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Le voyageur étonné

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I
LES VEILLEURS

Nous sommes trois dans la salle à manger, sans meubles, de cette maison isolée sur un tertre sablonneux et dont les habitants ont fui Dieu sait où. Nous nous tenons assis sur des caisses pleines de lainages et nous essayons de nous réchauffer au feu de débris de planches que nous avons allumé dans l’âtre. Mais nous n’y réussissons guère car la cheminée tire mal et le bois humide donne plus de fumée que de flammes. Au dehors règnent l’hiver, la nuit et la pluie. Le vent d’ouest souffle par rafales opiniâtres qui secouent les volets délabrés, s’insinuent dans le corridor qu’elles remplissent de longs sanglots où se mêlent les râles d’une gouttière engorgée qui s’étrangle à rejeter, avec l’eau des averses, la mousse et les morceaux de tuiles dont le toit vétuste l’encombra. Par intervalles, des grondements de canonnade rendent plus lugubre encore cette morne symphonie.

Ceci se passe en janvier 1915 et il n’y a qu’une dizaine de kilomètres entre l’abri précaire où nous veillons et l’entrée des boyaux menant aux tranchées de première ligne.

Détachés provisoirement d’une ambulance de combat, nous avons mission d’attendre là que passent les fourgons de blessés qu’on évacue sur les hôpitaux de l’arrière. S’il se trouve parmi eux des mourants incapables de supporter le trajet, on nous les confie. Nous les installons sur les paillasses garnissant le plancher des chambres du haut et nous recevons leur dernier soupir. C’est notre seule besogne. En effet nous ne possédons rien pour adoucir l’agonie de ces victimes du grand massacre — pas même de bandes pour remplacer leurs pansements boueux. On se rappelle qu’à cette époque la pénurie des services sanitaires en campagne était à peu près totale.

Toutefois, si nous sommes réduits à l’inaction quant aux soins corporels, nous avons pu, quant à l’âme, secourir ces infortunés. L’un de nous est un prêtre dont le grand cœur contient les paroles de lumière. Il les a prodiguées ce soir à deux moribonds qui, éclairés par lui, entrèrent dans la vie éternelle sans avoir subi les angoisses de la désespérance.

Maintenant leurs cadavres reposent au-dessus de nos têtes. Il est près de minuit et, selon toute probabilité, il n’y en aura pas d’autres d’ici demain, étant donné que, sauf les cas d’attaque imprévue, les charrois de blessés, ne suivent que rarement les routes cahoteuses du front plus tard qu’onze heures.


Lors de la mobilisation, l’abbé Cerny était vicaire d’une paroisse populeuse dans une grande ville du Centre. De tempérament délicat et d’une santé rendue chancelante par les travaux excessifs où son zèle pour l’Évangile se dépensait, il fut d’abord versé dans l’auxiliaire. Mais il n’y séjourna point longtemps. Il n’acceptait pas l’idée de vivre la guerre loin de ceux qui en subissaient quotidiennement les risques. A force de démarches, il se fit verser dans l’active et, dès la fin de septembre, rejoignit l’ambulance où je l’ai connu. Il y marqua par son dévouement infatigable et surtout par un don de persuasion qui lui valut de ramener bien des âmes réfractaires à Dieu, ignorantes ou égarées. Tout le monde l’aimait et même les plus hostiles à la religion le respectaient. Normalement, il aurait dû fléchir sous les travaux, les intempéries et les privations qui ne nous étaient pas mesurés. Mais un tel foyer d’ardeur surnaturelle brûlait en lui qu’il endurait beaucoup mieux que d’autres, plus robustes, l’énorme tribulation infligée à tous pour le salut de la France.

Le second d’entre nous, c’était un religieux, âgé de vingt-cinq ans environ et venu d’une abbaye cistercienne du Midi. On l’appelait le frère Placide. Jamais nom ne fut mieux porté. Ame d’abnégation et de prière perpétuelle, habitué à une existence paisible dans la clôture du monastère, il avait d’abord été mis passablement en désarroi par le tumulte du dépôt et les rudesses de la formation militaire. Ses gaucheries, ses méprises, sa réserve lui attirèrent des algarades et des quolibets d’un goût plutôt douteux. Mais il s’était bientôt ressaisi. A l’ambulance de combat où il fut envoyé dès novembre 1914, il se révéla comme un excellent infirmier dont le concours nous devint des plus précieux. Je remarquai tout de suite qu’à travers les péripéties et les dangers de notre mission, il gardait un calme immuable. Ce n’était pas indifférence mais esprit de sacrifice car les plaies et les mutilations atroces qui s’étalaient sous nos yeux lui arrachaient parfois un cri de pitié ou des larmes. Il se dominait rapidement. Tout pâle, tout frémissant d’une charité fraternelle, il redoublait d’empressement auprès de nos blessés. Et rien n’était plus admirable que le regard lumineux dont il couvrait leurs souffrances. On sentait qu’uni d’une manière étroite à la Passion, selon le privilège douloureux des contemplatifs, il distinguait réellement en eux des membres saignants du corps mystique de Jésus-Christ…


Donc cette nuit-là, dans la maison funèbre, nous prolongions notre veillée à la lueur morne d’une lanterne dont la mèche charbonnait. L’abbé Cerny lisait son bréviaire. Le frère Placide égrenait son chapelet. Moi, je ne m’interrompais de répondre à ses Pater et à ses Ave que pour tisonner le feu misérable devant lequel il nous eût été utile de sécher un peu nos capotes rendues spongieuses par tant d’averses qui les avaient criblées depuis le commencement de cet hiver diluvien.

Autour de la maison la tempête allait grandissant. Le vent redoublait ses plaintes et prenait, par moments, des intonations presque humaines pour nous submerger dans un océan de détresse et d’abandon. On aurait dit que des voix d’outre-tombe se multipliaient parmi les ténèbres et s’angoissaient de n’être pas entendues. A la longue j’en fus obsédé à ce point qu’il me parut qu’elles articulaient une phrase, toujours la même : — Venez à notre aide !… Venez à notre aide !…

C’était si poignant que je frissonnai d’une crainte mystérieuse. L’abbé remarqua mon malaise.

— Qu’avez-vous donc ? me demanda-t-il, vous semblez près de vous trouver mal !…

— A coup sûr, répondis-je, je mentirais si j’affirmais que je me sens confortable et il ne me déplairait pas d’avoir un peu plus chaud. Mais ce qui me trouble, ce sont surtout ces lamentations dans la nuit… Dirait-on pas des âmes qui appellent au secours ?

L’abbé, pensif, hocha la tête : — Oui, je les écoute comme vous. Et je ne puis m’empêcher de croire que Dieu permet peut-être que sur ce champ de bataille qui a vu tant d’agonies, parmi un si grand nombre d’âmes qui furent précipitées à l’improviste dans le Purgatoire, certaines empruntent les clameurs de l’ouragan pour solliciter nos prières.

— Eh bien, dis-je tout bas, c’est précisément l’idée qui me hante.

— Moi aussi, murmura le frère Placide.

L’abbé reprit : — Que ce soit une illusion due à la fatigue et à notre solitude funéraire ou qu’en effet, l’autre monde se manifeste à nous, il est indiqué de prier pour tous ces défunts. Récitons le De profundis.

Nous le fîmes aussitôt avec grand recueillement et avec le désir intense de soulager ceux qui à cette heure subissaient, à cause de leurs fautes, les flammes rédemptrices. Lorsque, pour conclure, l’abbé eut demandé à la Miséricorde infinie de leur être une aube de fraîcheur dans l’ombre brûlante où ils expiaient et de leur octroyer l’espoir d’un repos prochain en son royaume de la Paix éternelle, il nous dit :

— Ce n’est pas la première fois que j’ai le sentiment d’être investi par les âmes du Purgatoire.

— Moi non plus, répondis-je, et je garde le souvenir précis d’une circonstance où j’ai pu concevoir une relation sensible entre les vivants et certains défunts particulièrement affligés.

— Contez-nous cela. Aussi bien, ce sont des propos qui s’adaptent aux heures que nous vivons présentement.

— Je parlerai volontiers, dis-je, et vous pouvez être assurés que je vous exposerai les choses exactement comme elles se sont passées. La réalité fut trop émouvante pour que j’y ajoute les broderies de l’imagination.

L’abbé m’approuva du geste et j’entamai le récit qu’on va lire.

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