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Le poison de Goa : roman

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Le Poison de Goa

PREMIÈRE PARTIE

La maison de l’entremetteuse

Rachel se retourna et vit au loin le soleil près de s’enfoncer par delà Malabar hill et les nouveaux quais en construction, dans le carré qui faisait une tache d’eau à l’extrémité de la rue. Le globe de ce soleil inusité était gonflé, disproportionné. Il répandait une lueur lie de vin sur des flots jaunâtres et soulevés anormalement comme par une malsaine fusion. L’air était moite, écrasant et la poussière en retombant avec lenteur faisait une buée d’or triste.

— C’est peut-être une tornade qui se prépare, pensa Rachel.

Alors elle prit une des rues transversales qui la ramenaient vers le quartier de Mazagon. Mais l’idée de son médiocre hôtel, dans ce faubourg de Bombay, hanté d’aventuriers cosmopolites, la remplit de dégoût et elle ressentit cette espérance secrète de catastrophe qu’éprouvent ceux qui sont arrivés à un tournant difficile de leur vie.

Il y avait plus d’une heure qu’elle allait au hasard, sans but, sous les vélums de couleurs et les balcons proéminents, entre les bazars, les boutiques de voiles du Cachemir, les tresseurs de corbeilles, les laqueurs de bois. Parfois un visage rusé s’éclairait sur son passage, une main bronzée lui tendait un objet, avec une offre formulée en anglais ou en hindoustani. Elle croisait des hommes de tous pays et de toutes races. Comme elle était seule parmi tant d’êtres inconnus ! Où irait-elle le lendemain ?

Il lui sembla qu’elle ne suscitait plus parmi la foule affairée du soir cet étonnement que cause d’ordinaire une Européenne marchant seule et à pied dans une rue de la ville noire de Bombay. Les passants étaient plus rapides. Des devantures claquaient. Les chevaux des voitures emportant les promeneurs vers l’Esplanade et les jardins de Kolaba se cabraient puis galopaient avec une vitesse singulière. Rachel fut heurtée par un marchand de boules de farine et de sucres coloriés qui courait et elle surprit sur son visage gris cendre une expression de hâte effrayée. A la portière d’un palanquin apparut le buste d’une dame anglaise qui donnait précipitamment à ses porteurs l’ordre de rebrousser chemin. Un Persan en bonnet d’astrakan qui venait de se lever dans sa boutique et roulait le tuyau de sa pipe à eau cria à Rachel en montrant le ciel quelque chose qu’elle ne comprit pas.

Devant le bazar chinois la foule était si dense, l’atmosphère si irrespirable, que la jeune fille tourna sur sa gauche le long des murs de la prison.

Elle se trouva face à face avec deux hommes qui passaient. C’était des Européens, des Anglais sans doute. L’un des deux avait sur sa cravate une énorme perle, pareille à un insecte empoisonné, à peine posé. Chez l’autre, qui avait un vêtement noir de clergyman cachant son col, elle ne vit que l’or des lorgnons et que l’ivoire des dents. L’expression de leur visage changea brusquement, se revêtit de cette idiotie joyeuse, de cette grivoiserie hypocrite qui anime une certaine catégorie d’hommes en présence de la beauté féminine.

Ils s’étaient arrêtés, prêts à engager la conversation. Mais Rachel pressa le pas. Elle avait envie de courir. Elle savait bien qu’elle transportait dans l’ondulation de son corps, la magnétique chaleur de son sang, un élément de plaisir qui faisait désirer sa possession.

— Une juive ! pensa-t-elle. On la méprise avec d’autant plus de force qu’on la désire et qu’on a envie de jouir d’elle.

Et elle se murmura à elle-même ces paroles souvent relues dans un livre hébraïque que possédait son père et où étaient relatés les malheurs de sa race.

— O Seigneur Cebaoth, Dieu juste, fais que je voie le châtiment de ces persécuteurs et de ces tyrans qui nous font périr, car je t’ai confié ma cause !

Elle leva la tête et elle vit qu’elle était revenue sans s’en douter dans cette étroite rue, non loin du temple de Monbadevi, où s’ouvrait l’impasse qu’elle s’était juré de ne pas franchir, l’impasse dont elle ne voulait à aucun prix passer le seuil. Elle avait bien cru pourtant prendre une direction opposée. Elle reconnut le mendiant, assis les jambes croisées, à l’angle de l’infranchissable impasse. Il regardait avec des yeux aveugles, un peu au-dessus de la hauteur humaine. Des gouttes de sueur perlaient sur son torse nu et seule l’agitation bizarre de ses doigts de pied interrompait la parfaite immobilité de son corps.

Elle revint précipitamment sur ses pas.

Voilà où le Dieu juste la ramenait. Non, non, pas cela ! On le lui avait appris et elle l’avait cru : la plus grande faute pour une femme était de se donner à un homme pour de l’argent. L’argent était la souillure dont on ne peut se laver.

Et pourtant ! Qu’allait-il advenir d’elle ? Est-ce qu’elle n’allait pas être jetée à la rue le lendemain par le propriétaire de son hôtel ?

— Dieu juste, montre-moi le chemin.

Elle sourit avec amertume. Elle venait de passer à côté d’une fontaine publique et la semelle de son soulier où elle savait qu’il y avait un trou venait de faire au contact d’un peu d’eau ce bruit triste de pauvreté qu’elle connaissait bien. Son pied lui parut lourd comme s’il portait une semelle en plomb. Elle pensa à ces filles qu’on marquait jadis d’une croix, avec un fer rouge. Elle aussi avait sous son talon le signe des créatures condamnées. Nul ne pouvait le voir quand elle marchait, mais le signe gémissait et Rachel savait qu’elle était liée par le pied à la laideur de la vie.

Le sémaphore de Malabar hill lança sur Bombay sa flamme triste et régulière. Les ouvriers des docks roulant comme chaque soir vers la gare d’Ahmadadah faisaient en marchant une rumeur angoissée. Rachel voulut échapper à leur flot.

Mais à l’angle d’une rue par où elle était déjà passée, elle vit, à quelques pas d’elle, les deux Anglais qu’elle avait croisés un peu auparavant. Ils regardaient autour d’eux et en l’apercevant ils crièrent presque en même temps :

— La voilà !

Rachel les reconnut en une seconde à l’expression de concupiscence stupide de leurs traits et l’idée d’avoir à échanger des paroles avec eux lui causa un malaise.

Elle se mit à courir, suivie par le soupir de son soulier. Elle alla à droite puis à gauche. Aussi rapide qu’elle, la nuit surgie on ne sait d’où, une nuit grisâtre et singulière, tombait sur la ville galvanisée par l’orage.

Rachel aperçut soudain les docks Victoria vers lesquels elle descendait entre des maisons pourries. Personne ne la suivait plus. Dans des échoppes basses, des hommes demi-nus, un burin à la main, incrustaient de petits morceaux de nacre dans des planchettes de bois précieux. Au bruit des pas de Rachel, ils levaient un visage impassible, mais ils semblaient ne pas la voir. Cette présence avait quelque chose de si hallucinant que Rachel pressa le pas. Une écœurante odeur de musc se dégageait des maisons et se mêlait à l’odeur de vase et de goudron qui venait des eaux fermentées des bassins. Elle allait atteindre les quais et elle n’avait plus qu’à les suivre pour revenir vers Mazagon et vers son hôtel.

Mais elle s’arrêta. Il lui sembla qu’une voix venait de l’appeler. Ce n’était pas une voix s’exprimant avec des syllabes, mais une sorte d’appel intérieur qui lui commandait de revenir en arrière. Alors elle remonta la rue qu’elle avait descendue parmi les spectres incrusteurs de bois, sous les voûtes décomposées des balcons.

Elle se mit à marcher sans savoir où elle allait, à travers les rues de la ville noire, jusqu’au moment où elle cessa de s’orienter. Et dans l’ombre de sa mémoire émergea avec netteté l’image d’une gravure dont le sujet terrible l’avait impressionnée dans son enfance.

Au sommet d’un tourbillon d’eaux, d’un maelstrom fantastique, était posée une barque dont les mâtures étaient brisées. On comprenait que la barque lancée à une grande vitesse allait s’enfoncer, par une ligne blanchâtre d’écume, dans la profondeur du gouffre. A l’avant de la barque, une petite ombre humaine exprimait par ses bras ouverts son désespoir et son inutile appel à une divinité indifférente. Le ciel était d’un gris uniforme comme le ciel plombé de catastrophe que Rachel avait au-dessus d’elle en ce moment. La mer était sillonnée de larges raies et de boursouflures comme la mer qu’elle venait de regarder et ce gouffre grossièrement dessiné donnait la sensation de l’inévitable et de l’irrémissible.

Rachel avait fait des vœux puérils pour que le pilote aux bras ouverts pût bénéficier de quelque courant inattendu et échapper en nageant à ces spirales qui devaient aboutir, croyait-elle, à un enfer inimaginable.

Pourquoi pensait-elle à cette gravure oubliée ? Elle haussa les épaules. Mais dans une seconde conscience quelque chose l’avertissait qu’elle était lancée au-dessus du gouffre. Les rues crépusculaires étaient les lignes inclinées par lesquelles la barque descendait. Elle avait en vain ouvert les bras, appelé les hommes et Dieu. Le fond du gouffre était tout près d’elle.

Et soudain elle reconnut l’endroit où elle se trouvait. Elle venait de longer le temple de Monbadevi. Un peu plus loin était le mendiant aux yeux levés et l’impasse où s’ouvrait la maison de l’entremetteuse Antonia, la maison où elle était attendue à cette heure même.

Ainsi ce lieu était comme un pôle magnétique qui attirait la malheureuse épave qu’elle était devenue. La volonté de la destinée tendait à prendre la place de sa volonté brisée. Depuis qu’elle avait commencé à réfléchir, la manière dont les événements se développaient l’avait toujours remplie d’étonnement. Comment en était-elle arrivée à n’avoir plus que cette maison pour moyen de salut ?

Comment cette Antonia avait-elle su sa solitude et son besoin d’argent ? Lorsque l’on tombe dans un désert, les oiseaux de proie, paraît-il, en vertu d’un instinct spécial, accourent de distances infinies vers la créature dont ils vont se nourrir. Il doit y avoir pour les entremetteuses un instinct analogue qui les conduit directement vers les jeunes femmes qui sont tombées dans la solitude des petits hôtels.

— Une maison sur le modèle de celles de Londres et de Paris, lui avait dit la veille cette Antonia aux bandeaux luisants, à la toilette de soie violette et qui parlait en levant l’index pour faire étinceler la flamme d’un énorme diamant.

Elle ne faisait que des présentations et uniquement pour rendre service. On entrait chez elle, on en sortait, personne ne vous avait vu. Les femmes qu’elle recevait étaient, en vérité, ce qu’il y avait de mieux dans la société de Bombay. Est-ce que tout le monde n’a pas besoin d’argent maintenant ? Quant aux hommes, c’étaient de hauts fonctionnaires anglais, de grands commerçants de Bombay ou des environs. Justement le lendemain, elle attendait un riche Portugais de Goa. Un personnage bien curieux et sur lequel il y avait une légende ! Un homme qui n’aimait que les Juives et comme il les aimait ! Est-ce que Rachel n’était pas Portugaise et juive en même temps ? Un peu de bonne volonté et sa fortune pouvait être faite.

Rachel ne s’était pas indignée, car on n’a pas le courage de s’indigner, quand on est brûlé par le trou du soulier et l’usure au coude, de la robe. Sous l’onction ecclésiastique des paroles, sous l’hypocrite pitié, sous l’éclair du diamant elle s’était contentée de baisser la tête. Elle la baissait encore maintenant dans les ténèbres de plus en plus compactes de la rue et elle se sentait pénétrée par une sorte d’engourdissement moral. Elle n’était pas libre. Un génie impérieux l’avait conduite. C’était le Dieu juste de ses prières qui voulait sa déchéance.

Au-dessus de la rue, quelque chose que le vent brusque venait d’arracher passa comme un oiseau et tomba quelque part avec fracas. Rachel sentit en même temps sur son corps des plaques d’eau chaude qui la transperçaient et les bruits de la ville furent couverts par le crépitement des larges gouttes sur les toits.

Elle chercha un abri entre les colonnes de bois soutenant les vieux balcons. Elle faillit buter contre le mendiant aux yeux levés et dans l’ombre il lui sembla qu’il fixait avec attention son front comme s’il y avait vu un signe particulier.

L’impasse où aucun bec de gaz n’était encore allumé s’étendait lugubrement devant elle. Une musique assourdie de khinnara et de tam-tam à laquelle se mêlaient des cris perçants de femmes donnait à ce lieu un caractère de débauche cachée, de joie inférieure.

Rachel reconnut la maison d’où filtraient des lampes et elle perçut entre les volets mal clos des éclats de voix, le bruit d’une discussion violente. Un je ne sais quoi de dangereux et de crapuleux parvint jusqu’à elle.

Poussée par la curiosité elle fit quelques pas en avant et elle fut surprise de lever la main pour toucher le marteau de métal suspendu à la porte.

Mais à ce moment, cette porte s’ouvrit brutalement, d’un seul coup. Sous la clarté d’une lanterne qui était dans l’intérieur de la maison, Rachel se trouva face à face avec une femme qui se précipitait au dehors. Ce devait être une Anglaise. Elle était nu-tête. Ses cheveux blonds étaient en désordre. Elle tordait d’un geste machinal un châle léger autour de son cou. Ses yeux allèrent tour à tour de la rue ruisselante de pluie à Rachel qui était devant elle. Elle murmurait des injures entre ses dents.

Déjà elle avait descendu les deux marches du seuil et elle allait s’élancer en avant, quand elle se ravisa.

Elle se pencha familièrement sur Rachel et en lui soufflant une haleine d’alcool dans la figure elle lui dit avec un accent de populaire pitié :

— Ne rentre pas chez Antonia. Il vaut mieux que tu te mouilles les os dans la rue. Il y a ce soir l’homme de Goa, celui qui n’aime que les juives…

Le tutoiement de cette fille fit à Rachel l’effet d’une souillure physique dont elle demeura comme pétrifiée. Mais au mot de Goa, la ville où elle était née, elle eut encore l’impression singulière qu’elle était appelée par une voix à laquelle il fallait obéir.

Elle eut, durant une seconde, la vision de la fille en cheveux qui tournait l’impasse, les vêtements si collés au corps, par les cataractes d’eau, qu’elle semblait nue. Il y eut un éclat assourdissant de tam-tam. Et elle pénétra dans la maison en murmurant :

— O Cebaoth, Dieu juste…

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