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Le poison de Goa : roman

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Les Fils seront punis pour les Péchés des Pères

Quand les officiers du fort d’Aguada apprirent, dans la matinée du dimanche, que les troupes portugaises avaient occupé la ville neuve, ils tombèrent dans une grande perplexité. Castro venait chaque matin au fort d’Aguada et il se rendait ensuite à la ville neuve. Sans doute la violence de la tempête l’avait retenu. Puis il était admis que les jours de fête la discipline était moins rigoureuse. La veille, beaucoup de soldats avaient couché à la ville neuve sous le prétexte de célébrer le dimanche de Marie.

C’était de Castro que devaient venir les ordres, c’était lui qui assumait les responsabilités. Les officiers étaient tous irrémédiablement compromis dans la révolution de Goa. Mais ils ne pensaient pas sans inquiétude aux représailles de la métropole et ils enviaient secrètement le sort de leurs camarades qui étaient passés en territoire anglais pour rester fidèles à leur pays.

Du reste ils avaient des attaches avec les chefs de la révolution. Le lieutenant d’Altaïde était l’amant de Juana de Faria, sœur d’un membre du conseil de la colonie et le lieutenant Oviedo celui d’une jeune nièce de Mascarenhas, au tempérament brûlant. Il la recevait la nuit, dans le fort, par une petite porte située dans les fossés du donjon. Inès de Mascarenhas était justement venue la veille, avait été retenue par l’orage et s’était oubliée dans les bras de son amant.

Les officiers se réunirent et ils invitèrent les sergents à délibérer avec eux. Une discussion violente s’engagea. Ceux qui avaient mis leur espoir dans l’avenir de Goa libre voulaient que sous le commandement du lieutenant Oviedo qui était le plus âgé, on attaquât les troupes à peine débarquées ou qu’on les bombardât quand elles avanceraient vers le vieux Goa, ce qui ne pouvait manquer d’arriver.

Le lieutenant Oviedo ne manquait pas de courage. Mais à la seconde même où on avait frappé à la porte de sa chambre pour lui annoncer la redoutable nouvelle du débarquement, il commençait à s’endormir auprès de l’ardente Inès. L’épuisement se lisait sur ses traits. Il demandait deux heures de répit qu’il comptait mettre à profit pour dormir.

L’arrivée de Castro aurait ôté à tous la responsabilité de l’action. Quelqu’un qui guettait au haut du donjon avec une lunette reconnut enfin sa silhouette. Il avait l’habitude de venir à cheval et de passer la rivière sur le bac, un peu avant l’endroit appelé Reïs Magos. C’était bien lui. Chose extraordinaire il s’avançait à pied et en courant. On le reconnut à son uniforme et à son gros ventre.

A ce moment un canot qui traversait la rivière malgré les lames déposa sur la grève d’Aguada le parlementaire au drapeau blanc et les quatre soldats.

Du moment que Castro arrivait, le mieux était de garder le silence et de l’attendre. C’est ce qu’on fit. La Voix du parlementaire resta sans réponse et on le vit traverser à nouveau la rivière.

Mais le lieutenant d’Altaïde qui avait repris la lunette poussa un cri de surprise. Il ne voyait plus Castro sur la route. Il le chercha en vain. Il avait disparu. Peut-être était-il caché dans un repli de terrain. On attendit inutilement. Cette énigme jeta la garnison d’Aguada dans la consternation. Le lieutenant Oviedo s’endormit en cherchant à la résoudre.

Les heures passèrent. Mais la fièvre de combattre était tombée. Le trouble était dans les âmes. Depuis qu’ils avaient vu les quatre jeunes visages de ceux qui arrivaient de la patrie lointaine, les soldats étaient attendris. Quelques-uns parlèrent d’enclouer les canons. Ils se mirent à redouter cette arrivée de Castro qu’ils avaient désirée.

Même, les sergents étaient d’avis, s’il revenait, de laisser la porte fermée et de demeurer silencieux, comme on l’avait fait avec le parlementaire.

On scruta de nouveau à l’aide de la lunette l’endroit où l’image de Castro était apparue et s’était dissipée si mystérieusement. Mais ce fut en vain.


Rachel s’était étendue sur son lit après le départ de son père. Elle entendit confusément le bruit des pas de ses serviteurs. Ils habitaient le premier étage et ils allaient à la messe. Elle sommeillait et ce bruit devint dans son cerveau agité le murmure d’un cortège en fuite. C’était un quartier juif, dans une ville de rêve, fuyant la persécution des chrétiens. Rachel entrevoyait des figures résignées, des enfants sur des ânes, les livres sacrés de la synagogue portés par des vieillards. Ils paraissaient tous subir le malheur de l’exil avec une parfaite tranquillité. Elle allait crier : Il faut résister, se venger. Mais les serviteurs firent claquer la porte d’entrée en s’en allant, un silence suivit et son sommeil devint plus profond.

Rachel se réveilla avec une chaleur légère sur les lèvres. C’était une brûlure qui glissait dans tout son corps et l’enflammait légèrement. Cette sensation était si douce qu’elle demeura quelques instants, les yeux fermés, pour la prolonger. Puis elle se mit sur son séant avec un cri d’effroi.

Joachim était à côté d’elle. Il la tenait dans ses bras. Il expliquait avec volubilité qu’il était entré par le jardin, comme il l’avait fait la veille, qu’il n’avait trouvé personne et qu’il l’avait aperçue, étendue sur son lit, par la porte du salon, qu’elle avait laissée entr’ouverte.

Rachel le regardait sans l’entendre. Elle était encore enveloppée de ce tissu léger qu’est le sommeil et la brûlure délicieuse courait dans son corps. Ses yeux s’agrandirent, ses lèvres devinrent humides, un frisson la parcourut. Ses bras se nouèrent aux épaules du jeune homme et elle se laissa tomber contre lui avec l’unique désir de retrouver la passagère ivresse de son réveil.

Elle la retrouva multipliée et en quelques secondes accoururent du fond de son être les formes, les puissances, les mystérieuses paroles de l’instinct. Elle resta contre la poitrine de Joachim, palpitante, surprise, heureuse.

Lui ne perdait pas son but de vue. Il le lui expliqua avec une autorité subite dans la voix. Il voulait la sauver à tout prix. Le projet qu’il lui avait expliqué la veille devait être réalisé sur-le-champ. D’après les calculs approximatifs, le navire envoyé par le Portugal ne pouvait pas être bien loin. Il venait de s’entendre avec des bateliers de la rivière. Il allait l’emmener avec lui tout de suite. Ils attendraient la fin de la tempête soit sur la côte déserte de Siridao, soit sur celle d’Aguada. Pendant ce temps les bateliers se mettraient en quête d’une barque de tonnage suffisant pour gagner le port anglais le plus proche. Ils s’embarqueraient dès que le vent serait un peu calmé.

Rachel secouait la tête pour dire non. Mais les paroles de Joachim la remplissaient de joie. Pourtant il n’y avait pas de guitare qui résonnait pour l’enivrer comme autrefois. Une musique intérieure parlait en elle, impérieuse comme l’appel des sens, déchirante comme le plaisir entrevu. Et les paroles, de son père revenaient à sa mémoire. Elle le revoyait avec son visage si bon et si triste. Que souhaitait-il, sinon son départ ? Une porte s’ouvrait soudain qui lui permettait d’échapper à l’horreur du drame préparé pour le soir.

Elle se sentait la tête vide et elle était moite de langueur. Elle aurait aimé s’endormir, sans penser à rien sur la poitrine du jeune homme.

Elle disait toujours non de la tête. Mais elle se leva et machinalement prit son manteau. Alors lui, la serra aux épaules et sans rien ajouter il l’entraîna.

Il pleuvait. Les rues étaient désertes. Ils ne rencontrèrent personne jusqu’à la rivière.

— Mon père est parti pour les forts comme à l’ordinaire ; il ne rentrera pas avant deux heures, dit Joachim pour étendre sur ce départ une atmosphère de sécurité.

La barque avait à son arrière une sorte de cabine d’osier à claire-voie sur laquelle était jetée une bâche de cuir pour protéger de la pluie. Ils s’y installèrent.

Dans un coin de son esprit Rachel voyait une communauté juive qui fuyait, des dos courbés, des figures résignées et confiantes dans la justice de Dieu.

— Eh bien ! Je suis comme les filles de ma race, pensait-elle, comme les opprimés dont j’ai lu l’histoire dans l’ancien livre. Je me résigne, je fuis.

Mais lorsque les rames commencèrent à frapper l’eau et que la barque glissa avec rapidité le long des pierres usées des quais, elle fut prise tout à coup par le charme qui venait du parfum des arbres et de la présence de Joachim. Quand il lui expliqua que la marée descendait et qu’on aurait d’autant plus vite atteint la mer elle ne put s’empêcher de répondre avec un sourire que c’était dommage et qu’elle goûtait beaucoup de plaisir à être là.

Elle le regarda avec ses yeux dont le vert était devenu plus clair, lavé soudain et ils savourèrent ensemble la volupté infinie de se désirer dans le mouvement et le danger. Ils s’aperçurent qu’ils n’avaient rien emporté de ce qui était nécessaire comme linge et objets de toilette et ils en rirent longuement. Le port le plus voisin était Ratnagiri. Ils y trouveraient tout ce dont ils auraient besoin. Y avait-il un hôtel ? Sans doute. S’il n’y en avait pas, ils auraient la ressource de passer la nuit au bungalow des voyageurs ou même à la belle étoile. Les grands orages étaient toujours suivis de magnifiques soirées.

Les manguiers aux larges feuilles, les palmiers ruisselants, semblaient courir sur le rivage. De l’autre côté de la rivière, sur l’île Divar, des étangs luisaient et ils virent de loin un vol d’oiseaux aquatiques rayer l’air.

— C’est le signe que le soleil va bientôt percer les nuages, dit Joachim.

Un canot qui transportait un homme dont on ne voyait que la barbe parmi les plis d’un cafetan vert, les croisa. Un des rameurs se souleva et cria en agitant les bras quelque chose qu’ils ne comprirent pas. L’homme au cafetan leur montrait en même temps la direction d’où il venait. Mais ils ne détournèrent pas la tête. Ni les paroles qu’ils entendaient, ni celles qu’ils prononçaient n’avaient d’importance pour eux. Ils n’étaient plus préoccupés que de se sentir l’un contre l’autre et l’horizon des eaux et des plaines mouillées leur paraissait moins grand que celui qu’ils découvraient en eux-mêmes.

Joachim avait pris dans sa main la nuque de Rachel et il rapprocha doucement son visage du sien comme pour voir de plus près la lueur d’émeraude de ses yeux. Elle ne résista pas. Ils réunirent leurs lèvres longuement puis ils les désunirent pour se regarder à nouveau et recommencer.

Ils rirent ensemble quand un des bateliers se retourna pour dire que le parti le plus sage était de s’arrêter à Reïs Magos. Il y avait là quelques maisons de pêcheurs où ils attendraient la venue de la barque que lui se faisait fort de trouver. D’ailleurs, il ne pleuvait plus et le vent se calmait.

A Reïs Magos ou ailleurs, qu’importe ! Rachel et Joachim se sentaient de plus en plus tranquilles à mesure qu’ils avançaient. Ils ne prêtèrent aucune attention à une rumeur qui venait de la ville neuve ni à des gens courant çà et là sur les chemins qui y aboutissaient.


Pedre de Castro se hâtait. Il était de mauvaise humeur. Ses devoirs l’obligeaient à des courses inutiles. Il n’aimait pas suivre cette route le long de la rivière Mandavi. Quand il avait le temps, il atteignait la ville neuve en faisant un grand détour par Banguinim. Mais ce matin il s’était arrêté chez Mascarenhas et il avait longuement discuté avec lui sur les moyens d’expulser les Chinois des quais. Beaucoup venaient de mourir de la malaria. Toute la journée, on entendait le bruit des cercueils qu’ils clouaient. Ils étaient devenus un danger public.

— Le mieux aurait été d’empoisonner cette vermine, pensa-t-il. Si on s’était arrêté à ce moyen, il n’aurait pas perdu ce matin un temps précieux. Certes, il avait le temps d’être chez Rachel avant la fin des vêpres. Mais il craignait qu’on ne le retînt, soit dans un des forts, soit sur le port.

Ses pensées prirent un tour plus riant, quand il se rappela qu’il avait reçu la veille de Bombay un costume de flanelle blanche qu’il croyait être à la dernière mode de Paris. Il sourit.

— On ne peut pas s’imaginer à quel point les femmes sont sensibles à l’élégance. Pourvu que le temps me permette de mettre ce costume !

Non loin de Ribandar, il fut frappé par l’allure d’un petit homme qui était en train de monter en canot.

— Comme il y a des ressemblances bizarres, songea-t-il. Et il mit son cheval au trot.

L’approche d’un endroit de la rivière lui était particulièrement désagréable. Il jeta, presque sans le vouloir, un regard sur les eaux et il vit qu’une barque descendait parallèlement à lui. Elle n’était pas très éloignée. Deux formes unies se tenaient sous le toit de cuir de la cabine. Il se demanda quels pouvaient être les gens qui quittaient le vieux Goa par cette matinée de pluie.

Penché sur son cheval, il regarda et il vit. Il vit une inclinaison de tête, en avant et une main tenant une nuque.

La main avait les doigts enfoncés dans la chevelure. Elle y plongeait. Mais ce qui arrêta les battements de son cœur, ce fut ce mouvement en avant de la tête de la femme, cette avidité que décelait l’élan du cou. Oui, c’était elle qui se penchait pour presser les lèvres, pour boire plus ardemment le baiser.

Il reconnaissait bien la chevelure aux reflets bleus où s’enfonçait la main avec une tranquillité de possession et le peu qu’il voyait du visage de l’homme écrasé par l’étreinte lui suffisait pour identifier son fils.

Son fils ! Rachel ! Il ne ressentit d’abord ni souffrance, ni haine. Il regardait un tableau étonnant avec un singulier pouvoir d’observation. Il porta ses yeux sur le dos des rameurs et il en remarqua la musculature et la sueur. Rachel était nu-tête. Son fils aussi. Où étaient leurs chapeaux ? Cette pensée le préoccupa et il se haussa sur son cheval pour voir s’il ne les apercevait pas au fond de la barque.

Mais soudain un rire résonna, frais, musical, comme jamais il n’en avait entendu. Il crut une seconde que ce n’était pas Rachel qui avait ri. D’où sortait un tel rire ? Mais la vérité lui apparut. Rachel riait ainsi avec son fils tandis qu’avec lui elle avait toujours été grave et triste.

Puis une tresse de la chevelure désirée se dénoua et Rachel la tordit en levant ses bras comme les anses d’un vase. Joachim appuya légèrement son front sur la chair blanche, au-dessus du poignet. Ce geste déchaîna la fureur de Castro plus que le baiser. Joachim l’avait fait avec un élan jeune, charmant, dont lui était incapable. Il se représenta son fils avec ses épaules étroites, son air gauche, ses yeux myopes. Comment avait-il pu plaire ? C’était un hypocrite, un digne élève des Jésuites. Il savait bien l’amour que son père avait pour Rachel et il avait mis tout en œuvre pour s’en faire aimer.

Il haussa les épaules à la pensée de cet amour. Une fille comme Rachel ! Il eut envie de les interpeller, de crier à Joachim que cette juive avait quelque intérêt à lui jouer la comédie, que c’était une pensionnaire d’Antonia, une créature à tout le monde. Mais ils allaient aborder sur l’autre rive, lui échapper ? Non, il valait mieux suivre la barque, savoir ce qu’ils comptaient faire.

Un léger souffle de vent fit tomber des fleurs de nagah mouillées.

— Comme autrefois ! se dit Castro. Ah ! la juive nue sur la barque qui remontait la rivière après le pogrome, que ne l’avait-il possédée ! Cela l’aurait vengé à l’avance de cette juive-là.

Il se mit à rire amèrement.

La barque allait dans l’autre sens et lui suivait le rivage. Mais il était sur la croix tout de même. La jalousie le crucifiait. Le crime qu’il avait imaginé jadis et qu’il n’était pas arrivé à commettre, il en était maintenant la victime.

Et alors il eut une bizarre impression. Ce Manoël Jehoudah à qui il avait fait subir un traitement ignominieux et qu’il avait sali ensuite de ses calomnies, il n’en avait plus jamais entendu parler. Sans doute était-il mort quelque part. Mais une demi-heure auparavant, à l’endroit où le chemin de Ribandar aboutit à la rivière, il avait vu, ou cru voir, un petit homme ressemblant à Jehoudah monter en canot. N’était-ce pas son double matérialisé qui était venu pour assister à sa misère et s’en réjouir dans la mesure où les morts peuvent avoir de la joie ?

Il frissonna de terreur. Puis il se demanda s’il n’était pas en train de perdre la raison. Est-ce qu’un mort aurait besoin de prendre un canot ? Pourtant, il ne se retourna pas, dans la crainte confuse de voir un médecin juif rire de loin sur une barque fantôme.

A l’endroit où la rivière s’élargit et où la route cesse de longer l’eau pour aller vers la ville par des lacets, Castro vit les rameurs de Rachel prendre la direction de l’autre rive. Il n’avait, pour les suivre, qu’à passer la rivière sur le bac, ce qui était d’ailleurs son trajet habituel pour aller au fort d’Aguada.

Il appela le passeur dont la maison était à quelques pas. Mais le passeur était absent, la maison déserte. Castro mit pied à terre, bouleversé par la rage. Une large étendue d’eau le séparait de Rachel et de Joachim dont la barque diminuait à ses yeux.

A travers le brouillard qui enveloppait ses idées, il eut alors la notion qu’il se passait quelque chose d’anormal à la ville neuve. Il entendit une sonnerie de clairon qui venait de la direction du port puis les échos de quelques coups de fusil. Au loin, sur un chemin, quelques silhouettes semblaient fuir un danger inexplicable. Un silence impressionnant retomba ensuite.

Mais une seule image occupait l’esprit de Castro, celle de cette main dans la chevelure aimée, de ces deux visages collés par les lèvres.

Il découvrit enfin un canot au bord de l’eau, perdit du temps à en défaire l’amarre puis il y sauta et il rama de toutes ses forces. Heureusement, le courant l’entraînait. Quand il atteignit l’autre rive, avant Reïs Magos, il était épuisé par l’effort. Il se mit pourtant à courir sur le chemin qui longeait la côte. C’est à ce moment qu’on l’aperçut du fort d’Aguada.


Rachel, debout, regardait l’estuaire de la rivière et au loin l’horizon de la mer. Le ciel était redevenu clair.

Le Malabarais possesseur d’une barque pontée susceptible de longer la côte jusqu’à Ratnagiri était un peu plus loin, avec sa barque ancrée dans la petite crique d’Aguada. Les pêcheurs avaient assuré que pour le décider au voyage, la présence du fils de Castro était nécessaire. On pouvait arriver à la crique par terre en marchant quelques minutes sur la grève. Comme les pieds s’enfonçaient profondément dans les sables mouillés, Joachim avait insisté pour que Rachel l’attendît à l’endroit où on avait débarqué.

Serrée dans sa cape, Rachel fit quelques pas et la vision de la communauté juive en fuite revint à son esprit. Elle aussi partait. Elle fuyait des chrétiens qui lui avaient fait du mal et elle renonçait à s’en venger. Il y avait dans la race une force intérieure de résignation.

Elle entendit un pas pesant derrière elle et en se retournant, elle aperçut Pedre de Castro. Sa surprise de le voir fut atténuée par la surprise plus grande de constater l’extrême rougeur de son visage. Il était lie de vin. Il soufflait. Sa voix avait un timbre inusité. Il ne sut pas d’abord ce qu’il devait dire.

— Où est Joachim ? cria-t-il. Je vous ai vus ensemble. Vous partiez, n’est-ce pas ?

La surprise fit place à l’humiliation chez Rachel. Ainsi, elle dépendait de cet homme. Il avait le droit de la poursuivre.

— Oui, nous partions, dit-elle, et après ?

Pedre de Castro eut un ricanement :

— C’est ce que nous allons voir ! Tu m’appartiens, entends-tu ?

Peut-être les paroles de son père l’avaient-elles influencée, à son insu. Rachel ne ressentit pas la colère qu’elle aurait éprouvé la veille à cause de ce tutoiement et de cette affirmation. Elle vit Castro regarder à droite et à gauche, faire quelques pas et revenir, comme un sanglier qui va foncer sur des chasseurs, en répétant :

— Où est Joachim ? Me diras-tu où il est ?

Elle eut peur de ce qui allait arriver, elle fut animée du sincère désir de l’arrêter. Elle pensa que c’était encore en son pouvoir.

— A quel titre prétendez-vous que je vous appartienne ? dit-elle doucement.

Il la considéra avec stupeur. Ses yeux se mouillèrent, ses bras retombèrent. Il chercha dans le tréfonds des lui-même des mots qui ne lui étaient pas familiers et qu’il prononça d’une voix tout à coup brisée par l’émotion.

— Mais parce que je t’aime, à présent je tiens à toi. La vie ne m’apparaît pas possible sans que tu sois là.

Le balbutiement de ce gros homme rouge, son effort dérisoire pour prononcer des paroles tendres, parurent à Rachel plus affreux que tout ce qu’elle avait redouté.

— Pedre de Castro, dit-elle avec gravité, vous ne savez pas seulement qui je suis.

Il ne l’écoutait pas. Il baissa la voix :

— Je ferai comme si rien n’était arrivé. Reste avec moi. Nous nous marierons quand tu le voudras. Tu ne te convertiras pas si c’est cela qui t’arrête. Je me moque bien de ce qu’on peut penser. Mais ne t’en va pas, je tiens trop à toi.

— Encore une fois, écoutez-moi. Je ne suis pas la femme que je vous ai fait croire.

Il secoua la tête. Il pensait qu’elle allait lui avouer des liaisons, anciennes qu’il ne connaissait pas. Il faisait signe que cela n’avait pas d’importance.

— Quand je vous aurai dit mon nom, vous renoncerez à moi de vous-même. Il vaudrait mieux que vous y renonciez tout de suite et que vous vous en retourniez.

Il haussa les épaules à cette idée de renoncement volontaire.

— Quand vous m’avez rencontrée pour la première fois, vous avez été frappé par la ressemblance que j’avais avec une autre femme et même vous en avez eu peur. Vous vous en souvenez ?

Il devint subitement attentif :

— Cette ressemblance était naturelle car je suis Rachel Jehoudah, la fille de Manoël Jehoudah et de…

— Hein ? Quoi ? cria-t-il,

Il eut un petit rire de doute.

— Allons donc !

Et soudain, vite et bas, il murmura :

— Et pourquoi alors ne me l’as-tu pas dit ?

— Pourquoi ? Ceci c’est une autre affaire. Il vaudrait mieux que vous ne m’en demandiez pas la raison et que nous en restions là.

Pedre de Castro tira son mouchoir et s’épongea le front qu’il avait ruisselant. Il aspira une grande bouffée d’air. Il regardait ses souliers. Quelques secondes s’écoulèrent.

— Je voudrais comprendre, dit-il. Quand j’aurai compris, je serai satisfait.

Rachel posa sa main sur l’épaule de Castro avec un geste presque amical.

— Il y a des cas où il y a plus d’avantage à ne pas comprendre, à ne jamais comprendre.

Mais il lui serra le poignet brutalement en disant :

— Je veux savoir pourquoi tu m’as trompé. Je le comprends bien, d’ailleurs. Tu cherchais une situation dans la vie. Tu voulais te faire épouser et tu as pensé que le nom de Jehoudah ne serait pas un titre fameux ! Alors, comme tu es une juive, tu as menti, tu as inventé une histoire, tu t’es aplatie devant moi, tu te serais même convertie. Qu’est-ce que je ne t’aurais pas fait faire, si j’avais voulu ! Seulement, tu as trouvé mon fils ! Tu as pensé que tu pourrais en tirer davantage. Ah ! les juives ! vous êtes bien toutes les mêmes !

Tout ce que Rachel avait projeté, son effort, son calme, son espoir de faire repartir Castro ayant l’arrivée de son fils, s’évanouirent en une seconde.

Son cœur battit. Elle était en face de l’ennemi, elle n’éprouva plus que le besoin de le frapper. Elle devint son égale dans la fureur.

— Non, non, tu te trompes. Nous ne sommes pas toutes les mêmes. Je diffère de ceux de ma race au moins en cela que je suis capable de vouloir et d’organiser ma vengeance. J’ai voulu me venger de l’homme odieux qui avait fait mourir ma mère, du lâche qui avait attaché mon père à une croix, du parjure qui l’avait accusé de la mort d’un enfant dont il avait lui-même jeté le corps dans l’eau avec une pierre au cou. J’ai d’abord pensé à te tuer, mais c’était trop simple et trop beau pour toi. Je crois, moi, qu’il y a des bons et des mauvais. Tu te raccrochais aux bons, quand tu te repentais à l’église. Tu risquais d’aller les retrouver après, quelque part, je ne sais où. Ça, jamais ! J’ai voulu te faire redescendre parmi ceux que la haine dévore, parmi ceux qui sont irrémédiablement perdus, tes pareils. Il paraît que c’est un crime aussi. Mais je l’assume. Je n’ai qu’à regarder ton visage pour voir que j’ai réussi, pour voir que je t’ai ramené au point où tu étais autrefois, quand tu aimais le mal pour lui-même.

— Assez ! assez ! cria Castro.

Et Rachel ne savait pas s’il allait se mettre à pleurer ou, au contraire, se jeter sur elle pour l’étrangler. Mais la colère l’emportait.

— Tu te demandes pourquoi je partais avec ton fils ? Tu veux savoir la vérité ? Eh ! bien, ce n’est pas tellement à cause de lui. Il n’a été que l’occasion qui passait. En réalité, si je suis partie, ç’a été pour t’épargner, par une sorte de pitié tardive et d’effroi de ma propre vengeance parce que le dégoût que tu m’inspires, que tu m’as toujours inspiré est tel que je n’aurais pas résisté, qu’il aurait fallu que je voie ton sang et que je me repaisse de ta douleur. De cela, je voulais te préserver. Mais il ne fallait pas me poursuivre jusqu’ici… Il fallait te rappeler ma mère Dolça et remercier Dieu puisque tu risquais de m’échapper.

Rachel ignorait qu’elle déchirait le cœur de l’homme vieillissant avec une cruauté plus grande que celle qu’elle avait jamais rêvée. Castro, au fond de lui-même, croyait avoir inspiré à Rachel, sinon de l’amour, tout au moins un attrait auquel il ne donnait pas de nom précis, mais qui dépassait l’amitié. C’était pour lui peut-être mieux que l’amour. Et voilà que tout disparaissait brusquement. Il était seul, abandonné. Il promena les yeux sur les sables d’Aguada et il fut effrayé par leur aspect désertique qu’il n’avait encore jamais remarqué. L’idée d’y demeurer quand Rachel et son fils en seraient partis lui parut tellement épouvantable qu’il poussa un cri.

C’est à ce moment que Rachel, qui était tournée du côté d’Aguada, du côté où Joachim s’était éloigné, aperçut celui-ci qui s’avançait le long de l’eau. Ainsi elle ne pouvait plus, comme elle l’avait espéré un instant, empêcher la rencontre du père et du fils. La scène tragique qu’elle avait imaginée allait avoir lieu. Elle y avait pensé avec une telle force et pendant si longtemps que l’événement n’avait pas pu être détourné à la dernière heure même par la volonté de sa créatrice. En vain, elle avait fui la maison où elle avait compté demander au fils vengeance et protection contre le père. Les circonstances s’étaient groupées tout de même, comme de la matière obéissante, dans le moule inchangeable créé par la pensée vengeresse.

Castro ne voyait pas son fils qui était derrière lui ; il voyait à peine Rachel qu’il avait devant les yeux, il ne voyait qu’en lui-même.

— Tu as pu faire cela ! C’est vrai, il y a eu un matin où j’ai été pur, peut-être un seul. A l’église des Rois Mages, j’étais revenu à Dieu. Et ensuite tu as pu me voler ce que tu me donnais, ce que je croyais que tu me donnais. Mais ça revenait au même. Voleuse, tu m’as tout pris. Tu as bien réussi. Tu étais le démon !

Et soudain, il saisit Rachel par le devant de sa robe. Il la secoua, puis il la rapprocha de lui et il lui cria dans le visage :

— Tu vas être à moi tout de suite. Je n’ai pas eu ta mère, mais je vais t’avoir malgré toi, là, par terre !

Et il tenta de la renverser. Une main lui saisit le poignet. Il vit Joachim à côté de lui. Alors sa fureur redoubla.

— Tu viens la prendre. Tu crois l’emmener. Tu oublies que je suis le maître.

Il avait lâché Rachel et il était tourné vers son fils.

— Malheureux ! Elle t’en a fait croire des histoires ! Elle t’a dit que j’avais assassiné sa mère, n’est-ce pas ? Et que j’avais mis son père sur une croix ? C’est possible ! C’est vrai, j’aurais dû faire pire à cette vermine. Mais est-ce qu’elle t’a dit que je l’avais ramassée dans une maison de Bombay ?

Il se mit à rire d’un rire affreux. Puis comme s’il se calmait tout d’un coup, il dit presque à voix basse :

— Va-t’en. Je te donne l’ordre de revenir à Goa. Elle m’appartient. Remonte en canot et pars.

Et il fit le geste de saisir à nouveau Rachel pour l’attirer à lui.

Mais Joachim fit un pas entre eux. Il était pâle et résolu. Cela porta à son comble l’exaspération de Castro.

— Tu refuses de m’obéir ? Prends garde ! Je saurais bien t’y forcer !

Sur le sable, à quelques pas de Castro, il y avait une rame rompue en deux. Ce tronçon formait une massue dont Castro se saisit. Peut-être n’avait-il la pensée que de menacer, de terrifier son fils en exagérant l’image de la violence. Peut-être fut-il entraîné par la force aveugle qui était déchaînée en lui.

Joachim ne recula pas et répondit :

— Rachel n’a que de la haine pour toi et tu viens de dire toi-même les raisons qu’elle avait de te haïr. Alors ? C’est à toi de t’en aller.

— Elle a été ma maîtresse ! cria Castro.

— Tu mens.

A peine Joachim avait-il prononcé ces deux mots que la rame que tenait son père tomba sur son visage. Le coup fut si violent qu’il se trouva à genoux et s’appuya sur le sol avec sa main. Dans la même seconde, Rachel se précipitait à côté de lui pour le soutenir et Castro, dans sa rage, allait donner un deuxième coup.

Il ne s’arrêta qu’à cause du bruit de pas qu’il entendit derrière lui. Un homme marchait le long de la rive ; il avait vu le geste, reconnu Castro et Rachel, et il se précipita au milieu d’eux.

— Pedre de Castro, reviens à toi, dit-il.

Celui-ci, béant d’étonnement, reconnut le médecin Manoël Jehoudah. La rame se détacha de sa main en même temps que Jehoudah disait :

— Sais-tu que c’est à cette même place, là où tu es, que j’ai retrouvé le corps de Dolça, ma femme ?

Et comme Castro restait immobile et muet, il fit signe de s’approcher aux bateliers qui l’avaient amené et qui regardaient de loin, épouvantés. Il pensait qu’ils lui prêteraient assistance pour maîtriser ce furieux.

Mais il vit la couleur lie de vin du visage de Castro s’accentuer brusquement. Celui-ci ne s’occupait plus ni de Jehoudah, ni de Rachel, ni de Joachim ; il ne s’occupait que de respirer et il tentait inutilement de défaire le col de sa veste. Il plia sur ses genoux comme avait fait son fils, se redressa, tourna le dos pour ne pas laisser voir l’effort qu’il faisait pour respirer, puis tomba tout de son long.

C’est seulement alors que les hindous se décidèrent à s’approcher. Ils transportèrent le père et le fils dans une maison de pêcheur de Reïs Magos. Là, Manoël Jehoudah reconnut que Joachim avait une grave fracture du crâne et que son père, frappé d’une attaque d’apoplexie, avait le côté gauche paralysé. Il se hâta de faire à ce dernier une saignée. Il estima que le mieux était de les transporter tous deux sans retard à la ville neuve.

Comme on s’apprêtait à le faire, Pedre de Castro revint à lui. Il apparut que la saignée lui avait rendu toute sa conscience. Il s’exprimait avec une grande difficulté et les sons ne sortaient de sa bouche immobilisée qu’avec une bizarre déformation. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, ce n’était pour parler ni de Rachel, ni de son fils. Il émettait un désir avec patience. C’était celui d’être transporté immédiatement auprès du père Vincent dans l’église des Rois Mages.

Il fallut qu’il répétât longtemps le nom du prêtre et de l’église pour se faire comprendre.

Il y avait plusieurs barques. Manoël Jehoudah décida qu’il remonterait la rivière jusqu’au vieux Goa et jusqu’à l’église des Rois Mages avec Pedre de Castro, tandis que Rachel conduirait Joachim à la ville neuve où elle aurait le choix entre plusieurs médecins.

On coucha Castro dans la barque la plus grande, celle dans laquelle était venue Rachel. Il prit place sous la claire-voie d’osier où traînait encore son parfum.

Jehoudah remarqua que Pedre de Castro, étendu dans la barque, faisait un grand effort pour détourner la tête et ne pas le voir. Il pensa que sa vue lui était odieuse et il s’arrangea durant le trajet pour ne pas être aperçu de lui.

A l’endroit où se trouve le bac, il vit un cheval solitaire qui hennissait et, plus loin, une longue file de soldats aux jeunes visages, parmi lesquels marchaient trois moines. Castro dut le voir aussi et s’étonner de leur vue, car il eut un mouvement pour se redresser. Manoël Jehoudah s’approcha alors de lui mais il n’entendit encore que le nom du père Vincent plusieurs fois répété. Ce fut encore le nom qu’il répéta, mais avec une intonation désespérée, quand on passa à l’endroit de la rivière où les fleurs des nagahs, mouillées par la pluie, tendaient vers les eaux leurs calices renversés.

La barque allait très lentement à cause de la marée descendante. On perdit les soldats de vue. Il fallait s’arrêter à Ribandar pour laisser les rameurs se reposer. Le vent qui était contraire retarda encore l’arrivée à Goa.

Ainsi les deux hommes firent durant le long après-midi le trajet qu’ils avaient fait en un autre temps, dans des conditions bien différentes.

Castro avait la fièvre. Les choses perdaient leur précision et leur valeur.

— C’est maintenant seulement que je suis sur la croix, pensait-il confusément. Peut-être suis-je mort et condamné à remonter sans cesse cette rivière avec Jehoudah. Peut-être une guitare va-t-elle se mettre à jouer… Peut-être Dolça va glisser nue entre les rameurs et s’élancer dans les eaux. J’avais peur de la mort, eh ! bien, voilà, c’est fait.

Et il étendait les bras comme s’il était sur une croix, docile à son châtiment.

— Seigneur ! Ne sois pas redoutable aux méchants ! pensait Manoël Jehoudah.

Et, comme il croyait à l’action de la pensée quand elle est projetée avec force, il s’efforçait d’envelopper Castro de l’atmosphère bienfaisante de son pardon.

Arrivé à Goa, on amarra la barque sur le dernier quai. Le soir était venu et la prière des morts, chantée par des voix tristes, flottait sur la ville désolée.

— C’est bien cela, je suis mort ! Ils prient pour moi, se dit en rêve Castro.

Il fallut que Jehoudah se mît en quête d’un palanquin et de porteurs. Il apprit en même temps les événements de la journée. Quand on transporta Castro de la barque dans le palanquin, l’obscurité naissante empêcha qu’on le reconnût.

Jehoudah ordonna aux porteurs de se diriger le plus vite possible du côté de l’église des Rois Mages. Pour ne pas imposer sa présence à Castro, il suivit le palanquin à pied. Il avait de petites jambes et il était obligé de courir pour ne pas être distancé.


Le vieux curé du Bon-Jésus eut beaucoup de mal à expliquer au père Vincent qu’il n’était plus prêtre parce que son ordination était postérieure au moment où Monseigneur de Silva était entré en lutte avec le pape.

Le père Vincent quitta Goa à pas lents, cherchant à comprendre. Quel mystère que cette perpétuelle ardeur des hommes à se faire du mal les uns les autres ! Quel mystère que la mort de l’archevêque ! Dieu avait ôté la vie à son messager lorsque sa parole semblait devoir être la plus utile, et lui-même ne devait plus porter cette robe qui était sa seule gloire intérieure.

— Peut-être ai-je péché par orgueil, se dit-il. Oui, je n’ai pas été assez humble.

Il faisait nuit quand son ombre timide sortit de la ville et glissa dans la longue avenue des manguiers qui menait à l’église des Rois Mages. Quand il fut arrivé au point où l’allée redescend et où l’on découvre l’horizon, il s’arrêta tout à coup et il se passa la main sur les yeux.

Il ne voyait pas la tour forteresse, sous la masse trapue des pierres, se dresser comme la force solide de la foi. L’église avait disparu.

Les pluies diluviennes de la nuit précédente avaient déplacé les sables mobiles et déterminé la chute de l’antique monument. Cela était arrivé à l’heure des vêpres, peut-être pendant l’excommunication, et personne n’avait entendu le bruit de l’écroulement.

Quand le père Vincent descendit, il se rendit compte que dans le même temps où Dieu ôtait sa protection à son saint, sa volonté active se retirait de la terre où était bâtie l’église et l’abandonnait au néant.

Ainsi, il n’y aurait désormais plus de messe pour les très misérables ! Quel insondable abîme que la volonté divine ! Il regarda l’étendue des étangs qui miroitaient et où commençait à s’élever le cantique des grenouilles familières, puis, plus loin, le cercle des montagnes et la terre vaste.

Eh ! bien, il n’essaierait pas de comprendre. Il allait remonter vers son ermitage, au milieu des pierres plus solides de la montagne de Boma, dans cette cathédrale éternelle que Dieu ne ruinerait pas avant la fin du monde. Mais il ôterait auparavant cette robe qu’il ne devait plus porter.

Et frappé soudain par l’idée de quelque grave faute inconnue qu’il commettait peut-être en la conservant, il s’en dépouilla dans les ténèbres, parmi la tristesse des blocs démolis.

— Tu as été un orgueilleux, songeait-il.

Mais qu’importe ! Est-ce qu’une croix faite avec deux branches nouées ne suffisait pas ? Est-ce qu’il n’aurait pas là-haut, à l’orée des grandes forêts, une voûte plus large où s’élancerait très loin la prière de son cœur pur ?

— C’est en toi que tu trouveras le Christ, lui avait dit un jour monseigneur de Silva.

Il essaierait de pénétrer cette parole mystérieuse. Il vivrait désormais avec les hommes sauvages, il serait nu comme ses frères. Il les aimait davantage maintenant qu’ils n’avaient plus d’église. Il leur dirait la messe sans autel et sans objets sacrés et Dieu serait tout de même là.

Il se mit une dernière fois en prière.

Ce fut à cet instant que le palanquin où Castro était étendu apparut entre les manguiers. La fraîcheur nocturne le réveilla et lui rendit la conscience des choses. Il fit un grand effort pour se soulever, mais il n’y parvint pas et ce fut Jehoudah qui le mit sur son séant.

— L’église ? murmurait-il en regardant autour de lui avec des yeux agrandis. Ce n’est pas ici. Allons à l’église des Rois Mages.

Il lui fallut du temps pour reconnaître l’allée des manguiers, pour se rendre compte que le sombre amas de pierres qui était à ses pieds était tout ce qui restait de l’église où il espérait encore trouver le pardon.

Il retomba en arrière, il ferma les yeux. Il n’y avait plus de pardon pour lui. On pouvait l’emporter où l’on voulait. Tout était fini désormais.

— Seigneur, ne sois pas redoutable aux méchants ! répétait intérieurement Jehoudah.

Et il ordonna aux porteurs de reprendre le chemin de Goa.

Ni lui, ni Castro n’avaient remarqué un homme nu qui pleurait silencieusement dans l’ombre, à côté d’une robe déchirée.

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