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Le poison de Goa : roman

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L’Orgueil, la Cupidité, la Luxure

Rachel se passa la main sur le front et se dressa sur le canapé d’osier où elle était étendue. Elle croyait être victime d’une hallucination. Elle venait d’entendre les sons de la khinnara, guitare hindoue à trois cordes. Elle laissa tomber l’éventail de paille tressée dont elle se servait pour écarter les moustiques et elle fit quelques pas sous la vérandah.

La chaleur du soir était accablante. L’air, chargé des miasmes des étangs, se déplaçait par bouffées épaisses. Une servante hindoue allait et venait en mettant le couvert pour le dîner dans la pièce contiguë à la vérandah.

— Entends-tu la khinnara ? dit Rachel à l’Hindoue. Cela vient des terrains vagues qui sont derrière le jardin. Qui peut jouer là à cette heure ?

La servante fit un geste vague qui voulait dire : Sait-on jamais ?

Alors Rachel descendit les marches de la vérandah et traversa le jardin. Les cactus sauvages poussaient au milieu des allées et elle était obligée d’écarter les herbes avec ses mains. Ses cheveux, roulés en plusieurs tresses, étaient dénoués. Dans les mouvements qu’elle faisait, sa robe d’intérieur, en soie de Chine, se collait à con corps, et comme le tissu était transparent elle avait le sentiment d’être nue.

Elle regarda par une brèche du mur ruiné. Il n’y avait personne. Que pensait-elle voir, du reste ? Elle haussa les épaules et s’en revint à petits pas. Le son de la guitare avait sur ses nerfs une action qu’elle ne pouvait s’expliquer. C’était un air de khinnara, par un soir pareil, qui avait décidé de sa vie. Aurait-elle aimé cet Italien fantaisiste et hableur, ce conteur de mensonges aux cheveux luisants, si la guitare ne l’avait pas paré de la poésie de la musique. Non, si triste que fût son existence à Cochin, dans le quartier des juifs noirs, elle ne se serait jamais décidée à quitter son père si elle n’avait pas été grisée par la volupté des trois cordes vibrant sous les doigts d’ivoire d’un jeune homme. Au fond, si elle l’avait suivi à Bombay, ce n’était pas à cause de sa gaîté éternelle, de sa fatuité superbe, de ses promesses insensées, ce n’était pas à cause de l’attrait d’une vie nouvelle et du mirage du plaisir. C’était pour autre chose, et bien peu de chose.

Elle se rappelait les étapes successives qu’elle avait franchies sur le chemin de la désillusion. Cela avait commencé sur le vapeur qui venait de Madras et sur lequel ils avaient pris place pour Bombay, en deuxième classe. Michaël ne pouvait penser vraiment qu’à la musique et il avait négligé les formalités qui lui auraient permis de toucher de l’argent chez le correspondant de son banquier à Cochin.

Sur le pont au bateau, elle avait été saisie d’un frisson d’angoisse, d’une bizarre envie de revenir en arrière. Elle avait regardé, au soleil du matin, la main de l’homme qu’elle aimait, posée sur la barre de cuivre du bastingage. Cette main venait de laisser tomber avec négligence une misérable valise jaune, une valise qu’on sentait étonnamment légère, car tous les bagages de Michaël avaient été expédiés par erreur avant lui, et l’attendaient à Bombay. Et cette main, par un curieux mystère, n’était plus la même que celle qu’elle avait vue la veille, la longue main artiste, pinceuse de cordes. Celle-là était plus grosse, plus rouge, reliée au bras par un poignet puissant et velu. Elle serrait la barre de cuivre comme un outil et l’extrémité des ongles était géométriquement carrée. Cela n’avait duré que quelques secondes, car après, Michaël avait ri, — il riait toujours, — il avait romantiquement projeté sa chevelure en arrière puis mis sur son épaule la légère valise, comme si elle avait eu un poids écrasant.

Sur le quai de Bombay seulement, Michaël avait avoué que la belle demeure si complaisamment décrite, avec une grille dorée et un jardin à l’anglaise, il ne la possédait pas. Ce n’était même pas un de ces modestes bungalows en bambou comme ceux qu’habitaient les petits fonctionnaires et dont Rachel se serait contentée. Il n’avait aucune habitation dans le quartier de Mazagon dont il parlait sans cesse comme du plus agréable endroit de la terre. Il en convint, mais comme on convient d’une chose de peu d’importance. Dans le lieu où aurait dû s’élever la maison idéale, en face de plusieurs bars mal famés adossés à une mosquée abandonnée, s’élevait un petit hôtel tenu par son compatriote Ricardo. On n’était nulle part aussi bien que dans cet hôtel. C’est vrai, Ricardo n’avait pas une mine très engageante. C’est qu’il avait été très malheureux à cause de sa grande bonté. Chez lui se réunissait une société d’Italiens. Beaucoup étaient sans profession. La vie est si dure parmi les Anglais ! Mais la plupart étaient chanteurs ou musiciens et l’essentiel n’est-il pas d’oublier la réalité avec la musique et l’amour ?

Michaël avait avoué peu à peu et sans de grandes difficultés que rien de ce qu’il avait dit n’était vrai. Le vieillard que Rachel avait entrevu avec lui à Cochin n’était pas son père, mais un étranger auquel il s’était loué comme guide pour visiter la côte de Malabar. Il l’avait abandonné sans même lui réclamer ses gages, parce qu’il ne pouvait pas faire longtemps la même chose, ni voir les mêmes visages. Il n’avait pas de situation au consulat italien de Bombay. Il n’avait aucune situation nulle part, sauf parfois celle de musicien dans un orchestre d’hôtel, ou de fonctionnaire dans un petit casino de la côte.

Rachel se souvenait que toutes ces choses ne lui étaient pas apparues tellement terribles, à cause du secret caché dans la musique de la guitare. Il suffisait, le soir, que dans le rectangle de la fenêtre apparût le dôme de la vieille mosquée et une silhouette de palmier, il suffisait que la guitare résonnât et les mains qui jouaient redevenaient aristocratiquement ivoirines, tous les mensonges étaient réels, elle aimait et elle était aimée.

Folie des femmes ! pensa-t-elle. C’est ce peu de chose qui avait été la beauté de sa vie ! C’est à cause de ce peu de chose qu’elle avait été si désespérée le soir où Michaël n’était pas rentré. Elle avait eu la folie d’attendre en face de la mosquée et du palmier et celle d’aller, très tard dans la nuit, dans quelques cabarets du port où elle savait que Michaël aimait à répandre généreusement sa gaîté. Puis elle avait réfléchi. Michaël avait les larmes aussi faciles que le rire. Il avait parfois des remords violents de ne pas faire à Rachel une vie digne d’elle. Il se mettait alors à genoux, il lui demandait pardon, puis il jouait sur la guitare des airs très doux. Mais ces remords étaient toujours accompagnés du désir d’échapper à la souffrance qu’ils engendraient. Certainement Michaël avait dû partir pour ne plus avoir de remords, pour voir ailleurs d’autres visages, faire de nouvelles promesses, rire à son aise, vivre quelque temps dans une illusion de magnificence.

Rachel ne savait plus maintenant si elle avait aimé cet homme. Elle le considérait comme l’instrument de sa destinée. Elle avait même cessé de lui en vouloir. C’est lui qui lui avait fait connaître cette solitude et ce désespoir grâce auxquels elle était allée, à travers les rues de Bombay, vers la maison louche d’Antonia et vers l’hôte qui y était assis en bras de chemise, aussi sûrement que vers un but fixé à l’avance. Grâce à lui elle avait rencontré la créature humaine à laquelle elle pensait depuis son enfance. L’idée de vengeance, elle s’en rendait compte à présent, était le sentiment primordial de son âme. Depuis la mort de sa mère, elle n’avait aimé son père qu’à moitié et d’une affection mêlée de mépris parce qu’il n’avait pas eu le courage de se venger. Elle avait eu toujours le sentiment qu’il lui faudrait un jour remplir une tâche et sa jeunesse avait été obscurcie par cette arrière-pensée.

Elle jeta un dernier regard sur le jardin où le vent remuait les arbres.

Folie des femmes ! se dit-elle encore. Maintenant, la tâche était devant elle ; Elle s’était vouée à son accomplissement et il suffisait pourtant d’une guitare entendue au loin pour qu’elle se précipitât, comme une enfant dans un pensionnat, à la brèche du mur du jardin.


Elle avait dîné rapidement. Les soirées étaient longues dans la maison lugubre dont seules les pièces du rez-de-chaussée avaient été nettoyées et aménagées. Il y avait dans ces pièces un mélange hétéroclite de meubles modernes qu’on avait fait venir à la hâte de Bombay et de meubles anciens en style indo-portugais.

Rachel résolut, pour se distraire, d’ôter d’une niche creusée dans la boiserie de sa chambre, près de son lit, une statuette représentant saint François Xavier baptisant un Hindou agenouillé. Le naïf sculpteur de cette statuette avait voulu que le saint, tout occupé du sacrement qu’il donnait, regardât le pieux Hindou. Malgré cela, il avait laissé à l’expression du visage une sorte d’inattention et Rachel couchée avait le sentiment qu’elle était fixée par saint François-Xavier avec une certaine réprobation. Elle se disposait à transporter la statuette dans une pièce voisine quand elle s’aperçut que la boiserie qui faisait le fond de la niche était rongée par l’humidité. Elle la toucha de la main et le bois corrompu céda aussitôt. Un objet en métal se détacha et tomba dans la niche. Plusieurs reflets en jaillirent en même temps et Rachel faillit, de surprise, lâcher la lampe à pétrole qu’elle tenait dans sa main gauche.

L’objet enfermé dans cette cachette était une croix d’or massif, attachée à une chaînette du même métal et qui devait être d’un grand prix ; il y avait des perles noires enchâssées sur les bras de la croix et quatre gros diamants aux extrémités. Le temps avait verdi l’or, éteint les perles, mais n’avait pas altéré les flammes vivantes des diamants qui luisaient comme quatre prunelles sans paupières. Un je ne sais quoi de triste, de magnifique et de secret s’exhalait de ce bijou.

Comme Rachel le considérait, elle entendit le marteau de la porte résonner, puis le pas traînant d’un serviteur qui se mettait en marche avec lenteur. Ce ne pouvait être que Pedre de Castro. Deux ou trois fois déjà, il était venu à pareille heure lui faire part de ses projets, se réjouir de sa vue. Il était convenu qu’aux yeux du monde, Rachel précédait à Goa son mari, un grand entrepreneur de travaux de Bombay qui comptait acheter et cultiver de vastes terrains aux environs de la ville. Avec le titre de femme mariée, les apparences étaient sauves. Lorsque Rachel sortait, elle était censée aller examiner des plantations, d’anciens champs fertiles transformés en marais par l’incurie portugaise et les visites de Pedre de Castro avaient le prétexte de ces affaires d’achat et de vente qu’il était en train de traiter. Tout le monde disait tout bas, naturellement, que la belle juive était sa maîtresse et d’ailleurs tout le monde se trompait.

C’était en effet Pedre de Castro qui avait frappé à la porte. Rachel reconnut son pas lourd sur les dalles du salon. Elle aurait pu aisément cacher cette croix qui venait de sortir pour elle des ténèbres du passé, mais elle n’y songea pas. Elle eut tout de suite le pressentiment qu’elle pourrait faire servir cette richesse au but qu’elle poursuivait.

Pedre de Castro baissait les yeux. Il balbutiait, cherchant à expliquer de façon plausible sa visite. Ce soir plus que jamais, il avait besoin de paroles amicales. Le matin même, son fils était rentré du collège des Jésuites de Bombay où il avait terminé ses études. Il l’avait retrouvé, tel qu’il avait toujours été, hostile, taciturne avec le même ricanement sourd dont il accueillait toutes les paroles de son père. Castro avait senti tout de suite qu’il allait avoir un contradicteur quotidien qui tournerait en dérision ce qu’il ferait, le diminuerait avec ses sourires et ses doutes.

Et pourtant ! Il se sentait capable de faire de grandes choses, si on l’aidait moralement, si on croyait en lui.

Il se laissa tomber dans un fauteuil. Le même serviteur aux pas traînants alluma une grande lampe dont l’abat-jour était dans un tissu cramoisi et donnait aux visages une teinte de passion. Rachel fit apporter une bouteille de rhum et elle en versa un verre à Castro. Dans l’église des Rois Mages, il avait promis à Dieu de ne plus boire, en même temps qu’il faisait vœu de chasteté. Il avait respecté sa promesse de tempérance durant quelques jours. Mais il avait discuté ensuite sur les termes employés. Il pouvait boire à la condition qu’il ne s’enivrât pas. Et Rachel avait été de cet avis.

Il parla de ses projets. Les événements marchaient avec rapidité. La bénédiction de la bannière sur la colline Sainte-Anne avait produit un effet immense. Il était accablé de lettres, de propositions. La colonie était avec lui, prête à défendre son archevêque. Si le roi du Portugal avait été assez faible pour le sacrifier à la rancune du pape, il appartenait aux croyants de maintenir par la force celui qui s’entretenait avec Dieu. Le gouverneur était un misérable. On s’en déferait. Les troupes étaient peu nombreuses et se mettraient du côté du plus fort. Leur colonel était perpétuellement ivre. L’œil de Castro étincela en affirmant qu’il était juste de supprimer un homme qui était perpétuellement ivre.

Il garda un instant le silence et, encouragé par l’approbation de Rachel, il contempla des espoirs plus grands.

Pourquoi pas ? Il y avait d’autres exemples : Saint-Domingue s’était détachée de la France soixante ans plus tôt et cette île n’avait pas eu à sa tête les hommes qu’aurait Goa. On n’avait qu’à lire l’histoire des colonies espagnoles de l’Amérique du Sud. Goa pouvait devenir un État indépendant, une république, un royaume, qu’importe ! On verrait bien le moment venu. Ah ! son fils ne croyait pas en lui. Il apprendrait à le connaître. L’essentiel était que Rachel y crût.

Elle y croyait. Elle exultait aux paroles de Castro, elle surenchérissait, aplanissait les difficultés, affirmant la nécessité d’agir immédiatement.

Castro marchait maintenant de long en large, s’arrêtant parfois pour boire une gorgée de rhum. Oui, agir vite, c’était son avis. Il avait essayé de consulter là-dessus l’archevêque. L’avis de l’archevêque était l’avis de Dieu. Mais ses réponses étaient toujours énigmatiques, car il avait perdu l’habitude de parler aux hommes. Et puis, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. La fortune de Castro était peut-être la plus grande de Goa, mais une fortune reposant sur des domaines hypothéqués et des cultures en friche, une fortune qui lui permettait à peine, au temps de sa mauvaise vie, d’aller deux fois par an à Bombay, deux fois, pas plus et encore !

Rachel savait combien il était nécessaire de mêler la providence aux actions des chrétiens pratiquants.

Elle saisit le bras de Castro et elle dit en donnant à sa voix un caractère de mystère :

— La providence a apporté ce soir l’argent nécessaire. Venez.

Et elle l’entraîna dans la chambre voisine.

Saint François-Xavier et son Hindou gisaient à terre.

Sur la blancheur du drap, il y avait la tache des perles noires et les quatre flammes des diamants.

Castro considéra la cachette dans la boiserie de la niche, il soupesa l’or de la croix, évalua la qualité des perles et des diamants. Son visage était animé par une cupidité extraordinaire, dont Rachel voyait les signes pour la première fois.

Il connaissait le bijou sans l’avoir vu. Cette croix était célèbre dans l’histoire de Goa. Deux siècles auparavant, l’aristocratie portugaise s’était cotisée et avait commandé à un orfèvre ce bijou pour l’envoyer comme cadeau au pape. C’était son aïeul, Pedre de Castro, celui dont il avait tailladé le portrait le matin de sa confession, Pedre de Castro le débauché qui avait reçu la croix de l’orfèvre et après l’avoir fait bénir en grande pompe, l’avait déposée sur le navire qui allait faire voile vers l’Occident. Or, Pedre de Castro, qui ne croyait à rien, avait fait bénir une croix fausse. Il avait gardé la vraie et l’on pensait qu’il l’avait emportée avec lui quand il s’était enfui de Goa. Il habitait alors cette maison. Sans doute y avait-il caché l’inestimable bijou et il était mort sans avoir pu le reprendre.

Rachel n’ignorait pas l’influence qu’avait eu sur Pedre de Castro l’étrange personnalité de son aïeul. A vingt ans, il avait pris pour modèle le voleur de croix, l’enleveur de femmes, le tueur de juifs. Il avait essayé de renouveler en petit les exploits qui avaient rendu célèbre l’ancien Pedre de Castro. Il savait pourtant la légende qui disait que son aïeul avait vendu son âme au diable. Mais le diable n’existait pas et sous l’influence de son ami Deodat de Vega, Castro avait professé, pendant les premières années de sa jeunesse, que le mal était supérieur au bien, et que la caractéristique des hommes supérieurs était de faire le mal consciemment. Il l’avait expliqué à Rachel dans les longues conversations qu’il avait eues avec elle. Son objectif, pendant des années, avait été de jouir égoïstement de la vie, de refouler en lui tout ce qui était pitié, désintéressement, bons sentiments et il convenait qu’il lui était venu peu à peu une jouissance nouvelle, singulièrement voluptueuse et profonde, à voir des créatures souffrir à cause de lui. Soit par le fait du hasard, soit par sa volonté inconsciente, il avait été amené à répéter les actes criminels de celui qu’il appelait son maître, le grand Castro. Quand il analysait, après des années, sa conduite passée et ses états d’âme d’alors, il était obligé de conclure qu’il y avait une sorte de substitution en lui, comme si la volonté mauvaise de l’aïeul avait pris possession de la sienne et l’avait dirigée.

Son effort de mal — il ne donnait pas de détails à Rachel — s’était arrêté à la mort de cette jeune femme qu’il avait aimée et à qui Rachel ressemblait. Cela avait coïncidé avec le départ de Deodat de Vega. Alors la religion avait repris le dessus en lui. Il avait eu des remords. N’avait-il pas songé même à entrer dans un couvent ? Ah ! s’il avait rencontré un vrai prêtre, un homme de Dieu ! Mais le clergé de Goa était si déchu ! L’on faisait payer les confessions et même quand la somme demandée avait été donnée, le prêtre en exigeait parfois une nouvelle pour l’absolution. Il y en avait qui disaient la messe en état de complète ivresse et il avait fallu transporter à la ville neuve presque tous les objets sacrés des églises, parce que ceux qui en avaient la garde les volaient pour les faire fondre et aller les vendre à Bombay. Le père Vincent avait trop de simplicité de cœur, et l’archevêque était trop près de Dieu pour comprendre les fautes humaines.

Livré à lui-même, Pedre de Castro avait vu réapparaître cet amour du mal qui avait hanté sa jeunesse. Il avait eu des sortes de crises. A la minute où il s’y attendait le moins, une bouffée de luxure, un orage intérieur le dévastait. Il n’osait pas raconter à Rachel ce qu’il était obligé alors de faire. Les actions de sa jeunesse, qui n’étaient que l’écho affaibli des actions de son aïeul, se représentaient à lui pour être réalisées, avec une puissante force de suggestion. Les nuits d’ivresse chez Antonia, avec des juives de bas étage largement payées pour se laisser humilier, n’étaient que la forme la plus anodine de ses soi-disant plaisirs. Le remords venait après, aussi sûrement que le soleil après la pluie. Et cela avait duré et durerait encore si Rachel n’était pas venue et s’il n’était pas allé avec elle à l’église des Rois Mages.


— Seigneur Cebaoth, ils seront la proie des trois fléaux, l’orgueil, la cupidité, et la luxure. Oh ! verse-les-leur sans mesure pour qu’ils soient maudits dans l’éternité !

Rachel se souvenait de ces paroles du livre ancien. Elles étaient toujours présentes à son esprit. Comme elle se félicitait d’avoir agi avec ruse, avec patience, avec courage ! Les trois fléaux étaient déchaînés dont la puissance entraînerait l’éternelle malédiction du chrétien qui avait attaché son père à une croix et tué sa mère.

Sous la rouge clarté de la haute lampe que Castro avait portée dans la chambre, elle regardait le gros homme coloré par l’abat-jour et il lui paraissait couvert de sang, vil et grotesque. Il se tenait plus droit qu’à l’ordinaire et une importance inusitée le gonflait. N’était-il pas le futur président de la République de Goa, le roi peut-être ? Il frottait le vieil or de la croix pour le faire reluire, il palpait les perles ou admirait l’eau mirifique des diamants et cet amour qui enchaîne l’homme aux métaux précieux le faisait souffler avec force comme s’il avait fait une longue course.

Il jeta un regard tout autour de lui sur les murs qui avaient l’air de flamber, il passa sa langue sur ses lèvres et il dit :

— La croix entière n’aurait pas d’acquéreur avant longtemps peut-être. Les rajahs sont ruinés et il n’y a pas dans l’Inde d’Anglais assez riche. Mais on peut vendre chaque bijou séparément. Les perles sont grosses, les diamants aussi. Avec cela…

Il n’acheva pas. Sa pensée venait de s’orienter brusquement ailleurs. Il avait regardé Rachel pour obtenir d’elle une approbation et son regard s’était promené sur sa bouche mobile où luisaient ses dents, sur son cou laiteux et la naissance de ses épaules, sur l’ondulation de son corps visible sous la soie et plus désirable que s’il était nu.

Rachel vit les petits yeux de Castro s’emplir d’une flamme intense et tout son être se tasser comme s’il emmagasinait une somme immense de désir. A côté de lui, le lit étalait sa surface blanche et le drap soulevé sur un creux léger semblait attendre des formes humaines pour les couvrir de tiédeur. Rachel mesura sa témérité insensée. Les passions sont enchaînées les unes aux autres. N’allait-elle pas être la première victime de cette luxure qu’elle souhaitait de rallumer ?

Castro fit un pas en avant et buta sur la statuette de saint François-Xavier, qui était demeurée à terre. Il la ramassa avec respect et la replaça dans sa niche. Rachel en profita pour se saisir de la haute lampe et se diriger vers la porte, à petits pas, mais en regardant du coin de l’œil par-dessus son épaule trop nue, guettant si la bête n’allait pas bondir.

Le souffle qui avait embrasé la chambre expira dans le salon. La crise était morte à peine née, mais sans doute ressusciterait-elle un peu plus tard. La croix faisait une bosse dans la poche intérieure du veston de Castro et la chaînette qui y était attachée rendait un tintement métallique. Un couple de grands papillons de nuit se heurtait en volant aux murailles, avec un bruit d’ailes froissées. La nuit était éclatante. Castro, sur le seuil, baisa cérémonieusement la main de Rachel et il sembla encore à celle-ci qu’il y avait un bruit de guitare, quelque part, elle ne savait où.

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