Le voyageur étonné
NOVEMBRE
Un critique catholique. — M. José Vincent m’a envoyé un livre : Propos un peu vifs[12]. Je l’ai lu avec tant d’intérêt qu’il m’est agréable de le signaler aux amis qui veulent bien me suivre. Au surplus, ce volume corrobore quelques idées qui me sont chères et pour lesquelles lui et moi nous avons combattu, côte à côte, en 1922 et 1923.
[12] José Vincent, Propos un peu vifs, essais de critique (1 vol. Éditions du Monde moderne).
Quand Barrès publia le Jardin sur l’Oronte, ce fut l’occasion pour Vincent de donner à la Croix un article où tout en disant son estime pour les qualités d’art et de pensée de son œuvre antérieure, il faisait des réserves formelles touchant le faux mysticisme et la sensualité trouble qui déparent ce roman. Une controverse s’ensuivit au cours de laquelle j’écrivis à Vincent combien j’étais heureux de lui voir défendre aussi vigoureusement des principes que je tenais pour essentiels. En effet il déclarait : « Mon article, c’est la manifestation rationnelle d’un état d’esprit nouveau dans la critique catholique qui s’impose maintenant l’obligation de ne pas céder à fond à la magie d’un art supérieur. Il y a vingt-cinq ans, le chrétien lettré, le critique chrétien s’imaginaient, de bonne foi et faute de pousser jusqu’au bout la logique de leur Credo, que la morale, la religion et l’art figuraient autant de domaines distincts séparés par des murs bien clos. A présent, nous voulons être des catholiques conséquents, logiques, résolus, intransigeants… »
Non seulement j’applaudis mais je citai cette phrase dans le chapitre que je consacrai à Barrès à l’époque de sa mort (Voir la Basse-Cour d’Apollon). A Vincent comme à moi cette « intolérance » valut quelques diatribes et par ailleurs les protestations timidement éplorées d’un certain nombre d’amis de la chèvre et du chou.
Nous ne nous en sommes guère émus ni l’un ni l’autre. J’ai poursuivi ma voie, comme le savent mes lecteurs. Et Vincent a fait de même ainsi que le démontre le présent volume.
Dès le début, il résume, en ces termes, l’irritation et le dépit de ceux qui refusent aux catholiques le droit de formuler des opinions strictement conformes à leur foi. Il écrit :
« Le destin de l’actuelle critique catholique est bien étrange. Elle déchaîne des fureurs qui amènent invinciblement ses adversaires à proclamer qu’elle n’est point. Soit. — Mais alors qu’on la laisse dans le repos de son néant ou tout au moins dans les limbes du possible illimité. A la vérité, elle inquiète, elle gêne, pour ainsi dire, même avant d’être. On aimerait mieux, en tout cas, qu’elle ne fût point. Peut-être n’est-ce pas tout à fait une raison pour qu’elle ne soit pas. »
Et, développant cette proposition, Vincent montre que la critique catholique existe. C’est ainsi qu’il a mis debout une préface, nourrie de faits et d’arguments pressants, qu’on doit lire avec réflexion et qui constitue la meilleure des réponses aux partisans de l’éteignoir sur l’Église et à ceux de la dérobade devant l’ennemi. Ayant médité cet essai si substantiel, le lecteur de bonne foi ne pourra que leur dire :
Je reviendrai tout à l’heure sur cette préface. Mais je veux d’abord examiner quelques-uns des chapitres contenus dans le livre.
Voici des appréciations sur M. Claudel équitables et judicieuses. M. Vincent en dit :
« Les ténèbres du lyrisme claudelien vous oppressent ? Elles ne m’oppressent pas moins… et j’eus naguère pour mon compte la plus grande peine à le traduire. Je me fis l’effet, ce jour-là, de Joseph Scaliger en face de l’Alexandra de Lycophron[13]. » Mais il ajoute : « Comme la gratitude et l’amour débordent de l’âme de Claudel et que, d’autre part, le saint amour et l’infinie gratitude ne sauraient totalement s’exprimer, à sa façon le poète tente de traduire tout cela avec les mots naïfs, avec les mots gauches, et nonobstant parfois profonds, dont se servent les enfants pour dire, au petit bonheur et comme ça leur vient, leur tendresse ou un merci. »
[13] Depuis que j’ai écrit sur Claudel le jugement qu’on a lu plus haut, un livre m’est tombé sous les yeux : Le Roman de l’Alsace, par Raymond Postal (Éditions de la vraie France), où j’ai trouvé une confirmation bien significative de l’impression « germanique » produite sur les esprits nourris de clarté latine, par l’auteur de Tête d’or. M. Postal écrit qu’il rencontra à Strasbourg un Jésuite d’origine alsacienne et il ajoute : « Ce religieux vint à me dire qu’il attribuait à la part allemande de sa formation l’aisance avec laquelle son esprit avait donné audience à l’œuvre de Paul Claudel. Il n’est pas douteux que celle-ci, qui nous choque par la nature même de sa substance poétique, n’est pas sans apparaître aux Français sous un aspect d’un ésotérisme déconcertant : Notre interlocuteur devait à sa culture bilingue d’y pouvoir entrer de plein-pied. » Cela revient à dire que pour bien comprendre Claudel, il faut savoir l’allemand. C’est fâcheux !
Et c’est en effet, dans les trop rares poèmes où le chrétien se débarrasse de toute rhétorique ténébreuse, que Claudel arrive, parfois, à nous émouvoir.
Plus loin, M. Vincent s’occupe de ce qu’il appelle : le cas Montherlant. Ici, j’avoue mon incompétence totale. Je n’ai rien lu de M. Montherlant, non point par prévention mais parce que, je l’ai déjà dit, je ne lis guère de romans et que, si je ne me trompe, M. Montherlant est surtout un romancier. Après la lecture du chapitre, d’ailleurs fort intéressant, que Vincent lui consacre, j’ai demandé à un prêtre de mes amis que ses fonctions obligent à suivre de près la littérature contemporaine ce qu’il fallait penser de cet écrivain. Il m’a répondu : « M. Montherlant a fait alterner la tauromachie avec la culture des lettres. Il a du brillant dans l’une et l’autre profession. Ensuite il a pris l’Église sous sa protection. Et comme il estime qu’elle ne s’est pas montrée suffisamment reconnaissante, ces jours-ci, il lui a signifié la rupture. L’Église aura, sans doute bien de la peine à s’en remettre mais avec le temps… »
Vient ensuite dans les Propos un peu vifs, un chapitre consacré à Jouffroy, philosophe romantique fort oublié, mais dont les paradoxes anticatholiques firent jadis, vers 1840, quelque bruit. M. Vincent, à propos d’un livre récent, montre d’une façon très concluante, le peu de portée des dires de cet émule de Victor Cousin.
Voici maintenant un chapitre intitulé : Hugo à Jersey ou les propos d’un pied de table qui traite de la foi accordée au spiritisme par le poète de la Légende des Siècles[14]. M. Vincent y résume fort bien l’inanité de la doctrine chez ce rhéteur énorme qui ne réussit jamais à devenir un penseur. Il écrit avec raison :
[14] Qu’il me soit permis de rappeler que, dès 1913, dans mon livre : Au pays des lys noirs, j’ai traité le même sujet au chapitre intitulé : Une danse de trépieds belges. « Hugo, y disais-je, découvre Dieu dans un pied de table. » Je suis heureux de cette rencontre avec M. Vincent.
« Après l’orgueil, ce qu’il y eut toujours de plus démesuré dans Victor Hugo, ce fut la naïveté (Moi, j’aurais dit carrément : la bêtise). Rappelez-vous, à ce propos, ses piteux oracles sur l’imminente paix mondiale, sur la toute prochaine constitution des États-Unis d’Europe, et l’édénisation de la planète par la démocratie et par l’amour. » Et, en conclusion : « La religion d’Hugo, une religion romantique, sans armature de logique intérieure, sans dogme autre que celui — sacro-saint — du libre examen, une métaphysique flottante, empêtrée de métapsychique, une théodicée dans laquelle l’idée du divin tend de plus en plus à se dissoudre, en attendant de s’anéantir tout à fait. »
Au surplus, on sait avec quel acharnement Hugo combattit l’Église et quelles invectives il lui prodigua. Or c’est une règle sans exception : quiconque se laisse infuser par le Diable la haine de l’Église devient stupide — incurablement stupide. C’est le premier châtiment infligé aux égarés volontaires qui pèchent contre le Paraclet.
Bien plus propres à retenir l’attention que les turlutaines d’Hugo, hypnotisé par les tables tournantes, se décèlent les méditations de M. Georges Duhamel à la recherche du bonheur sur terre. M. Duhamel est un écrivain de grand talent et un homme de cœur qui a écrit sur la dernière guerre un livre d’une humanité saignante et frémissante : Vie des Martyrs. M. Vincent analyse son essai d’une doctrine intitulé : la Possession du monde et il constate que faute d’une foi précise découlant de la Tradition révélée, M. Duhamel se perd en des considérations vagues et des paradoxes fumeux d’où ne saurait se dégager une certitude.
« Cependant, ajoute-t-il, parmi ces erreurs et ces rêves débiles, la Possession du monde offre quelques échappées consolantes. On y aime, par exemple, le touchant respect de l’auteur pour saint François d’Assise malheureusement plutôt envisagé dans un sens Sabatier que dans un sens Joergensen. On y peut louer l’appétit de souffrir ou mieux, la peur de n’avoir pas assez souffert tandis que se déchaînait l’orage mondial qui emporta tant de vies humaines et tant d’espoirs. Ce goût du sacrifice pouvait mener loin, très loin un philosophe de bonne volonté qui saurait se contraindre à marcher quand même et droit devant soi jusqu’au but une fois aperçu… L’Évangile lui révèlerait le reste. »
Malheureusement, M. Duhamel est resté en route. « Hélas, conclut Vincent, la pensée de ce remarquable et subtil écrivain n’a pas suivi un essor comparable à celui de son talent. » C’est grand dommage !…
Pour terminer ce bref aperçu d’un livre très substantiel et pour bien en marquer le ton indépendant, je mentionnerai un passage de la préface où José Vincent, après avoir réprouvé les timidités et les pauvres finasseries de la critique dite « libérale », évoque, à l’encontre, la grande ombre de Veuillot — notre maître à nous tous qui prétendons que le service de l’Église demande de la crânerie dans les convictions et de la verdeur, sans faux-fuyants ni respect humain, dans la défense de la Vérité unique. Il écrit :
« Veuillot n’est plus là pour redire ces choses de sa grande voix furieuse. Il est loin, bien loin de nous. On l’honore à cette heure, on l’embaume d’hommages comme on embaumerait avec une sollicitude nuancée de respect et de terreur la dépouille enfin assoupie d’un grand homme longtemps encombrant. On lui sait gré de ne plus faire de tumulte. On lui sait gré de n’être plus là. Plus rien n’empêche maintenant d’exalter sa provocante bravoure. On est assuré de son silence. Les modérés — il me sera, pour sûr, beaucoup pardonné, au dernier jour, pour l’immense et fraternelle charité de cet euphémisme — sont contents… Dieu l’est-il ? »
Pour moi, j’ai bien peur qu’Il ne le soit pas. Les modérés, ce sont les tièdes. Et Notre-Seigneur a dit : « Je vomis les tièdes… »
Un ami du peuple. — M. Jacques Valdour, docteur en droit, docteur ès-lettres, eut naguère cette idée que pour bien connaître les ouvriers, il fallait vivre avec eux et comme eux, travailler à côté d’eux. En cela, il se distingue fort des économistes, personnages graves, harnachés de science abstraite, bondés de théories préconçues, tapis entre quatre murailles, faites de statistiques et de graphiques, où nulle lucarne ne s’ouvre sur l’ambiance. Sitôt formé le projet de s’instruire par la pratique, il le mit à exécution. C’est ainsi que, depuis 1909, il a été tour à tour, tisserand à Roanne, tréfileur à Lyon, figurant de théâtre et manœuvre en décors à Paris, marinier sur les canaux du Centre, teinturier en Espagne, ouvrier agricole en Brie et en Beauce, chauffeur à Roubaix, nettoyeur de chaudières et tourneur à Paris, manœuvre dans une fabrique de pompes à Saint-Denis, carrossier d’automobile à Levallois-Perret, ciseleur dans le quartier du Marais, fondeur à Belleville, ouvrier en meubles à Charonne et au faubourg Saint-Antoine, derechef manœuvre aux ateliers du chemin de fer à Saint-Pierre-des-Corps, ébéniste à Tours, mineur à Lens et à Saint-Étienne, derechef tisserand à Cholet, métallurgiste au Mans, chaudronnier à Nantes.
Partout, il a vécu exclusivement de son salaire, logé dans les maisons qu’occupent les prolétaires, mangé dans leurs restaurants, assisté à leurs réunions politiques et autres. Il s’est assis auprès d’eux dans les cinémas et les théâtres qu’ils fréquentent. Il a pris part à leurs discussions dans les syndicats. Bref, pendant des années, il s’est assimilé de la façon la plus complète, tous les éléments de leur existence, au point de vue matériel comme au point de vue intellectuel, au point de vue social comme au point de vue de la religion.
Il a condensé les résultats de ces multiples enquêtes dans une douzaine de volumes dont l’ensemble constitue le plus précieux amas de documents sur la vie ouvrière au commencement du XXe siècle[15]. Les conclusions que M. Valdour en tire ne sont pas de nature à satisfaire les partisans du suffrage universel ni les admirateurs de l’enseignement laïque. Catholique pratiquant, il constate les ravages produits dans le peuple par l’incroyance érigée en système et il en donne des exemples — terribles. Le mot n’est pas trop fort. Supérieurement doué pour l’observation des mœurs et des coutumes, possédant de réels dons d’écrivain, il évoque, en une série de tableaux d’une rare intensité, l’anarchie industrielle où nous maintient cette démocratie parlementaire qui n’est, en somme, qu’une lutte d’appétits sans vergognes sous le despotisme des ploutocrates qui sont les maîtres actuels du monde.
[15] Les deux derniers publiés ont pour titre : La menace rouge et Le Glissement (2 vol. Éditions de la Gazette française, 1926).
La lecture réfléchie des livres de M. Valdour — vingt fois plus intéressante, à mon avis, que celle de la plupart des romans dont s’encombrent les vitrines des libraires — fournit largement de quoi méditer aux esprits assez émancipés pour reconnaître que la Bourgeoisie, maîtresse du pouvoir depuis la Révolution, a échoué dans sa tentative de construire un état social conforme à la justice, parce qu’elle élimina Dieu de sa politique, parce qu’elle remplaça l’autorité traditionnelle par la concurrence des médiocres et des bavards de carrière pour l’exploitation des pauvres et des humbles. Ayant donc lu et relu l’œuvre de M. Valdour, étant de plus fort enclin à préférer le Populaire au Bourgeois, j’ai assemblé pas mal de notes d’après ses études et d’après mes expériences personnelles. J’en donne, ci-dessous, quelques-unes.
Il y a peu, je relisais les Sermons de Bossuet, en particulier, celui qui porte ce titre : Sermon sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Église[16] et j’en avais l’âme toute remuée parce que j’y trouvais exposé, de la façon la plus probante, le privilège surnaturel du pauvre, du simple et, par conséquent, de l’ouvrier manuel auprès de Notre-Seigneur. Bossuet le précise très nettement dès son exorde :
[16] On le trouvera dans ce volume : Choix de sermons de Bossuet, édition critique par E. Gandar. On vient de célébrer le tricentenaire de Bossuet. A cette occasion, un grand nombre d’articles furent publiés çà et là. Un des plus remarquables est celui de M. Gabriel Brunet (Mercure de France, no du 1er octobre 1927). La Mystique du grand évêque y est exposée avec clairvoyance. En voici la conclusion : « La religion a imposé à Bossuet la plus étroite limite, mais, en le plaçant immédiatement dans une voie de certitude, elle lui a permis le plus extraordinaire enrichissement, à l’abri même de cette limite. Elle lui a permis d’être en même temps une personnalité sans moi et la plus complète personnalité totalisante et synthétique, élargie jusqu’à l’universalité. La plante humaine a des moyens bien différents de s’épanouir. En Bossuet s’atteste la manière dont un homme aux inclinations multiples peut se réaliser dans l’harmonie ; l’ampleur et la puissance au moyen de la religion. »
« L’Église, cette cité merveilleuse, dont Dieu même a jeté les fondements, a ses lois et sa police par laquelle elle est gouvernée. Mais comme Jésus-Christ, son instituteur, est venu au monde pour renverser l’ordre que l’orgueil y a établi, de là vient que sa politique est directement opposée à celle du siècle, et je remarque cette opposition principalement en trois choses. Premièrement, dans le monde, les riches ont tout l’avantage et tiennent les premiers rangs. Dans le royaume de Jésus-Christ, la prééminence appartient aux pauvres qui sont les premiers-nés de l’Église et ses véritables enfants. Secondement, dans le monde, les pauvres sont soumis aux riches et ne semblent nés que pour les servir. Au contraire, dans la sainte Église, les riches n’y sont admis qu’à la condition de servir les pauvres. Troisièmement, dans le monde, les grâces et les privilèges sont pour les puissants et les riches et les pauvres n’y ont de part que par leur appui. Au contraire, dans l’Église de Jésus-Christ, les grâces et les bénédictions sont pour les pauvres et les riches n’ont de privilège que par leur moyen. Ainsi cette parole de l’Évangile, que j’ai choisie pour mon texte, s’accomplit déjà dès la vie présente : les premiers sont les derniers et les derniers sont les premiers, puisque les pauvres, qui sont les derniers dans le monde, sont les premiers dans l’Église ; puisque les riches, qui s’imaginent que tout leur est dû et qui foulent aux pieds les pauvres, ne sont dans l’Église que pour les servir ; puisque les grâces du Nouveau Testament appartiennent de droit aux pauvres et que les riches ne les reçoivent que par leurs mains. »
Un peu plus loin, utilisant une comparaison empruntée à une homélie de saint Jean Chrysostome, Bossuet renforce encore son idée et la souligne. Il dit :
« Il n’appartenait qu’au Sauveur et à la politique du ciel de nous bâtir une ville qui fût véritablement la ville des pauvres. Cette ville, c’est la Sainte Église… Les riches, je ne crains point de le dire, étant de la suite du monde, étant, pour ainsi dire, marqués à son coin, n’y sont soufferts que par tolérance et c’est aux pauvres, qui portent la marque du Fils de Dieu, qu’il appartient proprement d’y être reçus ».
Prononçant ces paroles, il soulignait la prééminence que Notre-Seigneur accorde aux pauvres, Lui qui travailla, comme charpentier, dans l’atelier de saint Joseph, Lui qui choisit ses apôtres principalement parmi des pêcheurs gagnant leur pain au jour le jour, Lui dont le disciple le plus relevé comme condition sociale, saint Matthieu n’était qu’un petit employé de l’octroi.
A ces humbles qu’il avait choisi pour annoncer le Royaume de Dieu, Il prodigua les splendeurs de sa Grâce et Il leur donna l’investiture le jour où les yeux levés vers son Père, Il s’écria : « Gloire à toi, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux prudents et aux sages [selon le monde] et que tu les a révélées aux petits ! »
Ainsi donc, point d’équivoque possible : qui veut mériter de connaître, dès ici-bas, le Royaume de Dieu doit être pauvre, doit, tout au moins, se rendre « pauvre en esprit ». Mais si le monde garde pour lui quelque prestige, il ne franchira point les limites de cette Terre promise où s’épanouissent les roses lumineuses de l’amour de Dieu.
Toute l’histoire, depuis la venue du Rédempteur, donne le spectacle des tentatives de l’homme baptisé pour concilier, en son âme, les attraits du monde avec les préceptes de Jésus-Christ.
De nos jours où un paganisme effectif reconquiert la société, les enseignements de l’Église apparaissent à beaucoup, qui les répètent d’une lèvre machinale, comme des formules sans application pratique, mais dont il est convenu qu’elles font partie d’une « bonne éducation ». De là, le pharisaïsme qui s’étale dans les mœurs de la Bourgeoisie dite « bien pensante ».
Être bien « pensant » c’est se forger une sorte de religion hétéroclite où le souci de se conformer au siècle entre en balance avec celui de plaire à Dieu. Or le propre du présent siècle, c’est le culte exclusif de la fortune et la recherche des moyens de l’acquérir rapidement. Le « bien-pensant » n’y contredit pas. Mais, d’autre part, il entend « garder les apparences ». De sorte que, se montrant, en fait, tout aussi dur de cœur que n’importe quel bourgeois « mal-pensant », il feint parfois l’amour des pauvres.
En réalité, il les méprise et il s’en écarte avec sollicitude. On pourrait multiplier les exemples de cette aversion devenue tout instinctive. En voici un qui me fut rapporté, il n’y a pas très longtemps, par un bon prêtre de mes amis. Celui-ci venait d’être nommé curé d’une paroisse comprenant, pour la plus grande part, des artisans et des ouvriers de fabriques. On y comptait, cependant, quelques familles de rentiers passablement cossues. Or il ne tarda pas à remarquer que, quoique pratiquantes, celles-ci s’abstenaient de fréquenter son église. Par exemple, la grand’messe du dimanche ne réunissait guère qu’une assemblée de prolétaires. Il s’étonna, il s’informa et il découvrit que ses paroissiens d’origine bourgeoise préféraient se rendre aux offices célébrés dans l’église d’un quartier assez éloigné mais où les gens huppés de la ville avaient coutume de se rencontrer. A juste titre, cette façon d’agir le choqua. Il fit des observations qui furent reçues très froidement. On ne les releva point mais on se garda d’en tenir compte. Comme il les renouvelait auprès d’une dame qui passait, dans l’endroit, pour l’arbitre des élégances, elle lui répondit textuellement ceci : — Voyons, M. le curé, vous admettrez bien que nous évitions certains voisinages et que, pour la messe, nous choisissions une église où nous sommes sûrs de ne nous trouver en contact qu’avec des personnages de notre classe !…
Inutile, je suppose de commenter cette déclaration. Elle résume tout un état d’âme. Elle fait saisir pourquoi les « bien-pensants » ne sont « soufferts que par tolérance », comme dit Bossuet, dans la Sainte Église et pourquoi ils demeurent à jamais réfractaires aux embrasements de l’amour divin…
NOTE
Il ne faut pas généraliser à l’excès. Grâce à Dieu, il existe dans toutes les classes de la société des âmes admirables qui chérissent la Sainte Pauvreté. Celles-là recherchent les humbles et trouvent leur joie à les conduire par les chemins qui montent en paradis. Je pense, en écrivant ces lignes à tels groupements d’apostolat que n’empoisonne pas la politique et où l’on respecte les pauvres. Ainsi l’association qui s’intitule : Pêcheurs d’hommes. Si l’on veut se rendre compte de l’esprit qui l’anime, qu’on lise le livre si substantiel et si évangélique de M. Jabouley : Autour des idoles (1 vol. chez Aubanel).
Un des livres les plus émouvants de M. Valdour c’est celui qu’il consacra aux Mineurs et particulièrement la seconde partie où il décrit son labeur et ses souffrances dans une mine de charbon de Saint-Étienne. Nulle déclamation d’ailleurs. C’est à force d’accumuler les petits faits significatifs, c’est en notant les propos de l’équipe dont il fit partie que M. Valdour réussit à nous donner cette impression de véracité absolue qui se dégage de son œuvre.
Je citerai une page qui fera saisir sa manière et qui me fournira en outre la conclusion que je veux donner à ce trop bref aperçu touchant la vie ouvrière :
« Mes camarades ne se font aucune idée du plaisir que le travail peut procurer par lui-même. Cela tient, bien sûr, à ce qu’ils ne connaissent que le travail dénué d’agrément, la rude tâche matérielle où le corps s’use, où l’âme s’éteint, l’effort physique sans idéal, sans espérance. Déjà, après une semaine passée dans la mine, je me sens comme prisonnier à jamais de ma nouvelle vie. Elle ne m’ouvre aucune perspective vers la possibilité du mieux. Il me semble que je suis rivé pour toujours à ma dure et obscure condition. Les sommets de la société, même ses régions moyennes, m’apparaissent comme quelque chose d’étranger, de lointain, d’inaccessible. Et quand, du fond du trou noir où je peine ou de la chambrette misérable et entourée de misère où je me repose avant de retourner au puits, je pense à ceux que j’ai quittés et au cadre heureux où j’ai vécu, cette évocation n’est plus pour moi que celle d’un vain rêve dont il ne me paraît pas que je puisse jamais plus connaître la réalité.
En remontant à la surface, mes compagnons de cage se prennent à se dire mutuellement leur âge : quarante-cinq ans… cinquante-trois ans… L’un d’eux, comme s’il sentait fuir à jamais un beau rêve, soupire : « C’est tout de même vite passé la vie… Et l’on ne sait toujours pas pourquoi l’on a vécu ! » Mais mon voisin, dissipant violemment l’aspiration très haute qu’enveloppait ce regret d’être resté dans l’ignorance de la réponse à l’énigme de sa propre existence, mon voisin s’écrie : « Pourquoi ? Mais, farceur, c’est pour gagner des millions aux autres !… Nous, il nous faut toujours peiner pour gagner tout juste de quoi manger ! Et ça n’est pas nous qui buvons le meilleur vin !… » Un silence douloureux retombe sur notre groupe… Nous devons vivre pour boire le meilleur vin ! Et cette philosophie du paradis sur terre les plonge dans le désespoir… »
Quel symbole celui qu’évoque cette apparition de pauvres êtres perdus dans les ténèbres d’une nuit désormais sans étoiles ! Ils se lamentent, ils se répètent que, jusqu’à la fin de leur existence, il leur faudra s’épuiser pour le pain quotidien sans autre diversion que, de loin en loin, une orgie brutale où ils s’efforceront d’oublier qu’ils possèdent une âme…
Prisonniers d’un souterrain dont on boucha toutes les issues vers la lumière du ciel, vous me représentez le peuple tel que l’a voulu l’esprit de la Révolution. Plus de Dieu mais, à sa place, un matérialisme opaque, des intelligences dévoyées, des mœurs corrompues, la rage et la révolte dans tous les cœurs. Vous aviez une société aux assises fermes et qui, malgré ses vices, se tenait unie sous le signe de la Croix. Vous, bourgeois qui vous réclamez des prétendus Droits de l’Homme, vous l’avez détruite et vous l’avez remplacée par une poussière d’individus sans consistance réelle et qui tourbillonnent au souffle du Démon. Et c’est ce que les sophistes aveugles qui nous mènent appellent le Progrès !…
Ceux d’entre les catholiques, pour qui la foi en Jésus-Christ se manifeste autrement que par une pratique machinale et stérile, se rendent compte que ce ne sont point les subterfuges et les intrigues de politiciens trop confiants dans la nature humaine qui retarderont l’avènement de l’Antéchrist. Ames d’oraison, ils tournent leurs regards vers les abîmes radieux où réside le Surnaturel. Une voix fatidique en émane qui leur crie : — La France a besoin de saints…
Oui, la France a besoin de Saints !… Et, comme l’a dit Léon Bloy au dernier chapitre de ce beau livre : la Femme pauvre, « il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des Saints !… »