Le Banian, roman maritime (2/2)
XX
«Quoi, monsieur ne connaît donc pas St-Thomas? l'hôtel Barnabé c'est la grande maison noire, le garde-manger de potence dont le concierge Barnabé a la clef.»
(Page 114.)
Saint-Thomas;—la prison de l'île;—le concierge Barnabé, sa fille Acacie;—une rencontre imprévue;—philosophie militaire d'un geôlier: négociation muette; délivrance; fuite.
«Si vos affaires vous appellent à Saint-Thomas, et que vous vouliez sauver la tête d'un malheureux qui n'a plus d'espoir qu'en vous, ne tardez pas. Cette tête de malheureux est la mienne, et le billot du bourreau la réclame. Je ne puis vous en dire davantage pour le moment; je craindrais même de signer ce mot… Mille fois à revoir, si jamais je puis vous revoir; vous, l'ange sauveur de l'infortuné et bien innocent…
»G. L…»
Ce fut deux mois environ après avoir expédié le Banian sur le brick de mon ami l'Invisible, que je reçus cette triste missive, des mains d'un pauvre nègre arrivé à la Martinique sur un petit sloop caboteur, qui n'avait guère mis moins de dix à douze jours à remonter contre le vent, de Saint-Thomas à Saint-Pierre. J'interrogeai ce malheureux émissaire sur plusieurs faits qu'il m'importait de connaître, avant de me décider à faire précipitamment le voyage de Saint-Thomas, pour sauver la tête du malheureux que réclamait le billot du bourreau. Tout ce que le nègre, porteur de la laconique dépêche, put me dire, c'est que le billet lui avait été remis à travers les grilles d'une grande prison, par un jeune blanc qui paraissait bien à plaindre, et qui l'avait conjuré, par le ventre de sa mère, de porter au plus vite, une fois rendu à la Martinique, ce billet à son adresse. On sait combien, pour les esclaves de la côte d'Afrique, les adjurations faites au nom du ventre de leur mère sont puissantes et sacrées. Le noir messager de Gustave, au risque de recevoir cinquante coups de fouet des geôliers de la prison, s'était chargé de la commission du détenu; et aussitôt rendu à Saint-Pierre, il n'avait rien eu de plus pressé que de demander ma demeure à toutes les personnes de la ville. Quant aux autres renseignemens que j'aurais désiré obtenir de lui, il ne put me les donner. Il avait eu assez d'instinct d'humanité pour se charger du message, mais son intelligence n'avait pu aller plus loin que sa bonne action.
J'allai de suite trouver le patron du petit sloop de mon nègre, après avoir récompensé le zèle de celui-ci. Le patron du bateau était un mulâtre fort déluré, qui me laissa d'abord lui adresser toutes les questions au moyen desquelles il voulait s'assurer de l'identité de ma personne, sans risquer de compromettre la commission dont il avait été aussi chargé pour moi… Quand il m'eut bien écouté, avec un air apparent d'indifférence, il tira mystérieusement, de la poche intérieure de sa veste de coutil, un gros paquet de dépêches qu'il me remit, en me disant: «Si vous désirez le trouver encore en vie, vous n'avez pas une minute à perdre… Voilà une petite goëlette qui part ce soir pour Saint-Thomas; et elle n'arrivera probablement que tout juste… A mon départ, il y a douze jours, on parlait déjà de monter l'échafaud…»
Le discret patron ne voulut pas pousser plus loin ses révélations, dans la crainte, sans doute, d'engager la responsabilité qu'il avait assumée en se chargeant de remettre le paquet à mon adresse. Il s'exposa cependant au péril de recevoir un doublon de la main à la main, pour prix de sa commission, et pour m'obliger.
J'ouvris de suite les dépêches de Gustave. Elles contenaient, en style boursouflé, la relation détaillée du terrible voyage que je lui avais fait faire à bord de l'Oiseau-de-Nuit. Le malheureux avait passé plusieurs jours et plusieurs nuits, me disait-il, à écrire sa déplorable histoire, qu'il me léguait comme un dernier souvenir, dans le cas où il viendrait à être exécuté avant que je ne pusse voler à son secours et l'arracher aux mains sanglantes de l'exécuteur, qui chaque matin venait lui demander sa tête… Rien n'avait été omis dans les mémoires posthumes du condamné; ni ses sensations, ni ses impressions de cachot, ni les larmes brûlantes qu'il laissait tomber sur le papier confident des tortures de son âme… Ce funeste journal avait été écrit heure par heure, pour mieux peindre et rendre l'actualité de ses émotions instantanées… Les post-scriptum abondaient surtout, et la dernière note portait: «—Minuit; je viens d'être condamné à mort comme pirate!… Moi, pirate! nom d'enfer, dont tout mon sang murmurant d'innocence ne pourra pas même effacer la tache!… Moi, pirate!… Oh! si les juges qui viennent de m'appeler au tribunal de Dieu dans quinze jours, avaient prononcé leur arrêt la main sur mon cœur et non sur le leur, non jamais cet arrêt infâme n'aurait brûlé leurs lèvres: c'est mon cœur qui aurait brûlé leur main, à eux, d'indignation!… Une heure du matin: Je sens mes cheveux blanchir sous mes doigts convulsifs; et ces doigts, ces cheveux n'ont pas encore vingt-huit ans, et l'ange sauveur n'entendra pas ma voix qui crie, mes yeux qui pleurent, ma bouche et mon cœur qui pleurent et qui crient comme ma voix et mes yeux. Pardon! oh! oui, pardon, n'est-ce pas, pour le jeune homme de vingt-huit ans!»
Il ne m'en fallut pas davantage pour être convaincu du péril trop certain que courait le prisonnier… Cette exaltation d'idées et ce désordre de langage m'indiquaient assez sa situation. Jamais encore il n'avait parlé sur un ton aussi élevé et d'une manière plus figurée. Jamais, par conséquent, il n'avait dû se trouver dans une position plus affreuse… Je n'hésitai plus à m'embarquer sur la petite goëlette qui, le soir, devait appareiller pour Saint-Thomas. Quelques-uns de mes amis, en donnant caution pour moi aux autorités de Saint-Pierre, m'obtinrent le laissez-passer que je réclamai pour une prétendue affaire pressée, qui exigeait immédiatement mon départ de la colonie, et ma présence à Saint-Thomas… «C'est moi, me disais-je, qui involontairement ai placé cet infortuné dans la fatale conjoncture où il se trouve. C'est à moi qu'il appartient de l'arracher à la mort qui le menace, et que, sans le savoir, hélas! j'ai attirée si imprudemment sur sa tête… Oui, partons, et partons tout de suite… Il me semble déjà que chaque heure de retard apporte avec elle un remords sur ma conscience… Oh! pourvu que j'arrive à temps à Saint-Thomas pour sauver la victime que j'ai faite et dont je crois entendre à chaque instant le dernier cri et le dernier soupir!…»
La goëlette à bord de laquelle j'eus bientôt mis un léger paquet d'effets et quelques petits sacs d'argent, fit voile à onze heures du soir, avec une brise fraîche et favorable que je ne trouvais ni assez forte ni assez portante, malgré l'affirmation du patron, qui me répétait que c'était là le plus beau temps que l'on pût désirer. Je passai toute la nuit sur le pont, sans pouvoir fermer les yeux, ou plutôt craignant de les fermer et de faire quelque rêve épouvantable, dont ne me menaçait que trop mon imagination troublée… Les heures me semblaient traîner, et la goëlette ne pas marcher, quoique la brise lui fît filer sept à huit bons nœuds… Je voyais à tout moment le calme venir, et le patron ne cessait de répondre à mes prédictions: «Diable, monsieur, savez-vous que pour peu qu'un calme comme celui-là augmente, il me faudra serrer mes huniers! Le bateau en porte deux fois plus qu'il ne peut!»
Il me fallut dévorer encore mon impatience un jour et une nuit. Ce ne fut que le surlendemain de notre départ que nous pûmes arriver à Saint-Thomas.
Il était trois heures de l'après-midi quand je mis le pied à terre. Sauter sur le bord de la mer, demander à la première personne que je rencontrai où était la prison et courir vers l'endroit qu'on venait de m'indiquer, ne fut pour moi que l'affaire d'un instant. Mais au moment où j'allais entrer dans la geôle qui se présentait déjà à cent pas de moi, au bout d'une petite place, je rencontrai, à ma grande surprise, une dame qui en sortait et qui me reconnut en m'appelant par mon nom. C'était la comtesse de l'Annonciade, mon ancienne compagne de voyage et l'une des victimes, comme je l'avais appris en lisant la relation du Banian, de l'attentat de l'Oiseau-de-Nuit à Cumana. Un petit vieillard tout habillé de noir et barbouillé de décorations vertes, jaune-orange, bleu de ciel et noisette, accompagnait la comtesse. Elle m'apprit que j'avais l'honneur de voir devant moi M. le comte, son père, venu tout exprès de Cumana pour la ramener avec lui, dès que la terrible affaire qui l'avait retenue à Saint-Thomas serait terminée.
Je feignis à ces mots d'ignorer tout-à-fait l'affaire terrible dont la comtesse voulait bien me parler…
«Comment, s'écria-t-elle, vous ne savez pas ce qui m'est arrivé à moi et à vingt-sept jeunes personnes de mon pays à bord d'un pirate, à bord de ce misérable Invisible dont la mort n'a expié que trop peu et trop tardivement, les crimes et les forfaits exécrables?
—Non, madame, je n'ai encore rien appris, lui répondis-je. J'arrive d'aujourd'hui seulement à Saint-Thomas.»
Et là-dessus la comtesse, en me priant de la reconduire jusqu'à l'hôtel du gouverneur où elle avait accepté un logement, se mit à me raconter son aventure avec tous les détails que je connaissais déjà. Son animosité contre les pirates me parut portée au dernier degré d'exaltation. Elle m'assura qu'elle n'était restée dans l'île, depuis son débarquement de la corvette danoise, qui l'avait si heureusement arrachée à la fureur des forbans, que pour faire punir ces misérables comme ils le méritaient, et que le lendemain elle partirait satisfaite après avoir vu dix-sept d'entr'eux laisser leurs têtes sous la hache du bourreau… Cette nouvelle me fit frémir, et quelque envie que j'eusse eue d'abord d'entendre la comtesse me confirmer toutes les circonstances de l'événement dont le Banian m'avait rendu compte, je commençai à trouver son récit fort long en calculant le peu de temps qu'il me restait pour sauver mon prisonnier… Jusque-là la jeune Colombienne ne m'avait pas encore parlé de Gustave, et je demeurai convaincu qu'elle ignorait à quel homme elle avait eu réellement affaire en cédant à l'invitation qu'un des officiers de l'Oiseau-de-Nuit lui avait faite comme aux autres dames de Cumana, au nom de son commandant, la veille du funeste bal donné en mer par l'Invisible. Cette certitude me rassura un peu. Je me hasardai alors à rappeler à la comtesse nos anciens compagnons de traversée du Toujours-le-même, et à dire un mot du pauvre cuisinier Gustave; et l'ex-chanoinesse s'écria à ce nom:
«Ah! monsieur, j'en veux d'autant plus à ces misérables pirates, que l'un d'eux, le plus criminel peut-être de tous, m'avait rappelé, par le son de sa voix, ses manières et même quelques-uns de ses traits, ce malheureux jeune homme que vous appeliez Gustave… Oui, je crois que je les aurais moins abhorrés sans cette circonstance étrange. Mais l'idée du forfait qu'ils ont commis en empruntant en quelque sorte l'illusion d'un de mes souvenirs, pour me sacrifier, pour me perdre, oh! cette idée a révolté mon cœur au dernier point. Car, vous le savez bien, c'est du sang espagnol qui coule dans mes veines, et ce sang ne sait demander qu'amour, amitié ou vengeance…»
Le vieux comte qui, jusque-là, s'était contenté d'écouter sa fille, à ces mots, qu'il crut sans doute comprendre, fit un signe de tête approbatif en ajoutant même, pour corroborer la phrase de la jeune comtesse, quelques paroles espagnoles que je n'entendis pas bien; la comtesse reprit après un moment de silence…
«Et ce pauvre jeune homme, qu'est-il devenu que vous sachiez?
—Qui, Gustave, madame?
—Oui, M. Gustave, monsieur, cette innocente victime du vilain capitaine Lanclume? Oh ces démons de capitaines, je les ai tous en horreur!
—Mais, après avoir éprouvé des fortunes diverses à la Martinique et avoir même été dans une position assez brillante, il est redevenu, je crois, plus malheureux encore que vous ne l'avez connu.
—Ah! ce que vous m'apprenez-là m'afflige beaucoup. Il paraissait si digne d'un meilleur sort! et que fait-il maintenant? où est-il ce pauvre M. Gustave?
—Je serais, ma foi, fort embarrassé de vous le dire, madame. Je l'ai entièrement perdu de vue depuis quelque temps…»
Nous allions arriver au palais du gouverneur. Deux sentinelles placées à la porte du gouvernement m'indiquaient que nous devions nous trouver rendus au logis de la comtesse. Je profitai de cette circonstance pour la quitter en la remerciant des instances qu'elle faisait pour m'engager à entrer chez elle. Avant de me laisser partir, elle me fit promettre de venir la voir le lendemain, pour peu que les affaires pressantes que j'avais prétextées, me permissent de lui accorder quelques instans avant son prochain départ. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je courus tout haletant à la geôle.
Autre contre-temps! En arrivant chez le concierge on m'apprit que ce jour-là il donnait à dîner à quelques-uns de ses amis. Je le fis demander pour une affaire qui ne pouvait se remettre au lendemain. Il m'envoya dire que son dîner, qui était chaud, était encore plus pressé que mon affaire… Je sollicitai alors la faveur de voir l'ancien capitaine d'armes de l'Oiseau-de-Nuit, et un porte-clefs me répondit que le lendemain je le verrais de dix à onze heures du matin sur l'échafaud, mais que jusque-là il ne pourrait parler qu'au prêtre chargé de le confesser…
«Et ce prêtre, m'écriai-je désespéré, peut-on au moins le voir?
—Impossible, me répondit encore l'inexorable porte-clefs. Il en a dix-sept à préparer pour là-haut… Tous les pirates veulent se confesser, et ils en ont long à dire, allez, ces pénitens-là!»
Il ne me restait d'autre parti à prendre qu'à attendre l'heure où le concierge aurait fini de dîner avec ses amis… On m'assura que vers neuf ou dix heures du soir, je pourrais obtenir un moment d'audience de lui dans sa salle basse de réception…
Pour dévorer jusqu'à ce moment mon dépit et mon impatience, j'allai me promener au hasard sur le bord de la mer… Plongé dans les plus pénibles réflexions, j'avais fait et refait dix à douze fois les quatre cents pas que l'on peut parcourir sur la partie un peu propre du rivage, lorsqu'un homme de couleur, vêtu à la façon des patrons caboteurs, vint me demander négligemment:
«Monsieur voudrait-il passer à la Guayra?»
Je ne sais pourquoi ce mot de Guayra eut, en cet instant, le privilége de m'arracher à la profonde rêverie qu'un coup de canon n'aurait peut-être pas eu le pouvoir d'interrompre… Je répondis d'abord au patron que je ne partais pas.
«C'est dommage, me dit-il, car à minuit j'appareille, et un passager de plus à la chambre aurait bien fait mon affaire… Monsieur ne connaîtrait pas, par hasard, un passager de chambre à me donner?»
Il y a dans la vie des momens de distraction ou de préoccupation, pendant lesquels un instinct, que nous ne connaissons pas, semble veiller pour nous aux choses qui nous sont utiles et qui ont échappé à notre intelligence ou à notre prévoyance. Je demandai machinalement au patron quelle formalité il fallait remplir à Saint-Thomas avant de s'embarquer pour la Côte-Ferme?
«Aucune, monsieur, me répondit-il avec une merveilleuse sagacité. S'il fallait, comme dans les autres colonies, ne s'embarquer que le passeport à la main, il n'y aurait pas ici d'eau à boire pour nous. Notre navigation se faisant pour les gens suspects entre deux ports francs, il n'y a que la liberté de voyager ici et de brûler la politesse aux créanciers des autres îles, qui nous font vivre.»
Le caboteur venait de me prendre pour un fripon disposé à lever le pied… Je continuai:
«Pourriez-vous bien, au besoin, vous charger de quelqu'un, d'ici à minuit ou à une heure, dans le cas où une personne à laquelle vous venez de me faire penser, se déciderait à s'embarquer avec vous pour la Guayra?
—Un passager de chambre?
—Oui, un passager de chambre!
—Mais c'est justement ce que je cherche pour faire mon plein!
—Et vous resteriez pour l'attendre jusqu'à une heure après minuit!
—Jusqu'à deux heures si j'étais sûr de quelque chose…
—Fort bien… et pourriez-vous vous engager formellement à attendre jusque-là?
—Mais, cela dépend de vous, monsieur… Avec des arrhes, je ferai tout ce qu'il vous plaira…
—Oh! j'entends. Combien exigez-vous pour ce délai?
—Je ne taxe jamais ces sortes de choses avec des personnes comme il faut. Vous me donnerez ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve mon compte…
—Dix gourdes vous paraîtraient-elles suffisantes?
—Vingt me conviendraient mieux…
—En voilà douze et l'affaire est conclue…
—Vous êtes bien bon, monsieur… Cinq, six, douze! Oui, le compte y est… Je vois ce que c'est, maintenant… Monsieur attend probablement un des pensionnaires de l'hôtel Barnabé, pour l'envoyer à la Guayra passer la mauvaise saison de l'hivernage qui commence demain, sur la grande place, à dix heures du matin…
—Qu'entendez-vous donc par l'hôtel Barnabé?
—Quoi, monsieur ne connaît donc pas Saint-Thomas?… l'hôtel Barnabé, c'est la grande maison noire… le garde-manger de potence dont le concierge Barnabé a la clef…
—Et connaissez-vous ce concierge?
—Non, plus à présent, depuis que je lui ai fait la queue de deux pratiques sans lui donner la moitié du prix que j'avais promis pour les faire passer de la geôle à la Côte-Ferme… c'est un vieux-corps de mauvaise foi et de mauvaise humeur, avec qui il n'y a plus moyen de faire quelque chose de bon…
—Et vous ne pensez donc pas que l'on puisse s'arranger avec lui pour une évasion? On m'avait cependant assuré…
—Oh! si fait, il y a toujours moyen; mais il est cher en diable et brutal surtout: il vient encore dernièrement d'augmenter ses prix, le vieux coquin! dix onces d'or pour chaque homme à pendre… Et vous sentez bien que c'est payer trop cher un pendu; et tous les condamnés n'ont pas le moyen de mettre des sommes comme ça pour conserver leur vie… Il y en a dix-sept aujourd'hui pour demain, à ce qu'on dit, et si quelqu'un faisait la folie de les acheter tous, Barnabé aurait de suite, de sa marchandise, 170 onces d'or, près de trois mille gourdes rondes. Le métier serait trop beau…
—Si encore à ce prix on était certain de pouvoir obtenir!…
—Mais on obtient quand on en a les moyens, parce que c'est un prix fait comme des petits pâtés… Il n'y a pas de protection ni de faveur pour cela… Vous payez, on vous donne la marchandise, voilà tout.
—Pourriez-vous bien vous charger, vous, qui paraissez si bien connaître les usages du pays, d'une commission de ce genre?
—Moi, non, parce que, comme je vous l'ai dit, Barnabé s'est fâché avec moi pour un coup de pied qu'il m'a donné dans notre dernière querelle… Mais vous n'avez qu'à vous présenter vous-même, avec de l'argent d'abord, et en vous expliquant, et ensuite l'affaire s'arrangera…
»Tenez, je crois que le vieux ivrogne est justement descendu de son grand dîner, car il me semble voir de la lumière dans la salle d'en bas, à l'entrée de la pistole… Vous pouvez aller lui parler si vous avez affaire à lui, et puis ensuite, si vous avez besoin de moi, je suis là jusqu'à deux heures. Mais je serais bien aise de pouvoir partir, je ne vous le cache pas, le plus tôt possible… Eh! oui, je ne me trompe pas, c'est Barnabé qui est descendu… Le voyez-vous, le tigre, qui cuve son trop de tafia, à côté de sa fille…»
Satisfait des explications que le hasard venait de m'envoyer par la bouche de ce bavard de patron, je courus vers la geôle, plus rempli d'espoir que jamais…
Au fond d'une grande salle basse et sinistre, ouverte en grand sur une cour située au coin d'une place, je vis, à la lueur d'une lampe, un homme vêtu en matelot, assis près d'une table, et à côté de cet homme une jeune fille: j'entrai.
Je demandai d'abord monsieur le concierge…
«C'est moi! me répondit d'une voix de taureau, le concierge lui-même, sans lever à peine les yeux sur moi.
—Qu'y a-t-il pour votre service? me demanda d'un ton assez doux la jeune personne.
—Je voudrais dire un mot en particulier au chef de la maison.
—Quand je vous ai dit que c'était moi, hurla encore le geôlier, c'est que c'est moi, et si vous avez un mot à dire, dites-en deux si vous voulez: je suis ici en particulier… Mais, sans être trop curieux, qui êtes-vous, s'il vous plaît, monsieur? car on est bien aise de savoir à qui on parle, quand on parle à quelqu'un.
—Je suis étranger, monsieur…
—Mais vous m'avez l'air cependant d'être Français et de parler la langue comme un Parisien?
—Oui, je suis Français, mais j'ai voulu vous dire que j'étais étranger à Saint-Thomas.
—Alors dites ce que vous voulez dire, si vous voulez que je vous comprenne… On peut être étranger ici, et c'est tant mieux même, car il ne manque pas de mauvais garnemens dans la population de ce pays; mais quand on est Français et qu'une sentinelle vous crie: Qui vive? on répond sans rechigner: Français, quoi! parce qu'il n'y a pas de mal à cela, et le péché mortel n'est pas dans la chose en question. N'est-ce pas, petite, que penses-tu de la chose et du péché mortel, qui n'est pas dans la chose en question?
—Mon père, je pense comme vous; mais monsieur a témoigné le désir de vous parler.
—Qu'il parle, le monsieur, qu'il parle! je ne l'empêche pas de parler en conséquence; mais quand on vient me conter qu'on est étranger parce qu'on est Français, moi je prends pour mon compte l'insulte faite à ma nation: c'est que je suis Français aussi, moi, et surtout, quand je viens de dîner, le pays se présente à ma tête avec tout ce que moi et les autres avons fait pour notre patrie… Entendez-vous, Français toujours, moi, et jamais étranger, ou que le diable m'enlève plutôt!
—Je le savais, M. Barnabé, avant de venir à vous… Je sais même que vous avez servi avec honneur dans l'armée…
—Eh bien! à présent, le voilà plus savant que moi sur moi-même, cet autre que je n'ai jamais tant vu! il sait que j'ai servi, avec honneur, dans l'armée… Mais est-il donc savant ce particulier qui s'est dit étranger parce qu'il est Français.»
Je jugeai prudent, en voyant la causticité bachique à laquelle se livrait M. Barnabé, de le laisser dégorger un peu le flux d'épigrammes dont il semblait avoir besoin de se soulager à mes dépens. Sa fille, devinant probablement mon embarras et applaudissant à ma réserve, prit, pour faire changer la conversation, un moyen qui avait dû souvent lui réussir: elle apporta une bouteille de Porto et deux verres sur la table, me présenta une des trois ou quatre mauvaises chaises qui boitaient dans l'appartement, et m'engagea à m'asseoir vis-à-vis de son père… Je me plaçai en face de M. Barnabé, et au risque de recevoir, en l'écoutant, les chaudes bouffées de son haleine fort irrégulièrement entrecoupée par des hoquets assez fréquens, je me résignai à conserver ma position… Il avala d'abord un verre de Porto, et exigea ensuite que j'en busse un aussi, non pas à sa santé, mais à la santé de sa fille; par respect, me fit-il observer, pour le sexe. Mademoiselle Barnabé qui, pour le dire en passant, me paraissait d'autant plus jolie que son père me semblait plus hideux dans l'abjection de son état d'enivrement, répondit à mon toast par un sourire gracieux, mais sans coquetterie… La brutalité de son père semblait lui faire mal en présence d'un homme bien élevé… Quant au père Barnabé, après avoir brisé son verre en le posant sur la table, et en avoir demandé un autre, il se mit à me beugler dans le médium de sa voix de basse-taille et à propos de je ne sais quoi:
«Moi, voyez-vous, tel que vous me voyez, j'étais sergent dans la vieille-garde, avec l'autre, vous savez bien. Une fois le petit caporal bloqué à la geôle à Sainte-Hélène, je me dis: Barnabé, plus d'empereur, plus de garde impériale: c'est fini pour toi, mon ami, et pour le grand-homme; cherche ta vie ailleurs, l'air de France commence à être malsain pour les moustaches grises de ton tempérament…
—Ah! vous étiez sergent dans la vieille-garde?
—Sans doute; et qu'y a-t-il donc de si étonnant là-dedans, pour m'interrompre en parlant? laissez-moi donc prendre le pas en conséquence, si vous voulez que j'arrive à la première étape de mon histoire… Je me dis donc alors: va chercher ta vie ailleurs, Barnabé, mon ami; et, ma foi, je ne sais pas trop comment je m'en vins de l'autre côté de l'eau. C'était peut-être pour faire comme le petit tondu, qui commençait un peu tard aussi, de son côté, à apprendre la navigation… Bref, me v'là arrivé à Saint-Thomas, par mer, où je procède d'abord par traîner la savate et à manger à crédit, chez l'un et chez l'autre, faute de moyens de pouvoir payer comptant les alimens et de manger chez moi en particulier… Ça ne pouvait pas durer long-temps pour un vieux soldat, ce métier de toujours dîner en ville… On me fit loger en prison pour m'accorder le coucher et pour ce que je devais à l'ordinaire, oui, en prison, dans cette grande baraque dont je suis, avec le temps et par mes services, devenu le colonel ou le général… Ma bonne conduite dans la prison m'avait fait respecter de mes semblables… Les chefs et les geôliers en firent leur rapport au gouverneur qui était un bon vivant, un ancien de l'armée de son pays de loups, et quand je voulus sortir, on me dit: «Doucement, Barnabé, tu ne t'en iras pas! tes souliers sont mauvais… le concierge va mourir, et c'est toi qui es porté sur la liste d'avancement pour le remplacer dans son grade.
»Le concierge changea effectivement son fusil d'épaule, comme il l'avait laissé espérer à ses amis et à ses chefs… C'est moi qui ai été gradé à sa place, de même qu'ainsi on me l'avait promis sur la mauvaise mine du geôlier titulaire en chef.
—Je ne vois rien là que de fort honorable pour vous, M. Barnabé; c'est une preuve de confiance qu'on a voulu vous donner en récompense de votre belle conduite; mais j'aurais un mot à vous dire…
—Et moi j'en ai encore bien plus d'un aussi à vous dire… Vous ne voulez donc pas me laisser parler?…
—Pardon, continuez, je vous en prie; votre récit même m'intéresse beaucoup…
—Tiens! il vous intéresse et vous me coupez la parole à tout bout de champ!… Tenez, voyez-vous cette petite fille qui nous écoute, voilà plus de mille fois qu'elle m'entend récidiver mon histoire, et elle reste là toujours immobile, toujours la tête droite et les yeux fixés à quinze pas devant elle… N'est-ce pas, Acacie, ma bonne petite troupière?… C'est que ça connaît le service et la discipline militaire. Voyons, embrasse-moi: et dis-moi ton mot d'ordre dans le tuyau de l'auditoire…»
Acacie embrassa monsieur son père avec une docilité charmante…
Le tendre et paterne geôlier continua…
«Pour lors, je vous disais donc que je pris, pas plus fier que ça, le grade de geôlier de Saint-Thomas, chez le Danois… Pardieu! que je pensai: tu as quitté la France, Barnabé, parce que tu ne pouvais plus casser les reins au Prussien, à l'Allemand et au Danemarck. Eh bien! tu auras à présent au moins la satisfaction d'en bourrer quelques-uns de ces godichons-là dans ta niche à rats; car à Saint-Thomas on trouve des rognures de toutes les nations à mettre au colombier… C'est toujours la guerre aux malins que je fais ici pour le compte de la France, et les coups de clef ont remplacé l'action militaire de la baïonnette…
—C'est au mieux, mon brave M. Barnabé: c'est même une fort jolie retraite que vous vous êtes donnée là; mais j'ai une affaire aussi et une affaire très pressante à vous conter: il s'agit de la vie d'un homme.
—Et qu'est-ce que c'est que ça que la vie d'un homme, quand c'est ma vie à moi dont je vous parle!… Silence dans les rangs!… On ne parle pas sous les armes quand le colonel commande… Acacie, versez-nous encore un petit verre de Porto dans nos grandes moques… Bien, c'est cela, la belle cantinière du premier régiment de la vieille garde de la prison… Tenez, cette petite fille que vous voyez là est à moi, à moi tout seul et en propriété encore, attendu que c'est moi qui me suis donné la peine de la faire, à moins que cependant sa pauvre défunte mère…
—Elle est charmante, mademoiselle Acacie.
—Elle est charmante! parbleu, c'est une belle chose que vous croyez peut-être lui avoir dite là? Si vous prenez celle-là pour un compliment, vous! il y a dix-sept ans que c'est connu… Mais puisque vous êtes si malin, je parie tout ce qu'on voudra, que vous ne devineriez jamais pourquoi elle s'appelle Acacie, cette petite brune-là de ma façon?
—Non; mais on peut dire du moins, quelque joli que soit son nom, qu'il est encore moins joli que celle qui le porte.
—Tur lu tu tu! en avant donc encore les complimens comme s'il en fusillait! Voilà bien les conscrits de mon temps, des douceurs et toujours des douceurs et puis rien du tout! Je l'ai baptisée moi-même, puisqu'il faut vous le dire, je l'ai baptisée du nom d'Acacie, parce que l'acacia est mon arbre à moi… Y êtes-vous à présent, devineur de pommes cuites quand elles ne sont pas crues?»
Ce mot du geôlier me remettant en mémoire que j'avais eu, en France, l'honneur d'être reçu maçon, je me mis à faire à mon cerbère tous les signes de reconnaissance que je pus me rappeler. Acacie ne devinant pas le motif de mes grimaces et de celles que son père cherchait à m'envoyer de son côté pour répondre à mes avances maçonniques, se prit à rire comme une folle… Mais le geôlier, voyant probablement une profanation dans l'hilarité de sa fille, termina cette scène télégraphique en criant d'une voix grave: «Silence, petite: ceci ne vous regarde pas: c'est du trop profond pour vous… Oh! vous êtes de là, mon frère! reprit-il en s'adressant à moi; vous en mangez, je le vois bien, et vos frères doivent vous reconnaître pour tel; mais, voyez-vous, on est frère ici jusqu'aux cordons de la bourse et au trou de la serrure… Cependant expliquez-moi toujours votre affaire, si vous en avez une, en attendant que nous ayons fini cette bouteille…
—Ce ne sera pas long, monsieur Barnabé, puisque vous voulez bien m'entendre… Vous avez ici un prisonnier…
—J'en ai cent, et tous à moi encore: c'est mon régiment…
—Celui dont je veux vous parler était officier sur le corsaire l'Oiseau-de-Nuit.
—Ah! pour celui-là je ne l'aurai plus demain… Et il m'a déjà été recommandé. Il y en a dix-sept de cette compagnie à qui j'ai fait faire la barbe et la toilette pour demain, afin qu'ils puissent se présenter décemment à l'exercice…
—Eh bien! c'est ce jeune prisonnier, un de ceux qui doivent être exécutés demain, que je veux sauver avec votre protection.
—Impossible! mon bel enfant! impossible! c'est justement celui-là qu'une comtesse ou une marquise de Mistenflûte m'a recommandé expressément… de ne pas laisser déserter, quand ce serait pour toutes les mines d'or de là-bas.
—Et que vous a donné la comtesse pour cet affreux service?
—Elle m'a promis, pour cet affreux service, cinq doublons de gratification et son estime, c'est-à-dire, cinq doublons net. Et pour être plus sûr de toucher le prêt, j'ai mis mon officier de pirates à la double chaîne et dans le numéro dont voici la clef. Un vrai bijou de logement pour les arrêts forcés d'un sous-lieutenant de Saint-Cyr qui a été voir les filles en oubliant de payer le dégât.
—Et moi, je vous donne dix doublons comptant pour ravoir le prisonnier, et, de plus, cette bague pour votre jolie Acacie…
—Donnez toujours, mon brave, donnez; mais brosse pour mon prisonnier! Il est bien trop gentil, le garnement, pour qu'on le laisse partir comme cela, ce bel oiseau. Il a piraté sur mer et on le piratera sur terre: ceci est Arhusmétique, comme un et un font deux.»
Acacie venait de jeter un coup-d'œil sur la bague que je montrais, elle avait souri ensuite; je lui fis un signe, et elle me répondit en m'engageant par un geste de la main à attendre encore et à prendre patience…
Barnabé continua:
«Ah! vous avez cru peut-être que parce que je suis bon enfant, vous pourriez entrer en conversation avec moi sur l'article de ma consigne, et me faire faire plus de quinze pas en dehors de ma guérite… bonsoir, l'ami… bonsoir: il pleut trop, vous repasserez demain… On est geôlier parce qu'on trouve sa vie à gagner dans ce métier-là… On fait des signes à un frère, parce que les frères sont toujours des frères, quand ça ne dépasse pas les grimaces portées sur le diplôme et l'exercice de peloton du vénérable de la respectable et cætera, suffit… Mais quand le réglement du poste est affiché à la porte du corps-de-garde, Jean-fesse qui donne le mot d'ordre à l'ennemi… C'est ma maxime à moi, c'est ma maxime… Entendez-vous, conscrit, entendez-vous?…»
En ce moment-là même, Acacie m'indiqua par un geste dont je saisis tout de suite l'intention, de m'en aller; je pris mon chapeau pour faire semblant de sortir: un autre geste de la jeune fille me fit entendre, après ce premier mouvement, qu'il fallait rester, et à la lueur incertaine de la lampe qui se consumait auprès de la bouteille du geôlier, j'allai me nicher dans un coin du lugubre appartement qui servait de salon de réception à l'illustre Barnabé…
Celui-ci me croyant déjà loin, causa encore quelques instans avec sa fille sur ce qu'il appelait ma retraite précipitée avec perte… puis accablé sous le poids du vin et du sommeil, il finit par laisser tomber sa tête appesantie sur la table, et par s'endormir comme un bienheureux, entre sa bouteille vide, ses deux verres renversés et sa lampe huileuse. Mais avant de s'abandonner tout-à-fait à l'assoupissement contre lequel il luttait en déraisonnant depuis une demi-heure, il avait eu le soin de s'emparer d'une des mains de son Acacie, qu'il tenait serrée contre ses genoux avinés et nonchalamment étendus sous la petite table.
L'argus repu ronfla bientôt de manière à ébranler les murs de sa geôle… Acacie, profitant de ce moment favorable si impatiemment attendu par moi et peut-être par elle, se met, sans faire le moindre mouvement, sans déranger sa main de la main de son père, à appeler à demi-voix: Bartholoméo, Bartholoméo!
Un grand et jeune mulâtre sortant de je ne sais quel recoin, tout déhaillé, tout nonchalant, aux trois quarts endormi encore, se présente en bâillant devant la jeune fille…
«Que voulez-vous, maîtresse? lui dit-il.
—Bartholoméo, lui demanda Acacie, voulez-vous gagner cinq doublons?
—Cinq doublons? Je veux bien, maîtresse, où sont-ils?»
Je montrai alors les cinq doublons au mulâtre hébêté dont les yeux se rouvrirent tout-à-fait à l'aspect de cet or.
«Et que faut-il faire pour cela? ajouta-t-il, et sans perdre mes cinq doublons de vue…
—Il faut me suivre tout-à-l'heure au numéro trois, et prendre la place de l'officier pirate pour la nuit… pour la nuit seulement…
—De l'officier qui va être pendu demain, maîtresse?… Mais si on me trouve à sa place, pourra-t-on me pendre aussi?
—On vous donnera vingt-neuf coups de fouet, et vous aurez vos cinq doublons…
—Et je ne serai pas pendu, n'est-ce pas, à la place de l'officier?
—Que vous êtes imbécile, Bartholoméo! Vous n'aurez qu'à ne rien dire et qu'à faire semblant de dormir quand mon père fera sa ronde, à minuit, comme il ne manque jamais de le faire. Il vous prendra pour le prisonnier… Vous entendez bien, n'est-ce pas?
—Oui, maîtresse, j'entends bien.
—Et demain quand l'erreur sera reconnue, vous aurez vos cinq doublons… Pourvu que vous ne disiez rien contre moi sous le fouet, vous entendez… Voilà les cinq doublons que vous aurez…
—Et un quatre piquets[2], moi je le veux bien, maîtresse.»
[2] Quatre-piquets, mot dont on se sert pour désigner la correction de vingt-neuf coups de fouet que l'on fait donner aux esclaves.
L'affaire, mon affaire, celle du pauvre Banian, venait d'être faite entre l'intelligente fille et le stupide Bartholoméo… Je croyais n'avoir plus que mes doublons à donner, et à attendre le succès de la tournée des deux libérateurs, au numéro trois… Acacie me fit signe d'approcher d'elle… J'exécutai l'ordre qu'elle venait de me donner d'un mouvement de tête et d'un coup-d'œil. Elle prit ma main, retira doucement la sienne de celle de son père pour glisser mes doigts tremblans sous ceux de l'impitoyable geôlier, et elle me dit alors: «N'ayez donc pas peur ainsi! Il ne se réveillera qu'à minuit, et dans un moment je vais venir reprendre ma place…»
Acacie, en achevant de prononcer ces derniers mots, promène délicatement la main qu'elle venait de dégager, sur le lourd trousseau de clefs de Barnabé, et elle en détache, avec l'adresse d'une fée, la double clef du numéro trois… Elle fait un geste impérieux à Bartholoméo: l'esclave la suit en baissant la tête. Tous deux disparaissent dans un sombre couloir du fond qu'éclaire à peine la faible lueur de la lampe de la geôle, et ils me laissent seul, debout près du geôlier endormi, seul, tenant du mieux possible ma main crispée sous la main brutale du tyran de la prison.
Les minutes que je passai dans cette position cruelle, me parurent des heures entières… A chaque mouvement que faisait le dormeur, à chaque ronflement qui s'échappait de sa pesante poitrine, ma main tremblait de manière à le réveiller tout-à-fait, et alors je sentais ses doigts noueux s'allonger pour saisir plus fortement les miens ou pour étreindre plus tendrement la main qu'il croyait être celle de son Acacie… J'aurais donné tout au monde pour être délivré du supplice que mon bourreau endormi me faisait subir sans le savoir… Au bout d'un quart d'heure de torture enfin, je crus entendre du bruit dans le couloir du fond: mes cheveux se dressèrent sur ma tête… Le geôlier s'apercevant, même dans l'instinct animal de son sommeil, du mouvement que je n'avais pas été maître de réprimer, murmura quelques mots, releva sa tête alourdie, et après un moment d'incertitude et d'hébêtement, laissa retomber son front sur la table… Je respirai…
Le bruit que j'avais entendu avait cessé tout-à-coup. Il se renouvela bientôt. Le frottement de quelques pas longs, timides, incertains, vint frapper mes oreilles de plus près… Je tournai la tête du côté du couloir, et un autre homme que Bartholoméo suivait la jeune libératrice… Cet homme, c'était le Banian, qui, en m'apercevant dans la posture que je continuais à garder par prudence, tomba à mes genoux sans proférer un mot, sans laisser échapper un soupir…
Acacie, la bonne Acacie, s'approche de moi en souriant pour reprendre la place qu'elle m'avait confiée pendant son absence… Je passai à l'un des doigts de la main qu'elle avait libre, l'anneau promis, le prix attaché à sa belle action, et dans la poche de son tablier je laissai tomber quelques doublons… Je baisai même, je crois, avec bonheur, la main et la bague… Et saisissant ensuite mon Banian comme la proie sur laquelle j'avais si long-temps compté, je sortis avec mon trésor de la terrible geôle de Saint-Thomas, pour perdre bientôt de vue Acacie qui continuait à sourire en nous regardant fuir et en tenant toujours sa jolie main dans la redoutable main de son père…