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Le Banian, roman maritime (2/2)

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XVIII

Et c'est parce que vous vous trouvez trop malheureux pour supporter la vie, que vous vous sentiriez assez brave pour affronter la mort? Singulière espèce de courage que vous avez là, monsieur mon capitaine d'armes!

(Page 62.)

Galante tentative des corsaires auprès des captives;—aversion de celles-ci pour leurs vainqueurs;—invitation à dîner;—frugalité et continence de l'Invisible.

Le jour allait poindre: la clarté tremblante des étoiles commençait à s'effacer sous le ciel que la brise du matin colorait déjà des nuages qu'elle venait de détacher de l'horizon en feu; et les premières lueurs de l'aurore, projetées dans l'Ouest, ne laissaient plus voir qu'à peine la terre que fuyait le corsaire en louvoyant sous toutes ses voiles du plus près…

A la faveur de l'aube naissante, les hommes placés en vigie sur les barres de perroquet, avaient cru apercevoir un navire sur l'avant; l'objet signalé à l'attention du chef de quart, en grossissant à vue d'œil, avait bientôt pris une forme, une couleur, une apparence distincte; c'était un bâtiment, un brick courant aussi à toutes voiles à contre bord du corsaire.

L'Invisible, resté sur le pont depuis le départ de Cumana, ordonna à l'officier de manœuvre de faire gouverner de façon à passer le plus près possible du brick qui venait à leur rencontre…

Dès que les deux bâtimens se trouvèrent rendus à demi-portée de canon l'un de l'autre, ils mirent en panne, l'un courant l'avant au large, l'autre présentant le cap vers la côte où il semblait vouloir atterrir… Le branle-bas de combat avait déjà été fait, pour plus de sûreté, à bord de l'Oiseau-de-Nuit.

Le commandant du brick rencontré prit le premier la parole; il cria dans son porte-voix au capitaine du corsaire assis flegmatiquement sur le rebord de ses bastingages de l'arrière:

«Oh! du brick, oh!

—Holà! répondit aussitôt au porte-voix, l'Invisible.

—D'où venez-vous?

—D'où je veux.

—Comment se nomme le navire?

—Comme il me plaît.

—Je n'entends pas bien vos réponses.

—Je n'ai pas compris vos questions. Mais, à mon tour je vais vous héler… Comment se nomme votre brick?

—Le brick de S. M. le Scorpion.

—Tant mieux pour S. M.; et où allez-vous?

—A Cumana.

—Tant pis pour vous. Un autre brick de S. M., nommé aussi le Scorpion, comme vous, vient d'appareiller de Cumana… Vous arriverez trop tard, mon ami… A d'autres!

—Pas possible!

—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire… Mais essayez toujours. Bon voyage, en attendant… Évente le grand hunier, borde les écoutes de foc, amure grand' voile, et hâle boulines partout!»

C'était le Scorpion, le véritable Scorpion, ce brick de guerre dont l'Oiseau-de-Nuit avait pris si audacieusement et si impunément la place pendant deux jours!

Une fois au large, le second du corsaire, fort embarrassé des beautés qui se lamentaient au milieu de l'équipage, se hasarda à demander à son capitaine:

«Commandant, que voulez-vous que l'on fasse de toutes ces particulières qui pourraient gêner la manœuvre dans un cas pressé?

—Ce que je veux que vous en fassiez, répondit l'Invisible… Ma foi, faites-en ce que vous pourrez!…

—Mais elles crient et pleurent comme des Madeleines!

—Eh! bien, laissez-les crier et pleurer tant qu'elles voudront. Il est même bon que leur douleur s'exhale en plaintes et en murmures violens. A ce moment d'orage succédera le calme, et c'est du calme qu'il me faudra bientôt… Mais au surplus, écoutez-moi, monsieur le second…

—Commandant, je vous écoute…

—Écoutez-moi bien, surtout… Vous allez d'abord annoncer à nos gens que ces dames sont pour eux; mais à une condition, pourtant…

—Pour eux, commandant!… Mais ils n'oseront jamais… C'est que, voyez-vous, permettez-moi de vous faire observer que ces grandes dames sont un peu trop fines de façons et trop bien acastillées pour eux… Le pire d'ailleurs, c'est qu'elles ne consentiront jamais à…

—Ah! c'est pourtant là la condition que je mets à la possession de ces belles par l'équipage. Je permets bien qu'elles se livrent à nos gens, mais je ne veux entendre parler ni de violences ni d'actes de brutalité… Le premier d'ailleurs qui oserait provoquer, de la part d'une de nos conquêtes, une plainte de la nature de celles que je prétends prévenir, serait condamné immédiatement à prendre le bain de pied le long du bord…»

Le bain de pied dont parlait l'Invisible, c'était le débarquement immédiat du coupable à la mer.

«Diable! reprit respectueusement le second, c'est que je doute fort qu'avec des personnes de qualité de cette espèce-là, l'équipage trouve à gagner sa vie. Autant que j'ai pu m'en apercevoir, elles sont disposées à joliment faire les difficiles…

—Alors, que nos gens s'efforcent de se rendre plus aimables qu'elles ne pourront être difficiles.

—Aimables! Vous savez bien, commandant, ce que c'est que des matelots, sur l'article de l'amabilité. Ce n'est pas la bonne volonté qui leur manque… mais les moyens n'y sont pas. Nous autres mêmes, qui sommes officiers, nous serions peut-être assez embarrassés de nous en tirer un peu proprement, avec des gaillardes aussi bien élevées dans le grand monde.

—Que voulez-vous que j'y fasse? Est-ce de ma faute, à moi, si nos captives résistent, et si nos hommes ne trouvent pas en eux assez de ressources pour vaincre galamment leurs scrupules? Voulez-vous que j'autorise le viol à mon bord, et le spectacle de toutes les horreurs qui se commettent dans une place prise d'assaut!

—Non, sans doute, commandant, bien loin de là… Je sens parfaitement qu'on ne peut pas… Enfin, que voulez-vous, on ne fera que ce que vous aurez la bonté de vouloir.

—N'est-ce pas assez que je prêche moi-même d'exemple, et que je m'abstienne de toute espèce de contrainte à l'égard des beautés que nous avons capturées! M'avez-vous vu m'en réserver une seule, et chercher à me faire la part du lion, dans le partage que j'aurais pu ordonner?

—Non, mon commandant, bien loin de là; et quand bien même, une supposition, il vous aurait pris fantaisie de vous marquer un petit lot bien gentil dans la marchandise, ce ne serait pas encore une raison pour que tout notre monde tombât sur le reste comme un grain du Nord-Ouest sur un navire qui a les perroquets dessus.

—Faisons notre métier de corsaires avec activité, puisque nous sommes condamnés à le faire; mais sachons aussi ne l'exercer qu'avec dignité et générosité… Cette maxime a toujours été la mienne, et j'espère qu'elle deviendra bientôt la vôtre… d'autant plus que j'ai sur notre cargaison féminine, des vues qui s'accordent mieux que je ne puis encore le dire, avec ma maxime…

—Oh! dès l'instant que vous avez des vues, commandant, tout est dit et les choses iront rondement et d'aplomb.

—J'aurais pu, dans cette circonstance, convoquer le conseil du bord et lui communiquer mes idées; mais la scène qui a eu lieu dans la dernière séance, m'a fait prendre la résolution de ne plus rassembler ces messieurs pour leur demander des avis dont je puis si aisément me passer.

—Et vous avez eu raison, commandant. A votre place, j'aurais été cent fois plus sévère que vous, permettez-moi de vous l'assurer avec ma bonne grosse franchise.

—Voici mon projet grosso modo, comme on dit…

—Oui, rosse au mot haut, j'entends bien, quoique je n'entende pas beaucoup l'espagnol. Rosse-les au premier mot trop haut: c'est une bonne consigne, celle-là.

—Les familles, les parens des femmes que nous possédons, sont riches, ai-je pensé!

—Je crois bien! tous ces gros parias qui ont joué toute la nuit à bord de nous, avaient des onces d'or plein la poche de leurs beaux habits noirs.

—Ces parens riches, comme il est facile de le prévoir, chercheront à ravoir leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs, ne fût-ce même que pour l'honneur et la dignité des familles. En sorte qu'en allant relâcher dans quelque bon petit port neutre et en faisant annoncer que nous pourrions entrer en arrangement pour la rançon de chacune de nos beautés, nous verrons les plus opulens Colombiens venir à composition…

—C'est cela, deux mille gourdes rondes pour chaque papa qui voudra ravoir sa fille; mille gourdes pour le frère qui voudra traiter de mademoiselle sa sœur, et cinq cents gourdes seulement pour chaque mari qui voudra reprendre sa femme; parce que, voyez-vous, mon commandant, j'ai été marié, et je sens qu'il faut mettre le prix des femmes un peu à la portée de l'attachement, tant soit peu avarié, de chaque mari.

—Enfin, une fois amarrés tranquillement dans notre port de relâche, nous réglerons le prix du rachat sur la valeur de chaque objet et les ressources plus ou moins grandes des familles… Or, vous comprenez bien qu'avec un projet pareil, il doit entrer dans mes vues de ménager la délicatesse de ces pauvres femmes.

—Oui, oui, de ménager la qualité de la marchandise pour trouver à la placer mieux que s'il y avait eu du déchet sur elle dans le cours du voyage.

—Vous avez parfaitement compris mon intention.

—Ah, c'est que, voyez-vous, mon commandant, sans avoir autant d'esprit que vous, bien certainement, j'ai aussi mon gros bon sens, et il ne faut pas que…

—Si, il faut que vous fassiez connaître à l'équipage, par un grand coup de sifflet du maître, l'ordre que je vous ai donné relativement à la conduite que nos gens doivent observer envers nos passagères pendant toute la durée de leur séjour à bord de mon corsaire…

—Ça suffit, commandant, je vais tâcher de m'entendre avec maître Fouc sur la manière de donner le coup de sifflet et de faire comprendre la chose à tout notre monde…»

Le second passa devant: il s'entretint quelques minutes avec maître Fouc, qui l'écouta attentivement et qui, après avoir saisi l'idée que son chef venait de lui communiquer, jeta un coup-d'œil respectueux sur son commandant et fit retentir l'air d'un des plus longs coups de sifflets que l'équipage eût encore entendu.

Le maître ayant repris haleine, après ce signal d'avertissement, se mit à beugler avec un imperturbable sang-froid et de toute la force de ses larges poumons:

«L'équipage est averti qu'il pourra faire les aimables avec les particulières; mais qu'à la première plainte de tentation un peu trop forte de leur part, les indécens seront envoyés le long du corsaire pour prendre le bain de pied de santé, selon l'ordre du commandant. Tout le monde généralement quelconque a-t-il entendu l'ordre à bord?…

—Oui, oui, maître Fouc. C'est entendu! répondirent avec soumission tous les gens de l'équipage.

—C'est bon, en ce cas veille au grain et ouvre l'œil!»

Maître Fouc, pour mettre à profit un des premiers la munificence des dispositions que le commandant venait de lui faire proclamer, descendit de la caronade sur laquelle il s'était placé avant de donner son coup de sifflet, et mettant galamment sa casquette de loutre à la main, il alla offrir ses services à l'une des prisonnières. Tous les matelots imitèrent la courtoise conduite du maître, et croyant qu'il n'y avait pour eux qu'à se présenter aux belles captives pour tarir leurs larmes et leur faire oublier leurs douleurs, ils se décoiffèrent de la meilleure grâce possible en s'efforçant de se donner des airs de gentillesse pour mieux apprivoiser leurs conquêtes futures. Mais à l'horrible aspect de ces chevaliers goudronnés, les prisonnières reculèrent d'effroi, en se portant sur le gaillard d'arrière, comme pour chercher près du commandant un dernier refuge contre la brutalité amoureuse de leurs nouveaux adorateurs. Leurs cris de frayeur et d'épouvante n'arrachèrent qu'un sourire à l'Invisible, bien convaincu, qu'il était, de la réserve dans laquelle se maintiendrait son équipage en sa présence, à l'égard des fugitives. Mais pour mieux rassurer encore leur pudeur sur le danger des tentatives qu'elles paraissaient redouter de la part des Lovelaces du gaillard d'avant, il daigna leur répéter lui-même qu'aucune espèce de violence ne leur serait faite, et que leurs vainqueurs ne devraient leurs succès qu'à la bienveillance particulière des victimes.

«Plutôt la mort! s'écria alors une des prisonnières. Toutes mes compagnes n'ont pas, dans leur infortune, d'autre sentiment que le mien en présence de ces brigands dont vous êtes le chef.

—Peste, la mort! répondit avec une sardonique tranquillité le commandant. Madame, vous êtes une héroïne, et un capitaine moins courtois que je ne le suis vous choisirait pour lui, vous la première!

—Oui, si tu pouvais te croire un héros!… Heureusement pour moi que tu te rends plus de justice et que tu sais bien n'être qu'un forban!

—C'est vrai, et un forban qui poussera la patience jusqu'au bout et la délicatesse jusqu'au scrupule. Oserai-je, madame, vous demander votre nom?

—Mon nom? et ne le sais-tu pas? il est écrit sur les bijoux dont tu m'as dépouillée, et si tu sais lire, ce dont je doute encore, tu peux le voir et apprendre à quelle famille, un jour, tu auras à rendre compte de ton crime…

—Ah! j'y suis maintenant: c'est à madame la comtesse de l'Annonciade que j'ai l'honneur de parler… Garçons, dit alors l'Invisible en s'adressant à ses pirates: respectez par dessus tout une dame aussi noble: que personne ne lui adresse la parole. Cette réserve vous sera d'autant plus facile à observer, que madame est noire, petite, acariâtre, et déjà d'un certain âge: il y a ici cent fois mieux qu'elle, cherchez moins haut et plus loin, vous trouverez mieux. J'ordonne qu'on la laisse tranquille!»

La comtesse voulut répondre à ce sarcasme de forban: sa voix expira de dépit sur ses lèvres pâles et titillantes…

L'Invisible continua à se promener, en affectant, aux yeux de ses victimes éplorées, cet air de grandeur dédaigneuse que les infortunées avaient tant admiré en lui quelques heures auparavant pendant le bal.

Les captives tombèrent le long des parois et au pied des caronades, dans l'attitude du désespoir et de l'anéantissement, et pour mieux narguer encore la fierté inflexible de la comtesse, le commandant, voyant l'ardeur amoureuse de son équipage se ralentir en face des beautés presqu'évanouies, demanda tout haut à maître Fouc:

—Eh bien! maître, pourquoi donc vos gens se rebutent-ils aussi facilement auprès de ces dames?

—Ah! mon commandant, voyez-vous, c'est que, permettez-moi de vous dire sans les offenser, que ces dames ne sont pas du tout aimables! nos gens disent comme ça, qu'à terre ils auront quelque chose de mieux pour leur argent et sans se donner tant de mal…

—Au fait, c'est possible!» reprit l'Invisible après avoir entendu la réponse de maître Fouc… Puis, au bout de quelques minutes de réflexion, il ajouta en parlant à son second:

«Que l'on fasse préparer la moitié de l'entrepont pour la nuit: ces dames s'y placeront, et personne n'ira troubler leur repos ni leurs méditations sur la cruauté des pirates… Allez donner vos ordres, monsieur le second, et que je n'entende plus parler d'elles!…»

Pendant toute cette scène, le capitaine d'armes de l'Oiseau-de-Nuit, notre timide et timoré Banian, s'était tenu caché le plus soigneusement possible, dans un des recoins de l'entrepont, et il ne remonta sur le gaillard d'arrière, auprès de son commandant, que lorsque les prisonnières, en descendant dans la partie du navire qu'il avait occupée jusque-là, le forcèrent de reparaître sur le pont.

Le commandant, en voyant son galant officier encore défiguré sous sa perruque blonde et ses moustaches d'emprunt, ne put s'empêcher de lui demander en riant presque aux éclats:

«Et d'où venez-vous donc ainsi, beau chevalier? Il y a un siècle qu'on ne vous a vu, vous sur qui je comptais tant pour vaincre la résistance de nos farouches Lucrèces de Cumana!

—Commandant, répondit le Banian, en s'approchant le plus qu'il put de l'oreille de son caustique chef: c'est que, voyez-vous, j'avais peur d'être reconnu…

—Et reconnu par qui, s'il vous plaît, dans l'état où vous êtes? vous-même, j'en suis sûr, vous ne vous seriez pas remis devant la glace la plus fidèle; car jamais on ne s'est moins ressemblé que vous après la métamorphose que je vous ai fait subir!

—Mon commandant, si c'était un effet de votre bonté de parler plus bas!

—Et pourquoi donc, parler plus bas, quand tout est fini et que le mystère est devenu inutile?

—Je vous avouerai que j'avais peur et que même j'ai encore peur d'être reconnu de la comtesse.

—Savez-vous bien, au fait, que cette comtesse est une terrible femme! Tudieu quelle gaillarde!

—Pour moi surtout, commandant, elle me fait trembler rien que d'y penser seulement.

—De frayeur, n'est-ce pas?

—Non, de sentiment, mon commandant… J'ai eu, comme je crois avoir eu l'honneur de vous le dire déjà, j'ai eu le malheur d'aimer un peu la comtesse de l'Annonciade…

—Et elle a eu le malheur plus grand de vous aimer beaucoup peut-être?

—Mais je ne dis pas trop non, mon commandant.

—Adorable petit fat que vous faites!…

—Non, je vous promets bien, foi d'honnête homme, qu'il n'y a aucune espèce de fatuité de ma part dans cette affaire… Il y a plutôt regret et… un peu peur…

—Toujours de la peur chez ce diable de capitaine d'armes… Ah çà, est-ce que si le hasard voulait que nous eussions un engagement et qu'il fallût payer de votre personne, vous ne parviendriez pas à vous débarrasser de cette couardise qui vous travaille si rudement?

—Au contraire, commandant, au contraire… je sens qu'à présent je me battrais comme un lion, tant je suis las de la vie… Je ne vois que trop clairement que je ne suis destiné qu'à être toujours malheureux et qu'à traîner une existence misérable au milieu de tous les événemens et dans toutes les parties du globe.

—Et c'est parce que vous vous trouvez trop malheureux pour supporter la vie, que vous vous sentiriez assez brave pour affronter la mort? Singulière espèce de courage que vous avez là, monsieur mon capitaine d'armes!

—Non, commandant, ce n'est pas cela que j'ai voulu vous faire entendre. J'ai voulu dire que mon désespoir ne pourrait que contribuer à augmenter ma détermination naturelle…

—Oui, oui, j'entends parfaitement que vous ne savez pas ce que vous voulez dire… Cambusier, cambusier!»

L'homme chargé à bord du corsaire de la distribution des vivres, se présenta devant son commandant, la casquette à la main. Le commandant lui intima cet ordre:

«Vous allez donner un grand verre d'eau-de-vie à monsieur…»

Le Banian, très surpris de la politesse que semblait vouloir lui faire l'Invisible, le remercia fort humblement en disant qu'il ne buvait jamais d'eau-de-vie.

«Je ne vous demande pas, lui répondit l'Invisible, si vous en buvez: j'ordonnais simplement au cambusier de vous en faire boire un grand verre.»

Le Banian crut comprendre l'intention du despote; et la volonté du plus fort fut faite encore une fois.

«Mais j'oubliais de vous dire, ajouta l'Invisible au moment où le capitaine d'armes se disposait à s'éloigner après avoir avalé sa double ration d'eau-de-vie, j'oubliais de vous dire, qu'aujourd'hui vous dînez avec moi…

—Trop d'honneur, mon commandant, fit l'heureux invité tout troublé encore de l'effet que venait de produire sur lui la dose de spiritueux… trop d'honneur!… j'accepte avec reconnaissance cette nouvelle marque de bonté…»

«Ma foi, pensa le Banian, si ce diable de commandant me force à manger en dînant, comme il vient de me forcer à boire après déjeûner, je pourrais fort bien me trouver aussi mal ici que je le fus à bord de ce coquin de capitaine Lanclume lorsqu'il lui prit fantaisie de me faire digérer le potage de sept à huit personnes… Oh les capitaines, les capitaines! il est écrit dans le ciel qu'ils feront toujours mon malheur… Et dans quel nouveau dédale d'événemens le sort m'a-t-il encore jeté ici? comment tout cela finira-t-il?… Combien mon existence à la Martinique, toute misérable, toute proscrite qu'elle fut, était préférable à celle que j'entrevois dans l'avenir!… Ici c'est la terreur, l'effroi de moi-même et des autres… Là je n'avais pour reposer ma tête poursuivie, que l'humble case de Supplicia… Mais ici, sous mes pieds, je sens un volcan qui gronde, et l'épaisseur seule de ces planches que je foule, me sépare de la comtesse de l'Annonciade, de cette femme céleste que j'ai trompée et que moi-même j'ai livrée à ses épouvantables ravisseurs… Dieu! que je souffre, que je suis tourmenté… Et n'avoir pas le courage de mettre fin à mon supplice en me précipitant à la mer, dans ce gouffre qui mugit si près de moi… Le malheur m'a donc tout ôté, honneur, résolution, âme et cœur! Il ne m'a laissé que l'infamie et la peur, la faiblesse d'une femme enfin sous la vaine apparence extérieure d'un homme!»

En ce moment-là même et au beau milieu de ses réflexions misanthropiques, la voix aiguë du jockey du commandant vint crier à l'oreille distraite de notre héros désespéré…

«M. le capitaine d'armes, le dîner est servi: le commandant vous attend.

—Allons, se dit le Banian réveillé en sursaut par l'avertissement du petit domestique, allons toujours faire un bon repas de plus en attendant le triste sort que le ciel peut-être me réserve…»

Le dîner du chef avait été ce jour-là servi sur le capot de la chambre, au grand air, à la vue de tout l'équipage… Une nappe de beau linge blanc, deux carafes de cristal, deux assiettes de porcelaine transparente et quelques plats vides en argent, composaient le service. Deux couverts seuls avaient été mis en face l'un de l'autre sur le capot.

Le Banian, après avoir attendu respectueusement que le commandant se fût assis sur un coin du dôme, se plaça, avec un peu d'embarras et de gêne, vis-à-vis de son sévère Amphitryon…

On apporta le dîner: c'était un gros morceau de bœuf salé, cuit dans l'eau de mer à la chaudière de l'équipage… Une galette de biscuit brisée en deux fit l'office de pain, et le commandant se mit à manger son biscuit et une large tranche de salaison, en engageant son convive à en faire autant que lui, si le cœur lui en disait…

Le discret convive fit d'abord comme son hôte, mais en pensant que bientôt arriveraient sur la table quelques-uns des succulens débris du festin de la veille, débris en faveur desquels il jugeait à propos de ménager son appétit en ne donnant que faiblement sur la viande salée qu'il avait devant lui. Mais son Amphitryon prit bientôt un malin plaisir à lui ravir cette illusion, la dernière peut-être qui lui restât.

«M. le capitaine d'armes, dit-il à son invité, vous serez peut-être étonné de la frugalité du repas que je vous ai engagé à venir partager avec moi; mais cette austérité alimentaire tient à mes principes, quoiqu'elle paraisse s'accorder assez mal avec mon goût assez prononcé pour le luxe. Une bonne table à bord m'a toujours semblé un délassement ou une jouissance peu digne de la rigidité que doivent s'imposer comme une règle inviolable, les gens qui savent un peu naviguer. On cite des capitaines qui, en sortant d'une sale orgie, se sont laissés prendre ou tuer, pleins d'alimens ou de vin, par des navires qui les avaient surpris mangeant leurs abondantes provisions et vidant les dernières bouteilles de Champagne de leurs fastueuses cambuses. Chez moi la cambuse n'occupe que la plus petite partie du navire et ne contient que du biscuit noir, de la viande salée et un petit baril de rhum ou d'eau-de-vie destinée à n'être bue que pendant le combat ou après l'abordage, quand je suis satisfait de mes gens. Vous m'avez vu quelquefois, depuis que vous êtes à bord, descendre dans ma chambre pour manger seul le dîner qu'on venait de servir; ce dîner ne m'aurait pas été envié par le dernier mousse du bord; et mon jockey, qui me tenait une assiette derrière le dos, n'eût pas consenti probablement à échanger sa ration contre la mienne. Mes matelots ont même conçu une si haute idée de ma sobriété, qu'ils vont disant partout que je vis sans manger et sans boire, et aucun d'eux ne trouve mauvais que je leur impose des privations auxquelles je me soumets moi-même avec la dernière rigueur. Aussi vous avez pu voir que lorsque j'ai donné l'ordre de jeter à la mer les restes du festin d'hier, personne n'a hésité à envoyer par-dessus le bastingage, les morceaux les plus friands et les plus exquis.

—Quoi! mon commandant, tout a été jeté par-dessus le bord!…

—Mais oui, sans doute, et cela sans regret, sans la moindre hésitation… Qu'y a-t-il donc de si surprenant dans ce sacrifice que j'avais ordonné d'ailleurs?

—Oh! rien sans doute, rien que de fort ordinaire… c'était seulement une petite réflexion que je faisais, je ne sais même pas trop pourquoi…

—A terre, il est vrai, je me dédommage un peu de cette contrainte; et ces plats d'argent que vous voyez vides ici, paraissent là sur ma table autrement que pour la forme… Mais à bord, il faut que tout ne soit qu'austérité, surveillance, sang-froid, activité et ordre… Williams, versez un verre d'eau à monsieur qui doit avoir le palais altéré.

—Pardon, commandant, j'ai bu déjà…

—Cette eau est excellente et ne se gâte jamais à la mer: c'est celle que nous avons faite à la Martinique… Vous en boirez bien un verre à ma santé?…

—Volontiers, mon commandant, et puisque vous voulez bien le permettre…

—C'est cela. Maintenant que notre dîner est fini et que nous avons passé un quart d'heure à table, le service du bord va reprendre son empire sur nos têtes saines et nos esprits remontés… Que dites-vous de l'épicurisme de votre commandant?…

—Mais, je dis qu'il convient parfaitement à la santé et qu'il a surtout l'avantage de prêcher d'exemple.

—Et vos fusils sont-ils toujours en bon état, vos batteries de caronades disposées à ne pas faire chate?

—Tout est en aussi bon ordre que vous pouvez le désirer, commandant, et que j'ai pu moi-même m'en assurer.

—A la bonne heure, car d'un moment à l'autre, dans le métier que nous faisons, il peut arriver une de ces circonstances qui ne justifient que trop l'excessive prévoyance que l'on doit apporter dans ce qui concerne le service parfait du navire.

Cela dit, le commandant se mit à se promener sur le pont, et le Banian presqu'encore à jeûn, alla causer au pied du grand mât avec les autres officiers, en ruminant tout bas et de manière à n'être entendu de personne: «Faire servir un mauvais morceau de bœuf salé dans un plat d'argent, et manger une demi-livre de salaison d'équipage dans des assiettes de porcelaine de Sèvres! O mystification des mystifications… Ces capitaines sont les plus terribles originaux que le ciel ait pu engendrer dans sa colère et pour mon malheur!…»

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