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Le Banian, roman maritime (2/2)

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XVII

Tout était ivresse, coquetterie, curiosité et impatience à terre; tout était calcul, patience et méditation à bord du corsaire.

(Page 35.)

Félicité diplomatique d'un consul;—travestissement du capitaine d'armes;—ivresse d'une fête;—changement à vue.

L'arrivée du brick pseudonyme, du prétendu brick français le Scorpion, sous les forts immenses de Cumana, fut splendide, foudroyante; vingt-et-un coups de caronades chargées de poudre jusqu'à la gueule, allèrent couvrir fastueusement de feu et de fumée, les flots troublés de la rade; et les maisons de la ville s'ébranlèrent sur leurs fondemens, au bruit d'une aussi lourde détonation. La terre, pavoisée de tous ses pavillons, répondit noblement à un salut aussi gracieux. Le consul français fendant la foule curieuse rassemblée sur le rivage, ne se tenait pas d'aise. C'était enfin le drapeau de sa nation qu'il pouvait contempler s'enflant au souffle de la brise, sur l'arrière d'un admirable navire de guerre de la marine de son souverain, de la glorieuse armée navale de son puissant souverain[1]! Que de félicitations à recevoir pour ce pauvre consul, combien de serremens de main à donner et à rendre à toutes les autorités du lieu! c'était un paria abandonné long-temps sous les bambous de sa case diplomatique, que l'entrée d'un brigantin venait de couronner roi, roi de l'événement d'un jour! Heureux consul! charmante illusion des rares voluptés de la chancellerie! Journée de délices consulaires, si chèrement achetée par tant de mois d'abandon et d'oubli, et qui devait être suivie, trop tôt, hélas! d'un retour plus cruel encore que tous les mois passés dans l'oubli et dans l'abandon!

[1] Tout ce qui, dans ce chapitre, concerne le prétendu consul français de Cumana, ne fait allusion ni à aucune personne, ni à aucun événement historique. J'ignore même si jamais la France a songé à établir un consul à la résidence de Cumana.

Le temps était magnifique, le soleil, radieux comme le consul, faisait briller, au feu de ses rayons chatoyans, la broderie de l'habit moisi du fortuné fonctionnaire français. Mais le fortuné fonctionnaire attendait vainement depuis une heure, sur l'embarcadère, le canot du brick, qui, selon tous les usages reçus, devait venir prendre ses ordres suprêmes ou le conduire lui-même à bord pour qu'il pût les donner de vive voix au commandant. Le canot tant désiré se détacha enfin du brick et nagea sur la terre… Mais au moment où il allait toucher le rivage, un grain furieux, un de ces grains inattendus que le ciel des colonies semble toujours tenir en réserve pour rappeler son inconstance et sa fougue, vint obscurcir le jour, cacher l'horizon et comprimer un instant les flots troublés par la turbulence de cette bourrasque inattendue… Malgré la violence de la rafale, l'embarcation du faux Scorpion parvint à accoster l'embarcadère. Un consul romain n'eût pas manqué d'accueillir cette brusque variation atmosphérique, comme un sinistre présage. Mais le consul français, une fois la grainasse un peu amortie, n'hésita pas à s'embarquer avec son chancelier et le garde de chancellerie, pour aller offrir ses services au commandant du navire de Sa Majesté.

Les changemens à vue qui, dans nos théâtres, s'exécutent si magnifiquement pour vous faire admirer un palais à l'endroit même où une minute auparavant vos yeux rêveurs se perdaient sous les arbres d'une forêt, ne vous donneraient qu'une faible idée de la transformation subite qui venait de s'opérer dans la physionomie de l'équipage du Scorpion, par l'ordre du capitaine.

Pendant que l'embarcation destinée à ramener le consul allait à terre, l'Invisible avait rassemblé ses officiers autour de lui et leur avait dit:

«Messieurs, vous allez vous déguiser en officiers de la marine française. Vous, monsieur, vous n'oublierez pas que vous vous nommez M. Vatel; vous, M. St-Jean; vous, M. Desroseaux; vous, M. de St-Prieuré. Des habits d'uniforme, il vous en faut, je le sais, et je l'avais prévu. Vous trouverez dans ma chambre des malles remplies d'effets coupés à peu près à votre taille; mes domestiques vous attendent pour vous les distribuer. Quant à vous, monsieur le second, je vous ai déjà dit le nom que je vous destinais. Votre costume a été remis à votre mousse. Vous allez ordonner à tous nos gens de prendre, comme les hommes qui déjà ont été chercher le consul, les habits de compagnie d'équipage de ligne, que j'ai fait confectionner mystérieusement pour eux pendant notre séjour à Saint-Pierre. Faites donner un coup de sifflet par le maître pour faire connaître ma volonté à tout l'équipage.»

Le coup de sifflet ordonné se fit entendre bientôt, et le maître cria à haute et intelligible voix:

«Descends tout le monde en bas pour changer de costume en double, et remonter ensuite sur le pont proprement.»

Quand vint le tour du Banian d'aller faire aussi sa toilette en sa qualité d'officier du bord, le commandant le fit appeler pour lui dire en particulier:

«Vous, monsieur le protégé, je vous ai réservé une mission qui conviendra aux manières et aux formes que vous avez dû contracter dans le monde où vous avez brillé un instant, et qui s'est ensuite moqué de vous. Vous vous travestirez en officier de marine pour aller inviter, de ma part, au bal que je donne à bord, toutes les personnes considérables et toutes les femmes les plus riches et les plus jolies de Cumana.

—Monsieur le commandant, vous me permettrez de vous faire observer…

—Monsieur le capitaine d'armes, je n'aime pas les observations.

—Mais en ce cas, monsieur le commandant, je prendrai la liberté de vous faire remarquer…

—Je remarque et j'observe tout par moi-même.

—Eh bien! commandant, je vous avouerai tout bonnement alors, qu'étant venu à la Martinique avec une jeune comtesse qui devait habiter Cumana, je craindrais, en me chargeant de la mission que vous voulez bien me confier, d'être reconnu par cette comtesse, et de m'exposer à trahir involontairement un projet qui, peut-être, selon vos intentions, doit rester secret.

—Ah! diable, vous connaissez, dites-vous, une jeune comtesse à Cumana?

—Oui, monsieur le commandant; la comtesse de l'Annonciade, ex-chanoinesse honoraire, et issue d'une des premières familles du pays.

—Quand cette comtesse vous a vu, vous étiez brun comme vous l'êtes encore, avec ce teint foncé qui n'a pas dû beaucoup varier, et vous aviez sans doute déjà la barbe noire. Eh bien! on pourra changer tout cela; et pour vous en offrir promptement le moyen, vous allez ordonner de suite, de ma part, au frater du bord, de vous raser complétement la tête, les sourcils et le menton; et vous aurez bien soin de rappeler, toujours de ma part, à celui qui vous fera cette opération, que s'il s'en acquitte mal, je vous ai chargé de lui administrer vingt coups de corde sur les omoplates. Allez, monsieur, et quand tout sera fait, vous viendrez me trouver.»

Le capitaine d'armes, qui n'avait pas pour la tonsure une vocation des plus décidées, aurait bien voulu oser faire quelques représentations à son impérieux commandant; mais ce diable d'homme avait quelque chose de si imposant dans le regard, le ton et la voix, qu'il aurait été fort difficile au Banian de trouver assez de courage en lui-même pour hésiter un instant à exécuter la volonté de son redoutable chef. Il alla donc, en maudissant sa destinée et sa faiblesse de caractère, inviter le frater à lui raser la tête;… et la noire chevelure du patient tomba en une minute, sous l'instrument impitoyable du Figaro de l'Oiseau-de-Nuit

Tous les matelots de l'équipage, témoins de la toison abondante que venait de faire le frater, auraient bien volontiers éclaté de rire, en voyant leur piteux capitaine d'armes ne relever de dessous le rasoir de leur perruquier ordinaire, qu'une tête nue et lisse comme un œuf d'autruche. Mais le respect qu'ils devaient à l'exécution d'un ordre du commandant retint dans de raisonnables bornes la folle hilarité qui demandait à s'échapper de leurs lèvres, à grand' peine contractées.

«Mon commandant, vint dire, en se rendant aux ordres de son chef, l'officier rasé, tondu, et sans sourcils, me voilà maintenant à votre disposition…» Et le tondu, en prononçant ces mots, ne pouvait s'empêcher de rire lui-même de la pitoyable mine qu'il devait avoir, ainsi privé des grâces de sa noire chevelure.

Le commandant, lui, ne riait pas. Il ordonna froidement au capitaine d'armes d'aller essayer une des perruques blondes qu'il y avait pour lui dans sa chambre, et que l'un de ses domestiques lui remettrait.

Il ajouta: «Quant à vos sourcils, vous les remplacerez avec le poil enlevé adroitement à l'une de mes perruques, pour le coller aussi bien que possible à la place voulue. Une paire de moustaches de la même nuance, remplacera les deux vilaines babouches qui vous couvraient auparavant les lèvres. Et si la comtesse de l'Annonciade vous reconnaît encore après cette métamorphose, vous pourrez lui dire de ma part, qu'il faut que tous deux vous vous soyez vus de bien près autrefois. Allez!…»

L'embarcation envoyée à terre pour chercher le consul, était sur le point d'élonger le navire, avec son précieux fardeau. La transformation qui venait de s'opérer à bord était complète, et les gens du canot de corvée, en revoyant leurs officiers et leurs camarades sous le costume nouveau qu'ils avaient pris pendant leur courte absence, les auraient à coup sûr à peine reconnus, s'ils n'avaient pas été prévenus eux-mêmes de la métamorphose qui devait s'accomplir à bord. Le capitaine d'armes, surtout, leur parut être devenu une énigme indéchiffrable, sous sa perruque blonde et ses sourcils roux.

Le consul fut accueilli sur le pont du faux Scorpion, avec tous les honneurs dus à son rang, et toute la politesse exquise que l'Invisible savait déployer dans toutes les occasions délicates.

«Jamais équipage plus beau, mieux tenu, s'écriait le fonctionnaire tout ravi, ne s'est offert à mes yeux à bord d'un bâtiment de guerre! Votre brick, commandant, n'est pas un navire! c'est un palais flottant! Quelle mâture majestueuse, quel gréement léger, quels emménagemens délicieux! Ce n'est pas seulement du luxe, c'est la perfection de l'élégance la plus raffinée et le nec plus ultra du plus délicieux confortable

L'Invisible, après avoir reçu avec modestie tant de félicitations exagérées, parla au consul français de l'intention qu'il avait d'offrir, pour le lendemain même, aux principaux habitans de Cumana, un bal à son bord, un souper sur l'eau, pour mieux resserrer, ajoutait-il, les relations amicales, l'heureuse intimité qui existaient déjà entre les autorités françaises des Antilles, et les autorités colombiennes de la Côte-Ferme.

«Bien trouvé, bon moyen, répondit le consul; procédé presque diplomatique, monsieur le commandant! Je crois, Dieu me pardonne, que vous voulez aller sur mes brisées… Mais, du reste, tout ce qui tend, comme vous le faisiez observer très judicieusement, il n'y a qu'un instant, tout ce qui tend à resserrer par les relations sociales, l'alliance politique de deux peuples faits pour s'estimer, ne peut que contribuer au bien général des deux pays et au maintien de la paix universelle. Car, c'est peu que les hommes ne soient pas ennemis, il faut encore, s'il est possible, tâcher qu'ils deviennent frères.»

L'Invisible voyant que son projet avait été aussi bien goûté par monsieur le consul, continua à pousser sa pointe sur le même ton. Il insinua fort adroitement qu'arrivant à peine dans un pays tout nouveau pour lui, et n'y connaissant personne, il lui serait aussi difficile de choisir les familles qu'il conviendrait d'inviter à son bal, que de faire agréer peut-être aux notabilités du lieu, l'invitation d'un officier qui leur était encore complétement inconnu.

«Erreur, erreur, mon cher commandant, s'écria alors le consul. Nos dames sont ici folles de la danse, avides surtout de tous les plaisirs délicats. Une fête en mer, et une fête encore donnée par un commandant français! Mais en voilà deux fois plus qu'il n'en faut pour tourner entièrement la tête à nos plus jolies Colombiennes. Au reste, pour ce qui concerne vos invitations, je m'en charge. Je sais tout le pays sur le bout du doigt, et pourvu que vous vouliez bien m'accompagner ou me faire accompagner, si vous aimez mieux, par monsieur votre second, dans les principales maisons de la ville, je vous promets de vous amener demain les personnes les plus comme il faut, les beautés les plus riches de Cumana, toutes ruisselantes de diamans et de pierreries, et toutes disposées à faire honneur à votre soirée en mer. Trop heureux que vous vouliez bien me confier une aussi facile et une aussi agréable négociation!»

Toutes ruisselantes de pierreries et de diamans, se dit tout bas l'Invisible. C'est bien là ce qu'il me faut.

Pour profiter tout de suite des bonnes dispositions du consul, il appela le capitaine d'armes.

Celui-ci arrive sur le pont, sanglé sous son uniforme d'officier de marine, la tête emboîtée dans sa perruque blonde, et la bouche souriant sous deux flammèches de poil à demi-roux.

Il demanda en faisant l'élégant et en s'adressant à l'Invisible:

«Commandant, vous m'avez fait appeler! Qu'y a-t-il pour votre service?

—M. de Saint-Prieuré, vous allez vous rendre à terre avec M. le consul, qui aura la bonté de vous introduire chez les personnes que je désire avoir l'honneur de posséder demain à bord. Vous ferez les invitations en mon nom et en celui de l'état-major du brick de S. M., le Scorpion. Après vous être acquitté de cette mission qui ne doit avoir rien que de fort agréable pour vous, je vous prierai de chercher à terre un cuisinier qui puisse se charger de dresser un souper recherché, et un limonadier capable de nous fournir les rafraîchissemens les plus exquis. Vous ne tiendrez pas au prix, mais je vous recommande de tenir à la délicatesse des mets et au bon goût des choses nécessaires. Voici du reste une bourse dans laquelle vous pourrez puiser sans réserve. L'heure du rendez-vous pour le bal sera huit heures du soir, celle de l'ambigu pour le restaurateur, onze heures. Vous n'oublierez pas de m'amener en masse tous les ménétriers du pays.

—Voilà ce qui s'appelle, mon commandant, s'écria le consul, après avoir entendu l'Invisible donner ses ordres; voilà ce qui s'appelle agir en chevalier français. Moi, de mon côté, je vous promets d'agir de manière à ne pas me montrer trop indigne de marcher de bien loin sur d'aussi nobles traces.»

Un canot brillamment disposé, attendait, le long du bord, avec le pavillon national déferlé sur l'arrière, le consul et le capitaine d'armes devenu M. de St-Prieuré, pour conduire à terre ces deux éminens personnages.

Après bien des politesses, des offres de service, des témoignages mutuels de considération, le consul, son chancelier, son vice-chancelier et toute la chancellerie enfin, sautèrent dans l'embarcation, à côté de l'élégant M. de St-Prieuré.

Oui, mais ce fut quand cette embarcation se trouva un peu éloignée du corsaire, que le mouvement le plus vif succéda à l'impassibilité qu'avait conservée l'équipage pendant le séjour du consul à bord… «M. le second, avait dit le commandant à son premier officier, faites-moi disposer le brick en salle de bal pour demain! J'entends que tout soit propre, vaste et commode à bord de mon navire…» et après avoir donné ce nouvel ordre, l'Invisible était descendu dans sa chambre, laissant à son état-major le soin d'exécuter sa volonté suprême.

En une seconde, les officiers ont mis bas leurs habits d'uniforme d'emprunt, et tous les matelots ont repris leur costume de travail. En une minute, les embarcations qui pesaient sur le pont ou aux extrémités de leurs potences, sont amenées à la mer. Les caronades se rangent pour être collées le long du bord; la drôme resserrée en un faisceau de mâts, descend dans l'entrepont. Le pont, dégagé de tout ce qui pouvait l'encombrer, est lavé, brossé, blanchi sous des flots d'eau douce et de savon; et à cette aspersion générale succède l'aspersion plus raffinée du jus de mille petits citrons que les laveurs écrasent sous leurs pieds nus, pour rendre les bordages odorans, et la couleur du sapin de leur pont plus douce, plus laiteuse. Des tentes d'une blancheur éclatante couvrent de leur fin tissu, et de bout en bout, les gaillards et le milieu du navire, de souples rideaux en percale rouge emprisonnent, en s'étendant le long des tentes, le demi-jour qui nuance d'une teinte rose l'air qu'on laisse pénétrer dans ce sanctuaire réservé aux plaisirs du lendemain; et pour préserver de la rosée du matin ou des ondées de la nuit, la mobile toiture que l'on vient d'élever sur ce pont, si bien dégagé et si soigneusement lavé, on enveloppe d'un double réseau de toile, les tentes précieuses qui, dans les jours de fête et de solennité, servaient à transformer la batterie découverte de l'Oiseau-de-Nuit, en un vaste et somptueux salon de compagnie.

A minuit, le commandant monte sur le pont pour inspecter, à la lueur de deux fanaux, les préparatifs qui ont été faits dans la journée. Il indique par un signe de tête approbatif à ses officiers et à son équipage, qu'il n'est pas mécontent. L'état-major et les matelots sont dans la joie.

Au moment même où l'Invisible terminait son inspection nocturne, le capitaine d'armes revenait de terre, tout essoufflé, tout enchanté de sa corvée. Les premiers mots qu'il adressa à son chef sur le résultat de sa mission, furent ceux-ci:

«J'ai vu, j'ai retrouvé la comtesse de l'Annonciade: toujours jolie, toujours ange, toujours…

—Eh bien, tant mieux pour elle et pour vous, lui répondit le commandant; et les autres invités, comment les avez-vous trouvés?

—Elle ne m'a pas reconnu; elle n'a même pas paru soupçonner…

—Tant mieux encore pour vous et pour elle. Mais arriverez-vous bientôt au rapport de votre corvée?

—Commandant, je puis vous garantir que vous aurez demain ici toutes les plus jolies femmes de la contrée, des reines d'amour; tous les habitans les plus riches du pays, à qui j'ai dit qu'on jouerait gros jeu…

—Vous avez dit qu'on jouerait gros jeu à bord… mais c'est bien… je n'y avais pas pensé… mais c'est fort bien même… capitaine d'armes, à la première opération, je ne vous oublierai pas. Continuez, mon ami…

—Le consul s'est conduit en galant homme. Il m'a fait trouver le plus fin cuisinier du pays. Le repas sera divin: c'est un poète que ce cuisinier; il sait l'art: le limonadier étudie, travaille en ce moment; et tous les violons, clarinettes, cors et contre-basses qui existent ici, seront ce matin rendus à bord pour qu'on ne puisse nous les enlever dans la journée… Mais je ne vous le dissimulerai pas, commandant, l'or a ruisselé, le métal a plu. Voilà ce qui me reste de tout le précieux minéral que vous avez mis à ma disposition…

—Et tout ce qui vous reste là est à vous… tout est bien, je vous estime un peu. Allez vous coucher!»

Les domestiques du commandant venaient de suspendre sous le guy du brick, le léger hamac dans lequel leur maître avait l'habitude de dormir quand il voulait rester sur le pont et passer la nuit au milieu de son équipage.

Le commandant satisfait, fit encore quelques pas entre le couronnement et le grand mât, et un quart d'heure après, il sauta légèrement dans son hamac suspendu sous la tente, pour laisser reposer ses idées et peut-être pour penser encore à l'événement qu'il avait si habilement préparé.

Le lever du soleil qui devait ouvrir cette journée de galanterie française et de délices, fut salué, à bord du Scorpion, de sept coups de canon… Les premiers rayons de l'aurore vinrent faire briller aux yeux des habitans de Cumana les riches pavillons du brick pavoisé, et le premier souffle du matin agita gracieusement, sous un ciel pur et calme, et au-dessus d'une mer d'azur, toutes ces banderolles transparentes et ces couleurs harmonieuses si ingénieusement mêlées au gréement élégant et mâle du beau navire.

Tout était ivresse, coquetterie, curiosité et impatience à terre…

Tout était calcul, patience et méditation à bord du corsaire…

Le soir, ce soir si désiré, dont le consul et les belles danseuses de Cumana accusaient depuis si long-temps la lenteur inaccoutumée, vint enfin avec ses ombres propices envelopper le brick français, qui bientôt, au sein de la nuit, étincela du feu de mille bougies allumées sous ses tentes, de la lueur de trente fanaux suspendus en guirlandes à son magique gréement.

A huit heures, cinquante frêles pirogues aidées des embarcations du bord, transportent le long du brick des essaims de femmes légères, étincelantes de jeunesse et de pierreries, et belles surtout du plaisir qu'elles se promettent et du plaisir qu'elles donneront. Leurs pères, leurs époux, leurs amans les suivent: le fortuné consul les accompagne, les précède, les suit aussi: il est partout, on l'entend partout, on le voit partout: sa main touche toutes les mains, son œil rencontre tous les yeux, sa bouche sourit à toutes les bouches épanouies. C'est l'homme universel: il vient de gagner la bataille, et il savoure son triomphe en assurant sa victoire sur tous les points.

L'orchestre donne le signal à la joie: la joie éclate, l'ivresse circule au son des instrumens, au contact de toutes les mains qui se pressent; elle remplit l'air parfumé qu'on respire; elle suit les contours capricieux de la danse qu'elle rend délirante; et la voix du consul, elle-même, se perd au sein de ce concert de douces sensations, de délicieuses causeries, et du tendre murmure des flots qui viennent caresser le navire, heureux lui-même de tous les plaisirs, de toutes les aimables folies dont il est devenu le confident et le théâtre!

Les officiers du brick, au milieu de cette confusion ravissante, sont trouvés charmans, parce qu'ils s'emploient de leur mieux pour faire les honneurs de chez eux; le galant capitaine d'armes, le prétendu M. de Saint-Prieuré lui-même, oubliant la réserve qu'il devait se prescrire, et se rappelant trop vivement les courtes voluptés qu'il a savourées à si longs traits dans sa fortune d'un jour, se hasarde à parler à la comtesse de l'Annonciade, qui jamais ne lui a paru si vive, si enivrante.

La comtesse, en portant ses yeux pleins d'une tendre rêverie sur les yeux timides du brillant officier, ose lui confier qu'elle cherche à saisir dans ses traits le souvenir d'un jeune passager avec lequel elle a fait le voyage du Hâvre à la Martinique; et M. de Saint-Prieuré, tout en assurant qu'il serait flatté de lui rappeler un souvenir déjà si éloigné, a soin de lui répéter que jamais il n'a vu le Hâvre, que jamais même il n'a navigué que sur les bâtimens de l'État. La conversation se prolonge: la ressemblance n'est pas saisie, et la confiance de M. de Saint-Prieuré s'augmente et l'entraîne jusqu'à la témérité d'une demi-déclaration que la jeune comtesse ne repousse qu'en interposant un éventail de jais, entre la parole de feu de l'officier et son oreille trop attentive à cette parole ardente.

Mais c'est pour le commandant du Scorpion que la louange prend les formes les plus animées dans toutes les bouches. C'est le plus beau, le plus élégant, le plus magnifique officier de marine que l'on ait vu. Quelle tournure séduisante, quelles manières à la fois imposantes et affectueuses! C'est sans doute l'homme de mer le plus distingué que la cour ait hasardé si loin du grand monde où il a été élevé. Voyez, il est présent partout, en conservant cet air d'aisance qui semblerait faire croire qu'il est le plus heureux et le moins occupé des personnes de la fête qu'il donne.

Son or coule sur toutes les tables de jeu; sa douce voix anime toutes les conversations, répond à tous les mots flatteurs que lui adressent les dames; ses pas gracieux se mêlent à toutes les contredanses. C'est le plus joli valseur de son bal.

Il est minuit: c'est l'heure du souper; l'orchestre s'est arrêté, les danses ont cessé; des matelots, des domestiques en livrée circulent: de longues tables sinueuses comme les formes sveltes du navire, descendent du plafond léger de la tente, pour se fixer sur le pont: des mets exquis, des vins délicieux, des cristaux éblouissans, des fleurs, des fruits, des pâtisseries merveilleusement préparées, couvrent les glaces limpides qui répètent aux yeux des convives enchantés, tout ce mélange de couleurs, toutes ces nuances si brillantes, tout ce voluptueux assemblage de jouissances promises à l'appétit, au goût, à la sensualité des heureux invités.

Le bal avait été enivrant: le souper devient divin; ce n'est plus seulement du plaisir, c'est de la folle extase. Les convives sont dans le plus indicible enchantement: les femmes même ont cédé au charme de cet entraînement inconnu. La mousse du Champagne rosé a humecté leurs lèvres de pourpre. Le Constance a mouillé leur palais délicat de sa pétillante ambroisie: elles chantent, elles redemandent la valse, la folle et délirante valse: les couples emportés par l'appel harmonieux de l'orchestre ranimé, donnent à peine le temps de faire disparaître les tables du festin… le pont du bruyant Scorpion n'est plus que le théâtre de l'ivresse, de l'abandon, de la volupté même, qui folâtrent, qui s'oublient, qui s'exaltent, là entre les canons de sa formidable batterie, là sur les bordages de ces gaillards tant de fois teints de sang, au pied de ces mâts meurtris de boulets, de ces mâts à la pomme desquels le pavillon du corsaire redouté a si souvent porté la terreur sur les mers épouvantées!…

Oui, dansez encore, folâtrez tant que vous pourrez, plongez-vous bien avant dans ces jouissances que je vous ai si facilement ménagées, se disait en lui-même le terrible capitaine Invisible. Dans une heure vos plaisirs auront cessé et mon règne recommencera à bord de ce bâtiment livré pour un moment aux vains caprices de ces femmes écervelées, et à la sottise de ces hommes si imbéciles qui s'oublient si stupidement dans leurs bras!

Aux sons plus hâtés, plus pressés de l'orchestre, les groupes des danseurs s'exaltent, se croisent, se heurtent: de légers coups de roulis imprimés au navire, par une houle naissante, et jusque-là insensible, ont fait chanceler les cavaliers et leurs dames: ce doux balancement du large brick trompe les pas et l'aplomb des valseurs, provoque des demi-chutes charmantes, des incidens piquans: on rit, on applaudit; la gaieté est au comble. Mais bientôt la force du roulis augmente: un vent plus frais fait frémir les rideaux des tentes, et les tentes elles-mêmes se sont gonflées sous l'effort de la brise déjà menaçante qui s'élève en murmurant. Quelques convives passent la tête sous les rideaux pour regarder le long du bord, et ils n'aperçoivent plus la terre; ils s'écrient effrayés: «Le bâtiment chasse! nous allons au large.» Les nègres venus à bord dans l'escadrille de pirogues qui entourent le brick, trop occupés jusqu'à ce moment du spectacle qu'ils admiraient sur le pont, ne commencent à regarder autour d'eux, que lorsque le corsaire les a entraînés loin du rivage. Ils crient aussi alors, en s'adressant au commandant: «Vous chassez, commandant! vous chassez, il faut mouiller une autre ancre! laissez vite tomber une autre ancre!

—Non, on ne mouillera pas! répond le formidable commandant d'une voix solennelle! et à ces mots les officiers qui ont disparu un instant et les matelots qui se sont tenus silencieux, pendant tout le bal, dans l'entrepont, remontent, s'élancent à la fois sur le pont, mais non plus en habits d'uniforme, mais non plus en costume de fête, mais sous la casaque rouge, sous le large chapeau, sous le redoutable accoutrement de corsaires…

Quelle plume, quel pinceau pourrait rendre cette scène infernale! ce bouleversement soudain, ces contrastes épouvantables!… De jeunes femmes palpitantes encore des émotions d'un bal, mêlant l'éclat de leurs frêles toilettes, la beauté de leurs délicates figures, à la sinistre couleur de ces vareuses de matelot, à la teinte effroyable de ces faces de fer; ces faibles femmes, ces pères, ces époux consternés, confondus avec cette multitude farouche de forbans, sur ce pont dont ces forbans sont les rois, sur ce navire qui a déjà la vaste mer pour domaine…

Au premier moment de terreur, succèdent des cris d'effroi! c'est la mort là où une minute auparavant était le bal; c'est du sang qui va peut-être ruisseler entre les débris d'un festin!

Le consul français, anéanti d'abord, retrouve enfin en lui assez de force pour parler le premier: il ose demander au faux commandant du Scorpion, la cause de cette horrible surprise…

Un signe impérieux du commandant est la seule réponse qu'il daigne faire à cette question, et la réponse ne s'adresse même pas au consul: ce sont les officiers du corsaire qui l'ont comprise.

Le consul est jeté dans une des pirogues de terre, qui l'emporte vers Cumana.

Des ordres ont été donnés au second du brick, pendant que l'on dansait encore: ces ordres vont être exécutés.

La voix du maître d'équipage s'élève et domine tous les cris de frayeur, toutes les clameurs de l'épouvante…

«Que tous les hommes et toutes les vieilles, hurle lentement le maître, soient embarqués dans les pirogues, et attrape à dégréer tout le monde!»

Les joueurs, à ce commandement barbare, sont dépouillés de leur or, de leurs bijoux; les vieilles femmes de leurs diamans, de leurs joyaux, de leurs pierreries… puis tous sont jetés, pêle-mêle et à moitié nus, aux nègres tremblans qui les ont amenés à bord pour le sinistre festin, et qui les reconduisent au rivage après cet horrible dénouement de la fête… Quelques mères, quelques époux, réclament en vain de la pitié du commandant, leurs jeunes filles, leurs épouses bien aimées: le commandant se promène avec indifférence et ne répond ni aux prières, ni aux larmes de la douleur, ni aux menaces de la rage.

Une demi-heure après le départ de la dernière pirogue, l'Oiseau-de-Nuit enlevait, sous toutes voiles, à la plage désolée de Cumana, des malles remplies d'or et de bijoux, et les femmes qui faisaient les délices et l'ornement de ce pays naguère si rempli de joie, d'espoir et d'amour!…

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