Le poison de Goa : roman
La Mort de l’Archevêque
La tempête sembla se lever sur la mer en même temps que le soleil. Elle se déchaîna, ce dimanche de Marie, avec une telle violence que personne ne crut à Goa qu’un navire oserait s’approcher des côtes. Le capitaine de la « Résolution » était un homme pieux. L’idée qu’il transportait un vicaire apostolique, l’envoyé extraordinaire du pape, lui faisait penser que son navire était inaccessible à la fureur des éléments et que même les rochers s’écarteraient devant lui. Outre cette conviction il avait heureusement une connaissance parfaite des abords de Goa. Il parvint à jeter l’ancre dans la petite baie de Cabo, presque en vue du fort Marie-Madeleine.
La certitude sur laquelle on se reposait au fort qu’un débarquement était impossible pendant la tempête avait supprimé toute surveillance. En moins de deux heures la « Résolution » parvint à débarquer sur les chaloupes, à travers la brume et la pluie, le contingent des troupes envoyées par le Portugal. Le gouvernement mal informé, ignorant l’étendue de la révolution avait fait partir à peine cinq cents soldats. C’étaient des jeunes recrues, presque des enfants. Leur allégresse d’échapper aux entreponts de la « Résolution » et au mal de mer fut si grande qu’on eut de la peine à les empêcher de se mettre à chanter. Le nouveau gouverneur, M. de Ribeira et le vicaire du pape qu’accompagnaient deux dominicains, débarquèrent avec les soldats.
Le fort Marie-Madeleine ne fit aucune résistance. Il fut pris, au milieu des éclairs, sans qu’il y eût même un coup de fusil de tiré. Le commandant Carrillo qui était un officier avisé et qui se rendait compte du nombre dérisoire des forces qu’il commandait pensa qu’il était sage de profiter du premier élan de ses hommes pour s’emparer du port et de la ville neuve avant que la résistance fût organisée.
Les habitants de Goa qui mirent leur tête aux fenêtres en entendant le rythme régulier des pas crurent d’abord à quelque manœuvre de troupes que le temps ne justifiait pas. Ils ne reconnurent pas les jeunes visages auxquels le sentiment d’une réussite inespérée ajoutait une héroïque fierté. Des cris d’alarme furent poussés. Mais il était déjà trop tard. Le palais du gouvernement, les postes, les bureaux du journal l’Abelha et la maison de la Marine où Marcora et ses filles dormaient encore furent occupés en un rien de temps. On ne tira que quelques coups de fusils sur les Chinois inoffensifs dont le groupe fut pris par erreur pour des révoltés en armes.
Au loin, de l’autre côté de la rivière, le fort d’Aguada restait silencieux. Il pouvait bombarder la ville, couper la route du vieux Goa ou y balayer les troupes en marche. Un officier passa la rivière, avec un clairon et quatre hommes. Il se dirigea vers le fort pour le sommer de se rendre. Il en atteignit presque la porte qui était fermée. Mais il agita vainement un drapeau blanc afin de parlementer. Le fort resta muet, énigmatique. L’officier s’en revint.
— Castro doit être dans le fort, disaient les habitants. Il tirera le moment venu. La partie n’est pas perdue.
Il était plus de midi. La pluie cessa de tomber. Le vent s’apaisa. Un rayon de soleil perça même les nuages.
Le commandant Carrillo décida de se mettre en marche à tout hasard sur la route du vieux Goa. Le vicaire apostolique, pour frapper les esprits, tenait à arriver dans la cathédrale et à prononcer l’excommunication solennelle contre l’archevêque à l’heure des vêpres, au moment où tous les fidèles seraient rassemblés. On avait laissé cinquante hommes au fort Marie-Madeleine et des postes étaient dispersés un peu partout dans la ville et sur le port. On ne disposait plus guère que de trois cents soldats.
— Castro sait ce qu’il fait, murmurait-on. Seulement il attend l’instant propice pour tirer.
Les soldats regardaient avec surprise les silhouettes de palmiers et de monastères et au loin l’étendue des étangs. Les flaques de pluie claquaient sous leurs pieds et leur allégresse augmentait à mesure qu’ils avançaient. Ils étaient pénétrés d’un sentiment de conquête heureuse et facile, de service rendu à la patrie. Ils étaient les héritiers des conquistadors d’Albuquerque, des antiques maîtres des Indes.
Tout de suite après l’avant-garde, marchait le vicaire du pape. Il avait un visage ascétique avec un grand nez et il était particulièrement chétif et maigre mais il se redressait de toute sa taille et la fureur religieuse brûlait dans ses yeux. Il était revêtu de la simple robe des dominicains et il tenait à la main une croix de bois sans ornements. Il pensait, à défaut d’une grande pompe religieuse, agir par l’excès de la simplicité.
La nouvelle du débarquement des troupes venait à peine de se répandre dans le vieux Goa et d’y semer la terreur que les soldats débouchaient sous l’arc de triomphe. Ils n’avaient pas l’air bien effrayants. Ils regardaient les vieilles maisons avec des visages puérils, ils s’avancèrent en bon ordre vers la cathédrale.
La panique passa sur la ville. Un cortège d’enfants vêtus de blanc, que conduisaient des sœurs, s’envola comme un essaim de papillons. Chacun se souvint des récits de viols et de pillages commis par les troupes qui prennent des villes. Quelques-uns se barricadèrent. Conception Colaço s’accouda rêveusement à son balcon pour vaincre le danger par la séduction. La vieille Mascarenhas courut se revêtir de sa robe cramoisie, décolletée, à longue traîne. Elle croyait posséder alors une incomparable majesté. Elle rassura sa famille en disant :
— Ils n’oseront pas. Laissez-moi faire.
Et elle parut devant sa porte où elle se tint immobile comme une fée d’opérette, devant les soldats stupéfaits.
Cependant son mari mettait un haut de forme et un habit noir disant qu’il voulait mourir en costume de cérémonie. Ses fils faisaient comme lui.
Mais ceux à qui on avait raconté les événements de la matinée disaient :
— Castro a dû sortir du fort d’Aguada et reprendre la ville neuve. Il va descendre vainqueur vers le vieux Goa et on se battra ici, dans les rues.
Ils apprêtaient des armes et ils écoutaient si le canon n’annonçait pas au loin la victoire de Castro. Le bruit courait aussi que Jéronime Caval arrivait à la tête d’une troupe de bateliers du port et que le père Vincent armait les hommes sauvages de Boma. Mais Jéronime Caval cuvait son ivresse de la nuit et le père Vincent priait.
Les soldats s’étaient déployés sur la grande place devant la cathédrale. Le vicaire du pape en gravit solennellement les degrés. Il donna quelques ordres brefs. Un officier s’informa de l’endroit où se trouvait le sonneur de cloche. Les deux dominicains se dirigèrent vers l’autel et y prirent des cierges allumés.
Alors, la foule qui remplissait l’église pour les vêpres s’écarta, s’écrasa contre les piliers et les autels, saisie d’horreur. Chacun avait compris. Le moine au grand nez allait lancer la mystérieuse malédiction, il allait faire sortir de sa main osseuse des forces occultes qui venaient de l’occident, il allait excommunier l’archevêque et ceux qui s’étaient séparés de l’Église avec lui.
Un effroi plus grand que celui du pillage et du viol s’empara des âmes. Il y eut des cris de désespoir et des fuites éperdues. Le cortège des enfants blancs, qui s’était reformé, voleta de-ci de-là. On entendit des portes se refermer avec fracas. Conception Colaço qui défaillait d’émotion à voir tant de jeunes gens réunis sous des uniformes, poussa un grand soupir et s’évanouit laissant tomber sa chevelure, comme une gerbe, le long du mur. Quelque part, Juana de Faria frappée d’une crise d’hystérie commença à pousser une plainte sauvage et régulière, un hurlement animal qui ne cessa pas. La porte de l’archevêché s’ouvrit et un prêtre au visage illuminé annonça que l’archevêque allait sortir et se rendre à la cathédrale. Et dans le même moment les cloches, ainsi qu’il est prescrit pour la cérémonie d’excommunication, commencèrent à sonner le glas des morts.
Les émotions allaient et venaient avec une rapidité extraordinaire. La nouvelle de l’apparition prochaine de l’archevêque vola de fenêtre en fenêtre, circula de rue en rue. La grande bataille spirituelle allait se livrer. On entrevoyait des possibilités miraculeuses. Le pouvoir d’un Saint animé de l’esprit de Dieu, était infini. Que pourrait contre lui cet Antéchrist de petite taille, entouré de soldats qui se tenait sur le seuil de la cathédrale ? Assurément il allait être changé en statue ou se mettre à courir soudain à quatre pattes, montrant un mufle épouvanté de bête. Comme annonciation du miracle, le soleil se dégagea tout à fait des nuages et illumina la place.
Les cloches se turent. Le silence devint extraordinaire. Entre les cierges de ses assesseurs, l’envoyé du pape se dressa et leva sa croix. Les soldats bordaient la place autour de lui et en face. Protégeant sa famille de ses bras écartés, la vieille Mascarenhas était debout sur son seuil comme une énorme caricature colorée. Dans l’ombre du couloir, derrière elle, s’immobilisaient des silhouettes de chapeaux de soie bossués, et d’habits surannés.
De la poitrine du dominicain malingre partit une formidable voix inattendue qui emplit la place, fit vibrer les pierres, terrifia les cœurs. Cette voix récitait la sentence par laquelle l’archevêque hérétique était chassé de l’Église.
— Il ne peut plus ni recevoir, ni administrer les sacrements, ni assister aux offices divins, ni remplir aucune fonction ecclésiastique…
La voix s’enflait encore à chaque syllabe. Pour cette proclamation de sentence l’envoyé extraordinaire s’était préparé pendant la longue traversée. L’antique joie de châtier rayonnait de toute sa personne.
— S’il refuse de faire la pénitence de sept ans qui lui est imposée, qu’il soit anathème…
Les visages des assistants blanchissaient. Dans un rêve d’effroi ils entrevoyaient sous un dôme d’or gigantesque, les cardinaux cheminant comme des fleuves de pourpre, autour d’un vieillard immobile sous une tiare rayonnante.
— Les ordinations qu’il a faites sont annulées. Nous le retranchons de la très sainte communion…
Comme symbole de la mort spirituelle de l’excommunié les assesseurs soufflèrent leur cierge. L’envoyé du pape regarda avec une satisfaction terrible cette ville de ruines sur laquelle il venait de répandre la malédiction papale. Un accablement extrême pesait sur tous. Les maisons semblaient plus délabrées, les tours plus branlantes. Les piliers des cloîtres s’inclinaient pour tomber. Un souffle de mort sortait de la vétusté des chapelles. Conception Colaço se réveilla de son évanouissement et quand elle se dressa, tordant ses cheveux sous l’encadrement de pierre de sa fenêtre la chair de ses aisselles avait des teintes gâtées de pourriture.
Les regards étaient tournés vers l’archevêché dont le portail demeurait ouvert. Si à cette minute l’archevêque avait paru, s’il avait élevé sa main transparente pour bénir son peuple rejeté de l’Église, maudit, pour lui dire ; je suis là, je ne vous abandonne pas, je suffis pour vous conduire à Dieu ! toute la ville de Goa aurait reflué sur la place, les soldats et l’envoyé du pape auraient été balayés, comme une misérable poussière venue d’Occident.
Mais l’archevêque ne paraissait pas. Le prêtre qui avait annoncé sa sortie disait qu’il s’était revêtu de ses habits épiscopaux mais qu’il avait désiré auparavant recevoir quelques directives de Dieu. Il avait demandé à être seul et il s’était assis sur son fauteuil, dans la salle où il recevait d’ordinaire ses révélations.
Quand on se décida à entrouvrir la porte de cette salle on trouva Monseigneur de Silva, droit, figé, sculpté, sous la mitre et la dalmatique, sous l’éclair de la croix pectorale, comme une figure de pierre, comme un archevêque fantôme. Il était mort. Son orgueil, sa résolution de lutte se lisaient dans son attitude. Il avait pourtant obéi à Dieu qui l’avait rappelé. Le regard et le sourire attestaient une extase d’une essence si radieuse que ceux qui le virent tombèrent immédiatement à genoux. La mort fut annoncée dans un chuchotement, comme une traînée pieuse. Chacun s’agenouilla à la place où il se trouvait. Le vicaire du pape qui s’avançait pour signifier la sentence à l’archevêché, gagné par la communication de la prière, s’arrêta lui-même pour prier et son grand nez resta très longtemps incliné vers les pavés usés comme s’il comprenait la défaite que cachait sa victoire.
Une lente récitation, une complainte sanglotée s’éleva des rues et de l’intérieur des maisons. Des silhouettes ecclésiastiques apparurent avec des cierges sur les seuils des églises. D’épais visages de mulâtres se transfigurèrent par la douleur, des hindous ignorants de la religion chrétienne versèrent des larmes. Des figures caricaturales devinrent sublimes. La prière des morts, chantée par tous, s’enfla désespérément comme le cantique de l’homme qui vient de perdre sa part d’idéal.
Les derniers nuages s’étaient dissipés au ciel et un soir plus paisible tomba sur la ville agenouillée.