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Le poison de Goa : roman

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TROISIÈME PARTIE

La Confession de Castro

Cette nuit-là, Joachim de Castro avait de la peine à s’endormir. A la clarté de la veilleuse, qui était près de son lit de bois sculpté, ses yeux erraient sur les vieux portraits de prélats et de guerriers ou fixaient la porte de sa chambre et sa grande serrure de fer. Il avait l’appréhension de voir cette porte s’ouvrir et son père debout, une lampe à la main. Il était déjà venu à deux reprises le réveiller dans la huit, pour le sommer de lui obéir, de quitter Goa dès le lendemain. Il avait répondu respectueusement que son devoir était de partager les dangers que son père pouvait courir. Puis il avait gardé un silence obstiné. Le nom de Rachel n’avait pas été prononcé, mais son image éblouissante s’était tenue entre les deux hommes.

Joachim se retourna sur son oreiller. Il s’était couché de trop bonne heure. Il ferma les paupières et dans cet état intermédiaire qui n’est ni la veille, ni le sommeil, il vit des images se dérouler.

Sur le chemin qui monte vers le couvent des jésuites, dans l’île de Chovas, il y avait un fourmillement de robes sombres et de croix blanches partant de la porte du couvent. C’étaient les missionnaires, les disciples de saint François Xavier qui s’en allaient à Malacca et en Chine évangéliser les hommes. Joachim voyait distinctement leur figure énergique ou brillaient des yeux clairs, leur longue barbe, le scapulaire de leur poitrine. Mais trois ombres se balançaient de droite et de gauche à travers ce cortège et le dispersaient. C’étaient les trois Chinois qu’on avait pendus devant le portail du couvent.

Son regard allait plus loin et il voyait les caravelles de jadis fendre les flots de la rivière Mandavi avec leur proue recourbée. Des aventuriers portugais ôtaient leur casque et leur cuirasse et sautaient joyeusement sur les quais de Goa où se pressait une foule bigarrée. Et cette foule s’enfonçait en bourdonnant entre les porches sculptés, sous les encorbellements des balcons à feston de pierre, sous les loggias où souriaient des dames à collerettes. Le vice-roi des Indes sortait de son palais, parmi des cavaliers, des seigneurs à panache et à manteau de velours. La grande place devant la cathédrale était remplie d’un peuple dans l’attente, tourné vers le seuil énorme du palais de l’Inquisition.

De ce seuil, Joachim voyait sortir indéfiniment les ordres monastiques qui avaient rempli autrefois les innombrables couvents de Goa : il reconnaissait les dominicains à leur capuchon blanc, les cordeliers à la corde qui ceignait leurs reins, les membres de l’ordre pour la rédemption des captifs à la croix de laine rouge qu’ils portaient autour du cou. Les orphelines nobles de Sainte-Anne et les vierges de l’Enfant-Jésus avaient leurs mains croisées sur leur poitrine et chantaient des cantiques. Conception Colaço, à demi-nue, les seins écrasés sur le fer d’un balcon, riait de toutes ses dents et mettait une note d’impudeur invraisemblable dans la gravité des choses. Mais il voyait des pénitents sous des cagoules et des porteurs de cierge au visage désespéré. Et il comprenait qu’il assistait à une solennelle cérémonie religieuse.

Et soudain, sur la ville, il voyait un clocher tomber, puis un autre. Une cloche qui sonnait à toute volée se détachait. Une tour se démantelait, un cloître dépouillé de sa toiture apparaissait comme une procession de squelettes. De délicieuses figures de femmes se séchaient brusquement entre les colonnettes de marbre des fenêtres. Le vent dispersait la foule comme une poussière. Il ne restait qu’une silhouette au milieu de la place et c’était la sienne. Il était face à face avec un personnage qui venait d’apparaître sur le seuil de la cathédrale et qui tendait vers lui un doigt menaçant et ce que tout le monde redoutait depuis longtemps, ce dont on ne parlait qu’à voix basse et avec horreur, la menace qui planait sur les schismatiques de Goa, l’excommunication était lancée contre lui. Joachim ne distinguait pas les syllabes des formules redoutables mais il comprenait qu’il était considéré comme le seul responsable des troubles religieux de Goa, qu’il était rejeté hors de l’Église, maudit à jamais.

Tout disparaissait, les prêtres, les chevaliers, les monuments. Joachim, assis à côté de Rachel, regardait la mer, sur le quai de la ville neuve de Goa. Il était entouré de Chinois.

Depuis plusieurs jours, leur troupe gémissante ravagée par la malaria était venue s’installer dans le port, à l’endroit où pourrait apparaître une jonque de Macao susceptible de les rapatrier. Ils avaient transporté les cercueils où ils avaient placé leurs morts et insoucieux des menaces, ils se refusaient à quitter le quai dans la crainte de manquer la jonque libératrice.

Joachim attendait cette jonque dans son rêve. Rachel et lui n’étaient plus que de misérables émigrants, avides de partir ensemble pour un pays inconnu. Il avait près de lui l’épaule de Rachel et la présence de cette chair contre la sienne lui communiqua une chaleur si pénétrante qu’il se réveilla.

Il chercha un caractère prophétique dans ces images incohérentes. Il était menacé d’être excommunié. Tous ceux qui adhéraient au schisme de l’archevêque le seraient en même temps que lui. Ne devait-il pas tenter d’échapper à ce qu’il considérait comme la plus terrible des éventualités ? Mais cela ne suffisait pas. Son devoir était aussi de tenter de sauver son père. Son père ! Il était séparé de lui par Rachel.

Joachim, assis sur son lit la nuit, voyait clairement la situation. Son père le haïssait parce qu’il aimait Rachel Jehoudah et qu’il sentait que son fils l’aimait aussi. A qui des deux serait cette femme qui semblait hantée par une idée inconnue de lui, un projet qu’il n’arrivait pas à deviner. Elle ne pouvait pas aimer son père. Le physique de Pedre de Castro n’était pas celui d’un séducteur malgré les parfums dont il se couvrait et le soin un peu ridicule avec lequel il choisissait ses cravates et ses chemises de soie. Lui n’avait pas assez de confiance en lui pour espérer être aimé. Il était trop jeune pour Rachel. Et pourtant… Elle lui avait parlé de sa solitude avec des yeux où il avait vu s’allumer cette lueur d’émeraude dont l’éclat le faisait défaillir. Elle avait gardé sa main dans la sienne en disant qu’elle souhaitait être aidée par quelqu’un de courageux.

Et Joachim se disait qu’il accepterait de n’être comme dans son rêve qu’un misérable coolie, travaillant à Macao, parmi des Chinpis, si Rachel était auprès de lui.


Joachim craignait inutilement l’apparition de son père dans sa chambre. Pedre de Castro était à la même heure chez Rachel. Il venait du port d’Aguada et de celui de Marie-Madeleine. Heliodora de Cunha qui avait reçu le commandement de l’armée avait disparu depuis plusieurs jours. Il passait pour l’homme le plus énergique de Goa et il avait imposé par son autorité une certaine discipline aux troupes désorientées par la révolution. On disait qu’il attendait les événements en territoire anglais, dans la compagnie d’une jeune négresse de Mozambique. Pedre de Castro l’avait remplacé et dirigeait les affaires militaires comme les affaires civiles. Depuis, il ne disposait que de peu de temps. L’avenir de la future république dépendait de la conduite des forts quand apparaîtrait le navire envoyé par la métropole. Les canons de Marie-Madeleine et d’Aguada pouvaient lui défendre l’accès du port et même le couler bas. Certains esprits malveillants prétendaient que les canons des forts étaient depuis longtemps hors d’usage et que de toute façon ils ne pouvaient servir puisque les officiers susceptibles d’en diriger le maniement étaient partis. Pour tranquilliser les esprits et affirmer sa puissance, Castro, depuis trois jours, faisait faire des exercices de tir presque incessants. Une des grandes pièces de Marie-Madeleine avait éclaté.

Auprès une longue course à cheval, Castro s’était arrêté quelques minutes chez lui. Là, il avait bu plusieurs verres de rhum pour se donner du cœur et il s’était hâté vers Rachel.

Maintenant, il parlait. Une étrange facilité de paroles le possédait. Il ressentait un véritable élan de sincérité, analogue à ceux qu’il avait éprouvés quand il parlait à Dieu dans l’église des Rois Mages. Tout était devenu aisé pour lui. Il dit à Rachel qu’il l’aimait et qu’il était résolu à l’épouser si elle y consentait. Il l’arrêta quand elle voulut l’interrompre. Il savait ce qu’elle allait dire. Il fallait qu’il mît son âme à nu devant l’envoyée de la Providence.

Ces deux mots rappelèrent à Rachel son arrivée chez Antonia et elle eut un rire intérieur. L’odeur de drap mouillé que dégageait Castro évoqua le relent de bois pourri et d’humidité de la vieille maison de Bombay. Elle le revit, d’une manière saisissante, en bras de chemise, regardant une dent gâtée dans une glace ; elle entendit le bruit de sa bague sur le marbre de la cheminée, la sonnette fêlée, le chant des grenouilles.

Elle avait placé sur la table un de ces vases de terre fabriqués à Goa et qui ont la même couleur que la peau des Hindous qui en font cuire la terre. Elle fit jaillir le rhum d’un goulot noirâtre et elle poussa un verre plein vers Castro. Elle commençait à être saisie d’une violente curiosité pour ce qu’il allait lui dire. Elle était à demi étendue sur un fauteuil de paille et elle s’efforçait de diminuer la gravité de la conversation en chassant parfois un moustique d’un coup d’éventail. Elle ne remarquait pas que le mouvement de son peignoir découvrait son épaule ambrée et presque son sein.

— Tel que je suis ! Il faut que vous me connaissiez tel que je suis, dit-il à mi-voix. Il y a en moi des choses obscures que je n’arrive pas à démêler. Suis-je bon, suis-je mauvais, je ne sais pas. Il est vrai que le bien et le mal…

Il s’arrêta, mesurant un problème dont il avait longtemps cherché la solution sans la trouver. Puis il écarta, du geste, le problème.

— On s’entend pourtant généralement pour reconnaître que telle action est bonne, telle autre mauvaise. Vers ma vingtième année, j’ai été animé de la volonté délibérée de n’accomplir que ce que l’on appelle communément le mal. Ce fut beaucoup sous l’influence de Deodat de Vega. Il revenait d’un voyage en Perse et en Tartarie, il avait séjourné à Khiva, à Boukhara et dans le pays des Cafirs. Il disait que dans cette région étaient les hommes les plus cruels de la terre. C’étaient des musulmans schiites, mais il me parlait, autant qu’il me souvient, de certaines sectes qui adoraient le Diable. Il prétendait avoir été initié par des intellectuels de là-bas, à une sorte de philosophie assez compliquée qui amenait ses croyants à la religion du mal. Deodat de Vega ne m’apparaissait pas alors comme un bien grand intellectuel. Je le considérais comme un sceptique et un jouisseur. Bien que catholique convaincu, je subis pourtant son ascendant. Je feignis de me moquer de sa prétendue religion du mal ; mais en fait j’y adhérai de toutes mes forces. Il devint mon compagnon, mon inséparable ami. Nous prîmes l’habitude de mener une vie crapuleuse à la ville neuve d’abord, puis à Bombay. Je torturais ma mère pour lui arracher l’argent nécessaire. La malheureuse créature que j’avais épousée, sans trop savoir pourquoi, mourut de chagrin, me laissant Joachim dont la naissance ne m’avait causé que de l’ennui.

Castro se servit à boire, il but, il s’essuya les lèvres du revers de la main, il regarda le plafond puis Rachel et il reprit :

— Je pourrais dire que j’ai du remords d’avoir négligé l’éducation de mon fils, d’être la cause indirecte de la mort de cette femme d’une nature fidèle mais d’une intelligence bornée, je pourrais dire que je regrette d’avoir passé ma jeunesse avec des filles et des gens sans aveux, mais non, pourquoi dire ce qui n’est pas ? Je n’ai à la vérité, aucun remords. Quand je me suis confessé à un prêtre, j’ai dit naturellement que je haïssais mes fautes mais je mentais. On est plus sincère, à certaines heures, devant la femme qu’on aime que devant Dieu. Je ne me l’explique pas, d’ailleurs. Mais on s’explique si peu de chose, quand on considère sa propre âme.

Castro parlait maintenant avec cette abondance et cette satisfaction que donne la découverte de soi-même. Il avait eu du remords dans une partie extérieure de sa conscience, une surface qui n’était pas son âme profonde. Mais dans le fond vrai, pas de remords. Qu’importe, du reste ? N’y a-t-il pas des hommes auxquels il est permis plus qu’à d’autres ? Eh ! bien, il était de ceux-là. Dans la balance, s’il y avait une balance, que pouvaient compter des peccadilles de jeunesse, à côté de l’œuvre qu’il allait accomplir, des services qu’il allait rendre.

Il marcha de long en large et il but encore. Rachel mit sur son visage un sourire favorable et complaisant :

— C’est une curieuse évolution que j’ai subie, et même maintenant je ne sais pas si je la comprends bien. J’ai eu des retours à la foi, à Dieu. J’ai pensé parfois à entrer dans un couvent. Au milieu de mes élans les plus ardents, je sentais que j’avais un pied dans le mal et que l’on me tirait par ce pied. Vous rappelez-vous ce portrait que j’ai tailladé avec un canif, le matin où nous arrivions ensemble de Bombay ? C’était celui de mon aïeul, Pedre de Castro. Je me proposais de le brûler. Eh ! bien, je l’ai fait réparer et il trône toujours chez moi devant la porte d’entrée ; c’est lui qui accueille les visiteurs. Je vous ai raconté l’influence que Pedre de Castro a eue sur moi. Si le diable existait on aurait pu dire qu’il était possédé du diable. C’est lui qui a volé le pape de cette croix dont j’ai hérité. Il a vendu une jeune fille noble qui ne voulait pas de lui au roi de Visapour. C’est lui qui tuait les juifs quand il le pouvait. A cette époque, on ne vous faisait pas de procès, lorsqu’on tuait un juif. Rachel, écoutez-moi. Je n’aime pas les juifs. Je peux vous le dire, puisque vous allez vous convertir, puisque je vous ai entendue d’ailleurs parler avec clairvoyance des gens de votre race et que vous êtes de mon avis. Je n’aime pas les juifs parce qu’ils sont lâches.

Il était tout à fait ivre. Rachel se leva, prit dans une boîte une cigarette qu’elle alluma et se rassit :

— C’est vrai, dit-elle. Continuez.

— Antonia avait la mission de me découvrir des juives dans Bombay. Je prenais plaisir à les avoir, à leur promettre de l’argent, pour les humilier, pour les sentir sous ma domination, les traiter en esclaves. Je me rattrapais ainsi du mal que m’avait fait une juive, celle dont j’ai causé la mort. Oui, il y en a une autre que vous qui m’a fait souffrir. Pourquoi est-ce cette femme que j’ai désirée plutôt qu’une autre ? C’est une chose que je ne saurai jamais. On est lié à certains traits de visage, à certains mouvements d’un corps. C’est ce visage que l’on voudrait regarder, ce corps qui vous donnerait du plaisir et pas un autre. Je parle en ce moment de la femme à qui vous ressemblez.

Il regarda attentivement Rachel comme pour s’assurer de cette ressemblance.

— J’en arrive à l’histoire de cette sorte de crime que j’ai commis. On peut appeler cela un crime, si on croit au bien et au mal, dans ce cas-là seulement. Je n’y croyais pas alors. Maintenant, je ne sais pas. Et pourtant, c’est la seule action qui m’a fait éprouver, à certaines heures, je dis à certaines heures, un véritable remords, cette brûlure déchirante qu’aucune confession n’adoucit. Il y a des gens qui prétendent qu’on est obligé d’une façon mécanique de refaire certaines actions accomplies, par son père ou un de ses ascendants. Peut-être y eut-il de cela. Vous avez peut-être entendu raconter l’histoire du pogrome de Goa. On dut en parler, à cette époque, à Cochin. C’est moi qui en fus l’instigateur, moi ! Mon maître Deodat de Vega ne me conseilla rien, ne m’inspira rien. Je voulais avoir une femme et je l’aurai eue, d’ailleurs. C’était une question de temps. Ce que je dis ne peut vous offenser, il ne s’agit pas de vous qui serez chrétienne demain mais on a toujours une juive avec de l’argent. Seulement, je la voulais tout de suite. Le hasard me servit. Par hasard, un soir, Deodat de Vega et moi, en nous promenant, nous trouvâmes, au pied d’un arbre, un enfant mort. C’était le fils du gardien de l’église des Rois Mages. Il avait été mordu par un serpent. Vous entendez bien, nous le trouvâmes mort. Nous n’étions pour rien dans cette mort. Nous avions rencontré quelques minutes auparavant le mari de la femme en question, un médecin appelé Jehoudah. Il avait dû passer à côté de l’enfant sans le voir. J’eus alors un trait de lumière dans l’esprit. Nous prîmes l’enfant, nous lui attachâmes une pierre au cou et nous le jetâmes dans un bras de la rivière, à un endroit que nous savions très profond. Il était mort, n’est-ce pas ? Qu’il dorme dans l’eau ou dans la terre… Puis nous allâmes trouver son père et nous fîmes hypocritement des recherches pour le retrouver. Des gens nous aidèrent. Qu’était devenu l’enfant ? demandait-on. Eh bien ? Et ce Jehoudah, ce médecin qui possédait des livres, qui devait s’occuper de magie ! Assurément, c’est par magie qu’il avait pu retenir une femme aussi belle. Il venait de commettre le crime rituel, il avait emporté l’enfant chez lui. Je simulai la plus grande fureur, je réunis une bande de bons catholiques du vieux Goa et cela me conduisit à la faveur d’un pogrome nocturne jusqu’à la chambre de la femme dont je rêvais. Je l’ai tenue toute nue ou presque sous mon bras. C’était une douce, une faible. Elle palpitait et demandait grâce. On ne voit bien qu’après les événements comment on aurait dû en tirer parti. J’aurais dû la prendre dans sa chambre comme font les soldats, quand ils pillent les villes, et puis tout aurait été dit. Mais ce Jehoudah, ce vil petit médecin juif, m’avait frappé au visage. Moi, Castro, j’avais été frappé par Jehoudah. Mon aïeul l’aurait tué sur-le-champ. Je lui fis grâce de la vie, et l’idée assez machiavélique, ma foi, me vint, d’avoir sa femme devant lui, dans la barque qui me ramenait au son de la guitare… Que se passa-t-il alors dans le cerveau de la belle créature que j’emmenais ? J’ai toujours pensé que l’émotion lui avait fait perdre l’esprit. Elle se jeta à l’eau. Elle se noya. Mais cela d’elle-même, par sa propre volonté. On m’a accusé d’être la cause directe de cette mort. Si on remonte à travers les causes, on s’aperçoit que chacune de nos actions a des contre-coups lointains et absolument inattendus. Rien ne pouvait faire penser que cette femme préférerait la mort à… appelons cela le déshonneur, c’est l’expression dont on se servit pendant le procès. Car il y eut un procès interminable. Je me défendis âprement. Oh ! pas par crainte d’une condamnation, certes, mais par goût naturel de la victoire. Eh ! bien, tu ne le croiras pas, peut-être. Il m’est arrivé à cette époque d’entendre dans ma chambre des meubles craquer, qui ne craquaient pas auparavant, d’avoir, certains soirs, autour de moi, le sentiment d’une présence, et d’une présence qui n’était pas hostile. Personne n’est venu nous dire ce qu’il advient des morts. On s’attache les êtres par le désir que l’on a d’eux. Tu prétendras peut-être qu’il y a là un peu de folie ou une suffisance extraordinaire de ma part. Je me suis souvent imaginé que la morte était dans mon atmosphère, que c’était moi qu’elle accompagnait, qu’elle suivait et par amour, et même je pensais qu’elle avait le même regret que moi, le regret de ne pas avoir été prise par Pedre de Castro. Cette idée ne m’a pas quitté et quand je t’ai vue chez Antonia m’apparaître dans une glace — on dit que les morts apparaissent toujours dans des glaces — j’ai eu peur parce que j’ai cru que tu étais Dolça Jehoudah et que les morts font toujours peur. Mais je vais te dire autre chose. Cette idée s’est tellement ancrée dans mon esprit que malgré le tort matériel que je lui ai causé je n’ai pas cessé de haïr le médecin Jehoudah. Je le hais parce qu’il a eu une femme que je devais avoir, parce qu’il était plus instruit que moi, parce qu’il possédait des livres que je n’ai pas eu l’idée de détruire quand j’ai mis sa maison à sac, parce que peut-être dans un domaine invisible, il me dispute la présence dont je t’ai parlé… les meubles qui craquent… un je ne sais quoi de tendre et de doux qui flotte dans l’air… Et puis, tout de même, il m’a donné un coup sur la figure et la vengeance que j’ai exercée était, en somme, bien bénigne. Car, au fond, s’il avait eu le choix, ce Jehoudah qui avait bien montré déjà qu’il était un lâche, aurait certainement préféré cette vengeance-là à un duel par exemple, duel que je considérais d’ailleurs comme impossible…

Castro fut interrompu par une sorte de cri, de râle bizarre que poussa Rachel. Il s’arrêta et s’aperçut qu’elle riait, d’un rire hystérique, très long, qui la faisait se courber en deux.

— C’est l’idée d’un duel qui te fait rire, dit-il. Je le comprends.

Rachel avait laissé tomber sa cigarette. Elle en ralluma une autre. Elle alla faire deux ou trois pas sous la vérandah en respirant avec force et en disant :

— Qu’il fait chaud ! Ces chaleurs des jours de pluie sont plus lourdes que les autres.

Elle revint vers Castro et elle dit lentement :

— Dans quelle mesure, d’après vous, se réalise sur la terre, cette terrible phrase de la Bible : Les fils seront punis pour les péchés des pères ?

— Je ne sais pas, balbutia Castro dérouté. Je n’y ai pas pensé. Quel rapport cela a-t-il avec ce que je viens de dire ?

— Rien qu’un rapport éloigné. Je songeais au bien et au mal et à Joachim.

Les sourcils de Castro se froncèrent.

— Si les fils reçoivent des châtiments pour leurs pères, ils doivent recevoir aussi des récompenses. Il peut, dans une certaine mesure, y avoir identification entre un père et un fils…

Castro immobile attendait ce qu’elle allait dire. Rachel fit du bout du doigt tomber la cendre de sa cigarette. Elle tremblait. Elle releva brusquement la tête et avec une expression enjouée sur le visage qui plissa ses yeux où il n’y eut plus qu’une double étincelle verte, elle dit :

— Est-ce que vous seriez vraiment malheureux si je vous apprenais que j’aime votre fils Joachim ?

Les traits de Castro se décomposèrent. Il se leva d’un bond et s’approcha tout près de Rachel.

— Pourquoi me dites-vous cela ? Est-ce que ?… Non, il n’y a aucune possibilité que Vous aimiez ce gamin. Voyons expliquez-vous ?

Il était brusquement essoufflé. Rachel voyait son gros ventre monter et descendre et elle avait de la peine à détacher ses yeux de ceux de Castro tant elle y voyait de désespoir et de dureté en même temps.

Elle rit avec difficulté. Elle se hâta de rassurer Castro. Elle plaisantait. Elle voulait le soumettre à une petite épreuve. Comme il était susceptible et violent !

Les yeux de Castro s’humectèrent légèrement. Il but à nouveau. Il se rassit. Il fut saisi de cette tendresse que donne le mélange de l’alcool et le sentiment d’un grand danger qu’on vient d’éviter.

— Rachel, je n’ai aimé que toi au monde. Je t’ai dit que tu étais l’envoyée de Dieu. Tu l’es peut-être. Si Dieu s’occupe des hommes il doit guider les êtres comme moi aussi bien que les autres. Plutôt que tu sois à mon fils Joachim je préférerais te savoir, du matin au soir, chez Antonia à la disposition des marchands anglais. Mais, c’est moi que tu vas épouser. Pourquoi avons-nous attendu si longtemps ? Il faut que ce soit une chose faite quand le conseil de la colonie me proclamera président de la République. S’ils protestent parce que tu es une juive convertie, je me charge de leur fermer leur bouche.

Il se releva. Il était saisi d’une idée subite. Tout pouvait être terminé pendant la nuit. Il connaissait, un cabaret, sur le quai, où Jéronime Caval restait à boire jusqu’au matin. Il le paierait largement. Il baptiserait Rachel, il les unirait devant Dieu.

Il avait pris la main de Rachel et il voulait la faire se lever pour qu’elle le suivît. Elle sentait l’odeur de rhum et de pluie qui venait de lui. Elle était écœurée, mais restait souriante.

— Non, cria Castro, Jéronime Caval est un bandit. Nous allons réveiller l’archevêque, faire ouvrir la cathédrale. L’archevêque peut bien marier la nuit celui qui pour lui va faire la guerre au Portugal. Viens !

Il la tirait de toutes ses forces. Elle fut obligée de se lever.

— Pourquoi pas ? hein ? La nuit n’est pas avancée. Nous avons le temps ! A minuit, nous serons mariés. Tu viendras chez moi. J’appellerai les serviteurs pour qu’ils sachent que tu es ma femme et Joachim aussi. Il te baisera la main à genoux devant moi.

Rachel essayait de lui démontrer que c’était impossible. Mais pendant qu’elle luttait pour ne pas être entraînée vers la porte, la rage l’envahissait. Peut-être si elle avait eu une arme à portée de la main, aurait-elle frappé Castro. Une seconde elle en chercha une. Mais elle songea que, de même qu’elle n’avait pas voulu tuer un homme pardonné de Dieu, elle ne tuerait pas un ivrogne qui n’avait plus qu’une demi-conscience.

— Rachel, tu es Rachel et tu es l’autre en même temps. Tu ne me fais plus peur comme autrefois. Comment as-tu pu me faire peur ? Je veux respirer ta peau, reposer contre toi.

Il s’attendrissait. Sa tête tomba sur l’épaule ambrée de Rachel et il sentit contre sa tempe la tiédeur fiévreuse de son sang.

— Sois à moi tout de suite, dit-il. Viens dans ta chambre.

Il la suppliait. Rachel comprit qu’elle était arrivée à la fin de la course, que maintenant elle avait déchaîné cette fureur de l’homme qui ne se satisfait que par la possession.

— Eh bien ! demain, dit-elle.

— Tu me le jures ?

— Oui.

— Tu seras à moi demain ?…

— Oui.

— C’est dimanche. Je viendrai après les vêpres.

— Soit.

Il sortit. Elle referma la porte et elle alla tomber presque sans connaissance dans un fauteuil de la vérandah.


Elle y demeura un temps qu’elle ne put évaluer. Il lui sembla que quelqu’un s’avançait vers la vérandah dans le jardin. Sa première pensée fut que c’était Pedre de Castro et elle faillit, tant ses nerfs étaient surexcités, se mettre à crier d’effroi.

Elle alla jusqu’aux trois marches de pierre qui aboutissaient au jardin et elle s’entendit appeler par son nom d’une voix hésitante. C’était Joachim.

Il s’excusa tout de suite de son audace. Ne pouvant dormir, il s’était relevé et il était venu rôder dans les terrains vagues qui donnaient sur le derrière de la maison. A la clarté de la lampe il avait aperçu le casque de la chevelure et la silhouette des épaules claires sur le fauteuil. L’abattement qu’il avait cru distinguer dans la pose l’avait inquiété et l’avait poussé à franchir le mur.

Il allait encore s’excuser quand il sentit contre lui une longue forme tiède et près de son visage le souffle d’une haleine dont la pureté le grisa.

— Il faut que vous me sauviez, dit Rachel en s’appuyant des deux bras à ses épaules.

Il la soutint, il la fit asseoir. Il lui sembla qu’il venait de boire, d’un seul coup, un vin extraordinaire et qu’il était transporté dans un univers sublime. Rachel le tenait toujours avec ses mains chaudes, elle frissonnait, ne pouvant parler. Elle était à cette minute où une femme qui a soutenu un trop grand effort nerveux est prête à se donner à celui qui profitera de sa faiblesse parce qu’elle espère confusément retrouver sa force dans le mystère de l’abandon. Mais Joachim n’avait pas assez d’expérience pour le sentir.

— Oh ! oui je veux vous sauver, dit-il. Je suis venu pour cela. Dites-moi ce qu’il faut que je fasse.

Et il lui exposait les projets qu’il retournait dans sa tête depuis le commencement de la nuit. Il doutait de la sainteté de l’archevêque. Il ne croyait pas à l’avenir de la révolution dirigée par son père. Il s’attendait à ce que d’un moment à l’autre des troupes envoyées par le Portugal rétablissent l’ordre, exercent de sévères représailles. Rachel allait être entraînée dans la catastrophe dont la folie de son père serait responsable. Mais il était temps de fuir si elle voulait. Le port de la ville neuve était surveillé mais rien n’était plus facile que de s’entendre avec un batelier malabarais et d’aller s’embarquer sur la côte déserte, entre Cabo et Siridao. Beaucoup d’habitants de Goa l’avaient fait déjà. Si elle voulait, il se chargeait de tout.

Mais Rachel secoua la tête. Sa faiblesse s’évanouissait et elle reprenait conscience de la situation. Elle se trouvait dans la nécessité d’agir et elle était envahie par l’horreur de l’action qu’elle projetait. Ah ! partir ! n’entendre plus parler de rien, ne plus voir l’homme qu’elle haïssait ! Mais alors, c’est qu’elle était lâche comme son père qui au lieu de venger sa femme s’était plongé dans la lecture de ses livres, comme ceux de sa race qui courbaient l’échine sous les coups et attendaient, au lieu de lutter pour la justice, la venue chimérique du Messie.

Elle parla d’une voix basse, au timbre désespéré :

— Ne vous ai-je pas dit, Joachim, que je suis ici pour venger ma mère, tuée autrefois sous mes yeux. Il ne s’agit pas de m’en aller maintenant mais, au contraire, d’être là, justement demain, quand viendra l’homme qui a perdu ma vie et auquel je reproche autant la mort de ma mère que la mort de ma propre âme vouée, à cause de lui, à la haine.

Elle s’arrêta soudain. Ce qu’elle venait de voir la remplissait d’une surprise telle qu’elle se dégagea des bras timides de Joachim et qu’elle se leva.

A la clarté de la lune qui se mêlait à celle de la lampe, le contour de la tête du jeune homme venait de lui apparaître étrangement semblable à celui de la tête de son père. La forme en pain de sucre du crâne était plus atténuée et le cou n’avait pas ce tassement caractéristique entre les épaules. Mais les cheveux rejetés en arrière avaient une ondulation pareille. Rachel savait bien que le visage qu’elle ne distinguait pas dans la demi-clarté de la vérandah n’avait ni les lèvres grasses qui lui répugnaient ni les petits yeux, pétillants de mal. L’ombre qui était près d’elle était pourtant une réduction de Pedre de Castro. Le jeune homme était possédé comme son père du désir de la serrer dans ses bras, de la rendre esclave, de l’avoir à lui. Lui aussi aspirait à la voir convertie à la religion chrétienne, lui aussi parlait de Dieu. La seule différence qu’il y avait entre eux était que, pour l’un, Dieu était représenté par le pape, tandis que, pour l’autre, Dieu avait envoyé spécialement à Goa Monseigneur de Silva. Ils étaient deux ennemis de sa race et si elle, par exception avait échappé pour eux à la malédiction qui frappait tous les juifs, c’était seulement parce qu’elle avait une figure qui leur plaisait, une peau délicate à toucher, un corps qu’ils considéraient comme le réceptacle de leur futur plaisir et dont ils voulaient jouir.

Est-ce qu’elle n’allait pas être dupe des mots d’amour d’un jeune homme comme elle avait été dupe d’une musique de guitare ?

— Quelle misère que d’être femme, avoir des nerfs, trembler, perdre le but de vue !

Elle détourna la tête pour ne pas voir le regard myope où elle savait qu’il y avait de la sincérité, peut-être de la bonté. Rapidement elle dit :

— Ne m’avez-vous pas dit que vous seriez heureux de me défendre et même de me venger ?

— Je suis à vous entièrement. Vous pouvez disposer de moi. Je jure de venger votre mère, comme s’il s’agissait de la mienne.

— Eh bien ! Le moment est venu. Soyez ici demain avant la fin des vêpres. Seulement rappelez-vous que le courage n’est pas toujours aussi aisé qu’on le croit.

Joachim, allait protester. Rachel l’arrêta :

— Partez maintenant. Non, pas un mot de plus. Je ne veux rien vous expliquer pour le moment. A demain.

Elle continuait à détourner la tête. Il s’éloigna dans le jardin. Elle murmura :

— Eh bien ! N’est-ce pas écrit dans le livre sacré des juifs qui est aussi celui des chrétiens : Les fils seront punis pour les péchés des pères.

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