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Le voyageur étonné

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IV
LES HIRONDELLES

Le frère Placide a écouté avec la plus grande attention le récit de l’abbé Cerny et le mien. Je ne m’en étonne point, sachant que la communauté où il fit profession s’adonne spécialement à la prière perpétuelle pour les âmes du Purgatoire. Je pressens que, dans la sainte clôture qui le garda tout à Dieu depuis l’âge de dix-sept ans, il a reçu des lumières de choix. Aussi, je ne tarde pas à lui dire :

— Maintenant, mon petit frère, c’est à votre tour de parler.

Il se trouble ; il rougit. Se mettre en évidence lui déplaît si fort que mon invitation l’effarouche. Cependant, comme l’abbé Cerny vient à la rescousse, il finit par nous répondre : — Je crois avoir appris quelque chose sur les âmes du Purgatoire mais je suis tellement gauche et je m’exprime si mal que je ne puis guère vous le rendre.

— Ne vous inquiétez pas. Dites-le comme vous l’avez senti et ce sera très bien.

Visiblement, mon affirmation ne suffit pas à le rassurer. Toutefois, pour ne pas nous désobliger, il fait un effort sur lui-même et c’est avec une entière simplicité qu’il nous rapporte ce qui suit :

— Vous savez qu’au monastère, nous avons chacun notre cellule. Nous n’y résidons guère que la nuit car, du réveil au coucher, nous sommes pris par les offices liturgiques et le travail manuel. Eh bien, un soir, à peu près un mois avant la guerre, je venais d’y rentrer pour prendre mon repos. Ainsi qu’il est de règle, j’avais quitté mes souliers et ma ceinture et je m’étais étendu sur la paillasse piquée qui, avec un traversin de varech, constitue notre couchette…

— Je connais, interrompis-je, c’est à peu près aussi moelleux qu’une table de granit !

Le frère rit doucement : — Peut-être, reprit-il, mais je puis vous certifier que, d’habitude, cela ne m’empêche pas d’y dormir à poings fermés. Ce jour-là, il n’en fut pas de même. Depuis le matin, régnait une chaleur orageuse qui accablait et énervait à la fois. Des nuages de plomb couvraient le ciel, pesaient de plus en plus bas et, comme nous étions en pleine canicule, il n’y avait pas à espérer que quelque fraîcheur naquît avec l’aube. Je suffoquais. Quoique je m’appliquasse à ne pas bouger, j’avais le corps trempé de sueur. Je l’avoue : j’aurais quitté bien volontiers ma tunique et mon scapulaire, échangé ma grosse chemise de bure contre du linge sec. Mais ce nous est interdit puisque nous sommes là pour réparer et que nous avons fait vœu de pénitence à l’intention de secourir les défunts qui expient, dans l’autre monde, le trop de complaisance qu’ils donnèrent à leur bien-être ici-bas.

Je me sentis bientôt si mal à l’aise que je ne pus y tenir. Je mis les pieds sur le carreau, je me traînai vers la fenêtre grande ouverte et je m’agenouillai le front appuyé contre le bois vermoulu du chambranle. J’aspirais d’une bouche avide l’air extérieur. Mais il ne m’apporta nul soulagement car, au dehors comme dans la cellule, l’atmosphère, d’une noirceur rigide, semblait provenir d’une forge où l’on aurait entretenu un sombre brasier dont le souffle me calcinait les poumons.

J’essayai de prier. Comme nos constitutions nous prescrivent de le faire lorsque nous nous réveillons la nuit, je murmurai : — Fidelium animae requiescant in pace… Mais ce ne me fut qu’une formule machinale. Et même elle me parut si dépourvue de sens que j’éprouvais une sorte de dégoût à la rabâcher. C’est que je passais par une de ces minutes de dépression corporelle dont le Diable, toujours aux aguets, sait si bien profiter pour nous lacérer l’âme et y semer des orties.

Affaissé comme je l’étais, je ne réalisai pas le danger de cet assaut. Sous l’influence démoniaque, d’un cœur débordant d’amertume, je m’écriai : « A quoi bon ces prières ?… A quoi bon cette pénitence ?… A quoi bon vivre ?…

Et je ne cherchais pas à enrayer l’esprit de révolte qui s’efforçait d’abolir en moi la grâce de la vocation religieuse. Haché comme un fétu par la grêle, je balbutiai : — Je ne peux pas, je ne peux pas lutter davantage !… Et, je me laissai choir tout de mon long sur le sol, répétant ce que me dictait la voix sardonique de l’Ennemi : — Tout ce que tu entrepris, avec tant de joie, pour le salut des âmes, est totalement inutile !…

Or, voyez la bonté de Dieu ! Tandis que, prostré de la sorte, versant des larmes et me tordant les mains, je m’enfonçais, sans réagir, dans ces ténèbres affreuses, voici qu’une lumière éblouissante envahit tout à coup la cellule. J’ouvris les yeux, je me relevai, d’un bond je courus à la fenêtre. Ce que je découvris alors m’émerveilla jusqu’à l’extase.

La croisée donnait sur une partie assez limitée du jardin entourant le monastère. Directement au-dessous, le regard se posait sur des planches de choux et de salades. Vingt mètres plus loin se dressait une rangée de cyprès si serrés qu’ils formaient une cloison au delà de laquelle il était impossible de rien apercevoir. C’était, du moins, l’aspect du lieu tel qu’il se présentait journellement à ma vue. Mais, maintenant, ces choses avaient disparu. A la place, un immense verger s’étendait où l’herbe d’un vert éclatant, moiré de reflets vermeils, se parsemait de larges fleurs où chatoyaient toutes les nuances du prisme. Çà et là, des arbres étendaient leurs frondaisons. Je ne pus en déterminer l’espèce car ils étaient chargés d’hirondelles au point qu’on ne distinguait plus le feuillage. Sur l’ensemble, un ciel bleu d’une profondeur inouïe et une clarté solaire si intense et si pure à la fois que je ne me souvenais pas d’en avoir connu de semblable, même aux jours les plus beaux de l’été. Et ce paysage et cette lumière me furent plus réels que toute réalité perçue par les yeux du corps. En effet, j’avais l’intuition que c’étaient les yeux de mon âme qui absorbaient cette féerie.

Les hirondelles chantaient éperdument. Oh ! ce chant !… Ce n’était pas leur gazouillis coutumier, mais un hymne de joie qui exprimait une reconnaissance infinie, une félicité sans bornes. Frais comme l’eau d’une source sous-bois, pénétrant comme un parfum de tubéreuse, aérien et subtil !… Mais pourquoi chercher des comparaisons ? Cela dépassait tout ce que nos sens, rendus infirmes par le péché, peuvent s’assimiler — tout ce que notre esprit, entravé par la chair, peut concevoir.

Et le chant disait : Gloire à Dieu au plus haut des cieux !…

A écouter, dans le ravissement, cette action de grâces, il me fut appris que ces hirondelles signifiaient les âmes du Purgatoire dont les prières de la communauté avaient obtenu la délivrance. Avant leur migration définitive vers la béatitude éternelle, Dieu permettait qu’elles me révélassent que mes oraisons, ma vie pénitente, à moi pauvre moine si imparfait, et jusqu’à mon agonie entre les griffes du Démon, n’avaient pas été en vain.

Alors, mon cœur se dilata, s’épanouit comme une rose de mai ; je riais, je pleurais des larmes d’allégresse, je chantais, moi aussi : Gloire à Dieu !…

Enfin les hirondelles se levèrent toutes, déployèrent leurs ailes, montèrent vers les hauteurs radieuses où, chantant toujours, elles se perdirent en Dieu. Ah ! que j’aurais voulu les suivre !…

Le frère Placide n’ajouta rien. L’abbé Cerny et moi, nous ne fîmes aucun commentaire. Et qu’aurions-nous pu dire ? Nous étions transportés, comme lui, loin de ce triste monde : ce qu’il avait vu, nous devenait sensible et nous prenions pleinement conscience qu’il est salutaire, à quiconque se veut ami de Jésus, de souffrir avec nos sœurs pathétiques : les âmes du Purgatoire.


La nuit a passé. Un petit jour blafard colle maussadement sa face aux vitres. Le vent ne souffle plus, mais la pluie redouble. Étendus côte à côte sur le plancher, nous commençons à nous assoupir quand une canonnade enragée nous force de déclore les paupières. Nos 75 lancent des aboiements secs. Au loin, dans le brouillard, les grosses pièces allemandes leur répondent par de lourds grognements enroués. Allons : le sang ruisselle comme il a ruisselé hier, comme il ruissellera demain. Et les âmes des morts tourbillonnent parmi les rafales homicides : — Priez pour nous ! Priez pour nous ! implorent-elles.

Nous prions…

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