Le poison de Goa : roman
Le Témoin de Dieu
— Oh ! rends-lui, Seigneur Cebaoth, selon sa méchanceté !
Rachel avait lu cette phrase sur le livre où étaient énumérés les malheurs de la race juive. Il y avait dans ce livre bien des descriptions de pogromes qui avaient eu lieu, jadis, en Espagne, en Portugal et ailleurs, et qui étaient plus terribles que ceux de Goa. Ces pogromes anciens ressemblaient à ceux dont elle avait lu les récits dans les journaux et qui avaient eu lieu récemment en Russie et en Pologne. Ils commençaient tous par l’accusation de meurtre rituel et ils se continuaient par le pillage des richesses, que ces richesses soient des corps de femme ou de l’argent monnayé.
Mais comme l’auteur du livre en faisait le souhait ardent, le Seigneur Cebaoth ne rendait jamais selon la méchanceté. Les juifs étaient souvent massacrés, toujours dépouillés, quelquefois obligés de changer de patrie. Ils ne recevaient jamais rien comme compensation de leurs maux. Rachel se rappelait avoir lu qu’en Espagne tous les juifs d’une communauté avaient été renvoyés entièrement nus sans couvre-chef sur leur tête et sans sandales à leurs pieds, parce que les habitants chrétiens avaient prétendu qu’il serait dommage d’abandonner même un petit morceau de toile à ces maudits. Une fois, en Allemagne, le feu qui avait consumé les maisons avait été si ardent qu’une église voisine avait brûlé et que sa grande cloche était devenue une informe boule de bronze. Les moines de Malte ayant rencontré un navire de juifs fuyant l’Italie vers le Levant, avaient attaché ceux-ci aux mâts et aux bastingages et s’en étaient servis comme cibles pour leurs arquebuses.
Le vieil auteur du seizième siècle ajoutait bien parfois à la suite du récit d’un massacre que tel évêque provençal qui l’avait commandé était devenu lépreux par le fait de la colère de l’Éternel. Il essayait bien d’établir un rapport entre la défaite de tel prince autrichien par les Turcs et les mauvais traitements que ce prince avait infligés au peuple d’Israël ; Rachel, moins prévenue, moins croyante en la justice que le religieux auteur, n’avait pas vu avec la même évidence que lui, le rapport de la cause et de l’effet, du crime et de sa punition.
Ce qui avait le plus étonné sa jeunesse, c’était que les hommes qui avaient volé et humilié son père, qui avaient causé la mort de sa mère, eussent pu continuer à vivre sans être inquiétés et que, traduits devant les juges, ils aient pu ressortir de leur tribunal, le front haut, et le sourire aux lèvres.
Le pogrome de Goa avait été suivi d’une parodie de poursuite et de jugement. Mais dès le lendemain de la huit où il avait eu lieu, Castro et ses amis poussés par la crainte, accusaient formellement le médecin Jehoudah d’avoir enlevé un enfant chrétien afin de faire servir son sang à d’abominables pratiques religieuses et ils allaient même jusqu’à demander son arrestation immédiate. Le juge du district pensa montrer un grand esprit de clémence en le laissant en liberté à cause des violences qu’il avait déjà subies et du malheur qui le frappait.
Le jour où le plus jeune fils du gardien de la solitaire église des Rois Mages avait disparu, Manoël Jehoudah était venu donner des soins à ce gardien atteint d’éléphantiasis. Jehoudah était souvent appelé dans le vieux Goa parce qu’il soignait gratuitement les malades pauvres. Il y allait quelquefois à pied par la route et d’autres fois il remontait la rivière dans un petit canot dont Abdullah tenait les rames. Ce jour-là, il s’était rendu à l’église des Rois Mages sans être appelé par le gardien, par pure charité, profitant, avait-il dit, de sa venue dans le vieux Goa, pour savoir comment allait son malade.
La maison était une misérable cabane adossée à l’église et on y accédait par un sentier sinueux entre des broussailles, qui prolongeait une longue allée bordée de manguiers. Jehoudah avait aperçu l’enfant, bien après l’allée, à l’endroit où le sentier rejoignait le chemin. Il était assis au pied d’un arbre, et le médecin s’était étonné, après avoir passé, que l’enfant n’eût pas couru vers lui comme il le faisait d’ordinaire. Un peu plus loin, en traversant ce qui avait été jadis le faubourg du vieux Goa et qui était maintenant un amas de murailles ruinées, il avait reconnu à quelque distance de lui, les silhouettes de Pedre de Castro et de Deodat de Vega. La vue de ces deux hommes par lesquels lui et sa femme étaient épiés et suivis lui avait causé un mouvement de répulsion et il avait, il s’en était souvenu, fait passer avec vivacité sur son bras gauche, la pèlerine qu’il portait sur son bras droit. Ce geste avait été le prétexte fragile de l’accusation. Les deux Portugais affirmaient qu’en les apercevant, Jehoudah avait été tenté de revenir en arrière, qu’il avait, par un mouvement instinctif, essayé de déguiser quelque chose qui semblait de loin très pesant et qui était enroulé dans un manteau. Puis il s’était éloigné avec une rapidité qui aurait été incompréhensible si le médecin n’avait pas eu quelque chose à cacher.
Ils ajoutèrent même que l’attitude de Jehoudah leur avait semblé tout d’abord déshonorante. Ils l’avouaient volontiers, ils avaient quelques plaisanteries inoffensives à se reprocher à son égard et ils s’attendaient à ce que, se trouvant face à face avec lui dans un endroit solitaire, il leur en demandât l’explication. Sur le moment, ils avaient mis sa fuite singulière sur le compte de la lâcheté bien connue des juifs.
Rachel avait toujours frémi d’humiliation en pensant à cette rencontre. Pourquoi son père n’avait-il pas eu le courage de marcher vers les deux hommes et de souffleter celui qui avait embrassé sa mère par surprise. Hélas ! chez le médecin Jehoudah, la pensée seule était audacieuse. Comme il fut obligé de l’expliquer par la suite, pour justifier son attitude, c’était la possibilité d’une altercation, la crainte d’avoir à matérialiser sa colère en acte et l’incapacité de le faire, qui l’avaient précipité sur le chemin, ridiculement, lâchement.
Les deux Portugais prétendirent qu’après avoir ri énormément de la fuite du mari poltron, une défiance leur était venue. Ils se demandèrent quel pouvait être ce paquet enveloppé d’un manteau que portait Jehoudah. Le médecin affirma bien qu’il n’avait sur son bras que sa pèlerine qu’il avait prise malgré la chaleur d’avril, à cause de certains accès de fièvre qui le faisaient grelotter le soir, mais les Portugais prêtèrent serment sur le Christ de la vérité de leur affirmation. Ils ne pouvaient, dirent-ils, penser à un vol, étant donné la pauvreté du gardien de l’église des Rois Mages. Mais ils songèrent à quelque profanation d’objet sacré. Ils allèrent jusqu’à l’église. Le gardien s’étonnait déjà de ne pas avoir vu rentrer son enfant. Ils attendirent avec lui et firent toute la nuit et le lendemain matin des recherches dans les environs. Elles furent inutiles.
Sous le coup de l’indignation et sachant bien que, s’ils accusaient le médecin juif devant la justice celui-ci aurait le temps de faire disparaître les traces de son forfait, ils résolurent avec quelques amis, et quelques serviteurs de faire sur le champ une incursion dans le quartier juif et de fouiller la maison du médecin. C’est au cours de cette incursion que Castro fut frappé au visage par Jehoudah et qu’il résolut de l’emmener, avec sa femme, qui était peut-être sa complice, jusqu’à l’église des Rois Mages. Il pensait, en l’intimidant, obtenir de lui des aveux. Il regrettait d’avoir involontairement poussé une femme au suicide. Mais une foule de témoins l’affirmaient. Il n’avait été fait de mal à aucun des Jehoudah. On les avait seulement entraînés de force sur le bateau. Si Dolça Jehoudah avait préféré la mort à la vision de l’église des Rois Mages et à celle d’un père pleurant son enfant disparu, c’est qu’elle devait avoir une conscience peu tranquille. Castro regrettait aussi qu’il y ait eu, de ci, de là, quelques coups donnés dans le quartier juif, quelques portes défoncées, quelques objets brisés par des chrétiens dont on n’avait pu modérer la vertu. C’étaient de bien petits dommages à côté du sang versé d’un enfant innocent. La mort même de Dolça Jehoudah ne suffisait pas à venger ce sang versé et Castro maintint sa plainte et son accusation contre le médecin.
Il n’avait pu apporter aucune preuve que celle de sa certitude morale affirmée par des serments réitérés sur le Christ. Ces serments, qu’appuyaient les serments de tous les jeunes gens nobles de Goa furent si nombreux et si solennels que, pour tous ceux qui assistèrent au procès, l’idée de Christ fut liée au pogrome de Goa.
C’est le Christ qui l’avait inspiré. Une croix était dressée sur la barque qui transportait les justiciers. Tous ceux qui y avaient participé étaient des soldats du Christ. Castro et ses compagnons furent innocentés de la mort de Dolça Jehoudah car il ressortait des événements que cette mort était la volonté du Christ. Mahoël Jehoudah fut innocenté de la mort de l’enfant, parce qu’il n’y avait aucune preuve contre lui mais il quitta le tribunal, indirectement flétri, soupçonné par tous d’avoir répandu le sang pour de mystérieuses pratiques. Sa défense avait été empreinte de tristesse et n’avait pas été coupée de ces cris sincères par lesquels les cœurs sont conquis. Le procureur du roi, homme juste dans la mesure où l’on peut l’être quand on voit les choses à travers les ombres de sa médiocrité n’avait pas requis de peine contre lui. Mais il avait prononcé le mot magie avec assez de terreur vraie pour faire frémir l’assistance. Pour lui, si Manoël Jehoudah ne pouvait pas être convaincu de crime rituel, le crime rituel en lui-même ne faisait pas de doute. Il croyait qu’il s’était produit en d’autres lieux, et que des juifs instruits, héritiers de vieilles traditions, fabriquaient à Pâques des pains azymes avec un mélange de farine et de sang enfantin. Plus les juifs étaient instruits et plus il fallait se méfier d’eux. Le procureur du roi savait par sa connaissance personnelle, il tenait d’une source tout à fait sûre, que le sang ne servait pas qu’à la fabrication des pains azymes, qu’il avait d’autres usages maléfiques et que ces usages étaient relatés dans certains livres écrits en hébreu. Il regrettait pour sa part, qu’un médecin juif accusé — sans preuves — du meurtre d’un enfant, eût justement en sa possession une vaste bibliothèque de livres incompréhensibles pour des chrétiens. Il avait vu ces livres en perquisitionnant dans la maison de Jehoudah car — le procureur du roi le constata avec regret — ils avaient été épargnés dans le pillage — et en les feuilletant il avait été frappé par leur antiquité, leur mystère et certaines dispositions typographiques du texte où il avait cru reconnaître des formules invocatoires. Le procureur du roi était un obéissant serviteur de la loi. Il le montrait d’une façon éclatante en proclamant que l’on ne pouvait condamner un homme quand il n’y avait pas de fait probant contre lui, mais il ne pouvait s’empêcher de déplorer que la loi n’armât pas mieux ceux qui la défendaient et que le procureur du roi n’eût plus, comme au temps de l’Inquisition, le droit de faire brûler ce qu’il ne comprenait pas.
Manoël Jehoudah avait été obligé de quitter Goa. Les chrétiens qui le voyaient au bout d’une rue, revenaient ostensiblement sur leurs pas pour ne pas avoir à le frôler. Ses coreligionnaires ne lui pardonnaient pas d’être l’origine d’un mouvement antijuif dans les possessions portugaises de l’Inde. Beaucoup d’entre eux, et parmi eux le rabbin, insistaient auprès de lui pour qu’à titre de concession à l’opinion publique il détruisît ses livres devenus légendaires, depuis les paroles du procureur à son procès.
Il était parti sans regret. Sa fenêtre donnait du côté de la mer et l’on voyait la rivière s’y fondre en un large estuaire. Il ne pouvait regarder la ligne blanche que faisait la barre à marée basse, le remous inquiétant des eaux à marée haute. C’était là-bas, sur la grève d’Aguada, qu’il s’était penché, plein d’horreur, sur une forme tellement mangée des poissons qu’il avait été obligé, pour la reconnaître, d’en laver avec ses mains les longs cheveux bleuâtres souillés de vase.
Et maintenant, Rachel regardait face à face l’auteur de tant de maux. Il était là, assis, paisible, avec des bajoues et un gros ventre, indiquant qu’il devait faire bonne chère et qu’il jouissait sans doute d’une conscience tranquille. Il avait insisté à plusieurs reprises pour qu’elle mangeât et qu’elle bût, et il avait dit des choses banales qu’il s’était efforcé de rendre aimables, rappelant à Rachel, par son inclinaison de tête, ce mouvement qu’ont certains chiens méchants quand ils vous lèchent la main. Maintenant, il avait tiré un cigare de sa poche et il lançait vers le plafond de grandes bouffées de fumée. Il devait avoir l’habitude de venir de Goa pour se réjouir avec des femmes, dans cette maison de rendez-vous de Bombay, la seule où l’on trouvait des Européennes. C’était un client. On le connaissait. On savait ses goûts, ses habitudes. Il aimait le champagne. Il était violent. Il détestait attendre. Ce soir, après avoir traîné dans les bars du port, il avait résolu de dîner avec une femme. Et la femme, c’était elle : Rachel.
Ainsi, il n’y avait pas de justice. L’injustice allait même en s’aggravant. Rachel avait souvent imaginé des circonstances inattendues qui l’auraient mise en présence de Pedre de Castro et qui lui auraient permis d’en tirer vengeance. Dans la fantaisie du rêve, elle s’était vue, par une série bizarre d’événements, grâce à quelque immense fortune, jouissant d’un pouvoir discrétionnaire et humiliant l’être détestable. Elle se l’était représenté à genoux, et l’implorant. Non seulement rien de tel ne s’était produit mais c’était elle qui était maintenant à la merci de cet homme et dans les conditions les plus misérables et les plus honteuses. Certainement il l’avait reconnue à son étonnante ressemblance avec sa mère. Impressionné tout d’abord par l’évocation du drame ancien, il s’était calmé, il avait dîné et maintenant il réfléchissait.
— Misérable race, devait-il penser, dont on trouvait les enfants dans les endroits interlopes des grandes villes. Il n’avait pas eu la mère, eh bien ! il allait avoir la fille !
Sans doute, c’était son habitude. Il dînait d’abord. Rachel l’avait vu regarder le lit avec complaisance. Il allait bientôt se lever, la saisir, l’y pousser.
Elle sentit à cette pensée une chaleur parcourir tout son corps et faire bourdonner ses oreilles.
Pas de justice ! jamais de justice ! Il y avait des faibles et des forts et les forts étaient presque toujours les mauvais. Elle songea à son père, là-bas, dans la petite ville de Cochin, dont elle s’était enfuie. Il avait voulu aller vivre chez ceux qu’on appelait les juifs noirs, les plus misérables de tous, rameaux d’une branche tout à fait abâtardie de la race. Et il n’avait jamais songé à se venger ! Elle revit un chemin désert, au crépuscule, et le dos de son père courant presque pour ne pas avoir à se quereller avec deux insulteurs chrétiens.
Elle eut, à ce moment-là, de la peine à ne pas se dresser en criant. Elle se sentait soudain légère, forte, invincible. Ce qu’aucun juif n’avait, à sa connaissance, jamais osé faire, elle allait l’accomplir. Elle s’étonna même que la tâche fût aussi aisée.
Un grand couteau à découper était sur un plat, parmi des tranches de roastbeef. Rachel qui était accoudée sur la table n’avait qu’à laisser tomber le bras pour le saisir. Elle calcula qu’en se levant en même temps, elle pouvait presque dans la même seconde, traverser avec cette arme qui semblait très aiguë, ce ventre large qui était devant elle et faisait un bourrelet au-dessus du bois de la table.
Elle entrevit ce qui pourrait arriver alors. Les cris de l’homme, ce qu’elle lui dirait en le frappant à nouveau, les agents de police en uniforme kaki et en turban, la prison devant laquelle elle était passée dans la soirée, un procès où serait évoquée toute l’abomination passée, mais un procès à Bombay, devant des juges anglais.
La pluie, au dehors, ne battait plus les carreaux avec autant de force mais on l’entendait s’écouler en rigoles sur des terrasses. Il y avait une lassitude du vent. Le chant des grenouilles s’élevait avec une régularité qui le rendait plus triste.
La résolution prise donna au visage de Rachel une sorte de sérénité illuminée qui en transforma l’expression. Et alors, en face d’elle, le regard de Castro devint plus fixe. Il la considéra comme s’il cessait de la reconnaître. Il mordit ses lèvres comme quelqu’un qui s’aperçoit d’une erreur et, repoussant la table devant lui, il se leva. Il fit un ou deux pas et Rachel pensa, avec un rire intérieur, qu’il allait soulever la moustiquaire pour que l’accès du lit soit plus aisé.
Le couteau était toujours à portée de sa main.
Avec un immense effort, d’une voix basse, Castro dit :
— Je ne me trompe pas. Vous êtes bien la fille d’un médecin nommé Jehoudah ?
La main de Rachel avait effleuré le plat où était le roastbeef et le couteau. Elle dit pour gagner du temps :
— Moi !
— Oui, reprit Castro. Manoël Jehoudah qui a habité Goa autrefois.
Il n’en était donc pas sûr ! C’était à elle qu’il appartenait de le lui apprendre. Et pourquoi ? Pourquoi lui donner cette nouvelle victoire, la déchéance de la fille de Jehoudah ? Cela suffirait peut-être pour lui faire trouver la mort moins affreuse.
Les yeux de Rachel exprimèrent une surprise tranquille. Elle secoua la tête :
— Je m’appelle Rachel Soarez, dit-elle.
C’était le nom sous lequel elle était inscrite dans son hôtel, sous lequel Antonia devait la connaître.
Castro poussa un grand soupir, comme s’il était délivré d’une terrible menace. Il balbutia :
— Je me disais bien aussi… C’était une coïncidence si invraisemblable !
Il répéta : Rachel Soarez ! avec une visible satisfaction.
— Ah ! si vous saviez ! si vous saviez ! dit-il encore.
Quoi ? Voulait-il parler du drame de Goa ? Dans ce cas, Rachel savait. Mais elle crut comprendre qu’il s’agissait d’un autre drame intérieur qui lui était propre.
Lequel ? Que pouvait-il bien penser au juste ? Les êtres foncièrement mauvais jouissaient-ils de leur méchanceté de la même manière que ceux qui font le bien ?
Rachel s’attendait d’un instant à l’autre à quelque brusque attaque de Castro. Elle était prête à se lever d’un bond et elle ne perdait pas le couteau de vue. Mais elle chercha en vain sur le visage épais, dans le tremblement et l’humidité des lèvres, la flamme des petits yeux, l’animation qu’y met la fureur sexuelle.
Il lui parla sans avancer et sa voix semblait venir de beaucoup plus loin que la distance qui les séparait. Quand il prononça d’abord ces mots :
— Peut-être êtes-vous l’instrument de la providence.
Rachel, se rappelant les paroles à peu près semblables d’Antonia, songea qu’elle aurait éclaté de rire en d’autres circonstances. Elle se contint mais la gravité de ce que dit encore Castro fut diminuée, resta entachée d’une sorte de comique et tout ce qui suivit eut l’air pour Rachel d’être la parodie d’une autre scène vraie, plus émouvante et vécue ailleurs.
— Je vous expliquerai plus tard ce qui vient de se passer en moi. Mais il ne faut pas que vous restiez ici un instant de plus. Puisque vous y êtes venue, c’est que…
Ici, il balbutia et Rachel comprit qu’il ne trouvait pas les formules délicates jamais, sans doute, prononcées auparavant et par lesquelles il lui aurait promis largement l’argent escompté de sa visite chez Antonia.
Elle haussa les épaules. La tension de son buste indiquait assez la curiosité passionnée qui l’animait. Elle cherchait à comprendre. L’éclat du couteau semblait s’effacer sur la table.
— Nous allons partir ensemble. J’ai pensé à tout cela pendant le dîner. Vous êtes le témoin de Dieu.
Cette formule dut le satisfaire car il la redit encore une fois.
Soudain la cloche annonciatrice du pogrome de Goa résonna au loin, parmi le chœur des grenouilles. Castro avait tiré la sonnette. Il demanda son manteau et son chapeau qu’il avait laissés quelque part et il fit signe qu’on apportât aussi le chapeau de Rachel et son manteau, si elle en avait un.
La mulâtresse déposa ces objets sur une chaise avec une déconcertante rapidité, non sans jeter sur Rachel un regard de pitié. Celle-ci eut même la sensation qu’elle se retenait pour ne pas lui donner un avis, lui faire une recommandation de prudence. Mais le sentiment de sa propre sûreté l’emporta et elle disparut.
Rachel se souvint du conseil de la femme en cheveux sur le seuil de la maison. Qu’y avait-il encore à redouter de la part de l’homme de Goa, celui qui aime les juives ? Est-ce qu’il avait emmené d’autres femmes comme il l’emmenait elle-même, ou ce qui arrivait était-il nouveau, spécial à sa personne ?
Castro avait regardé sa montre et il avait murmuré :
— Avec une voiture, nous avons bien le temps !
Puis, comme une chose indifférente, il avait ajouté :
— Sans doute vous habitez Mazagon. Il y a un quart d’heure à peine de Mazagon au port. Le bateau ne part que vers cinq heures du matin.
Quel bateau ? Il voulait lui faire prendre le bateau avec lui ? Il disposait d’elle, sans la consulter, comme si elle lui appartenait ! Il ne se doutait pas que c’était lui, au contraire, qui était devenu sa possession et que, pendant le temps qu’il lui restait à vivre elle serait attachée à sa forme exécrée, à son sang, avec la même ténacité que ces crustacés qu’on avait trouvés sur le corps de sa mère et qu’on avait eu tant de peine à arracher. Il avait raison. On avait bien le temps. Elle ne frapperait qu’à la minute choisie par elle.
Comme il venait d’écarter le rideau de la fenêtre et qu’il s’assurait aux carreaux s’il pleuvait encore, elle saisit, d’un geste brusque, le couteau du plat et elle l’enroula dans son châle.
Pour sortir de la chambre, Castro s’inclina cérémonieusement devant elle, mais il interpella vivement la mulâtresse invisible parce que le couloir et l’escalier n’étaient pas assez éclairés et que Rachel ne devait pas y voir.
Elle y voyait très bien, au contraire. Elle marchait, la tête haute, les seins tendus, et même un vague sourire errait sur ses lèvres. Elle vit en bas les portes fermées derrière lesquelles bruissait encore une vague terreur, puis la rue sinistre et ruisselante où un bec de gaz s’était allumé comme un œil étonné et plus loin son regard plongea dans les ténèbres de ce qui allait arriver.
Elle ne fut pas étonnée que le mendiant aveugle continuât à fixer un point sur son front. Elle se sentait marquée par un signe. Castro venait de le lui dire : elle était le témoin de Pieu.