Le poison de Goa : roman
DEUXIÈME PARTIE
L’Archevêque qui converse avec Dieu
Le bruit en avait couru dans le vieux Goa, dans la ville neuve, et il s’était répandu parmi les villages des environs. Un miracle devait avoir lieu ce jour-là. Ce n’est pas que la chose fût particulièrement extraordinaire. Les miracles étaient fréquents dans cet étroit morceau de terre de l’Inde soumis à l’autorité portugaise. Ils avaient commencé quand les premiers galions d’Albuquerque avaient fendu les eaux de la rivière Mandavi et ils s’étaient multipliés avec les tombeaux de saints, les chapelles consacrées, les lieux de pèlerinage. Depuis que Monseigneur Joseph de Silva avait des entretiens avec Dieu, le miracle était quotidien, permanent. Il descendait sur les demeures démolies, les couvents en ruine du vieux Goa comme un intarissable fleuve de lumière et se perdait d’ailleurs de sa force par sa continuité.
Mais le miracle qui devait avoir lieu ce jour allait être le signe d’une solennelle apparition divine. Après des années de pourparlers et d’hésitations, le gouverneur de la colonie avait reçu des ordres formels de Lisbonne. Le roi du Portugal, menacé personnellement d’excommunication, renonçait à la lutte que son clergé avait engagée contre le pape. Le vieil archevêque schismatique devait se retirer dans un couvent. M. de Lima, le gouverneur, avait pleins pouvoirs pour faire respecter par la force la volonté royale.
Ces nouvelles avaient jeté Goa dans une grande effervescence. Beaucoup de portraits du roi avaient été exposés sur les portes, la tête en bas en signe de mépris. On savait que le gouverneur, homme faible et taciturne, était incapable d’une action quelconque. Cette action ne pouvait se manifester que par l’intermédiaire du colonel qui était à la tête des huit cents hommes de la garnison. Et le colonel était un si grand buveur qu’il ne trouvait jamais une heure de lucidité pour s’occuper de choses militaires. Mais un navire d’Europe pouvait d’un jour à l’autre débarquer un envoyé extraordinaire avec un supplément de troupes. Il avait été convenu qu’une manifestation aurait lieu dans le vieux Goa et que le prétexte en serait la bénédiction de la bannière des Vrais Chrétiens, présidés par Pedre de Castro. L’archevêque sortirait de son palais épiscopal, ce qui ne s’était vu depuis bien longtemps, et un miracle aurait lieu.
On avait pensé à célébrer cette cérémonie devant l’église des Rois Mages. Mais le sol y était singulièrement marécageux et les sables qui bordaient la rivière Mandavi à cet endroit étaient mouvants. On pouvait craindre des disparitions de croyants qui seraient allés en sens inverse du résultat désiré. Puis l’église des Rois Mages était trop près de Boma et de ses misérables habitants. Ces convertis récents étaient tous dévoués à l’archevêque, mais ils s’obstinaient à vivre dans une nudité complète peu conciliable avec le caractère sacré de la manifestation. La grande place de Goa, sur laquelle s’ouvraient les portes branlantes de la cathédrale, était le lieu le plus désigné. Mais la statue de Vasco de Gama renversée était une trop vivante image de la splendeur de la colonie et de sa décadence. On avait choisi le sommet d’une hauteur, au nord de la ville, à côté des débris de l’église Sainte-Anne.
De grandes discussions avaient éclaté pour des questions de préséance. Qui marcherait derrière le dais de l’archevêque ? Seraient-ce les Albuquerque, les Gama, les Cabral ou les Pereira ? Il n’y avait dans le vieux Goa que des familles d’une antiquité fabuleuse. Malheureusement des croisements successifs, durant quatre siècles, avaient altéré la pureté du sang des conquérants. Les Albuquerque étaient entièrement noirs et le dernier descendant de la famille de Gama avait les cheveux frisés, le nez épaté, le teint d’ébène des nègres du Zanzibar qui, vers la fin du XVIIIe siècle, avaient été transportés en masse sur la côte par des négriers français et hollandais. Les métis que l’on appelait des topas, c’est-à-dire gens portant chapeau, étaient en majorité. Ceux qui tenaient le haut du pavé étaient les quelques familles, comme les Castro ou les Mascarenhas, qui étaient restées blanches de peau. Ce haut du pavé était gardé jalousement et avec une telle morgue insolente qu’il avait suscité des haines farouches. Il fut convenu à la fin que les membres de l’association des Vrais Chrétiens, groupe qui avait pour but la grandeur de Goa et la glorification du Christ, marcheraient les premiers, quelle que fût leur couleur. Ils devaient, bien entendu, comme signe de leur aristocratie, être revêtus à la mode d’Europe, du chapeau haut de forme et de la redingote noire.
Toutes les cloches en qui demeurait un peu de vie musicale sonnaient depuis le lever du soleil. Cet après-midi de mai était particulièrement accablant. Des tapis, des étoffes de couleur, des draps de lit pavoisaient les maisons habitées et on avait accroché sur les seuils béants de celles qui ne l’étaient pas une couronne de feuillage ou un morceau de mousseline.
On avait attendu longtemps Pedre de Castro dans la maison des Mascarenhas d’où les Vrais Chrétiens devaient partir en cortège pour l’archevêché. Quelqu’un était allé frapper à sa porte, mais il était sorti de chez lui depuis longtemps. Très tard, au moment où les Vrais Chrétiens se préparaient à se mettre en marche sans lui, la mère de toute la lignée des Mascarenhas, une grosse commère qui mettait au monde les scandales aussi facilement que les enfants, avait poussé des ricanements d’allégresse, du haut du mirador où elle s’était juchée pour surveiller et enregistrer. Puis, sous sa robe décolletée en velours cramoisi, elle était descendue quatre à quatre pour annoncer avec une bruyante joie que le président des Vrais Chrétiens venait de sortir de chez sa juive, à laquelle il était allé sans doute demander quelques conseils avant la cérémonie.
Elle ne se trompait pas. Pedre de Castro sortait de la maison où il avait installé Rachel. Plus les sociétés sont déchues, plus leur rigorisme s’accroît et plus en même temps se développe une veulerie qui les rend indulgentes à tout ce qui va à l’encontre de ce rigorisme. Les Vrais Chrétiens se contentèrent de sourire en plissant les yeux. La plupart étaient préoccupés par l’allure de leur redingote, le mouvement de leur pantalon, loués à un fripier sur le port de la ville neuve. Et puis, si Castro avait pour maîtresse cette juive, nouvelle venue à Goa, est-ce que Cabral n’avait pas la femme de son meilleur ami, est-ce que Mascarenhas n’avait pas une Hindoue bossue de Panjim ?
Sur le bruit du miracle, on était venu de loin dans le vieux Goa et les chrétiens étaient mêlés de Musulmans et de Parsis. Des soies du Cachemire rutilaient, on agitait des foulards déployés, des lumières inusitées brillaient dans les yeux. On entendait le barrissement des éléphants qui avaient transporté des voyageurs et qui étaient attachés, sur les anciens quais, aux anneaux de fer qui servaient jadis à retenir les caravelles.
L’aristocratie portugaise s’étalait derrière le fer forgé des balcons et sous les ogives rompues des fenêtres. Les toilettes surannées débordaient avec magnificence et il y avait des lignes de mains tendues pour faire étalage d’énormes bagues fausses. La belle Conception Colaço, sous ses dentelles noires transparentes, laissait voir les seins dont la beauté était célèbre, et, baissant ses paupières d’ambre aux longs cils, lançait au passage un regard provocant sur les jeunes hommes dont elle n’était jamais rassasiée. Un peu plus loin, sa rivale, Juana de Faria, droite comme une statue, tendait vers elle son visage d’ange en cire mate, figé par l’envie. Le col de sa robe lui montait sur le menton et ses manches lui cachaient les mains. On l’accusait d’être rongée par une incurable maladie de peau. Ses amants ne démentaient pas ce bruit. Devant le vieux Marcora, qui avait contracté à Mascaté des habitudes d’achat et de vente humaine, se tenaient ses quatre filles à peine nubiles dont il faisait ouvertement commerce. Il les dirigeait comme un troupeau, avec une baguette de bambou, et il riait sans cesse sous sa barbe vénérable, car c’était un homme gai. Bien que le vieux Marcora fût blanc de teint, ses filles étaient aussi noires qu’il était possible. Une curieuse et inexorable loi physiologique veut que les descendants de Portugais et d’Hindous naissent plus noirs que les Hindous les plus noirs.
Selon un antique usage, l’archevêque, avant la cérémonie, avait pris son repas dans la grande salle du rez-de-chaussée de l’archevêché dont les portes étaient ouvertes pour que le peuple y pût pénétrer et vît l’archevêque manger. Au temps de la splendeur de Goa il avait le gouverneur à sa droite et le commandant de la flotte de guerre à sa gauche. Derrière lui, debout, se tenait l’homme le plus puissant des Indes, le grand juge de l’Inquisition. Toute la noblesse portugaise, une noblesse entièrement blanche de peau, était groupée autour d’eux. Les archevêques étaient grands mangeurs et grands buveurs et les repas étaient fort longs. Mais maintenant il n’y avait plus d’inquisition, la flotte portugaise ne comportait qu’un seul trois-mâts dont le capitaine était un homme de rien, et quant au gouverneur il était resté terré dans la ville neuve, par crainte de se compromettre. Le repas n’avait duré que quelques minutes, juste le temps de faire défiler les faux rôtis de carton, les amoncellements postiches de poissons ou de gibier. Chacun savait que l’archevêque ne prenait jamais aucune nourriture, à peine un verre d’eau chaque jour, et qu’il était nourri de la lumière du ciel que lui distillait, par une grâce spéciale, un ange invisible.
Ce fut un grand miracle, vraiment, que Mgr Joseph de Silva pût sortir des ténèbres de l’archevêché, paraître entre les épaisses murailles du seuil, puis marcher sous le dais, sans être consumé par le soleil ou emporté par le vent. Il était translucide, immatériel. Le tissu de sa robe semblait ne rien abriter sous ses plis. Il se tenait droit, comme un jeune arbre, malgré le poids écrasant de la mitre. Le fuseau de son doigt semblait ne pas sentir la lourdeur de l’améthyste. Il s’appuyait sur la crosse, mais avec légèreté, car il effleurait à peine le sol. Son visage était couvert de rides, mais ces rides étaient irréelles, comme si un burin de rêve les avait dessinées. Ses yeux étaient d’un vert lavé par le temps et regardaient plus loin que les hommes et les collines lointaines. Il déplaçait en s’avançant une atmosphère d’allégresse et de pureté.
Un Suisse, avec un uniforme rapiécé sans soin, marchait en tête, agitant de longues moustaches et faisant résonner une hallebarde énorme. Des enfants, habillés pour la circonstance d’une robe de mousseline, jetaient des pétales de fleurs, et un bedeau topa qui les dirigeait du bout d’une grande croix de métal, les interpellait parfois violemment, en un mélange de kanara et de portugais. Derrière le dais de l’archevêque se tenait Castro, seul, portant la bannière bleue des Vrais Chrétiens. Il suait et soufflait et il s’épongeait parfois le front avec un foulard multicolore. A quelques pas de lui, comme il l’avait exigé, venaient les redingotes noires et les chapeaux bossués. Puis, se pressaient les moines. Leur foule était moins grande qu’on ne l’avait pensé, car les couvents se dépeuplaient avec une rapidité incroyable. De l’immense communauté des Cordeliers, il ne restait plus que cinq membres. Il n’y avait plus que deux Carmes : le prieur, qui était un adolescent, et le cuisinier, qui était tellement gros qu’il était obligé de s’appuyer sur le prieur. Les Trinitaires avaient revêtu les cagoules que leur ordre portait, jadis, dans les auto-da-fés de l’Inquisition. Un Albuquerque noir tenait à bout de bras le casque de son soi-disant aïeul, le grand Albuquerque blanc. Un Gama de Zanzibar avait revêtu par-dessus sa redingote la cuirasse qui avait jadis recouvert la poitrine du Grand Gama de Portugal. On transportait aussi des statues de Vierges, éblouies d’être arrachées à l’ombre de leur sanctuaire, des saints guérisseurs de maladies. Et leurs fidèles, en les reconnaissant, criaient selon l’usage : « Miséricorde ! » et se prosternaient dans la poussière. Des mendiants, payés par Castro, profitaient alors du bruit pour lancer quelques cris : « A bas le roi ! » Et ces cris trouvaient aussitôt un écho favorable dans la foule.
Des pénitents volontaires, pour montrer qu’ils méritaient le feu, avaient fait peindre des robes recouvertes de diables et de figures grimaçantes. Ils marchaient avec orgueil sous ces robes, comme s’ils étaient promis pour le bûcher, tenant un morceau de bois pour cierge, et ils gémissaient sur leurs péchés. Mais parfois ils étaient reconnus par un de leurs amis moins pieux qui regardait passer le cortège et qui les interpellait grossièrement en riant. Ils s’arrêtaient alors de gémir pour répondre sur le même ton avec un rire pareil. Il y avait aussi des prêtres libres, des missionnaires qui ne partiraient jamais nulle part, et des gardiens d’églises dans de bizarres uniformes ecclésiastiques qui portaient à leur ceinture de longues épées rouillées du XVIe siècle. Un vieux mendiant qui se faisait des revenus en montrant ses difformités aux étrangers et en affirmant qu’il était la dernière victime de l’Inquisition, se traînait à la fin, avec un air entendu, comme si la cérémonie était faite pour lui. L’encens, balancé par les bedeaux ou brûlé aux fenêtres, parfumait les rues. Les cloches vibraient dans l’air du soir avec plus de profondeur. Les bénédictions tombaient de la transparente main épiscopale. Et ainsi, à petits pas, l’archevêque traversa la ville, comme l’image vivante de l’extase spirituelle au milieu d’un cortège de caricatures.
Sur la colline, devant les débris de l’église Sainte-Anne, il y avait un reposoir. C’est là que l’archevêque étendit la main pour consacrer la bannière bleue des défenseurs de la foi, des hommes qui voulaient rendre à Goa sa puissance d’autrefois.
Castro était à genoux. Il ne sentait plus la sueur sur son front. Au contraire, il était envahi par une fraîcheur délicieuse. Il avait maintenant la certitude que Dieu lui avait envoyé un messager. Est-ce que toutes les paroles de Rachel n’étaient pas en accord avec sa conviction intérieure, avec ce que pensaient les hommes sensés de Goa, ce que pensait sans doute, sans qu’il l’eût exprimé, celui qui conversait avec Dieu et qui lui transmettait sa force par le canal de la bénédiction. Il ferait ce qu’elle lui avait conseillé et qu’il considérait comme son devoir. Il avait eu longtemps des doutes. Le messager de Dieu pouvait-il être une juive ? Pourquoi pas ? D’abord il lui appartiendrait, un peu plus tard, de la convertir. Ensuite, chacun recevait selon son mérite. Il y avait des anges, paraît-il, qui flottaient dans les vieilles salles de l’archevêché. Mais l’archevêque était un saint. Lui était un pécheur. C’eût été trop d’orgueil d’espérer un ange. Une juive était venue portant sur son visage le témoignage de ses fautes passées. Il fallait l’écouter et la croire. Tout à l’heure, quand il avait aperçu son profil d’ivoire derrière une jalousie, il avait soulevé la bannière bleue et il s’était senti jeune comme à vingt ans.
Les moines, les pénitents, la foule au loin sur la spirale du chemin, tout le monde était à genoux. Maintenant l’archevêque parlait. Personne n’entendait ce qu’il disait, tant sa voix était faible, même Castro qui, prosterné, touchait presque ses pieds. D’ailleurs, l’archevêque ne se préoccupait guère de faire entendre ses paroles. Il s’adressait au ciel plutôt qu’aux hommes. Il répondait à des questions qui lui avaient été posées dans d’autres entretiens par des bouches invisibles. Sans doute la satisfaction de ces réponses dut être grande car son visage refléta une incomparable suavité et il trembla légèrement.
Quand il termina, ce fut comme si une onde d’amour se répandait circulairement pour se perdre aux extrémités de la terre et il n’y eut personne qui ne se sentît meilleur.
Aucun miracle visible ne se produisit, mais nul n’en fut déçu. Chacun emportait dans l’âme un petit éclat de splendeur qui lui en tenait lieu.
Castro, en se redressant le premier et en élevant la bannière, vit, de la hauteur où était le reposoir, toute la ville agenouillée. Sa poitrine se gonfla d’aise. N’était-il pas le premier de tous ces hommes, le plus riche et le plus intelligent ? C’est à lui personnellement que la bénédiction du saint était allée. Il voyait la vie sous la couleur de la domination. Mais en redescendant vers Goa il se rappela confusément qu’il avait appris au catéchisme, étant enfant, que le péché d’orgueil est le premier par lequel se manifeste Satan. Il ne voulut pas s’arrêter à ce souvenir.
Les vapeurs de l’encens brûlé s’étaient mélangées à l’odeur de pourriture de Goa, au souffle végétal des forêts voisines. Le soleil venait de disparaître sur les eaux de la rivière Mandavi, ne laissant qu’une illumination de flamme au campanile en pierres rouges du couvent de Chovas.
Le père Vincent était toujours en prière à l’endroit où il était tombé, au moment de la bénédiction de l’archevêque. Il avait passé une partie de la journée à écarter les chrétiens pauvres de Boma, dont la complète nudité avait choqué la société portugaise. Il l’avait fait parce qu’on le lui avait dit, car il n’arrivait pas à comprendre pourquoi la nudité, signe d’innocence, était susceptible de scandaliser. Puis, il avait couru vers la colline Sainte-Anne et il était arrivé bien juste à temps.
Il lui sembla que la nuit lui touchait l’épaule. Le moment était venu de regagner la case en bambous qu’il habitait sur les hauteurs qui dominent Boma.
Il lui fallait passer pour cela par l’église des Rois Mages. Quand il commença d’atteindre l’allée des manguiers, il fut victime d’une singulière illusion. L’énorme église des Rois Mages était plus basse, plus tassée qu’avant. Il lui sembla qu’elle s’était accroupie plus largement, que sa formidable contexture s’étalait parmi les sables sur lesquels elle était bâtie. Comme le sol était marécageux aux alentours ! Des stagnations d’eaux miroitaient parmi des plantes aquatiques. Au loin, il n’y avait que des éclats d’étangs, des ondulations de vases, et l’hymne mélancolique des grenouilles.
Que cette masse de pierre, avec les blocs cyclopéens de ses piliers, sa tour forteresse, ne se soit pas encore enfoncée dans le sol mobile des sables, voilà, songea le père Vincent, quel était le plus grand miracle.
Dieu maintenait les pierres, les dalles, les coupoles, par une volonté permanente, un effort sans inattention. Et c’était peut-être parce que lui, le plus humble des prêtres, et le plus ignorant, se levait bien avant l’aurore et descendait des rochers de Boma, sans souci des bêtes sauvages, pour dire la messe à des hommes très simples et si pauvres qu’ils étaient obligés de marcher tout nus. On l’avait trompé, assurément. Il aurait pu dire la messe en plein jour. Dieu ne méprisait pas cette nudité qu’il voyait, d’ailleurs, dans les ténèbres, et dont il mesurait la pureté. Et il voulait qu’il y eût une église pour les plus misérables.
Cette pensée donna au père Vincent une joie extraordinaire. Comme le sol lui paraissait solide, ce sol sablonneux qui était soutenu par la force divine ! Comme sa vie prenait d’importance ! La lune venait d’apparaître, éclairant la cime des manguiers. Il courait maintenant, parmi les flaques miroitantes, car les grands bonheurs font courir les promeneurs solitaires. Sur ses pas, les grenouilles ne s’enfuyaient pas et n’interrompaient pas leur chant.