Le voyageur étonné
II
UN REVENANT ?
Il y eut cinq ans à la fin de septembre dernier, un de mes amis, médecin de campagne habitant un village à la lisière de la forêt de Fontainebleau, m’avait invité à venir le voir. Comme nous étions fort liés, je l’aurais fait bien auparavant si les obligations que m’imposait mon métier de porte-paroles ne m’eussent tenu sans cesse loin de la région où il exerçait. Et même, lorsque je réussis à combiner mes déplacements de façon à lui rendre visite, je ne pus, à mon grand regret, lui consacrer que très peu de temps. Arrivant de Belgique, me dirigeant vers les Pyrénées, il me fallut le prévenir qu’il me serait impossible de passer plus de vingt-quatre heures chez lui. De fait, je descendis du train à la nuit tombante et je repartis dans la soirée du lendemain.
Mon ami — le docteur Dufoyer — et sa jeune femme m’attendaient à la gare. Ils me firent un accueil des plus chaleureux que je savais sincère car l’un et l’autre partageaient mes convictions religieuses et, en outre, toutes leurs habitudes de pensée correspondaient aux miennes.
Après les premières effusions, le docteur me dit : — Nous n’occupons plus la maison où vous êtes venu naguère.
— Vous trouvez-vous bien de ce déménagement ? demandai-je.
— Mais oui, notre nouveau logis est plus spacieux et présente des avantages que le premier ne possédait pas. Ajoutez que je l’ai payé un prix assez minime… J’attribue ce bon marché à ceci que, quoiqu’il fût en vente depuis très longtemps et que les acheteurs d’immeubles ne manquent pas dans le pays, personne ne semblait se soucier de l’acquérir. C’est sans doute la raison pourquoi le précédent propriétaire s’est montré plutôt facile au cours de nos négociations. Je ne m’en plains pas !…
— Méfiance, dis-je, la maison recèle peut-être des inconvénients qui ne se découvriront qu’à la longue.
— Oh ! vous pensez bien que j’ai examiné les choses de près avant de traiter. Et puis voilà bientôt un an que nous sommes installés et ma femme, qui ne manque pas de sens pratique, vous dira comme moi que nous n’avons pas lieu de regretter notre achat.
— En effet, appuya Mme Dufoyer, et d’ailleurs je vous affirme que, de mon côté, j’avais pris toute sorte d’informations. Pour tout dire, je dois avouer que cette enquête ne m’a pas fourni beaucoup de résultats. Vous connaissez nos paysans : ce sont les êtres les plus fermés du monde. Lorsque je demandais à nos voisins s’ils savaient le motif pour lequel une maison, si commode et d’aspect si plaisant, demeurait vide depuis tant d’années, ils pinçaient les lèvres ou prenaient un air distrait et détournaient la conversation. Lorsque j’insistais, les moins sur leurs gardes répondaient : — Ben oui, c’est une bâtisse pas chétive… Je revenais à la charge ; je les pressais afin qu’ils m’indiquassent les tares possibles. Tout ce que j’obtins fut cette réponse : — Il y en a qui n’en disent rien… Jamais je n’ai pu les sortir de ces phrases évasives. Alors, que voulez-vous, nous avons conclu et, jusqu’à présent, nous n’avons pas eu à nous en repentir.
Échangeant ces propos, nous avions suivi la venelle où s’élevait la maison qui les suscitait. La nuit était très obscure d’autant que de gros nuages encombraient le ciel et que nulle lanterne municipale n’éclairait la voirie. Il en résulta qu’arrivés chez mes amis, je ne perçus que confusément la façade sans pouvoir me rendre le moindre compte des entours. Retenez ce détail. Il a son importance.
A souper, la conversation erra parmi les souvenirs que nous avions en commun. Elle ne se prolongea, d’ailleurs, pas très tard. J’y mettais assez peu d’entrain, le voyage m’ayant extrêmement fatigué. Le docteur le constata et m’offrit aussitôt de gagner mon lit.
— Nous regrettons fort, ajouta-t-il, que votre séjour soit si bref mais enfin puisque demain, nous aurons la journée entière pour causer à loisir, ce soir, il vous faut du repos.
Comme, en effet, j’avais peine à tenir les yeux ouverts, je ne me fis pas beaucoup prier. Le docteur alluma une bougie et, dès que j’eus pris congé de Mme Dufoyer, me conduisit à ma chambre. Tout en montant l’escalier, il m’expliqua : — Il n’y a qu’un étage avec un grenier au-dessus. Vous n’avez pas à craindre d’être réveillé par des allées et venues ; ma femme et moi, nous couchons au rez-de-chaussée ; mon chauffeur et ma cuisinière, qui sont mariés ensemble, logent dans les communs hors de la maison.
Les marches gravies, nous enfilâmes un assez long couloir sur lequel donnaient deux ou trois portes closes.
— Pièces de débarras, me dit le docteur, il n’y a que votre chambre, celle du fond, qui soit meublée…
— Bon, répondis-je en riant, je vois que je serai tranquille — à moins que quelque revenant ne vienne me tirer la couverture de dessus le nez…
— Ah ! quant à cela, reprit-il, entrant dans la plaisanterie, je ne réponds de rien… Mais nous voici rendus.
La chambre, plutôt grande, tapissée de neuf, occupait l’angle est de la maison. Un mur plein la limitait de ce côté. Le lit s’y appuyait. Une large fenêtre, ouvrant vers le sud, était garnie de rideaux en mousseline fort légers mais point de persiennes.
Le docteur s’en excusa : — J’ai dû faire enlever les volets qui tombaient en débris car n’oubliez pas qu’il y a presque un siècle que la maison est inhabitée. J’en ai commandé d’autres, mais le menuisier du village est si nonchalant que je ne sais quand ils seront en place tant ce potentat de la varlope traîne pour les façonner.
— Cela m’arrange très bien, dis-je, où que je sois, je déteste me calfeutrer et comme je m’éveille de bonne heure, rien ne m’est plus agréable que d’assister au lever du jour.
Sur quoi, le docteur me quitta en me réitérant l’assurance que nul bruit n’interrompait mon sommeil, de sorte que je pourrais faire la grasse matinée si l’envie m’en prenait.
Je rapporte ce dialogue, d’une banalité complète, pour bien vous souligner l’état d’esprit où je me trouvais. Constatez-le : pas plus le local que les phrases échangées avec mon ami n’étaient de nature à me tenir l’imagination en alerte. En somme, ma lassitude ne me laissait qu’une idée nette : m’étendre le plus vite possible et reposer. Je me déshabillai rapidement, je posai ma montre sur la table de nuit, je me fourrai dans les draps, je soufflai la bougie et je m’endormis tout de suite d’un profond sommeil…
Soudain, je fus réveillé en sursaut par quelque chose d’insolite qui se passait dans la chambre. Il me sembla que je n’étais plus seul — qu’une présence indéfinissable s’efforçait de se manifester à mes sens et souffrait de n’y point réussir. Encore tout assoupi, ne réalisant que d’une façon incohérente ce que j’éprouvais, je frottai machinalement une allumette et je consultai ma montre… Minuit et demie… Il y avait trois heures que je dormais.
Je demeurai assez longtemps très vague. Puis je promenai à travers la chambre un regard qui ne me fit rien découvrir d’anormal. Je me tournai vers la fenêtre et je remarquai que les nuages, qui couvraient le ciel à mon arrivée, s’étaient dissipés. La nuit resplendissait d’étoiles et régnait, toute pacifique, sur la campagne. Pas un souffle de vent. Dans la maison, rien ne bougeait ; nul trottinement de souris dans le grenier ; auprès de moi, nul de ces craquements de meubles qui éclatent parfois à l’improviste. Partout, un silence absolu.
— Bah ! me dis-je, je subis sans doute une petite poussée de fièvre due à la fatigue du voyage… Tâchons de nous rendormir.
Je remis ma tête sur l’oreiller et je commençais à reprendre mon somme si fâcheusement interrompu, lorsque je subis la sensation étrange d’être observé par quelqu’un qui aurait voulu se rendre visible mais n’y parvenait pas. Alors j’avoue que je me sentis troublé. Et, par instinct préservateur, j’articulai les deux vers qui ouvrent la seconde strophe de la conjuration de Saint Ambroise :
J’allai poursuivre lorsqu’une longue plainte — basse et sanglotée — s’éleva tout à coup dans l’ombre immobile. De quelle indicible souffrance elle paraissait l’expression !… Puis j’entendis comme un piétinement tout proche. Cela semblait d’abord me parvenir à travers le mur où touchait mon lit.
Je pensai : — Il doit y avoir un malade dans la maison contiguë. Sûrement, on ne tardera pas à recourir au docteur…
D’un moment à l’autre, je m’attendais à ce que la sonnerie électrique de l’entrée vibrât et je faisais la réflexion qu’il serait peu amusant pour Dufoyer d’être obligé de se lever en pleine nuit.
Cependant le bruit augmentait : des gémissements entrecoupés, des supplications balbutiées, des pas lourds qui s’arrêtaient parfois brusquement, puis reprenaient avec une allure de panique. La rumeur allait toujours grandissant de sorte que j’avais maintenant l’impression d’en être environné. Ce fut au point que je m’écriai : — Il est impossible que, là-dessous, mes amis n’entendent pas !…
Mais non, aucun mouvement n’indiquait leur réveil. Et alors, une idée singulière, comparable à une clarté indécise dans de la brume, surgit en mon esprit : — Est-ce que ce tumulte ne serait perceptible que… pour moi ?
En vain je m’efforçai d’écarter cette suggestion et de me convaincre de son extravagance. Elle m’obséda bientôt si fort que j’eus beau me raisonner, il me fallut y plier mon jugement.
Pour faire diversion, j’allumai la bougie et je scrutai la chambre d’un œil passablement effaré. Or je n’aperçus rien d’extraordinaire : il n’y avait personne auprès de moi ; tous les meubles étaient à leur place. Toutefois, le bruit avait cessé.
Ce calme si subit aurait dû me rassurer. Au contraire ; je me sentis plus anxieux. Mon cœur battait à grands coups et j’avais beau me répéter, avec une obstination puérile, que certainement, j’avais rêvé, la certitude incoercible s’ancrait en moi d’une présence mystérieuse qui ne voulait ou plutôt ne pouvait pas s’éloigner.
Longtemps, peut-être une heure, je me tins sur mon séant, l’oreille au guet, sondant du regard tous les coins de la chambre, construisant des hypothèses plus ou moins plausibles.
Enfin, le silence persistant, je me rassurai quelque peu. J’éteignis et je me recouchai en m’affirmant que, le matin venu, cet incident pour le moins bizarre s’éclaircirait de la façon la plus simple et la plus naturelle.
Tout aurait été fort bien à condition que je pusse récupérer mon sommeil paisible d’avant minuit. Mais les choses allèrent différemment.
A peine eus-je baissé les paupières que le bruit se renouvela. Cette fois, c’était peut-être plus étouffé mais tout aussi déconcertant. D’abord la sensation que je n’étais pas seul s’accusait davantage. Puis les pas se multipliaient tandis qu’un murmure d’imploration — où il me fut pourtant impossible de distinguer une parole précise — ne cessait de déferler vers moi comme les vagues d’une marée montante. Parfois la Présence semblait s’écarter un peu, se diriger vers la porte, puis la franchir sans toucher à la serrure et arpenter le couloir en renforçant sa plainte. Ensuite un arrêt et un silence comme si l’être qui la proférait attendait anxieusement une réponse. Tout continuant à dormir dans la maison, il battait en retraite. Et, derechef, la chambre retentissait de son tourment.
Que faire pour me libérer de cette obsession ?
Je simulai un violent accès de toux. J’élevai la voix pour demander s’il y avait quelqu’un là. Point de riposte formulée par des mots, mais un redoublement de plaintes. J’eus l’idée de prier, me reprochant de ne l’avoir pas fait plus tôt. Et comme, dans toutes les passes difficiles de mon existence, j’ai recours à l’Immaculée, je récitai un Sub Tuum… Fort en vain. La nuit s’écoula sans repos, Tantôt je m’engourdissais en une vague somnolence, mais alors même je ne perdais pas la notion de cette Présence invisible. Tantôt je rouvrais les yeux et tâchais de me distraire en comptant, à travers la vitre, les étoiles répandues dans le sombre azur du ciel. Quoi que je fisse, la Présence ne consentait pas à me quitter ; inlassable, elle piétinait, affreusement triste, elle gémissait.
Ce ne fut qu’au point du jour qu’elle me laissa comme si la lumière la mettait en fuite. J’aurais pu espérer quelques heures de sommeil suivi. Mais je me sentais trop énervé pour m’attarder au lit. Je me levai donc avec le projet de sortir le plus vite possible, car j’avais hâte de quitter cette chambre où flottait encore je ne sais quelle atmosphère pesante à l’âme. Dehors, l’air frais du matin me rendrait sans doute mon équilibre.
Tout en m’habillant, je me disais : — Si c’est cela que le docteur appelle une nuit tranquille, je lui en fais, d’avance, mes compliments !… Quelle sera son attitude quand je lui rapporterai mes tribulations ?
Dès que je fus prêt, — et cela ne tarda pas — je descendis l’escalier. La servante ouvrait la porte d’entrée juste comme je mettais le pied dans le vestibule. Elle me souhaita le bonjour et m’apprit que ses maîtres n’étaient pas levés et que le déjeûner ne serait pas servi avant une demi-heure.
Elle ajouta : — Je vais me dépêcher pour que Monsieur n’attende pas trop longtemps. Si Monsieur veut faire un tour dans le jardin, le temps est très beau.
— Ah ! dis-je, il y a un jardin ?
— Mais oui, Monsieur, il entoure la maison et s’étend par derrière.
Je suivis son conseil d’autant plus volontiers que je désirais explorer les abords de cette demeure — fallait-il dire hantée ? Je voulais surtout étudier la maison voisine, ne pouvant m’ôter de l’esprit que là résidait l’origine des bruits qui m’avaient persécuté.
Or à peine le coin tourné, je découvris qu’il n’y avait pas de maison voisine.
Entre le mur oriental de celle du docteur et la haie très épaisse et très haute qui limitait le jardin, se succédaient une allée de gravier, un long parterre de dahlias et de géraniums, puis une bande de gazon. Je mesurai de l’œil l’espace que couvrait cet ensemble et je l’évaluai à une vingtaine de mètres. En outre, par delà la clôture, j’aperçus un autre jardin, planté d’arbres touffus et où ne s’élevait aucune habitation.
C’était concluant. Je dus abandonner l’hypothèse d’un… tapage nocturne venu de l’extérieur, exagéré et déformé par une disposition fiévreuse résultant de mon voyage. Il n’y avait plus de doute : ma chambre avait été le théâtre de phénomènes qu’il importait de relater à mes hôtes.
Absorbé dans ces réflexions, je me tenais immobile au milieu de l’allée quand la servante vint m’avertir qu’on m’attendait pour déjeûner. Je rentrai à sa suite en me disant : Tout va peut-être s’éclaircir…
Dès que j’eus franchi le seuil de la salle à manger, mes amis s’empressèrent de me demander des nouvelles de ma nuit.
— Elle a été très mauvaise, répondis-je.
Ils s’étonnèrent. Mais sans leur laisser le temps de me poser des questions, j’interrogeai à mon tour : — Et vous, avez-vous bien dormi ?
— On ne peut mieux, déclara le docteur, tandis que sa femme l’approuvait de la tête.
— Vous n’avez rien entendu d’insolite ?
— Absolument rien…
Et tous deux me regardaient d’un air ébahi. De toute évidence, il leur était invraisemblable qu’on connût l’insomnie sous leur toit.
Je leur narrai alors, dans le plus grand détail, ce que j’avais eu à supporter de minuit et demie à cinq heures du matin. En épilogue, je dis : — Vous me concéderez que je ne suis ni fou ni malade. Or j’ai maintenant la conviction que je n’étais pas seul dans ma chambre.
Ils m’avaient écouté en silence quoique des sentiments complexes se peignissent sur leur visage. Chez le docteur, un mélange de doute quant à la réalité matérielle des faits et de confiance dans ma véracité. Chez Mme Dufoyer, de la crainte puis, sur mon affirmation finale, un effort de mémoire. Brusquement, elle devint toute pâle et s’écria : — Mon Dieu, je me rappelle !… Ma sœur nous a visités la semaine dernière ; elle a passé une nuit dans cette chambre et elle s’est plainte, comme vous, d’avoir été obsédée jusqu’au matin par les lamentations d’une personne invisible !… Ce sont ses propres termes.
C’est ma foi vrai, confirma le docteur, j’avais oublié l’incident.
— Donc, repris-je, il y a là une coïncidence tout au moins étrange.
Certes ! Aussi, je n’ose vous resservir l’explication que je donnai à ma belle-sœur à savoir qu’elle avait eu le cauchemar !
— Des cauchemars identiques à ce point, ce serait, en effet, fort extraordinaire… Mais, dites-moi, votre belle-sœur est-elle d’une nature facilement impressionnable ?
— Du tout, c’est une femme pondérée, pieuse mais nullement encline aux superstitions.
— Elle est tellement raisonnable, observa Mme Dufoyer, que, comme nous la plaisantions sur l’importance qu’elle attachait à ce que nous pensions être la suite d’une mauvaise digestion, elle finit par rire avec nous.
— Puisqu’il en est ainsi, dis-je, le mot de l’énigme m’échappe…
Au cours du repas, nous fîmes encore diverses conjectures, puis, Mme Dufoyer, de plus en plus apeurée, nous pria de changer de propos. Chacun s’y efforça mais la conversation languit. Le mystère pesait sur nous.
Comme nous nous levions de table, le docteur, tout préoccupé, s’exclama : — Je veux savoir à quoi m’en tenir ! Je ne commencerai pas ma tournée chez mes malades avant d’avoir obtenu des informations plus précises que celles qui me furent données à l’époque où j’achetai cette maison. Quelqu’un peut, je crois, me les fournir, c’est le curé. Je vais de ce pas au presbytère. M’accompagnerez-vous ?
J’y consentis d’autant plus volontiers que je connaissais ce prêtre, l’ayant quelque peu fréquenté à l’époque où je résidais dans la région.
Chemin faisant, le docteur m’apprit que c’était précisément le curé qui lui avait signalé la maison comme confortable et d’un prix peu élevé.
— Et il ne vous a point révélé de particularités susceptibles de vous mettre en garde ?
— Non, et c’est bien ce qui m’étonne. S’il savait quelque chose, je trouve sa discrétion fort intempestive.
Rendus au presbytère, nous fûmes tout de suite introduits. Le curé venait de dire sa messe et rompait le jeûne dans sa petite salle à manger. C’était un homme d’une soixantaine d’années, encore vert. Ses yeux vifs sous une chevelure entièrement blanche exprimaient l’intelligence et la bonté.
Il nous accueillit avec une politesse affectueuse. Tandis que lui et moi nous nous félicitions de renouveler connaissance, le docteur s’agitait. On voyait qu’il avait hâte d’exposer l’objet de sa visite. Le prêtre s’en aperçut et en témoigna de la surprise car, entretenant avec mon ami des relations presque journalières, il n’avait point coutume de remarquer en lui tant de nervosité.
Que se passe-t-il donc, cher Monsieur ? demanda-t-il. Vous, si calme d’ordinaire, vous semblez, ce matin, tout bouleversé… Puis-je vous être utile ?
Sur cette invite, Dufoyer entama d’une voix fébrile, l’exposé de la situation. Mais, trop ému pour y apporter de la méthode, il s’empêtra dans un fouillis de digressions d’où il ne réussit pas à se dégager, de sorte que le curé ne saisit pas grand’chose.
J’intervins. Je recommençai posément le récit de Dufoyer. J’insistai spécialement sur le fait que la sœur de sa femme et moi, à quelques jours de distance, nous avions subi des impressions analogues. Puis je m’efforçai de bien définir les sentiments que m’avait suggérés cette Présence occulte qui paraissait si malheureuse.
Ici, le curé, qui me prêtait la plus sérieuse attention, me demanda ce qui avait prédominé en moi de la pitié ou de la frayeur.
— La frayeur, répondis-je, mais non point la panique car tout le temps que cela dura, je restai maître de mon jugement. Cependant je sentais que j’aurais dû prier davantage et avec plus de ferveur que je ne le fis.
— Et pourquoi ?
— Parce que j’avais l’intuition d’être mis en contact spirituel avec une âme qui avait terriblement besoin de prières. Mais ses accents de détresse me troublaient si fort que je ne parvenais pas à me recueillir.
Le prêtre ne se hâta point de nous donner un avis. Rassis et mesuré par caractère, il méditait profondément lorsque le docteur, qui avait peine à se contenir, s’écria : — Enfin, Monsieur le curé, m’apprendrez-vous le motif pour lequel vous ne m’avez pas averti que cette maison était de celles qu’on préfère ne pas habiter ? Administrant la paroisse depuis bien des années, vous deviez savoir quelque chose !
Le ton dont il proféra ces phrases révélait une violente irritation. Je le regardai, avec surprise, ne le connaissant pas sous ce jour. Mais le curé ne se formalisa point. Il eut un geste pacifiant et dit avec beaucoup de calme : — Mon cher Monsieur, croyez-vous qu’il soit nécessaire de me quereller pour obtenir que je m’explique ?
Le docteur, honteux de son emportement, s’excusa.
— N’y pensons plus, reprit le prêtre, nous sommes deux amis qui ne demandent qu’à s’entendre, n’est-ce pas ? Ceci rappelé, laissez-moi vous dire qu’en effet, j’avais eu des renseignements fâcheux sur cette maison…
Dufoyer, stupéfait et repris de courroux, sursauta. Il ouvrait déjà la bouche pour lancer quelque apostrophe volcanique. Mais le curé prévint l’éruption.
— Je vous en prie, patientez quelques minutes. Avant de récréminer, il faut d’abord que vous m’écoutiez. Vous me le promettez ?… Bien : je poursuis. Et, tout d’abord, pour vous éviter une déception, je dois spécifier que ce que je sais se réduit presqu’à rien. Le voici : dès longtemps, j’avais remarqué que votre maison, quoique très logeable et d’aspect assez plaisant, ne se louait ni ne se vendait. Un jour, j’en parlai au propriétaire. Celui-ci, moins verrouillé que la plupart de nos paysans, me confia qu’elle appartenait à sa famille depuis le commencement du siècle dernier et qu’il désirait fort s’en débarrasser car, ajouta-t-il, « je crois qu’elle porte malheur. » Je le pressai de me dire ce qui avait pu lui inspirer une idée aussi singulière. Il ne montra guère de dispositions à s’étendre sur ce sujet. Cependant, comme j’insistais, il finit par me conter que, jadis, en un passé très lointain, un homme avait — prétendait-on — égorgé sa femme et ses enfants dans la chambre d’angle du premier étage, celle-là même où votre belle-sœur et ensuite Monsieur, ici présent, ont couché. La mémoire s’était perdue des causes du massacre. Mais tout le monde affirmait dans le pays que, chaque année, vers la date où ce crime fut commis — c’est-à-dire dans la seconde quinzaine de septembre — l’âme du meurtrier revenait hanter le lieu témoin de son forfait. Du dehors, bien des gens avaient perçu ses clameurs douloureuses. Je lui demandai alors s’il avait personnellement vérifié le fait ; — Oh non ! me dit-il, tout frémissant, j’avais trop peur que ça me soit prouvé !… Et il détourna la conversation.
Je l’avoue, je n’étais pas très persuadé que cette funèbre histoire eût un fondement réel. Les natifs de la région, comme vous l’avez sans doute observé, sont très portés à se forger toute sorte de légendes macabres. Or quiconque les étudie, sans préventions, ne tarde pas, le plus souvent, à découvrir qu’elles se basent sur des apparences interprétées de travers. Il y a malheureusement beaucoup à faire pour éclairer mes paroissiens. Je m’y emploie mais je n’obtiens guère de succès. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, lorsque j’essayai de proposer à mon interlocuteur d’entreprendre une enquête de concert avec moi, il s’y refusa de la façon la plus péremptoire. Je compris que nul argument ne vaincrait sa répugnance. Et je me gardai de revenir à la charge.
Depuis, personne n’ayant jamais fait allusion à « la maison hantée » devant moi, j’avais à peu près oublié son mauvais renom. Je m’en souvins seulement quand vous avez été sur le point de l’acheter. Mais je ne m’y suis pas arrêté d’autant que je n’y attachais guère d’importance et il ne m’est pas venu à l’idée que vous puissiez être amené à rompre le marché sur un racontar aussi vague. Si j’ai eu tort, je vous présente mes sincères excuses.
A présent, la question change de face. Nous devons tenir grand compte du témoignage de vos hôtes qui ne sont pas des paysans superstitieux et influencés par une tradition douteuse. Ce qui me frappe surtout, c’est que nous sommes à la fin de septembre, époque signalée comme celle où une âme coupable solliciterait des prières à l’endroit où le sang innocent a été versé. Je vais donc interroger encore l’ancien propriétaire. Je tâcherai aussi de faire parler ceux de mes paroissiens que je jugerai les mieux informés. Je compulserai les archives de la commune bien qu’elles contiennent peu de documents anciens. Enfin, au besoin, je passerai, moi-même, une nuit dans la chambre d’angle. Ensuite, s’il y a lieu, nous agirons… Pour le moment, tenez-vous en paix dans la pensée que l’Église seule a mission pour se prononcer quant aux effets sensibles du Surnaturel — qu’ils viennent de Dieu ou qu’ils viennent du Démon.
Le docteur restait sombre et perplexe. Pour moi, j’estimais tout à fait judicieux les propos du prêtre et j’approuvais son plan.
Nous prîmes congé. Comme nous retournions chez Dufoyer, je remarquai que, loin de se « tenir en paix », selon la recommandation du curé, il se rembrunissait toujours davantage. Les sourcils froncés, les gestes brusques, il marchait à grands pas tandis que de ses lèvres crispées s’échappaient des interjections grincheuses.
— Voyons, lui dis-je, calmez-vous ! Qu’est devenu votre sang-froid coutumier ? Persuadez-vous, une bonne fois, que le plus sage c’est d’attendre sans impatience le résultat des démarches que le curé va entreprendre. Et puis ne vous hérissez pas contre lui. Je vous assure qu’il a raison.
— Vous en parlez à votre aise, s’écria Dufoyer, mais moi, je prévois des complications de toute sorte, celle-ci par exemple : ma femme est de santé fragile et elle a l’imagination volontiers galopante. Je crains qu’elle ne tombe malade ou qu’elle ne prenne en grippe cette maudite maison. Alors, s’il nous faut déguerpir, à qui la céder, étant donné sa réputation ? Et avec quel argent en achèterai-je une autre ? Je ne suis pas riche !…
A cela il n’y avait rien à répondre. Je me contentai d’engager mon ami à ne pas augmenter les alarmes de Mme Dufoyer et surtout à s’abstenir de lui rapporter que le souvenir d’un crime particulièrement horrible planait sur cet obscur incident. Il suivit mon conseil et dit simplement à sa femme que le curé prenait l’affaire au sérieux et ne différerait pas de s’en occuper.
Le reste de la journée s’est écoulé sans événements notables. Mme Dufoyer paraissait souffrante mais, pour ne pas inquiéter son mari, elle gardait le silence. Le docteur et moi, nous avons fait, à trois reprises, le tour de la maison et nous avons examiné les murailles avec soin. Puis nous avons exploré à fond toutes les chambres, la cave et le grenier, sondé les moindres recoins. Nulle part nous n’avons rien découvert de suspect. C’était une vieille bâtisse encore solide, et voilà tout.
Le soir, je dus m’en aller, étant, je vous le rappelle, attendu dans les Pyrénées. Le docteur me fit la conduite jusqu’à la gare. Mais, à chaque instant, il laissait tomber la conversation ou ne répondait que d’une façon distraite à mes efforts pour le détourner de l’idée fixe qui le tenait. La dernière phrase qu’il me dit sur le marchepied du wagon où je pris place fut celle-ci : — J’ai le pressentiment que tout cela finira mal !…
Je me tus. Après un petit silence, l’abbé Cerny me demanda : — Et, par la suite, vous n’avez pas eu la solution du problème que vous laissiez en suspens ?
— Mon Dieu non !… D’abord, je n’ai jamais eu le loisir de retourner au village. En outre, quoique le docteur m’eût promis de m’écrire ce que donnerait l’enquête du curé, il n’en a rien fait. Moi-même, n’étant guère épistolier, j’ai négligé de m’informer. J’ai su seulement, et encore d’une façon indirecte, que sa femme était morte à la fin de septembre juste un an après ma visite, que Dufoyer quitta le pays le lendemain des obsèques et que la maison, remise en vente, ne trouvait pas d’acquéreur.
Quelque chose m’est pourtant resté de cet épisode : je gardais, au fond de ma mémoire, l’intonation désespérément suppliante des plaintes émises par la Présence. Un soir d’oraison contemplative, elle me revint si forte qu’elle m’induisit à réfléchir sur la triste condition des défunts dont aucun membre de l’Église militante ne se soucie plus. J’en ressentis tant de pitié que je pris, devant Dieu, l’engagement d’une prière quotidienne pour l’âme la plus abandonnée du Purgatoire. Et j’ai tenu parole.