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Le voyageur étonné

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JUIN

Dans l’octave de l’Ascension. — Cette année, la fête de l’Ascension se célébra le 26 mai. Une impression reçue ce jour-là fut si forte qu’elle persiste en moi après une semaine écoulée. Il faut que je la note.

J’assistais à la messe dans la chapelle des Dominicaines gardes-malades, humble petit sanctuaire où je sens si profondément que Notre Seigneur aime à résider, pauvre parmi ses filles servantes des pauvres ! Pour suivre la liturgie, je venais d’ouvrir mon paroissien. Mais avant que mon regard se fût posé sur le texte, une phrase me naquit dans l’âme et l’absorba totalement, de sorte qu’elle m’empêcha de lire et même d’entendre le chœur des religieuses qui chantaient l’Introït. La voici : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi. »

On se souvient qu’elle se trouve au XIIe chapitre de l’Évangile selon saint Jean. Jésus la formule, à cet endroit, pour annoncer son crucifiement d’où résultera notre rachat. Mais l’office de l’Ascension ne la cite nulle part. Du reste, ce n’est pas sur le moment que je fis cette remarque. La phrase, se renforçant, se répercutant à tous les échos de mon âme, ne me laissait pas le loisir de raisonner à son sujet. Plus encore, elle me devint bientôt une image intérieure qui me représenta le Christ s’élevant vers le ciel — en croix. Toutefois, les ténèbres frémissantes qui surgirent lorsqu’il prononça la parole : Tout est consommé ne l’environnaient point. Une calme lumière émanait de lui et remplissait tout l’espace.

Cette image me demeura présente jusqu’à la fin de la messe. Elle était là lorsque j’allai recevoir l’Eucharistie ; elle était là durant mon action de grâces qui en fut exclusivement contemplative. Puis elle occupa ma pensée, d’une façon presque continuelle, jusqu’au dimanche dans l’octave où il me semble que le sens m’en fut donné. En cette même chapelle, après la lecture de l’Épître, je me remémorais ce que le chœur avait chanté le jeudi précédent : Dominus, ascendens in altum, captivam duxit captivitatem… Et je me dis : — Naguère, captif du monde, j’en fus délivré par la Croix. Maintenant, captif heureux de la Croix, je sens que Jésus m’attire, par elle, vers sa gloire. Si je reste l’homme de bonne volonté, elle m’attirera de plus en plus parce que je ne puis m’élever au-dessus de moi-même qu’en l’acceptant avec allégresse.

Alors je me mis à prier : — Seigneur, au temps de Noël, tandis que je vous adorais à Bethléem, j’ai vu l’ombre de la Croix se découper sur le mur de l’étable. Au temps de Pâques, j’ai vu les plis du linceul, abandonné par vous dans le tombeau, dessiner la Croix. Le matin de l’Ascension, je vous ai vu rayonner sur la Croix dans la Lumière incréée. Daignez me maintenir uni à vous par le sentiment que la grâce de votre présence est inséparable de la grâce de souffrir pour l’amour de vous et, en corrélation, pour l’amour de ceux qui vous ont perdu, de ceux qui vous cherchent et de ceux qui vous ont trouvé. Car, vous venez de me l’apprendre, ces deux mots : Rédemption, Ascension signifient une seule chose Là-Haut.


Pentecôte. — Voici une chambre plongée dans l’obscurité, la fenêtre et ses volets étant tenus rigoureusement clos. L’homme qui l’habite, s’il ne passe ses jours à rêvasser en une morne torpeur, s’occupe de ranger le pêle-mêle de meubles poussiéreux dont elle est encombrée. Vaine besogne car, comme il ne voit pas clair, il n’arrive qu’à augmenter le désordre. D’ailleurs il se rebute vite, d’autant plus qu’il respire mal en ce logis follement calfeutré où l’atmosphère, jamais renouvelée, se charge d’une myriade de corpuscules nuisibles qui lui encrassent les poumons. Et quelle odeur de renfermé ! Haletant et morose, il s’acagnarde alors devant le foyer, tout noir de suie ancienne, où un tison chétif achève de s’éteindre sous un amas de cendres.

Il dit : — Ce feu va mourir… Ensuite, je claquerai des dents mais je n’ai ni brindilles ni copeaux pour réveiller la flamme, ni bois pour l’entretenir. Et, je me l’avoue, je suis trop paresseux pour prendre la peine de refaire ma provision de combustible. Foin de l’effort !…

Cependant, à l’extérieur, le grand soleil darde de longues flèches d’or dont quelques-unes pénètrent par les fentes des volets et filtrent à travers la buée malpropre qui rend les vitres opaques. Si l’homme ouvrait tout, il recevrait, en surabondance, chaleur et clarté. Mais — foin de l’effort !…

Au dehors, souffle un vent joyeux tout embaumé des parfums de la vie. Si l’homme le laissait entrer, comme il assainirait la chambre, comme il en chasserait les miasmes, comme il stimulerait le prisonnier volontaire qui s’y engourdit et s’y hébète ! Mais — foin de l’effort !…

L’homme a soif. Il soulève sa cruche afin de se désaltérer et s’aperçoit qu’elle est vide. Devant la maison coule une fontaine intarissable dont le murmure parvient jusqu’à lui. Il n’aurait qu’à descendre et se pencher sur la vasque. L’eau qui la remplit jusqu’aux bords lui rafraîchirait la bouche et le cœur pour longtemps. Mais — foin de l’effort !…

Ainsi de l’âme que la grâce sanctifiante répandue par le Saint-Esprit sollicite et qui refuse de l’accueillir. Elle est en proie — comme dit Bossuet, — « à cet inexorable ennui qui fait le fond de la nature humaine ». Elle languit faute de lumière, faute de chaleur, faute d’air pur, faute de l’eau où s’imbiberait son aridité. Le Saint Esprit lui apportait toutes ces richesses et plus encore puisqu’il entretient en nous ce sentiment de la présence du Père et du Fils sans lequel nous ne pouvons être qu’un terroir infécond. Qu’on se rappelle cette strophe de l’admirable séquence au Paraclet conçue par Thomas d’Aquin :

Sine tuo numine
Nihil est in homine
Nihil est innoxium.

Elle définit en sa vigueur concise, l’état effrayant de l’âme réfractaire au Saint-Esprit. Bientôt, celle-ci devient inapte à le recevoir. Elle est désormais cet animal rivé à ses instincts pervers dont parle saint Paul dans la première épître aux Corinthiens. Et cela, parce que, tel jour où la Grâce se faisait plus pressante, son libre-arbitre ayant à choisir, en pleine conscience, entre Dieu et le diable, a choisi délibérément le diable. C’est aussi parce qu’elle a commis ce péché contre le Saint-Esprit dont Notre-Seigneur nous prévient qu’il ne sera jamais pardonné. Voilà l’histoire de bien des conversions avortées.

Mais la charité du Saint-Esprit est infatigable. Fût-ce au lit de mort, fût-ce à la dernière minute, il s’offre encore à l’homme qui se verrouillait, lui-même, dans le cachot de son orgueil. Que l’âme pécheresse, sentant alors son indicible solitude, invoque, avec la simplicité d’un enfant, le secours qu’elle avait si longtemps méprisé, Jésus lui dit : — Je ne te laisserai pas orpheline. Et il lui envoie le Consolateur.

Immédiatement, la pauvre âme découvre que les oripeaux bariolés, dont elle se glorifia durant tout son voyage sur terre, n’étaient que de sales guenilles. Elle s’en dépouille avec allégresse et — quelle que soit la date de son revirement — elle revêt la tunique de pourpre et d’or, tissée par les anges, que la Grâce illuminante lui tenait en réserve pour une suprême Pentecôte. Car ne vont en enfer que ceux qui l’ont voulu — jusqu’au bout…

Le lundi de la Pentecôte, je médite ces choses, un livre ouvert sur ma table : Vie de Marguerite du Saint-Sacrement, Carmélite de Beaune qui fut, au XVIIe siècle, la servante privilégiée de l’Enfant Jésus. Mes yeux s’arrêtèrent sur une page dont je transcris l’essentiel :

« Marguerite vit le double mouvement par lequel le cœur de Jésus se resserre afin de s’imprégner du divin Esprit dans le sein du Père puis se dilate afin de communiquer à l’Église, qui est son corps, la chaleur vitale qu’il avait produite pour lui-même. »

Glose magnifique d’une parole de Jésus rapportée au chapitre XII de saint Luc : — Je suis venu répandre le feu sur la terre et que veux-je sinon qu’il s’allume ?

Oui, c’est par une effusion du Sacré-Cœur que ce Feu vivifiant : le Paraclet, s’épanche dans nos âmes. Mais qu’arrivera-t-il le jour, peut-être proche, où presque tous les baptisés prendront pour guide Celui d’En-Bas, où il n’y aura plus qu’un petit troupeau pour suivre le Pasteur unique ? Il arrivera la fin du monde par embrasement. Et ce même Feu qui allumait en nous un foyer d’amour allumera l’incendie vengeur de la Justice divine…


Fructum in nobis. — En cette Fête-Dieu où le fruit de la Rédemption qui a nom : Sainte Hostie mûrit en nos cœurs d’une façon plus sensible, où son arome dissipe l’arrière-goût de la pomme vénéneuse que notre mère Ève cueillit au jardin d’Éden, j’éprouve une joie paisible à recenser les jours les plus heureux que j’ai connus ici-bas. Je me rappelle qu’ils me furent départis dans la solitude. Ce n’est pas du tout que je sois, comme quelques-uns se le figurent et même le publient, un être atrabilaire et peu abordable, un Alceste reclus dans une caverne dont les abords se hérissent d’orties contre le prochain et qui chérit la retraite misanthropique

Où d’être un ronchonneur on ait la liberté.

J’aime mes frères d’humanité et je plains ceux d’entre eux qui tâchent d’oublier qu’ils ont une âme en se mêlant, avec une folle persévérance, aux tumultes et aux sarabandes d’un monde dont la règle de vie se formule en ces mots : « Il faut être de son temps. »

Or si une époque se caractérise par l’agitation dans le vide, c’est bien la nôtre. Jamais le précepte de saint Paul : Nolite conformari huic saeculo ne fut davantage méconnu.

Pour moi, la grâce de Dieu — et non point mon mérite car je ne vaux pas grand’chose — fait que je ne me sens aucunement porté à prendre contact avec les gens d’affaires, les gens de sport, les gens de lettres, les gens du monde en général. De loin, je les regarde et cela fait que je prie pour eux fort souvent et avec le plus de ferveur qu’il m’est possible. Il arrive aussi que je ne puisse m’empêcher de rire un peu lorsque j’observe leur application à poursuivre des bulles de savon soufflées par le Diable et leur physionomie désappointée dès qu’elles leur crèvent entre les doigts. Mais que mes contemporains m’attristent ou qu’ils m’égaient, je suis en mesure de certifier qu’il n’entre point d’acrimonie dans les sentiments que je nourris à leur égard. Nous ne nous plaçons pas au même point de vue, eux et moi, et voilà ce qui nous sépare. Eux croient qu’il y a des réalités en dehors de Jésus-Christ, moi, la souffrance habituelle et l’amour de la solitude me maintiennent dans la conviction qu’il n’y a de réalité qu’en Lui. Je l’ai déjà dit et c’est, en somme, ce que signifient tous mes livres depuis plus de vingt ans qu’il plut à Dieu de m’ouvrir la porte de son Église. Permettez-moi de le répéter et de vous le démontrer une fois de plus en vous traçant un fusain des jours heureux que j’ai vécus dans la forêt, sur la route de Lourdes et dans les monastères. Ce faisant, je ne me donne pas comme un modèle à suivre. J’expose les raisons pour lesquelles je me conforme sans peine à la volonté de Dieu sur moi. Et rien de plus.


Dans la forêt. — Dès que mon âme eut reçu la Lumière unique, je pus m’écrier avec Dante : « Je me trouvais dans une forêt obscure ayant perdu la voie droite. Ah ! qu’il m’est pénible de dire ce qu’elle était cette forêt sauvage, âpre, épaisse, dont le souvenir renouvelle mon effroi. » Cela, c’était la forêt symbolique, la forêt aux taillis délétères où j’errais halluciné par ces bêtes fauves : mes passions et mes vices.

Lorsque les rayons de la Grâce illuminante chassèrent, ainsi qu’un brouillard empoisonné, les mirages qui constituaient cette sylve implacablement ténébreuse, quelle allégresse j’éprouvai, moi aussi, à saluer « l’heure où commence le matin, où le soleil monte avec ces étoiles qui l’accompagnaient quand le divin Amour leur donna, pour la première fois, le mouvement ! » Alors, je conçus l’espoir d’échapper « au lion, à la louve, à la panthère » qui m’avaient fasciné.

Toi, forêt palpable, forêt de Fontainebleau qui, même au temps de mes pires égarements, entretenais en moi le goût de la solitude, je te vis avec des yeux nouveaux. Tes sites, gracieux ou sévères, ne me furent plus seulement un ensemble de formes changeantes selon les saisons. Ils me devinrent des miroirs où se reflétait l’éternelle Beauté — la face de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Ils vivent dans ma mémoire ces jours de félicité, ces jours de transfiguration et d’oraison brûlante. Je ne cesse d’entendre les profonds feuillages chanter, d’une voix unanime, la gloire de mon Dieu. Voici les bouleaux qui frémissent comme des lyres éoliennes ; voici les chênes et les hêtres qui prolongent leurs graves accords ; voici les pins pensifs qui résonnent comme de grandes lyres ; voici toutes les frondaisons qui s’émeuvent au souffle du Saint-Esprit. Forêt, je suis loin de toi dans l’espace, mais tu peuples toujours ma vie intérieure et c’est par ton cantique perpétué que se grave souvent dans mon âme l’image de Jésus.

Comprenez-vous maintenant pourquoi rien ne m’est plus hors de cette radieuse présence du Bon Maître, pourquoi je me tiens à l’écart du monde, pourquoi j’ose répéter — moi, poussière et vermisseau — la parole de l’Apôtre : Je connais celui en qui j’ai cru et j’ai l’assurance qu’il me gardera en dépôt jusqu’à l’heure où il me jugera en juge équitable ?…

J’aime le Christ et le Christ daigne m’aimer, malgré mes imperfections innombrables. Et je me réjouis d’être compté parmi ceux de qui les gens du siècle disent avec un sourire méprisant : — Ils sont fous à cause du rêveur galiléen…


Sur la route de Lourdes. — En juin 1908, j’accomplis, du monastère de Ligugé, près de Poitiers, à Lourdes, le pèlerinage à pied dont j’avais fait le vœu dix mois auparavant. J’en ai raconté les étapes dans un livre qui, paraît-il, me suscita quelques imitateurs et me valut d’être gourmandé par certains critiques dont l’état d’âme ne coïncidait certes pas avec le mien.

— Quoi, me disait, en substance, l’un de ces porte-férule, vous avez parcouru des régions où abondent les monuments historiques et vous n’en soufflez pas un mot ! Quel voyageur incomplet vous fûtes !…

— Ah ! aurais-je pu lui répondre, il s’agissait bien de cela ! Au long du chemin, j’étais tout à la prière et, je l’avoue, mon bon Monsieur, lorsque j’entrais dans une église, c’était encore pour prier et non pour admirer les détails, peut-être fort remarquables, de son architecture. L’Immaculée me guidait vers sa grotte de Massabielle ; je marchais enveloppé du rayonnement de cette très pure Étoile et j’étais absorbé par la musique de l’Angelus qui n’arrêtait pas de carillonner dans mon cœur. Dès lors comment m’eût-il été possible de fixer mon attention sur les bâtisses périssables que la main de l’homme édifia ? J’emportais un volume avec moi, mais c’était le Petit Office de la Sainte Vierge et non pas le Guide du touriste. Tout cela vous explique ce manque « d’impressions d’art », dans le récit dont vous signalez doctement les défauts.

Pour vous, amis qui me lisez avec indulgence, je voudrais rendre l’allégresse qui me soulevait au cours de cette randonnée. Parti, le plus souvent, dès l’aube, aussi léger que si j’avais eu des ailes aux talons, j’abattais les kilomètres sans m’en apercevoir. Quoique, cette année-là, juin fût chargé d’orages dont les averses brusques me douchaient journellement, j’étais si joyeux de vivre dans la familiarité de Marie que, malgré l’atmosphère humide et pesante, je chantais tout le temps.

Oui, je chantais à pleine voix, les psaumes et les antiennes du Petit Office. Et quand j’avais fini, je recommençais ou bien je faisais alterner les strophes du Magnificat avec celles de l’Ave maris stella suivant les méthodes apprises chez les moines. Ou encore, lorsqu’il me fallait gravir une côte particulièrement rude, j’entonnais, pour me stimuler, cette sublime imploration : le Salve Regina.

J’ajoute que, pour comble de bénédictions, je jouissais d’une solitude à peu près complète. En effet, à cette époque, les routes n’étaient pas encombrées comme aujourd’hui de mécaniques puantes, poussant des cris de canard en détresse, portant des écervelés que possède l’étrange manie d’aller vite, vite, toujours plus vite. Il y avait si peu de piétons que je faisais des lieues sans croiser personne. Pas même de gendarmes en tournée, ce qui me convenait passablement vu qu’avant mon départ, ayant garni un portefeuille de pièces d’identité, je l’avais oublié sur ma table. Donc, je n’aurais pu prouver à ces braves gens que je n’étais pas un trimardeur professionnel.

A la traversée des villes et des villages, comme j’étais couvert d’un enduit où se mélangeaient l’huile qui, montée de mes chaussures, imbibait mon pantalon, la poussière et la boue, comme une vieille casquette défraîchie me coiffait et que mon veston s’avérait des plus râpés, mon aspect minable provoquait bien quelque étonnement. Mais sitôt qu’à ceux qui m’interpellaient, j’avais répondu que j’étais un pèlerin de Lourdes, deux fois sur trois, les figures se faisaient tout amicales. Dans les auberges où je passais les nuits, de délicates attentions me furent prodiguées. Ainsi, je pus le constater d’une façon touchante, le culte de la Sainte Vierge persiste dans beaucoup plus d’âmes que ne se l’imaginent les athées de carrière qui, au gouvernement ou ailleurs, s’appliquent à transformer le bon peuple de France en une cohue de verrats et de truies pour le plus grand profit du démon de la bestialité.

A travers tout, par-dessus tout, je me sentais le néophyte placé sous la protection de Marie. Cela se comprend. Quelques mois seulement avaient passé depuis mon entrée dans l’Église ; mon inexpérience faisait que m’engager dans la voie étroite qui monte à Jésus me semblait difficile et même quelque peu effrayant. Quiconque a connu cet état d’enfance spirituelle attestera combien alors on a besoin d’une tendresse vigilante qui soutienne et dirige nos pas incertains, qui nous relève et nous console après les chutes inévitables. Cette affection maternelle, la Sainte Vierge nous la prodigue. Elle accentue les progrès de notre initiation ; elle nous forme aux vertus qui feront de nous des athlètes capables d’aider son Fils à porter l’énorme fardeau de la Croix jusqu’au Calvaire. Éducation virile où n’intervient nul sentimentalisme affadissant, car cette Mère, concentrant au foyer de son amour la Sagesse éternelle, n’alimente notre débilité native que d’un lait dont la saveur recèle une saine et sainte amertume. Et c’est pour avoir accepté, d’un cœur docile, cette nourriture fortifiante que je marchais si allègrement sur le chemin de Lourdes…

Ma Grande Dame des lys, parce que tu m’obtins cette grâce — et tant d’autres à la suite ! — je répèterai tes louanges d’une lèvre inlassable. Tu apportas le pain de vie au pauvre scribe gisant sur un fumier, affamé de son Dieu sans le savoir. Tu daignas ensuite lui permettre de souffrir avec toi au pied de la croix où Jésus a saigné, saigne et saignera jusqu’au jour du Jugement. Gloire à ton Immaculée-Conception !…


Dans les monastères. — Et maintenant, voici mes jours les plus heureux de tous. Ce sont ceux où je savourai intégralement la solitude et le silence en Dieu chez les Trappistes. Hautecombe où je commençai Dans la lumière d’Ars, Lérins où j’écrivis Quand l’Esprit souffle, Septfons où je méditai Sainte Marguerite-Marie, toi enfin, Notre-Dame d’Acey où furent composés les Rubis du Calice, refuges de prière intense et de recueillement total, loin des tumultes imbéciles d’un siècle voué au règne de la Bête, quelle douceur j’éprouve à me remémorer les mois vécus entre vos murs ! Les additionnant, je constate qu’ils englobent une dizaine d’années qui certes furent décisives pour mes progrès dans la voie étroite. Aujourd’hui, ma santé ruinée ne me permet plus de m’évader du monde pour me retremper dans l’atmosphère des cloîtres cisterciens. Du moins, grâce à l’ascétisme que j’y appris, grâce à certain dévouement qui m’interdit de le nommer, grâce aussi aux âmes fraternelles qui m’assistent, j’ai pu enclore ma pauvreté de telle sorte que je continue à mener l’existence contemplative faute de quoi je ne serais qu’une chandelle éteinte. Cependant, parce qu’ils me connaissent, mes bienfaiteurs ne me taxeront pas d’ingratitude si je leur confie que, hors des monastères, je me sens toujours en exil.

Mais gardons-nous de nous plaindre : Dieu est le seul maître. Il daigne m’employer à Lui amener des égarés et des païens. S’il me prive des félicités de la vie claustrale, il m’octroie largement le bienfait de la souffrance purificatrice pour que j’applique sa sainte loi de réversion. Tout est bien puisque tout procède de sa munificence. Revenons, par la pensée, au monastère. En cette clôture dont les hôtes sont prévenus qu’ils ne doivent pas en repasser le seuil avant leur départ, toutes choses sont disposées pour que l’âme se rive à Dieu : les repas brefs et maigres, le sommeil abrégé, l’isolement dans une cellule ne contenant que les meubles indispensables et un ou deux livres de piété, l’assistance obligatoire à tous les offices sauf matines, l’exercice pris dans un jardin ou dans un parc plutôt négligés et que jalonnent des Crucifix et des statues de Saints modelés sans art. Donc rien n’y sollicite les sens. Les seuls colloques sont avec le Père-Hôtelier qui, une ou deux fois dans la journée, visite le retraitant, s’informe de ses besoins et lui apporte des instructions et des conseils. Au surplus, qu’on relise la description donnée par Huysmans dans En Route des règlements suivis à Notre-Dame de l’Atre. Elle est rigoureusement exacte et s’applique, avec d’infimes variantes, à toutes les Trappes.

Soyez persuadés que cette réclusion est tout à fait propre à sanctifier ceux qui s’y prêtent par esprit de pénitence ou pour cultiver en eux les grâces d’oraison…

Or, parmi les souvenirs de mes séjours prolongés au monastère de Notre-Dame d’Acey, il en est un qui me revient fortement tandis que je trace ces lignes. C’était en décembre. J’étais arrivé la veille de l’Immaculée-Conception et je ne repartis que le lendemain de Noël. Comme de coutume, chaque matin je me levais à trois heures, je descendais à l’église pour Laudes et je recevais la communion à l’une des messes qui se célèbrent vers quatre heures. Il faisait très froid et nul calorifère ne réchauffant les vastes nefs, on pourrait supposer que les Religieux et leur hôte, immobiles dans les stalles y étaient trop occupés à grelotter pour suivre la liturgie et s’en assimiler la substance. Eh bien, l’on se tromperait : l’atmosphère spirituelle était si brûlante que l’âme s’y embrasait, qu’elle réagissait sur le corps et l’empêchait de pâtir d’une température abaissée à plusieurs degrés au-dessous de zéro.

Je me rappelle, entre autres, une matinée où cet incendie d’amour divin m’envahit tellement que j’éprouvai la sensation de me consumer comme un cierge d’offrande au seuil du Paradis. C’était à l’action de grâces. Mêlé aux frères convers — dont les plus jeunes gisaient prosternés, le front sur les dalles — j’avais conscience de me perdre en Jésus-Christ. Articuler une syllabe, faire un geste m’eût été impossible. Le silence adorant qui emplissait l’église, il me semblait que c’était moi-même. Et ce bienheureux ravissement, dont rien ne saurait rendre la surnaturelle intensité dura longtemps car il était plus de six heures quand le mouvement me fut rendu pour regagner ma cellule !…

On comprendra sans peine que mon regret du monastère redouble lorsque j’évoque ce passé si proche où la Bonté infinie daigna me visiter moi, vile épluchure, avec tant de surabondance. Alors, j’habitais une terre de refuge s’élevant bien plus haut que les brouillards fétides qui flottent sur ce morne marécage : la société contemporaine. Alors tous les souffles du Ciel me caressaient. Alors, le soleil de la Sainte-Trinité me couvrait de sa lumière ineffable. C’est pourquoi mon âme se tourne sans cesse vers l’encens d’oraison qui brûle dans les monastères cisterciens. Et de cette odeur de sainteté je garde la nostalgie inguérissable.

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