Le poison de Goa : roman
La Chaîne du Mal
Manoël Jehoudah déchira la lettre qu’il venait de lire. Elle était du rabbin de Goa et avait été écrite en hébreu pour qu’elle eût un caractère plus confidentiel. Jehoudah se pencha sur son balcon qui était suspendu au-dessus du port de Cochin et il jeta dans les eaux les petits morceaux de papier.
Il regarda autour de lui la chambre basse dont les murs étaient recouverts de livres anciens et pour la première fois il eut le sentiment de sa parfaite solitude. Même quand sa femme était morte, même quand sa fille l’avait quitté il n’avait pas été entouré d’un vide aussi grand. Il lui semblait que les limites circulaires de la terre avec leur vie et leur humanité, reculaient et le laissaient irrémédiablement seul dans un désert.
Il s’assit et il réfléchit. Mais ce qu’il devait faire s’imposa avec rapidité à son esprit. Il se releva. Il allait partir sur-le-champ. Rien ne pouvait le retenir.
Il écrivit une lettre à un jeune médecin anglais récemment installé dans le quartier neuf de Cochin pour lui donner la liste de ses malades et les lui recommander. Il mit un peu de linge dans une petite valise. Il jeta sur les choses qui l’entouraient un regard où il n’y avait aucun regret. Sa bibliothèque qui avait été son refuge béni, le jardin vivant des pensées, la route aux mille caractères de la connaissance, lui fit l’effet d’un tombeau spirituel où il avait dormi d’un sommeil stérile. Il toucha une dernière fois la « Source de Vie » de Salomon ibn Gebirol où sont résumées les philosophies des anciens livres Kabbalistiques, la « Vallée des pleurs » de Ha Cohen qu’il avait souvent fait lire à sa fille pour qu’elle apprît la longue suite de malheurs et de persécutions qui avaient frappé les communautés juives de tous les pays et il murmura :
— Ma fille ne m’aurait peut-être pas quitté si je lui avais parlé de choses quotidiennes, de petits plaisirs, de petits devoirs, de tout ce qui est la vie. Mais non, je voulais atteindre la vérité, parvenir à la sagesse intérieure. Et celui qui croit monter redescend.
Manoël Jehoudah n’avait pas de serviteur à prévenir. Depuis le départ de sa fille il se servait lui-même par amour de la simplicité et de la solitude. Ayant donné un tour de clef a sa porte, il se dirigea vers le port. Là il apprit que le vapeur de Madras qui faisait le service des ports de la côte était reparti la veille. Il n’y en aurait un autre que dans quinze jours.
Mais attendre quinze jours était impossible. Son esprit était à Goa, auprès de sa fille, au milieu d’événements dont il entrevoyait le caractère redoutable et dont il se jugeait en partie responsable. Il s’entendit avec le propriétaire d’un voilier qui allait transporter une cargaison de cannelle à Mangalore et il obtint, en le payant largement, d’être déposé à Goa. Il pouvait être arrivé avant une semaine.
Jehoudah savait qu’en fixant par la pensée un être qui vous est familier, en examinant sous toutes ses faces le motif connu d’une de ses actions anciennes, on arrivait à déduire les motifs inconnus et à reconstituer la suite des faits que l’on voulait savoir. Il s’y appliqua durant une semaine et son inquiétude ne fit que s’aggraver.
Il faisait nuit depuis longtemps et l’on ne voyait pas encore le phare de l’île Saint-Georges quand la mer devint subitement mauvaise et une pluie d’orage se mit à tomber. Le voilier eut beaucoup de mal à gagner l’entrée du port. Là il fallut se faire reconnaître, passer plusieurs heures en formalités. Marcora exigeait des droits de douane tellement écrasants qu’il n’y avait plus de commerce. Il avait organisé aussi des impôts sur les personnes. Nul n’avait le droit de débarquer sans déposer entre ses mains une caution.
Il était très tard quand Jehoudah put retenir une chambre dans un hôtel du port. Il remarqua avec surprise que malgré l’heure avancée les cafés installés à l’européenne étaient brillamment éclairés et qu’il s’en échappait des chants et des musiques de danse. Il vit des silhouettes de joueurs dans les tripots improvisés ; des femmes rodaient le long des maisons et les Chinois étendus à l’extrémité du quai faisaient une masse sombre. Personne ne le remarqua quand il monta à grands pas la rue aboutissant à la route du vieux Goa.
Il marcha sans se soucier de la pluie. Les souvenirs accouraient de tous les côtés. Dolça Jehoudah tenait la main de Rachel enfant et lui souriait avec tendresse. Là ils s’étaient assis sur un banc de pierre pour regarder la campagne. A cet endroit où la rivière et la route sont côte à côte, il avait aperçu de la barque où il était attaché Abdullah qui courait en levant sa fille dans ses bras. Ce devait être à peu près dans cette partie plus sombre des eaux que Dolça, sa femme bien-aimée, s’était précipitée pour mourir. Elle était morte dans les conditions de l’âme les plus redoutables, en proie au désespoir et à la terreur. Jehoudah pensait que les émotions de la dernière heure de la vie sont le partage des morts dans l’au-delà.
— O mon Dieu, tu es témoin que j’ai lutté de toutes mes forces contre les pensées de vengeance et que je n’ai pas souhaité une mort semblable à celui qui avait causé la mort de ma bien-aimée. O mon Dieu, ne sois pas redoutable aux méchants !
Manoël Jehoudah crut entendre les cantiques du mois de Marie décroître lugubrement, il respira le parfum fantôme des nagahs dont jadis on lui avait enfoncé une couronne sur les yeux. Un jour grisâtre commençait à filtrer à travers les nuages quand il arriva au débarcadère de l’église Saint-Joseph. Une des trois têtes était un peu plus démantelée que jadis. Il s’arrêta sous leur triple ombre.
Soudain il eut froid et la terreur de l’action le paralysa. Autrefois aussi, il s’était trouvé au même endroit en proie à une indicible horreur. Manoël Jehoudah n’avait d’audace que dans le domaine spirituel. Il connut une nouvelle fois la puissance de la peur et il lui fallut un effort immense pour en triompher.
Il s’orienta. Il passa sous l’arc de triomphe d’Albuquerque et il se dirigea vers cette rue en pente, au bas de la colline Sainte-Anne, dont le rabbin lui avait parlé dans sa lettre.
Le jour naissait dans la pluie. Des volets claquèrent. Au rez-de-chaussée d’une vieille demeure de pierre les carreaux de deux grandes fenêtres étaient éclairés par une lampe. Manoël Jehoudah vit confusément une silhouette élancée, le lourd casque d’une chevelure bleuâtre. Il reconnut la créature issue de lui dont la beauté l’avait toujours rempli d’un émerveillement presque sacré.
Était-elle seule ? Il en était presque sûr. Il se refusait à croire le contraire. Il ne pouvait pas s’être trompé dans ses hypothèses. Son cœur battait très fort, ses dents claquaient. Il avait peur, une peur qui l’aurait fait fuir si sa volonté ne l’avait retenu. Il posa pourtant sa main sur le marteau de la porte et il le fit retomber. Le marteau rendit un faible bruit, il y eut un silence et un pas dans la maison.
Jamais Rachel n’avait pensé que son père fût aussi petit. Elle le considérait avec étonnement. Il était impossible qu’il eût rapetissé en quelques mois. Ce n’était pas le chagrin qui l’avait voûté. Il se tenait droit et il parlait doucement, sans colère. Rachel ne pouvait pas s’empêcher en l’écoutant d’être tourmentée par cette ridicule préoccupation de taille. Elle avait senti dès les premiers mots qu’il ne venait que pour se mettre en travers de ses projets et, les yeux fixés sur le plancher, elle demeurait maintenant enfermée dans le silence taciturne de ceux qui sont résolus à ne pas se laisser convaincre.
— Tu t’étonnes que j’aie deviné ta pensée, reprit-il, et que même j’en aie suivi pas à pas les phases. Ce ne fut pas tellement difficile. Il n’y avait qu’une autre hypothèse qui pouvait expliquer ta présence dans cette maison. Elle m’eût paru d’ailleurs moins affreuse.
— Je ne comprends pas, dit Rachel. Tu aurais préféré…
— Oui, j’aurais préféré, dit-il sans hésiter, te savoir dégradée au point d’abandonner ton corps pour de l’argent, même à cet homme-là. Ceux qui ne vont pas plus loin que les apparences, comme le rabbin Haïm, pensent que tu en es arrivée à cette déchéance. L’opinion des autres est de peu d’importance pour moi. Tu es ici par amour de la vengeance et je ne pouvais rien imaginer de pire.
Rachel releva brusquement la tête. Elle s’était promis d’écouter sans répondre. Elle parla avec véhémence.
— Rien de pire, vraiment ? Est-ce que tu ne m’as pas dit qu’il t’était arrivé de te mettre à pleurer en regardant le visage de ma mère, à cause de ce que tu y voyais de pure douceur et de tendresse idéale ?
— Oui.
— Eh bien ! Je n’ai jamais pu m’expliquer que tu aies pu regarder dans le sable d’Aguada le visage de celle qui n’avait fait aucun mal à personne et que les crabes avaient dévoré, sans faire le serment de punir ceux qui étaient cause de sa mort. Peux-tu me dire comment tu as pu retourner dans ta maison, me regarder, assister à un procès, vivre, sans éprouver le besoin de tuer justement une créature foncièrement mauvaise, sans cœur, qui riait de ta douleur et continuait à te calomnier ? Si tu m’expliquais cela, si je parvenais à voir à ta conduite une autre explication que celle que mon âme d’enfant a trouvé alors tu me soulagerais d’un grand poids.
— Parce que tu as pensé que ton père était un lâche, n’est-ce pas ? C’est bien possible, d’ailleurs. Il l’est peut-être, il l’est sûrement dans le domaine matériel. Mais je crois que les hommes se trompent en attribuant plus de grandeur au courage qu’à la lâcheté. Ils se trompent surtout en faisant servir leur courage à l’exercice d’une justice qui ne leur appartient pas.
— A qui appartient-elle alors ? A Dieu ? S’il en est ainsi, s’il existe, s’il nous voit, qu’attend-il ? Pourquoi n’exerce-t-il pas cette justice ? Pourquoi en a-t-il mis en nous la soif intarissable, si c’est pour ne jamais l’assouvir ? D’ailleurs à quoi bon parler de Dieu. Je le sais, je l’ai compris depuis longtemps. Tu y as cru, tu n’y crois plus.
— Dieu ! Dieu ! fit Manoël Jehoudah avec un geste qui semblait le situer à une distance infinie. Il n’est pas besoin de faire intervenir Dieu pour comprendre que le monde doit se dégager de la haine et s’acheminer vers l’amour.
Peut-être revit-il la croix sur la barque, le corps bien-aimé couché sur le sable, car il dit lentement comme s’il revoyait son âme d’alors :
— Oui, ma première pensée a été de me venger. Mais ce fut à ce moment, avec le premier flot de la douleur, sans doute à cause d’elle, parce qu’elle me paraissait trop grande pour être méritée, que je compris quelles balances pesaient le bien et le mal et la mesure de la loi. On donne communément à la justice l’épithète d’immanente, parce qu’elle accompagne toute action, qu’elle est l’action elle-même. C’est ce que je suis arrivé à croire après la mort de ta mère, comme à une réalité tangible. Si on fait du mal à autrui c’est à soi qu’on le fait. L’homme pour qui tu es venue ici et autour duquel tu as tissé une toile patiente avait avant toi préparé lui-même son châtiment. Il sera crucifié à son tour. Il aura une couronne de nagahs jusqu’aux yeux et son corps sera exposé sur une grève avec une face dévorée. Il n’y a pas de repentir, de pénitence, de prières qui puissent le faire échapper. La loi est inéluctable, l’effet est engendré par la cause et l’on ne peut pas davantage l’arrêter que l’on ne peut faire remonter son cours à une rivière…
— Et quand ? s’écria Rachel, quand aura-t-il lieu ce châtiment ? J’ai déjà lu cela dans tes livres. Il y était question de vies futures ou l’on naît, paraît-il, avec les récompenses et les peines des vies passées, à recevoir. Mais on ne se souvient de rien. Alors, à quoi bon ? Moi je veux être là, je veux assister. Je veux entendre crier celui qui a fait le malheur de ma vie et de la tienne, je veux voir dans ses yeux une épouvante dont je serai la cause et dont il souffrira justement.
— Mais si tu le frappes avec un couteau, tu seras frappée avec un couteau. Si tu l’empoisonnes, tu seras empoisonnée. La main de celui qui accomplit l’acte inscrit à son compte un acte semblable dans sa destinée future. Et cela n’est peut-être rien en soi. Mais le couteau, le poison ou seulement la pensée mauvaise seront transmis à leur tour. Sous le nom de justice ou de vengeance, peu importe ! le mal se perpétuera comme il s’est perpétué depuis le commencement du monde. Je me représente quelquefois les créatures humaines comme un grand troupeau qui chemine de vies en vies, de générations en générations. Chacune de ces créatures porte une chaîne à son cou, la chaîne éternelle, la chaîne du mal. Elle pourrait la rompre, libérer avec l’effort de l’intelligence, l’homme captif. Mais au lieu de cela elle s’efforce de rendre le chaînon de sa haine plus solide, d’en forger le métal, d’en rendre l’essence plus durable, pour qu’il tienne avec plus de force l’esprit lié à la chair. Et alors nous sommes condamnés à être éternellement les esclaves du mal, à porter et à transmettre cette chaîne qui broie et maintient en bas, s’il n’y a pas un homme de bonne volonté, un héros juvénile ayant le vrai courage de l’esprit qui ose dire : J’ai pitié de ceux qui m’ont fait du mal, je brise la chaîne, je suis un lâche peut-être mais je pardonne.
— Eh bien ! je ne suis pas ce héros juvénile et je n’aspire pas à l’être, dit Rachel. J’ai obéi aux conseils d’un de tes maîtres moins magnanime que toi. Seulement je suis surprise de voir que mon père professe maintenant cette morale que les chrétiens enseignent et ne pratiquent pas.
— Le pardon n’est pas le privilège des chrétiens. C’est le secret de la délivrance et toutes les religions le connaissent. Mais il est difficile à atteindre. Nul ne peut le savoir mieux que moi.
Manoël Jehoudah baissa la tête puis il marcha à petits pas dans la pièce. Il sentait dans sa fille la force aveugle d’un instinct millénaire. Il la considéra un instant. Jamais elle n’avait autant ressemblé à sa mère. La douceur des traits était remplacée toutefois par une expression de gravité et de résolution. L’aspect de la beauté de sa fille avait toujours porté Manoël Jehoudah à une tendre émotion. Il aperçut un bout de cigare oublié dans un cendrier et à travers les branches de pandanus qui retombaient sur la vérandah, il distingua la silhouette d’une croix au fond du jardin. Il se représenta ce que sa fille pouvait avoir souffert en s’imposant le mensonge et en subissant la haine. Il eut pitié d’elle. Il lui tendit les bras. Ils s’étreignirent mais sans pleurer.
Plus rapprochés l’un de l’autre, ils eurent un élan du cœur comme ils n’en avaient pas eu depuis longtemps. Rachel raconta de son existence ce qu’elle pensait qu’un père pouvait en entendre parce qu’elle ignorait que ce père-là pouvait tout entendre. Elle ne put lui cacher sa joie d’être en partie cause par son action sur Castro, du désordre et de la folie qui s’étaient emparés de la vieille ville de Goa.
— Voilà où ils en sont, les chrétiens, dit-elle.
Manoël Jehoudah écouta sa fille en silence :
— Il n’y a pas des bons et des méchants, comme tu sembles le croire, dit-il. Ce serait trop simple. Il y a des hommes malheureux, tourmentés par leurs passions et qui s’avancent dans l’ombre, Dieu sait avec quelle lenteur, vers un but inconnu. Ils luttent entre eux, ils se font du mal, mais il y en a qui sont un peu plus avancés dans la course, à qui il est dévolu une petite part de lumière. Ceux-là tendent parfois la main vers leurs frères, ils les aident, ils leur disent : c’est par ici qu’est le chemin. Par ici l’âme devient meilleure, elle comprend davantage, elle aime plus. Car c’est là tout ce que nous pouvons espérer. Mais sais-tu ce que c’est, Rachel, que perdre son âme ? As-tu lu dans des livres la description, presque toujours puérile d’ailleurs, des créatures condamnées ? Cette description cache sous une forme romanesque, un aspect de la vérité. Ah ! comme les mots : enfer, abîme, quand on a cessé de croire à l’enfer des religions et à l’abîme de l’espace, peuvent prendre parfois un sens redoutable ! Il y a des âmes qui se perdent et ce n’est pas par les crimes que nous croyons…
— Ce n’est pas en faisant le mal avec conscience, même avec amour ?
— Non. Le mal est la menue monnaie de la vie. Nous volons le bonheur des autres pour en jouir nous-mêmes. Nous tuons les animaux pour les manger. Nous tuons nos semblables dans des guerres. Mais il y a un crime bien plus grand. Rappelle-toi la vieille parole biblique : Le seul péché qui ne soit pas pardonné est le péché contre l’esprit. C’est celui qui perd l’âme. C’est celui que tu vas commettre.
— Moi !
— Arrêter l’élan de la créature à quelque degré qu’elle soit, réveiller ses passions quand elles s’éteignent, souffler sur l’ombre d’idéal qui a pu lui apparaître, la ramener en bas, vers la matière, loin de l’esprit, c’est là le péché dont il est parlé, dont je veux te sauver, ma fille.
Il avait baissé la voix. Ce fut d’une voix aussi basse que Rachel dit :
— Sais-tu où vont les âmes des morts, mon père ?
— Je crois savoir. Près de nous et loin. Dans une région intermédiaire, sans forme, sans couleur. Je ne suis pas sûr de savoir.
— Et là tu ne crains pas qu’il y ait des âmes perdues non par leurs crimes, mais par leur bonté, des âmes qui sont errantes et désespérées parce qu’on les a précipitées dans la mort brusquement, injustement, des âmes qui souffrent de la séparation, qui appellent les êtres chers, l’enfant, le mari, des âmes qui regardent dans la stupeur des ténèbres et qui se demandent : Qu’ont-ils fait pour moi ? Ils n’ont rien fait. Ils ne m’aimaient pas assez pour me venger.
— Tais-toi. Je me suis dit cela souvent. Mais non. Elle repose en paix, Dolça Jehoudah, jusqu’au jour où elle se réveillera dans une naissance sans mémoire.
— Tu n’en es pas certain. Tu n’es pas certain que ce n’est pas elle qui m’a conduite un soir, qui m’a soufflé à l’oreille : voilà l’homme. Rends au chrétien l’offense qu’il a faite à la juive. Dépouille-le du bonheur, comme il m’a dépouillé de la vie.
— Nous ne sommes certains de rien. Dans l’ignorance abstiens-toi de l’action.
Rachel secoua la tête. Le père et la fille regardaient le jardin. La pluie avait cessé mais le vent soufflait par rafales avec une violence extraordinaire. Tous deux se taisaient maintenant. Ils ressentaient la lassitude d’une nuit sans sommeil. Ils n’échangèrent plus que des paroles indifférentes.
— Tu ferais mieux d’attendre ici la fin de l’orage, dit Rachel.
— Il n’y a pas deux milles jusqu’à la maison d’Abdallah, près de Ribandar. Il a perdu ses parents l’an passé. Il sera heureux de me voir. Je vais aller jusque-là.
Sur le seuil de la porte Manoël Jehoudah reprit :
— Quand veux-tu que je revienne ?
Elle hésita.
— Eh bien ! Demain.
Elle le suivit des yeux. Il avait de la peine à lutter contre le vent. Sa silhouette se découpa à l’extrémité de la rue et elle parut tout à coup immense à Rachel.