignard, qui, de leur ceinture, passe dans leurs mains frémissantes pour leur ouvrir un passage de sang sur les gaillards de la corvette… Chacun d'eux cherche, dans les groupes des matelots ennemis, l'homme qu'il doit attaquer et déchirer de la lame de son coutelas… La part du diable, c'est pour eux la mort de l'équipage danois et le pillage de la corvette!… Cette part du diable leur sera faite et ils la dévoreront bientôt, les tigres qu'ils sont, tant ils ont soif de sang, tant ils ont faim de pillage! Le succès désormais ne peut être douteux pour les corsaires, et leur navire percé, criblé, qui va couler sous leurs pieds, les laissera vainqueurs à bord de la corvette qu'ils viennent d'escalader et qu'ils ont déjà couverte des cadavres des hommes qui la défendaient contre leurs épouvantables coups.

Mais à l'instant du triomphe et au milieu de l'affreuse mêlée des combattans qui se hachent sur les bastingages du bâtiment danois, un cri d'effroi se fait entendre sur le pont de l'Oiseau-de-NuitLe capitaine est blessé, le capitaine est blessé!! Tels sont les mots qui viennent d'être portés aux oreilles des forbans qu'avaient une minute auparavant exaspérés la voix de leur commandant. Ceux des corsaires qui combattent sur les pavois de l'arrière, le plus près de leur capitaine, le cherchent des yeux à la place où sa présence les conviait au carnage et soutenait leur ardeur… Ils s'aperçoivent avec terreur qu'il n'est plus au milieu d'eux… Ils le demandent alors, ils l'appellent, ils veulent le voir, le toucher, le secourir du moins, et ils trouvent sous leurs pieds un homme expirant qui leur montre de la main la corvette à moitié rendue… Mais il est trop tard maintenant pour songer à vaincre. La bouche imprudente qui s'est ouverte pour dire: Le capitaine est blessé, a décidé du sort du combat: un seul instant de plus encore, et les Danois étaient accablés. Mais à ce cri funeste les forbans déjà victorieux se sont arrêtés: la fureur qui les transportait s'est ralentie: leurs poignards levés pour faire tomber à leurs pieds leurs adversaires massacrés, sont restés suspendus sur la tête des matelots qu'ils allaient immoler à leur rage… Les officiers de la corvette, qui, jusqu'à ce moment, ont vainement cherché à s'opposer au sentiment de terreur qui semblait s'être emparé de leurs hommes, ne savent que trop bien profiter de l'hésitation qu'ils remarquent du côté des corsaires: ils ramènent leurs gens au carnage, en se jetant les premiers sur les groupes de forbans qu'ils ébranlent et qui, d'assaillans qu'ils étaient, deviennent à leur tour assaillis et repoussés. Long-temps encore dure le massacre; mais l'avantage de ce dernier engagement restera au grand nombre… Au bout d'une heure de lutte acharnée, c'est l'équipage mutilé, écharpé et vaincu du capitaine Invisible qui rentre à bord de son brick, et le brick lui-même, mitraillé par le feu de son ennemi et éreinté par le choc de l'abordage, menace de couler sous les pas des forbans auxquels, pour la dernière fois, il va offrir un trop inutile refuge…

Peu de temps fut nécessaire à la corvette victorieuse pour mettre ses embarcations à la mer et amariner le bâtiment capturé. Aucune résistance ne fut opposée par les corsaires découragés aux premiers canots qui l'élongèrent, et les marins danois, en sautant à bord de leur prise, aperçurent avec étonnement, dans l'entrepont de ce mystérieux navire, la foule des malheureuses captives que l'eau avait gagnées en entrant de toutes parts dans la cale, percée à la flottaison par plusieurs boulets… «Sauvons les femmes et les blessés d'abord, avant que le brick ne coule bas!» s'écrièrent les officiers chargés du commandement des embarcations. Mais, avant tout, tâchons, parmi les morts ou les mourans, de retrouver le capitaine de ces pirates… Ils cherchèrent long-temps, les officiers danois, sans qu'aucun des forbans daignât leur dire lequel parmi les blessés et les morts était leur capitaine… Mais aux efforts que l'un des marins mourans fit pour tourner le pistolet qu'il tenait encore à la main, sur sa poitrine déjà percée d'une balle, tous les Danois s'écrièrent: Voilà le capitaine! et plus tard, quand le corsaire eut disparu sous les eaux, et que les femmes, les blessés et les matelots prisonniers eurent été transportés à bord de la corvette, les vainqueurs apprirent, en frémissant encore d'effroi, que le pirate qu'ils venaient de combattre et de soumettre, était le Capitaine Invisible.

Dans le faux-pont de la corvette le Hamlet, plusieurs cadres furent bientôt suspendus auprès des cadres qui avaient déjà reçu les blessés du bord. Sur ces derniers lits, on plaça les blessés du brick et parmi eux l'Invisible expirant. En vain le chirurgien-major du bâtiment danois essaya-t-il d'étancher le sang qui coulait en abondance de deux ou trois larges plaies qu'il avait sondées dans la poitrine du chef des écumeurs de mer: le sang, plus fort que tous les appareils que l'art opposait à sa fuite, continua à couler avec les restes de la vie du redoutable corsaire. L'œil fixé sur les traits agonisans de son ennemi vaincu, le commandant de la corvette semblait contempler encore avec avidité et terreur, cette physionomie mâle et funeste sur laquelle la mort allait bientôt effacer la dernière empreinte des passions qui avaient rendu cet homme extraordinaire, l'épouvante de toutes les mers qu'il avait si long-temps parcourues. Un signe du mourant, à l'aspect d'un des officiers du corsaire qu'il vit passer auprès de son cadre, indiqua au commandant que l'Invisible voulait parler à cet officier prisonnier… Le commandant fit approcher du blessé cet officier sur lequel l'Invisible tenait ses regards attachés avec l'expression d'un sentiment indéfinissable. C'était le Banian… «Ah! te voilà donc toi,» murmura l'Invisible d'une voix affaiblie et avec effort, dès qu'il vit son ancien capitaine d'armes rendu assez près de lui pour lui faire entendre ces mots:… «Reste-là, ajouta-t-il, et vous, commandant, reprit-il aussitôt, écoutez bien… mes dernières paroles… c'est une révélation importante que votre ennemi expirant… veut vous faire… Tenez, s'écria-t-il aussi haut qu'il le put, voilà le misérable qui a tout fait… lui seul a ordonné de commencer le feu sur vous; c'est sur lui… que doit retomber votre vengeance…» Puis, après avoir prononcé ces mots en tenant ses yeux en feu arrêtés sur le Banian anéanti, il allongea sa main défaillante, pour attirer près de lui le malheureux qu'il venait d'accuser, et lui dire tout bas à l'oreille, en souriant avec une infernale ironie: «Misérable, c'est toi qui as crié que j'étais blessé… et qui as ravi la victoire à tes frères… Mais tu recevras le châtiment… que mérite ta lâcheté… et je meurs avec l'assurance, infâme que tu es… de t'avoir condamné à recevoir la mort qui attend mes braves!…»

Avec ces derniers cris de vengeance et de malédiction, s'exhala l'âme indomptable du corsaire vaincu, mais insoumis… Long-temps encore, après sa mort, les officiers et les matelots danois se disputèrent le sombre plaisir de contempler sa figure, ses traits, son regard éteint, et de mesurer de l'œil la taille de ce pirate célèbre, qu'un grossier cercueil allait recevoir pour être transporté à Saint-Thomas, comme le témoignage le plus sûr et le trophée le plus précieux d'une victoire que nul croiseur n'aurait osé espérer avant le combat.

Quant au malheureux Banian, accablé, écrasé sous le poids de la terrible dénonciation que son capitaine expiré venait de faire tomber sur sa tête, il fut saisi, chargé de chaînes et jeté à fond de cale à bord de la corvette, au milieu des autres prisonniers que le commandant danois se proposait de livrer bientôt à toute la sanglante rigueur des lois…

Peu de jours après cet événement, la corvette le Hamlet, tout avariée encore des suites de son engagement terrible, mais toute fière du succès inespéré qu'elle venait d'obtenir, arriva à Saint-Thomas, avec les jeunes captives Colombiennes qu'elle avait eu le bonheur de délivrer, et les forbans qu'elle avait eu la gloire de vaincre.

Son entrée triomphale dans le port de sa station ordinaire, fut célébrée comme un événement à jamais mémorable dans les fastes de la marine danoise des Antilles! Quel croiseur anglais, américain ou français, n'eût pas envié au Hamlet l'honneur d'avoir coulé bas le navire de l'Invisible, le brick redouté de ce forban, dont le nom avait si souvent épouvanté les marins de ces parages! «Mais quel dommage, répétait la foule accourue sur les rivages de l'île pour voir débarquer les pirates humiliés et enchaînés! quel dommage de n'avoir pu s'emparer de leur chef vivant, pour lui faire expier, dans l'infamie du dernier supplice, l'impunité qui trop long-temps avait été réservée à ses crimes! Le cadavre du bandit, s'écriait-on, ne sera qu'un trophée trop peu éclatant pour la pompe du triomphe que l'on prépare au vainqueur. C'est lui qui, chargé de liens, la rage dans le cœur et la honte sur le front, aurait dû survivre à tous ceux qui se sont immolés pour exécuter ses ordres ou servir sa détestable soif de meurtre et de pillage…» Et c'est ainsi que la foule, toujours disposée à insulter à la défaite d'un ennemi vaincu, regrettait que la mort du pirate lui eût ravi le plaisir cruel de lui faire expier en humiliation et en outrages, la terreur qu'il avait si long-temps inspirée à ceux qui, pendant qu'il était encore debout, n'auraient osé ni l'insulter ni le défier…

Avec quelle joie les malheureuses captives de l'Oiseau-de-Nuit revirent les rivages hospitaliers de l'île qui, pour elles, était devenue la terre de liberté et de délivrance. Leurs familles, informées de l'événement qui venait de les rendre au bonheur et à la sécurité, devaient bientôt venir les rejoindre et les consoler. Une sombre et solitaire prison s'ouvrit pour recevoir les forbans prisonniers, et ce cachot ne devait les rendre à la lumière que pour leur faire entrevoir, sur une place publique, l'échafaud qu'une justice inexorable allait dresser pour eux.

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