Le poison de Goa : roman
L’Église des Rois Mages
Rachel, en s’approchant du portail, vit que ce n’était qu’un mur, récemment bâti sans doute, à la suite d’écroulements et de réparations, mais sur lequel on avait assez grossièrement peint deux battants de porte couleur de bois, avec une serrure couleur de fer ouvragé. Castro tira une clef de sa poche et ouvrit une porte toute petite mais vraie qui était un peu plus loin. Il fit signe à Rachel de passer devant lui.
Un métis, qui était sans doute le gardien de l’entrée dormait, couché sur des loques de tapis. Castro le poussa du bout du pied et il lui donna des ordres à voix basse. Il mit en même temps un doigt sur ses lèvres et Rachel comprit qu’il importait de ne pas réveiller les hôtes de la maison, ou peut-être seulement les autres serviteurs.
Au bout de quelques minutes, un falot clignota et se balança au fond de la pièce et Rachel vit revenir le serviteur chargé d’objets informes. Elle, distingua alors un large vestibule avec des crucifix sur les murs et des portraits qui lui parurent mangés par l’humidité. Elle eut une impression d’or fané, d’images pieuses, de poussière et de vétusté.
Castro fit quelques pas et décrocha dans l’ombre une de ces longues capes du Portugal qui sont couleur de bure, tombent jusqu’aux pieds et par leurs manches larges et leur capuchon, donnent une apparence de moine à celui qui les porte. Il la jeta sur les épaules de Rachel en disant :
— C’est pour qu’on ne puisse deviner qui vous êtes quand nous reviendrons et qu’il fera jour.
Rachel pensa que ce scrupule était bien inutile. La curiosité qui l’avait conduite allait être satisfaite. Elle sentait sous sa main la lame du couteau roulé dans son châle. Les heures, même les minutes de la vie de Castro étaient maintenant comptées.
Mais soudain, les yeux du Portugais eurent une flamme hagarde. Une pensée venait de surgir en lui. Il fixa tour à tour la muraille obscure, puis Rachel et à brûle-pourpoint demanda à la jeune fille :
— N’avez-vous pas un couteau ?
Elle recula d’un pas, elle eut le sentiment qu’elle était devinée, qu’il avait vu l’arme qu’elle portait, qu’il allait se jeter sur elle pour la prévenir.
L’émotion l’empêcha de prononcer une parole et paralysa le mouvement qu’elle tenta de faire sous le manteau pour dégager l’arme des plis du châle.
Mais avec un léger haussement d’épaules qui voulait dire :
C’est vrai ! cette demande est absurde.
Castro se tourna vers le métis et lui dit :
— Donne-moi un couteau.
Il se détourna et de toutes ses forces il cracha dans la direction d’une peinture qui représentait un personnage aux traits fins, aux larges moustaches tombantes et qui avait une collerette de dentelle sur une armure d’argent.
Cependant le métis, après avoir cherché dans sa ceinture, répondit à voix basse sur le ton de quelqu’un qui s’excuse :
— Je n’ai qu’un canif, et encore il est tout ébréché.
Castro l’arracha presque de la main qui le lui tendait, il se haussa sur la pointe des pieds et il donna deux grands coups, en long et en large, au portrait de l’homme cuirassé d’argent.
Rachel entendit le bruit de la toile qui se déchirait et elle vit que Castro, ne pouvant atteindre le visage, avait fait sur le portrait, une croix à la place du cœur.
Il se retourna en ricanant :
— Il y a une force dans les images, qu’il faut tuer si on ne veut pas la subir. Je brûlerai ce portrait, le portrait de Pedre de Castro, le génie du mal.
Il jeta le canif, fit signe au métis de charger sur son dos le paquet qu’il était allé chercher et il entraîna Rachel au dehors.
Des chiens errants passèrent dans la rue déserte. Un coq chanta. Un éléphant barrit dans un enclos lointain. Une fraîcheur de marécage et d’herbe mouillées se répandait dans l’air. Ils marchaient aussi vite que l’embonpoint de Castro le permettait. Ils traversèrent des places vides, longèrent des murs, franchirent de nouveaux remparts. Une porte s’ouvrit et se referma à leur passage dans une maison basse construite en bambou et dans une autre, Rachel vit une vieille femme accroupie qui soufflait sur un feu chétif entre quelques pierres.
Ils avaient traversé les anciens faubourgs de Goa et Castro dit avec une certaine solennité en montrant la ligne des arbres qui se dressait devant lui :
— L’église des Rois Mages est là.
Les choses commençaient à se découper avec plus de netteté. Le chemin qu’ils avaient suivi les avait amenés sur une hauteur. Rachel avait en face d’elle les montagnes des Ghates dont la masse ombreuse devenait lentement rose. A droite la rivière Mandavi prenait une teinte de plus en plus délicieusement bleuâtre et tous les méandres de ses canaux faisaient des cercles azuréens autour de palmiers serrés en gerbes. A gauche une avenue de manguiers descendait en pente vers une sorte de colosse aplati, endormi, sous une tour. C’était l’église des Rois Mages.
— C’est peut-être à cette même place, pensa Rachel, que sous une pareille lumière crépusculaire, mon père n’a pas osé affronter la rencontre des deux hommes et qu’il a fui.
Elle comprit en arrivant près de l’église que sa curiosité allait être satisfaite.
— Le père Vincent ne sera pas encore reparti pour son ermitage, dit avec allégresse Castro. Nous arrivons à temps.
Quelques Hindous entièrement nus sortirent de l’église et les croisèrent. Ils parurent surpris de voir des Européens et ils s’enfuirent en courant. Castro poussa un soupir de satisfaction.
— La messe vient à peine de finir, reprit Castro. Le père Vincent, qui est un saint, célèbre ici une messe chaque matin pour les habitants du village de Boma. Ils sont tellement pauvres qu’ils n’ont même pas un petit morceau d’étoffe pour se couvrir. Le père Vincent dit exprès pour eux une messe dans les ténèbres afin que Dieu ne soit pas offensé par leur nudité.
Et il ajouta avec une sorte de fierté :
— Le père Vincent est mon confesseur.
Sur le seuil de l’église, le serviteur de Castro avait dénoué la corde du paquet qu’il portait. Il s’en échappa un certain nombre de morceaux de bois grossièrement peints en blanc pour imiter des cierges et dont une extrémité était colorée en rouge, sans doute dans le but de représenter la flamme.
Castro fit signé à l’Hindou d’aller disposer ces faux cierges à l’intérieur de l’église.
Le père Vincent parût sur le seuil. C’était un très vieil Hindou à cheveux blancs qui s’était converti tard au christianisme et qui, instruit par les Cordeliers, avait acquis, par la pureté de son cœur, une réputation de sainteté. Il ne savait que la langue tamoul, mais Castro, qui parlait cette langue, devait trouver plus commode de se confesser à lui en portugais, car ce fut en portugais qu’il lui expliqua ce qu’il attendait de lui.
Le Vieux prêtre devait être habitué à la cérémonie des faux cierges car il souriait bienveillamment et il aidait le métis à les disposer. Son visage se remplit de l’admiration naïve de celui qui contemple un luxe excessif quand il vit que deux bougies de cire vraie avaient été apportées aussi et que Castro les allumait lui-même de chaque côté de l’autel.
L’église des Rois Mages était construite sur le plan d’une croix latine. Mais sa voûte était singulièrement basse. La nef et le chœur étaient comme écrasés par le poids de l’antique tour qui pesait sur eux, faisait plier les cintres, cassait l’élan des courbures et l’arc de cercle des berceaux de pierre. Les chapelles des bas-côtés avaient l’air de s’enfoncer dans le sol et les piliers trapus construits en style hindou, avec des lotus renversés autour des chapiteaux au lieu de volutes, semblaient des géants épuisés, près de disparaître parmi les mosaïques mouvantes sur lesquelles tournaient des essaims de moustiques. L’humidité avait verdi les colonnes, fait croître sur la Vierge Marie et sur le Christ des mousses et des végétations parasites.
Maintenant Castro était à genoux, les mains croisées, la tête théâtralement penchée en avant vers le vieux prêtre qui lui donnait l’absolution. Il s’était accusé de ses fautes à demi-voix et par pure formalité, puisque celui qui allait lui donner le pardon au nom de Dieu n’entendait pas le portugais. La clarté de l’aurore, tamisée par les coquilles de nacre qui remplaçaient les vitraux, faisait luire les stagnations d’eaux, donnait une valeur étrange à un ange énorme en bois de teck qui tenait du séraphin chrétien par les ailes et du Dieu brahmanique par les sept bras et l’expression énigmatique du visage.
Rachel, immobile près de la porte d’entrée, vit Castro se relever et elle fut frappée par la transfiguration de son visage. Il n’y avait plus dans l’épaisseur de ses lèvres aucune expression de sensualité. Ses petits yeux agrandis regardaient par delà les choses qui l’entouraient, comme si elles étaient transparentes et qu’il entrevît à travers elle un monde plus beau. Il marchait vers l’autel avec une noblesse voulue qui aurait pu paraître ridicule à cause de son ventre qui s’agitait de droite et de gauche, mais sa sincérité donnait à toute sa personne une sorte de grandeur.
— J’ai un serment à faire à Dieu, dit-il, en se tournant vers le vieux prêtre, un vœu dont personne ne pourra me relever.
Rachel, sur le seuil de l’église, sentait le soleil en grandes nappes chaudes illuminer derrière elle les arbres, les eaux et les montagnes. Et il lui semblait qu’elle voyait devant elle s’amasser les ténèbres d’une injustice telle qu’elle n’avait pu encore en imaginer une aussi grande. Et cette injustice était sans recours, irrémédiable, car son origine était en Dieu.
Ceux qui faisaient le mal étaient toujours les maîtres de ceux qu’ils avaient fait souffrir. Les choses s’arrangeaient toujours de cette manière. Dans le domaine de ce qui est matériel, ils étaient toujours les premiers, ils avaient l’argent, les avantages de la vie, la considération des hommes. Ceux qui subissaient une oppression injuste, ceux qui étaient dépouillés et méprisés auraient pu se dire au moins que le domaine spirituel leur appartenait et qu’ils seraient consolés par la possession d’un royaume que les mauvais ne pouvaient atteindre. Mais non ! même pas cela ! Il n’y avait pas de plus beau royaume que celui qu’elle venait d’entrevoir dans les yeux brillants de l’homme qui avait tué sa mère. Par l’artifice de la religion, le prestige d’anciens rites, la magie enfermée dans la main d’un bon vieillard, une grâce avait pénétré dans l’âme mauvaise et l’avait lavée de ses péchés. L’homme qu’elle avait vu la veille en bras de chemise, ivre de champagne, plein de terreur à sa vue dans une chambre d’entremetteuse, s’avançait rajeuni, purifié, vers un autel où Dieu le considérait avec complaisance. Ah ! comme la lumière du soleil devait lui paraître belle maintenant ! Sans doute il avait pensé à cette émotion, en dilettante de cette volupté du pardon et de l’innocence.
Rachel fit deux ou trois pas le long du mur et elle arriva jusqu’au pied de l’ange au visage bouddhique. Sous sa cape de bure, elle déroula les plis du châle et saisit dans sa main le manche du couteau.
Un tout petit homme aux jambes démesurément grossies par l’éléphantiasis se traîna contre un pilier et y prit une posture de prière. La lumière augmentait rapidement. Un serpent d’eau sauta dans une flaque et fit un cercle lumineux d’éclaboussures. Le visage du vieux prêtre se remplit d’une douceur divine.
Alors une voix résonna, avec un timbre émouvant, chargé de tristesse humaine et si différent de celui de Castro que Rachel pensa d’abord qu’un autre homme que lui parlait dans l’église.
— Seigneur. Tu m’as tiré de la perdition et tu m’as indiqué la voie ! Tu m’as manifesté ta volonté en m’envoyant un messager à qui tu as donné la forme de mes cauchemars. Sois loué, Seigneur ! Devant cette créature que tu as pétrie à l’image de l’autre pour qu’elle soit à mes côtés comme le témoin du mal que j’ai fait, je te supplie de ne plus me laisser succomber à la tentation, de me délivrer du mal qui a toujours été autour de moi, de me permettre d’être juste et pieux, de t’aimer et d’aimer les hommes mes frères. Je fais le serment de me consacrer à ton service et je te demande humblement de faire qu’auprès de moi demeure celle qui est semblable à l’autre pour que mon âme qui a été perdue soit sauvée par elle, pour que la cause du péché soit la lumière et le salut. O Seigneur ! exauce-moi ! Ainsi soit-il !
Le vieux prêtre avait levé ses deux mains et il les agitait doucement. Il ne comprenait pas les paroles prononcées, mais il savait que les vœux dépassent toujours les pouvoirs de réalisation, que les serments à Dieu sont rarement tenus, et il aurait voulu en atténuer la force. Le gardien de l’église semblait s’être endormi. Castro, après avoir touché la pierre de son front, se releva. Il avait des taches de boue sur les deux genoux et entre les yeux. Le métis glissa rapidement vers l’autel et commença à en ôter les simulacres de cierges. Quelque chose de très pur, émané de la prière et de la bonté du prêtre, flotta dans l’air.
Mais Rachel ne le sentit pas. La vengeance emplissait son âme et lui parlait. Elle se représentait ce qu’elle allait faire et elle voyait tout à coup combien son acte était contraire à son intention.
Ce que les chrétiens appelaient l’absolution n’était-ce pas la rémission par le prêtre, intermédiaire entre Dieu et l’homme, de tout ce qui a été fait de mal dans la vie ? Innocent comme au premier jour ! Pareil à un enfant qui vient de naître ! Voilà ce que la bénédiction était censé faire du pécheur. Mais qui sait ? N’y avait-il pas des êtres qui, par la pureté de leur vie, finissent par acquérir de grands pouvoirs ? Ce vieil Hindou rempli d’ingénuité avait peut-être conféré, de sa main ridée, une grâce dont il possédait le secret, un bouclier spirituel pour l’au-delà. Et elle allait frapper un homme qui possédait une si parfaite certitude d’être sans péché qu’elle le voyait s’avancer vers elle avec une expression enfantine dans les yeux. Il n’était plus le même que naguère. Elle allait tuer un autre homme que le Castro ivrogne et débauché qu’elle haïssait. Celui-là s’en irait tout droit dans le paradis des chrétiens tel qu’il l’imaginait, et il s’assiérait à la droite de ce Dieu qui n’aime que les forts et les puissants. Et sa dernière pensée serait sans doute pour la remercier d’avoir choisi cette unique minute de passagère perfection où il pourrait, par le subterfuge de la grâce, bénéficier d’un bonheur sans fin.
Il y eut un petit bruit de fer sur de la pierre que personne n’entendit. C’était le couteau que Rachel laissait tomber sous son manteau.
La vengeance ne pouvait pas être aussi simple. Est-ce que le crime était simple ? La vengeance devait le suivre pas à pas, prendre les mêmes détours, pour arriver à la réalisation d’un tableau aussi étrange et complet que celui d’une barque sous la lune où l’on viole une femme nue devant son mari crucifié. Quelle folie elle avait failli faire en tuant ce Castro béni, ce Castro pardonné, cette caricature angélique du gros homme luxurieux.
Elle avait bien le temps maintenant. Elle le tenait. Elle était pour lui l’envoyée de Dieu ! Elle avait compris qu’elle était à la fois le symbole de son remords et de son désir et qu’il ne pourrait plus se passer de sa vue. Eh bien ! Elle lui ferait redescendre l’échelle terrible, les degrés obscurs de la bassesse et de la méchanceté. Ce par quoi vaut l’homme, la petite part arrachée aux ténèbres elle l’en dépouillerait. Cet éclair divin qu’il avait entrevu sur sa tête, jamais plus il ne brillerait pour lui. Elle le précipiterait parmi ses pareils, ses vrais frères, ceux d’en bas, même si elle devait y être entraînée avec lui, et au moins une fois serait réalisée par elle cette justice que Dieu ne daignait pas donner à la terre, ou qu’il accordait si tard qu’elle ne valait plus la peine d’être reçue.
Comme Castro était tout près d’elle, Rachel sourit. Et elle ne pouvait pas détacher ses yeux du serpent d’eau, qui, là-bas, par bonds réguliers, s’avançait vers l’autel à travers les flaques d’eau, entre les dalles défoncées. Le métis le vit et voulut l’écarter de l’autel avec l’extrémité d’une bougie de bois. Mais le vieux prêtre lui fit signe que c’était inutile. Un serpent pouvait sauter autour d’un autel sans offenser Dieu.