Le voyageur étonné
APOLOGIE SUCCINCTE
Et d’abord, pourquoi ce titre : Notes testamentaires ? Simplement parce qu’il est fort probable que je n’ai plus longtemps à vivre et surtout parce que les progrès du mal qui me tient m’empêcheront sans doute bientôt de manier la plume. J’ai prévu la chose au chapitre Argument (page 73) et j’y renvoie les esprits bénévoles qui eurent la patience de m’accompagner jusqu’à l’étape finale où nous voici parvenus.
Le présent livre sera donc le dernier que je publierai. Avant d’en formuler la conclusion qui se vouera toute, comme il sied, à Notre-Seigneur, je voudrais récapituler mes rapports avec les hommes du siècle — particulièrement avec la gent-de-lettres — et montrer — si possible — qu’il était non seulement logique mais encore nécessaire que mon œuvre suscitât des contradictions acrimonieuses et qu’elle me valût, en revanche, des amitiés à toute épreuve. Au surplus, je ne m’étendrai pas outre mesure à ce sujet. Il suffira que j’indique brièvement et nettement quelques faits significatifs et que j’en fasse ressortir les conséquences en me plaçant au point de vue de la vie intérieure — le seul qui nous intéresse, mes lecteurs habituels et moi-même.
Au cours d’un article étendu et, en somme, assez perspicace qu’il voulut bien me consacrer dans le Mercure de France de juillet 1922, M. Tancrède de Visan a écrit ceci : « Retté a soulevé des haines violentes dans la littérature. J’aurais eu peine, moi-même, à les imaginer si je n’avais reçu les confidences de plusieurs de ses contemporains. »
Lisant ces lignes, les personnes qui ne connaissent pas les mœurs et coutumes de la gent-de-lettres se demanderont quel crime j’ai bien pu commettre pour m’attirer à ce point la malveillance et les rancunes des écrivains qui manifestèrent, à mon propos, un courroux exceptionnel.
Mon crime, le voici : ayant toujours eu le goût de l’indépendance et l’amour de la solitude, je ne suis le captif d’aucune coterie. Plutôt que de barboter, en palmipède docile, dans les auges qui jalonnent cette basse-cour passablement mal-tenue : la littérature d’aujourd’hui, j’ai cherché ma provende intellectuelle dans des halliers bourrus où mûrissent des fruits dont la saveur âpre ne peut que déplaire aux scribes domestiqués[20]. Quand j’ai porté des jugements sur les livres qui se publient au jour le jour, je l’ai fait sans tenir compte des modes et des engouements qu’affichaient maintes « petites chapelles » qui prétendaient réunir une élite. C’est ainsi qu’à la grande indignation des symbolistes, j’ai signalé dans la prose et les vers de feu Stéphane Mallarmé un cas de détraquement plus ou moins esthétique dont tout cerveau bien constitué devait éviter la contagion. Enfin, et surtout, les intrigues, coalitions, dissensions, polémiques, papotages, menées envieuses, réputations soufflées comme des baudruches, ragots de concierges, où le clan des porte-plume dépense les trois-quarts de son activité, m’ayant toujours paru du plus haut comique, je les plaisantai, sans fiel, chaque fois que l’occasion s’en présenta.
[20] Ceux qui suivent mes écrits reconnaîtront ici une allusion à la préface de La Basse-Cour d’Apollon.
En voilà suffisamment pour faire comprendre les sentiments peu fraternels que professent à mon égard tant de « chers maîtres » dont j’ai refusé de prendre au sérieux le pontificat. Mais il y a autre chose que ces petites rumeurs d’une catégorie d’humanité follement éprise d’elle-même.
Dans les Lettres à un Indifférent, j’ai raconté comment je dois, en grande partie, ma formation religieuse au Père Burosse, chapelain de l’hospitalité de Lourdes, qui fut mon directeur d’âme pendant plus d’une année. Non seulement il m’apprit à observer les disciplines générales de l’Église, mais encore il développa, selon une méthode de strict ascétisme, la vocation contemplative qu’il avait discernée en moi.
Me portant une vive affection — que certes je lui rendais bien — et m’ayant étudié de fort près, il voyait si clair dans mon âme qu’il fut bientôt à même de m’indiquer la demeure que le Père éternel m’assignait dans sa Maison et l’avenir qui m’y attendait. Je me rappelle, d’une façon très nette, la circonstance où il me donna cet enseignement et la prédiction qu’il me fit à la suite.
Depuis quelques mois, je m’étais beaucoup dépensé pour le bien d’une œuvre dont on m’avait demandé, instamment, de m’occuper. En guise de récompense, j’eus à subir les mauvais procédés de ceux-là mêmes qui m’y avaient introduit. Plus encore, ils se concertèrent pour me dénigrer auprès de mon confesseur. Je me hâte d’ajouter que le Père Burosse, perçant à jour leur déloyauté, les rabroua, non sans quelque rudesse et les réduisit au silence en les mettant au défi de prouver leurs insinuations contre moi.
Cet incident où, sans avoir rien fait pour provoquer les manœuvres de mes adversaires, je m’étais vu en butte à une éruption de la malice qui élit domicile dans l’âme de certains dévots, m’avait fort contristé. Le Père Burosse s’en aperçut et c’est alors qu’il porta sur moi le pronostic où se résumait mon destin. Il me dit : — Au fond, je ne suis pas fâché que ces personnages obliques vous aient meurtri. Vous avez besoin de vous aguerrir car vous êtes prédestiné à la souffrance comme tous ceux que Dieu mène par les voies de la Mystique. A cet effet, il vous octroie le sentiment habituel de sa présence et l’intuition que l’univers extérieur tels que le perçoivent la plupart des hommes n’est qu’une représentation imparfaite de cet univers intérieur où les âmes que pénétra la Grâce illuminante reconnaissent le royaume du Christ.
Ce sont là d’énormes et redoutables privilèges. Pour qu’ils ne vous induisent point en tentation d’orgueil, Dieu permet que la Passion de son Fils soit le pain quotidien de votre oraison et que vous en ressentiez les angoisses dans votre chair et dans votre esprit — mais avec la certitude immuable que, si fervente que soit votre soif de sacrifice, jamais vous n’égalerez le Divin Modèle qui nous est offert en exemple. En outre, comme votre chère sainte Térèse vous en avertit, vous aurez à souffrir du fait qu’il y aura un désaccord continuel entre vos façons de voir et d’agir et celles d’un grand nombre. Si droites que soient vos intentions, ce grand nombre ne les comprendra pas. Vous gênerez, vous déplairez et on vous le fera sentir de telle sorte qu’il y aura des heures où il vous semblera que vous êtes un écorché vif qu’on obligerait de se frayer un chemin à travers un fourré de ronces. C’est alors que vous saisirez la signification intégrale de la parole de Jésus et que vous aurez lieu de vous l’appliquer sans réserve : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais parce que vous n’êtes pas du monde, à cause de cela, le monde vous hait ! Le serviteur n’est pas plus grand que le Maître. Et puisqu’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »
Telle s’annonce votre vie parmi les médiocres chrétiens qui pullulent aujourd’hui dans l’Église. A en juger les péripéties d’après les piètres maximes de la sagesse humaine, elle sera donc fort peu enviable. Mais si on la considère du point de vue où se placent « ces fous à cause de Jésus-Christ » parmi lesquels saint Paul nous invite à nous ranger, elle sera pareille à un jardin de roses terriblement épineuses mais suavement odorantes et merveilleusement nuancées, Allez, mon enfant, beaucoup vous détesteront parce que vous refuserez de « servir deux Maîtres ». Mais d’autres, que Jésus choisit pour le suivre dans la voie douloureuse, vous aimeront, vous accompagneront jusqu’au pied de la Croix rédemptrice et, afin de s’en imprégner l’âme, recueilleront comme vous, le sang lumineux qui ruisselle du Sacré Cœur.
Et ceci compensera cela !
La prédiction de mon bon Père Burosse s’est réalisée de point en point. Parmi les catholiques j’ai rencontré force médiocres dont la foi routinière dégage une odeur d’encens frelaté. Ceux-là ne cherchent pas du tout à faire éclore en eux ces belles fleurs d’amour dont la graine se récolte chez les Apôtres et chez les Saints. Ceux-là se confinent dans les grisailles « bien-pensantes ». Promulguant cet axiome : « Il ne faut rien exagérer », ils tiennent surtout pour essentielle la maxime chère à tous les transfuges : « Dieu n’en demande pas tant… »
Nous qui avons la naïveté de croire que Dieu demande tout, il est inéluctable que nous soyons mal vus dans les salons où champignonnent ces âmes incurablement bourgeoises parce que l’esprit surnaturel les offusque comme un manque de tact. Leur religion, c’est un article du code des élégances. Notre religion, c’est un brasier que ravivent sans cesse les grands souffles de la Grâce. D’eux à nous, si peu de pensées communes !…
Aussi, nous leur sommes importuns. Et, pour ma part, comme je ne leur ai pas dissimulé que leur pénurie de zèle au service de Jésus me semblait abominable, ils ne me pardonnent point ma franchise. Des scribes à leur solde insinuent volontiers que je suis un vagabond insociable dont les personnes de quelque éducation doivent éviter le contact.
Or voyez combien leur opinion sur mon compte est justifiée : je n’ai jamais marqué la moindre intention d’amender nos rapports. Bien plus, je remercie tous les jours Notre-Seigneur d’avoir creusé un gouffre entre ces gens si pondérés et le pauvre Moi, son esclave très infime…
Où j’ai constaté le plus de divergence entre mes façons de voir et celles d’autres catholiques, c’est chez ceux qui s’intitulent libéraux ou démocrates. Entre nous je crains que toute entente sur des points capitaux soit impossible. En effet, depuis des années et désormais de plus en plus, je m’efforce d’appliquer le précepte de saint Paul : Nolite conformari huic saeculo. Eux soutiennent : — Il faut être de son temps. Et, dans leur bouche, cette formule signifie que, pour se faire tolérer par ses adversaires innombrables, l’Église doit adapter son Credo à l’esprit de la Révolution[21]. Sophisme effarant mais qu’ils ne cessent de reproduire en l’affublant de souquenilles plus ou moins disparates !
[21] Voici l’antinomie : la Religion catholique promulgue la souveraineté du Créateur ; l’esprit de la Révolution proclame la souveraineté de la créature.
En vain, on leur démontre, par l’histoire, l’expérience et le raisonnement, que l’alliance dont ils rêvent serait stérile ou n’engendrerait que de hideux avortons. En vain on leur prouve que les héritiers de la Révolution, athées irréductibles, haïssent nécessairement l’Épouse de Jésus-Christ et ne peuvent que mépriser les chimériques qui sollicitent leur bon vouloir. Ils se bouchent les oreilles et, si l’on insiste, manifestent le plus hargneux des courroux. Quiconque tente de les éclairer en reçoit les éclaboussures. Il n’est donc pas surprenant que, comme tant d’autres, j’aie subi leur disgrâce.
Il y a, du reste, entre nous, un surcroît de mésentente du fait qu’ils s’imaginent que, les critiquant, j’ai le désir d’affirmer des opinions monarchiques. Or, je ne m’en cache pas, la conviction s’est faite peu à peu en moi que le régime le moins mauvais, parmi ceux que les hommes inventèrent depuis que des civilisations se sont formées qui voulaient vivre, c’est le gouvernement héréditaire d’un seul. Homère le disait jadis et d’autres l’ont répété après lui qui n’étaient pas des intelligences débiles. Les exemples de corruption, de discorde, de gaspillage et de versatilité désastreuse que nous donnent les démocraties parlementaires ne peuvent qu’affermir tout esprit réfléchi dans cette opinion. Mais il ne s’ensuit pas que la Monarchie soit en toute occurrence une panacée sociale d’où résulte forcément l’âge d’or. En France, notamment, pour produire quelque bien, il serait indispensable qu’elle méritât intégralement ce titre de Fille aînée de l’Église qui fit jadis sa gloire et sa force. Un roi athée, se disant très chrétien par calcul, mais imbu de positivisme machiavélique, ne ferait qu’attirer sur nous la colère divine. Quelles que soient les tares de la démocratie, si celle-ci se prouvait sincèrement, foncièrement chrétienne, je la préférerais, sans hésiter, à une monarchie où l’Église ne serait considérée que comme un instrument de règne.
Au surplus, la question ne se pose pas actuellement. Rien n’est moins probable qu’une restauration. Et j’ajoute que l’attitude vis-à-vis de Rome de certains qui la préconisent d’une plume empirique ne donne pas envie de la souhaiter immédiate.
Donc, partisan de la royauté en théorie — et, si l’on veut, d’une façon platonique — en fait, je suis de ceux qui placent avant tout et au-dessus de tout le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ et qui ont dévoué toute leur existence à l’établir dans les âmes.[22]
[22] Ce qui manque à beaucoup de catholiques c’est l’esprit surnaturel. S’ils le possédaient, ils verraient combien l’Église est au-dessus de tous les partis. Et ils saisiraient ce qu’il y a de divine ironie dans la phrase de Notre-Seigneur : « Rendez à César ce qui est à César. »
Nous ne sommes ni des catholiques libéraux, ni des démocrates-catholiques, ni des catholiques d’Action française. Nous sommes des catholiques tout court ayant pour devise : Dieu d’abord.
Nous voyons l’univers courir à des catastrophes indicibles parce qu’il s’enfonce, chaque jour davantage, dans ce matérialisme pourri d’amour de l’or et de frénésie luxurieuse où l’engluent les Précurseurs de l’Antéchrist. Nous voyons nombre de baptisés se détourner du Crucifix rédempteur à cause des mirages que ces missionnaires de Satan font défiler sous leurs yeux. Il semble que l’heure sonne où se réalise la prédiction si nette qu’on lit dans l’Épître à Thimothée : « Un temps viendra où les hommes ne pourront plus souffrir la saine doctrine. Au contraire, ayant une extrême démangeaison d’entendre ce qui les flatte, ils auront recours à une foule de docteurs habiles à satisfaire leurs penchants. Fermant l’oreille à la vérité unique, ils l’ouvriront à des fables. »
En ce péril extrême, persuadés qu’il n’y a de salut possible que par Jésus, nous nous écartons de quiconque prétend trouver un remède aux maux de l’Église parmi les drogues que distillent, dans des laboratoires obscurcis de vapeurs malsaines, les illusionnés de la politique. Soucieux de maintenir intacte la Tunique sans coutures, nous nous conformons strictement à la doctrine que promulguent les Vicaires du Sauveur parce qu’elle seule entretient la flamme du surnaturel dans les âmes en butte aux attaques véhémentes ou sournoises du rationalisme. Nous sommes avec Pie X qui a dit : Il faut tout construire dans le Christ. Nous sommes avec Pie XI qui a dit : Celui que nous proclamons notre Roi universel, c’est le Christ. Déclarations émouvantes ! Elles font tressaillir d’amour de Dieu les âmes habituées à l’oraison car elles leur attestent que le cœur de Jésus bat toujours dans son corps mystique : l’assemblée des fidèles et que le Paraclet ne cesse d’inspirer les Chefs de l’Église pour tous les actes de leur magistère infaillible.
Toutefois, se soumettre au Pape, non seulement par discipline mais encore par un vif sentiment de sa haute clairvoyance en ce qui regarde le bien des peuples, en outre, s’appliquer, par fidélité au Christ, à ne pas être de son temps, cela vous attire l’hostilité de ceux d’entre les catholiques qui errent par excès de confiance dans la raison humaine ou qui s’éprennent de cette décevante idole : le fétiche-Progrès.
Comme je l’ai dit plus haut, j’ai connu cette tribulation. En voici un épisode choisi parmi les plus anodins. Je venais de publier Jusqu’à la fin du monde, livre où, d’aventure, j’eus à rappeler quelques idées fausses dont M. Marc Sangnier fait ses délices. Inutile, je pense, de spécifier que je m’étais exprimé avec calme et que les lignes consacrées au rêveur inconsistant du défunt Sillon présentaient surtout un intérêt documentaire. Il n’en fallut pas plus pour faire entrer en éruption un démocrate impulsif dont, par charité, je tais le nom. Il m’écrivit une lettre furibonde où, entre autres aménités, je lus ceci : « Sangnier, vous voudriez bien le tuer, n’est-ce pas ? » (Absolument sic).
Désire-t-on un commentaire de cette phrase étonnante ?
Le voici : « Le nombre des sots est infini ». Ce n’est pas moi qui dis cela, c’est la Sainte Écriture. Or, quand je reçois — ce qui arrive encore assez souvent — des épîtres ou des articles de ce ton, je suis contraint d’avouer qu’il existe une variété de sottise spécialement catholique…
En d’autres circonstances, j’ai reçu beaucoup d’injures, parfois des ennemis de Jésus, parfois aussi de gens qui affichaient un grand zèle pour l’Église. On a répandu sur mon compte des légendes ineptes — voire quelques calomnies. Poussières qu’emporte le vent qui passe !…
Je n’ai qu’un fait à opposer à ces vilenies couvées, en général, par de très pauvres cervelles qu’il faut prendre en pitié : je mène, au grand jour et par dilection, une vie à peu près cénobitique et qui n’a rien à redouter des enquêtes les plus ombrageuses. Et n’importe qui est à même de le constater.
Quant aux gens-de-lettres d’aujourd’hui, je n’attends de la plupart aucune équité. Mes lecteurs savent maintenant pourquoi. Mais je dois ajouter ceci : pour les écrivains en général, la littérature constitue le tout de l’existence. Pour moi, elle est une bague au doigt et rien de plus. L’objet capital de mes pensées et de mes affections réside ailleurs. Les choses étant de la sorte, on comprendra sans peine qu’il y ait peu de corrélation entre eux et mon humble personne.
Peut-être quelques-uns me rendront-ils justice après ma mort. C’est possible et même assez vraisemblable. Mais je dois mentionner, en toute franchise, que cette éventualité ne me préoccupe guère. Mon Juge ne siège pas ici-bas. Il domine les contingences humaines. Et la sentence qu’il prononcera sur mon œuvre sera souverainement adorable — soit qu’elle la condamne, soit qu’elle l’absolve…
Pour clore cette apologie testamentaire, qu’il me soit permis de dire quelques mots des « compensations » que mon Père Burosse m’avait prédites et que j’ai reçues.
Si je conformais mon existence à cette prétendue « bonne loi naturelle » dont se réclame l’athéisme, je serais un personnage des plus moroses. En effet, je suis vieux, continuellement souffrant et aussi pauvre qu’on peut l’être.
Eh bien, je suis gai.
Sainte Térèse, ma mère spirituelle, qui fut et qui reste le grand poète de l’allégresse en Dieu, écrivait, un jour, d’Avila au Père Gratien, son confesseur et son disciple, pour lors en proie à maints ecclésiastiques tout revêches sous une carapace d’austérité glacée : « Ne me parlez pas de ces dévots qui prennent un air renfrogné et qui n’osent ni parler ni rire ni respirer de peur que leur dévotion ne s’évapore !… »
— Comme elle avait raison ma chère Sainte et que je suis heureux d’avoir appris à son école cette gaieté qui s’ensoleille au regard du Sauveur et qui, comme un oiseau des printemps du Paradis, déploie ses ailes dans une chaude atmosphère d’oraison, bien au-dessus des brumes cadavéreuses où se noient les fêtes lugubres des gens du siècle !
Je suis gai, non par affectation de stoïcisme mais parce que la foi qui me fut naguère octroyée, par faveur infiniment gratuite, me vaut ce sentiment habituel de la présence de Dieu qui transfigure la vie intérieure — qui rend l’âme pareille à une cathédrale tout illuminée d’une profusion de cierges, toute harmonieuse d’alleluias infatigables.
Merveille de la Grâce qui vivifie toutes les heures de la journée ! Je pensais à quelque arrangement ménager ou je soumettais à la pierre de touche de l’analyse un texte littéraire que je venais de lire et dont la forme m’avait retenu ou je retournais de cent façons dans ma tête les phrases d’un chapitre en train.
Tout à coup, la présence adorable se fait sentir en moi et m’envahit l’âme avec une impérieuse douceur. — Oh ! dis-je, le Maître est là !… Et je laisse tout et j’oublie le monde entier pour le contempler tandis que mes puissances se dilatent dans son amour et s’épanouissent comme de jeunes floraisons sous un grand ciel d’été sans nuages…
Ou bien encore, je dormais d’un sommeil paisible et voici que la divine Présence se manifeste en mon repos — jet de feu fulgurant parmi les ombres de la nuit. Aussitôt, elle m’absorbe jusqu’au matin en une oraison sans paroles où mon âme se déverse en Jésus comme un fleuve dans l’Océan. O bienheureuse insomnie !…
Ou enfin, je marchais dans la rue, l’esprit à quelque visite de politesse, d’utilité ou d’agrément. Peut-être aussi flânais-je inoccupé, requis seulement par les devantures des boutiques, l’œil amusé par les silhouettes des passants. Or voici que, par cas fortuit, je côtoie la façade d’une église dont le portail est entr’ouvert. Alors, il me semble encadre la voix du Bien-Aimé me chuchoter : — Ta visite, elle est pour moi, viens être seul avec moi…
Et j’entre ; et je vais m’agenouiller devant le Saint Sacrement et je goûte une paix si souveraine à ce tête à tête avec Jésus caché sous de très humbles apparences que je perds jusqu’au moindre souvenir du motif qui m’avait fait sortir de chez moi…
Plus j’avançais dans la voie étroite, plus la Présence divine se révélait à moi sous son aspect de perfection absolue. Alors, je me vis très difforme et je compris que pour la mériter toujours davantage, il me fallait, sans restrictions et dans la mesure entière de mes forces, réprimer en moi tout ce qui, par pensées, paroles et actions, entraverait l’élan de mon âme vers cette infinie Beauté dont l’image l’emplissait de lumière. Chaque fois que j’avais mis de la persévérance à briser les chaînes qui me rivaient à l’habitude du péché, je me sentais indiciblement fortifié. Ah ! c’est que je saisissais, avec une lucidité nouvelle, la portée de la promesse que nous fait le Bon Maître quand il nous dit : La Vérité vous rendra libres. Elle se développait en moi de la sorte : — C’est Lui qui est la Vérité, c’est Lui le modèle incomparable de toutes les perfections ! Si donc je m’efforce de l’imiter, il me retirera de l’esclavage des sens, il me rendra libre — en Lui. Et il m’infusera cette plénitude de la joie que saint Jean l’entendit annoncer aux disciples le soir de la Cène.
Je me mis à la besogne. Assuré que moins j’accorderais à la nature plus j’obtiendrais de la Grâce je m’adonnai, d’un cœur allègre, à l’ascétisme. J’eus, au début, de grandes défaillances car je ne suis qu’une pauvre balayure d’orgueil et de sensualité. Mais, sans me décourager, je me châtiai par de rudes pénitences. Et comme je suis resté l’homme de bonne volonté en marche sous le regard de Jésus, au déclin de mes jours terrestres, Il m’apprend à considérer comme des bénédictions ces épreuves que le monde a en horreur : infirmités de l’âge, souffrances corporelles ; pénurie d’argent.
Oui, je ne saurais trop le répéter, par un effet de sa miséricorde envers le voyageur éclopé, j’aime cette vieillesse, cette maladie, cette pauvreté qui m’attachent si étroitement à sa Passion. Et voilà une des principales raisons pourquoi je suis gai.
Une autre raison qui n’est pas moins probante.
On m’a quelquefois demandé : — Pourquoi, depuis 1906, tous vos livres ne parlent-ils que de Dieu, de la Vierge Marie, des serviteurs de Dieu ou des choses de Dieu ?
La réponse est facile : — Parce que, sans l’ombre d’un parti-pris de ma part, il s’est trouvé que seuls désormais m’intéressaient Dieu, sa Mère immaculée, les Saints et le travail pour le service de Jésus et de son Église. Je n’en tire aucune vanité — car je sais le peu que je vaux — et je ne m’autorise pas de ce fait pour regarder avec hauteur ceux de mes confrères pratiquants que la Grâce conduit par d’autres sentiers. Récapitulant les années depuis la publication de Du Diable à Dieu, je constate simplement qu’il m’était impossible de traiter d’autres sujets.
Il ne me paraît pas téméraire d’admettre qu’il y avait là un dessein providentiel sur mon insignifiante personne puisque mes livres ont touché des âmes appartenant aux catégories les plus diverses.
Des égarés dans la lande fuligineuse où la Malice éternelle embusque ses légions.
Des opiniâtres qui s’étaient rendu sourds volontairement pour ne plus même entendre l’écho de ta voix, ô Seigneur Jésus.
Des ignorants à qui personne n’avait jamais dit : Si tu savais le don de Dieu !
Des inquiets, de ceux dont, en l’un de ses poèmes tout murmurants d’une musique de songe et dont les images semblent des vols de papillons-fantômes sous la lumière atténuée d’un clair de lune mi-voilé de nuages diaphanes, Jeanne Termier a dit :
Des nonchalants qui avaient laissé s’assoupir sous les cendres d’une routine monotone la flamme sans laquelle il n’est pas d’amour de Dieu.
Non seulement mes écritures ont ramené plusieurs de ces enfants perdus qui tâtonnaient hors de la Voie unique, mais encore j’ai connu la joie incomparable de faire progresser dans l’union à Jésus des âmes qui me sont infiniment supérieures mais que telle page de mon œuvre tirait soudain de la Nuit obscure où il plaisait au Maître de les maintenir.
Enfin, de grands cœurs fraternels me donnèrent à manger quand j’avais faim, me vêtirent quand j’étais en guenilles, me logèrent quand j’étais sans gîte, me prodiguèrent les marques délicates d’un dévouement infatigable. C’est que ces amis selon Jésus avaient reçu par mes livres des consolations dans leurs peines, des clartés pour la contemplation. Ils l’attestent et je ne feindrai pas la fausse humilité de les démentir.
Ainsi, par les mérites du Sauveur — et non par les miens qui n’existent pas — j’ai reçu de grandes grâces. Et que pourrais-je demander de plus ? Notre-Seigneur a daigné user de mes livres — si imparfaits qu’ils soient — pour se conquérir beaucoup d’âmes ! Voilà ma gloire. Nul ne peut me l’enlever — et je n’en désire pas d’autre.
Et c’est aussi pourquoi je suis gai !…