Le voyageur étonné
AOUT
Lectures. — Quand j’écrivais, dans la Basse Cour d’Apollon, « qu’il y a une foule de choses aussi intéressantes que la littérature », je résumais une façon de voir qui m’est coutumière dès longtemps. Je lis beaucoup pour occuper les loisirs que m’impose la maladie. Mais ce ne sont ni les romans ni les recueils de vers qui constituent la plus grande part de mes lectures. D’abord, l’expérience m’apprit qu’il en existe fort peu qui vaillent la peine qu’on y fixe son attention. Ensuite, les trois-quarts de mes pensées se vouant à explorer les diverses provinces du Royaume de Dieu, je ne puis vraiment m’attacher qu’aux volumes qui les décrivent ou qui montrent que leurs auteurs gardent, tout au moins, la notion du divin.
Fait assez rare à l’heure actuelle. Même, certains qui, dans le privé, s’affirment catholiques, ne manifestent guère qu’une foi vivante régisse leur production. Trop souvent, celle-ci donne à supposer que, par révérence à l’égard du matérialisme pesant dont notre époque est imbue, ils ont honte de s’avouer enfants de Notre-Seigneur. C’est affaire à eux. Pour moi, je ne saurais imiter leur… prudence. Il se peut que j’aie droit à l’épithète de lettré dont quelques critiques veulent bien me gratifier, mais, à coup sûr, je ne suis pas un gens-de-lettres, c’est-à-dire un homme persuadé que l’Art a sa propre fin en soi. Mon objectif invariable le voici : servir Dieu et son Église. De là, mon œuvre depuis vingt ans ; et, — je le mentionne sans orgueil comme sans fausse humilité — j’ai des preuves incessantes que, visant à faire connaître, à faire aimer davantage le Bon Maître, elle ne fut pas stérile.
Donc, il est assez rare que je lise des romans. Et pourtant ce n’est pas faute d’être renseigné, au jour le jour, sur ceux qui dansent, comme une escadrille de bouées multicolores, parmi les remous de cet Achéron aux ondes troubles : la publicité commerciale ! Le temps est passé de la critique : elle végète à la dernière ou à l’avant-dernière page de quelques quotidiens. Encore ne lui concède-t-on, le plus souvent, qu’un petit nombre de lignes rédigées en style de télégraphe. Il reste les revues ; mais leur public est restreint. Ce qui possède la vogue, c’est la réclame mise en vedette de façon à tirer l’œil. Aujourd’hui, ouvrant un journal, on tombe sur un vermicelle de l’illustre maison Gongoraz. Hier c’était sur le roman vanté comme « de la meilleure marque » et que vient de pondre le sublime Troufignard. Demain, ce sera une cafetière perfectionnée par le savant Goulenbuis. Après-demain, le roman fracassant du supersublime Gaufrencuir. Et ainsi de suite : comestibles, ustensiles, littérature pêle-mêle. D’autres fois, ce sont des notices, bourrées de promesses aphrodisiaques, qui célèbrent le roman de M. Darenfeu ou celui de Mme Paupiette, née Julie Ravigote. Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, en général, le soin de composer ces dithyrambes aguichants est laissé à l’auteur :
disait la Mère-Hibou de Lafontaine.
Puis on exhibe des photographies. Tel, Narcisse Cacafougnac présenté en des dimensions insolites. Un texte, au-dessous de sa figure, nous apprend qu’elle fut prise dans le département de Gascogne-et-Grosse-Caisse tandis que ce scribe terminait le foudroyant chef-d’œuvre offert à notre admiration pour la modique somme de douze francs. Peut-être Cacafougnac espère-t-il séduire, par l’étalage de ses charmes, quelque lectrice naïve et frémissante ? Je dois l’avertir qu’il pourrait être déçu. L’autre semaine, une délicieuse jeune fille, jetant un regard sur son effigie, s’écriait devant moi : — Fi ! qu’il est vilain !…
Il y a encore les annonces à tintamarre sur les bandes qui entourent les volumes récemment mis en vente. La plupart nous révèlent que les romanciers dont elles ceinturent les travaux sont d’incomparables penseurs, des stylistes éblouissants et, par dessus tout, qu’ils se montrent hors de pairs dans l’art de stimuler maintes sensualités défaillantes.
Tout cela est bien consolant. Des grincheux prétendaient que la littérature est en décadence. Erreur totale : lisez les journaux ; vous y constaterez que les romanciers de génie pullulent, qu’il n’est pas de matin où ne se lèvent deux ou trois de ces astres miraculeux et que des peuples entiers se précipitent pour en absorber les splendeurs. C’est pourquoi nous applaudissons, en versant des larmes attendries, quand une Herriotte-Récamière médite de transmuer en pensionnés de l’impératrice Marianne tous ces affamés de gloire lucrative. Des grognons malappris diront peut-être de leur Muse : « She is a whore ! Mais nous ne les écouterons pas.
Bref, on se demande comment fait l’Académie Goncourt pour s’y reconnaître parmi cette multitude de romans, tous de magistrale envergure. Il est vrai qu’elle devient, dit-on, de plus en plus un aréopage de vieillards somnolents — ce que lui reproche avec véhémence l’un de ses membres, très éveillé lui, M. Lucien Descaves qui la somme de rajeunir son recrutement. Aura-t-il gain de cause ? Je l’ignore et, du reste, cela m’est fort indifférent. Ce que je sais — et cette fois, je parle sans ironie — c’est que des amis à moi, plus enclins que je ne le suis à s’informer des romans du jour, affirment que les derniers lauréats de ladite assemblée sont très… ordinaires et que, depuis Rabevel — livre où il y a de grandes qualités et de gros défauts, — rien de saillant n’a été couronné. Je suis porté à les croire d’autant que mes amis ne sont ni des « chers Maîtres » ni des « chers confrères » ni des entrepreneurs de publicité, mais simplement des lettrés friands de bonne littérature.
Pour moi, je le déclare parmi le peu de romans que j’ai lus ces temps-ci, deux, et pas davantage, me sont restés dans la mémoire : La passe dangereuse de Somerset Maugham et Lewis et Irène de M. Paul Morand.
Le premier m’a plu parce qu’en une forme nette il présente un cas d’adultère d’une bêtise et d’une bassesse particulièrement bien observées. L’adultère donne toujours un exemple de stupidité nocive. Mais il importe de signaler que, dans La passe dangereuse, les coupables, un bellâtre répugnant et une petite épouse dénuée d’intelligence et de cœur, sont dessinés d’une façon si âpre et si nette qu’ils en prennent une valeur typique. Le roman ne soutient d’ailleurs aucune thèse. L’auteur, avec raison, s’est abstenu de prêcher sur la fidélité conjugale. Mais, de par la seule puissance d’une analyse tout objective, une leçon morale se dégage du heurt des caractères. L’action est située en Chine ; les personnages principaux sont des fonctionnaires de la colonie anglaise et le milieu motive des paysages exotiques peints à larges touches et d’autant plus évocateurs. Enfin on y rencontre des figures de Religieuses, dont le dévouement s’exerce parmi les indigènes pendant une épidémie de choléra. Ces saintes filles mettent un rayon du soleil de Dieu dans cette histoire fort sombre. Aussi, on a plaisir à féliciter M. Maugham — qui est sans doute protestant — d’avoir si bien compris la charité catholique.
D’un tout autre genre, Lewis et Irène. L’intérêt de ce roman provient de ceci qu’il peint, avec une précision brillante et sèche à la fois, ce que devient l’amour entre deux cosmopolites voués à la finance sous les espèces de la Banque. A ce titre, c’est un document significatif sur notre époque où prédominent la luxure païenne et, jusqu’à la fureur, le goût de l’argent. Analysant l’un et l’autre, M. Paul Morand se révèle un psychologue perspicace quoique limité. De plus, son style, très fourni d’images, parfois un peu trop cherchées, souvent ingénieuses, a de la concision et de la vigueur. Mais quelle amoralité est la sienne ! C’est qu’il appartient à une génération littéraire où les âmes vides de Dieu, n’apercevant rien que la terre, constatent qu’elle est petite et fort gâtée par la sottise et la méchanceté humaines. Comme la Lumière unique leur fait défaut, elles tâtonnent dans la nuit du matérialisme sensuel. De là, leur nervosité et la tristesse qui imprègne leurs écrits. On les plaint ; on comprend qu’elles soient en désarroi ; on aimerait à les soulager. Or, cette inquiétude, avec les tares qu’elle implique, je la trouve, à l’état aigu, dans l’œuvre de M. Paul Morand. C’est pourquoi, sans doute, celle-ci me frappa et aussi parce qu’elle est pleine de talent[2].
[2] Il va sans dire que ni la Passe dangereuse ni Lewis et Irène ne doivent être mis entre toutes les mains.
Et les vers ? — Eh bien, parmi ceux que j’ai lus de poètes récents, il n’y en a pas non plus un grand nombre qui m’aient produit une impression durable.
Quelques noms pourtant surnagent dans ma mémoire. Celui de Louis Pize qui, dans une forme élégante et louablement classique, a su nous évoquer de beaux paysages de Provence et des Cévennes et a chanté, avec une émotion communicative, la gloire de la Sainte Vierge et celle de saint François Régis. Combien je garde aussi un bon souvenir du recueil de Jean-Marc Bernard : Sub tegmine fagi ! Ce jeune poète fut tué au front, pendant la guerre abominable dont nous n’avons pas fini de panser les blessures. C’est grand dommage car il y avait en lui une magnifique promesse.
Mais les poèmes que je lis avec le plus de plaisir toutes les fois que je les rencontre dans un journal ou une revue, ce sont ceux de M. Tristan Derème. Cadences et rythmes conformes aux meilleures traditions s’y allient en des strophes d’une habile et charmante souplesse pour exprimer, avec une clarté toute française, des sentiments propres à toucher quiconque ne prise ni la déclamation romantique ni l’incohérence à prétentions géniales. M. Derème montre des qualités de mesure, de finesse, de lyrisme tempéré, de bonne humeur qui l’apparentent à Lafontaine. Je ne crois pas outrer l’éloge en émettant cette opinion.
Vous parlerai-je maintenant des controverses où, sous couleur de « poésie pure », les héritiers littéraires du déplorable Mallarmé et divers théoriciens occasionnels dépensent des tonnes d’encre ?
Certes non !… Comme elles sont infiniment nébuleuses, comme elles n’ont pour but que de nous signifier qu’il existe un art transcendant dont, seuls, une poignée de rhapsodes abscons possèdent le privilège, nous laisserons ces messieurs échanger leurs arguments, leurs prétendus « éclaircissements » et leurs apologies inconsistantes dans les cénacles minuscules où ils se retranchent.
Quant aux poètes innombrables qu’une stricte justice obligerait de traiter comme Apollon traita Marsyas, il est bien inutile de les morigéner. A toute critique, chacun d’eux répondrait à l’exemple d’Oronte :
Personne n’a le temps ni l’envie de les détromper. Il est donc préférable d’observer à leur égard un parfait silence.
Récemment, de divers côtés, on m’a demandé ce qu’il fallait penser de M. Paul Claudel. Il n’est pas malaisé de répondre : du catholique, beaucoup de bien car sa sincérité — que nul, du reste, ne mit jamais en doute — est évidente ; de l’écrivain beaucoup de mal car il s’est livré à de terribles attentats sur la langue française.
Deux grands lettrés ont défini, avec perspicacité, les lacunes et les vices de l’esthétique chère à M. Claudel. Ce sont M. Charles Maurras et M. Pierre Lasserre. Du croyant, ils ne parlèrent pas. Ils eurent raison car ils n’avaient pas compétence pour le faire. M. Maurras — fort à plaindre en ceci — ne considère le catholicisme que comme un des matériaux propres à être encastrés dans l’édifice politique dont il rêve la restauration. Le sens surnaturel de la religion lui échappe et lui-même en convient avec loyauté. M. Lasserre professe une philosophie où la doctrine de l’Église n’a point de part. Au surplus, sa prédilection pour Renan s’y oppose. Mais, du point de vue de la littérature, l’un et l’autre ont fort nettement relevé dans l’œuvre de M. Claudel l’influence du romantisme individualiste et néfaste. M. Maurras a formulé son verdict dans un entretien avec un journaliste intelligent qui, quoique féru d’admiration pour l’auteur de Tête d’Or, semble avoir rapporté avec exactitude les propos de son interlocuteur. M. Lasserre apprécia comme il sied, donc sévèrement mais sans malveillance, cette même œuvre dans un volume[3] que doit consulter quiconque désire se former une opinion réfléchie à ce sujet.
[3] Pierre Lasserre, Chapelles littéraires, 1 vol. chez Garnier.
Heureux de me trouver, en tout point, d’accord avec ces deux experts en bien-dire, je n’ai pas l’intention d’étudier longuement, ici, M. Claudel. Voici seulement quelques aperçus touchant les graves défauts par lesquels il choque les esprits pondérés, amis de l’ordre dans les idées et dans le style.
Ce qui cause, tout d’abord, une sensation pénible quand on entame la lecture ardue de ses écrits c’est qu’ils n’ont guère de rapports avec le génie français. A peu près tout ce qu’il publie nous apparaît transposé d’une langue étrangère dans la nôtre. C’est pourquoi l’enquêteur citant à M. Maurras une tirade sur l’enfer s’entendit répondre : « Cela ne ressemble pas mal à une mauvaise traduction de Dante. »
Excellent jugement : j’y souscris d’autant plus volontiers que je m’adonne depuis des années à l’étude du grand Florentin. Par suite, lisant le texte de M. Claudel, une remarque analogue m’était venue à l’esprit.
Mais M. Claudel n’aurait fait que montrer de la gaucherie dans une imitation de Dante, on pourrait encore l’excuser parce que, malgré tout, il serait resté dans la tradition latine. Malheureusement, l’idiome que rappelle surtout le langage dont il use, c’est l’allemand. M. Lasserre y voit l’indice d’habitudes métaphysiques qu’on ne peut approuver : « Jamais, dit-il, chez Fichte, Schelling ou Hegel, je n’ai rencontré une façon d’enchaîner les idées plus étrangère aux façons dont je suis capable de les lier moi-même. J’y perds mon allemand… »
Je ne sais plus qui comparait les systèmes des sophistes de Germanie à « des fabriques de vent ». La phraséologie de M. Claudel nous démontre que ce vent, lorsqu’il souffle avec persistance sur une cervelle française y propage des brumes fâcheuses.
M. Lucien Dubech, qui est, à mon avis le meilleur critique dramatique d’aujourd’hui, a constaté, lui aussi, cette intoxication dans les drames de M. Claudel. Et de même M. Paul Léautaud qui, rendant compte de sa pièce : l’Échange, écrit : « Il n’est qu’un rhéteur et d’une rhétorique rugueuse. Son style me fait toujours l’effet du français parlé avec le dur accent allemand ». — Et bien d’autres que ce dialecte hétéroclite offusque jusqu’à les faire crier.
Un scolastique du moyen âge a émis cet aphorisme : Obscuritate mentis verba saepe obscurantur. J’estime qu’il s’applique à M. Claudel : sa forme est obscure parce qu’il s’est obscurci l’entendement. Ensuite, il essaye, à force de boursouflure, de faire prendre ce défaut pour une qualité. Car, c’est encore un fait que ses poèmes hybrides — sont-ils prose, sont-ils vers ? on ne sait — veulent étonner. Mais ils ne nous offrent que d’affligeants exemples de style ampoulé. Parfois il s’efforce de se montrer simple et naïf. Mais que de gauche artifice en cette feinte ingénuité ! C’est Alberich, le nain des Nibelungen, parodiant la grâce sauvage de Siegfried.
A ces tares s’ajoute l’extrême incorrection du style et, trop souvent, l’impropriété des termes employés par M. Claudel. Citons M. Lasserre :
« La langue française n’a pas les tolérances de l’allemande : elle est très sensible aux injures et ne les souffre pas. Le Père de Tonquédec de la Compagnie de Jésus, auteur de la seule étude raisonnable qui ait été jusqu’ici écrite sur M. Claudel, remplit deux grandes pages avec le catalogue de ses fautes de français. Encore ne dit-il rien de ce qui est plus grave peut-être que ces fautes formelles et consenties : les innombrables phrases dont la construction est douteuse et que l’on est obligé de relire plusieurs fois pour s’assurer de ce qui est sujet, complément ou attribut. Chez Mallarmé, l’impressionnisme se moquait du sens ; il fait ici valser la grammaire… »
Pédantisme de pion ! s’écrient les séides de M. Claudel quand ils lisent cette juste critique. Mais non : respecter la syntaxe, c’est prouver qu’on possède le sens de l’ordre. M. Claudel la viole d’une façon presque continuelle. Ce faisant, il nous confirme dans l’opinion que son incontestable talent, ne saurait nous séduire parce qu’il est volontairement désordonné.
La preuve qu’il y a chez lui parti-pris de mal écrire, on la trouve, par antithèse, dans le récit qu’il nous donna de sa conversion. C’est un morceau superbe, très clair, très émouvant et rédigé en un français irréprochable. Tel quel, j’ai eu lieu de le constater, il a touché des âmes croyantes et fortement intéressé des intelligences ouvertes aux questions psychologiques[4]. Comme il est dommage que ces qualités ne se manifestent plus que par éclairs beaucoup trop brefs dans les autres écrits de M. Claudel ! Qu’en est-il résulté ? Ceci : il a conquis les suffrages d’un tout petit clan de métèques, de jeunes gens dénués de culture classique, de snobs turbulents et d’esthètes fébriles qui poussent des hurlements hydrophobes dès qu’un esprit équilibré se permet de toucher à leur idole. Mais il reste inconnu ou indifférent à un grand nombre de lecteurs qui, réfractaires aux littératures baroques, sont parfaitement capables d’apprécier un beau livre n’enfreignant pas les règles les plus essentielles.
[4] J’ai reproduit intégralement ce récit dans mon livre : Quand l’Esprit souffle.
Au point de vue religieux, on regrette que, par sa seule faute, un catholique aussi fervent que l’auteur de l’Annonce faite à Marie se soit enlevé la joie de rayonner sur le chemin qui monte à Dieu. En une phrase magnifique, sainte Hildegarde a dit : « L’art est un souvenir du Paradis perdu. » L’art de M. Claudel n’entretient pas en nous cette mémoire vivifiante. Il est encore temps pour lui de s’amender mais — il n’est que temps.
Mœurs littéraires. — Parmi les quatorze raisons qui, voici une trentaine d’années, me firent prendre le parti de me tenir à distance prudente de la gent-de-lettres, deux me furent particulièrement décisives : fuir un milieu où l’envie règne à l’état endémique ; échapper au spectacle de la couardise qui fait que trop d’écrivains n’osent pas publier ce qu’ils pensent.
L’envie, on la remarque chez cette foule de médiocres qui infestent les vallons du Parnasse et dont la multiplication, jusqu’à l’absurde, des prix littéraires, ne cesse d’augmenter le nombre. Tels qui se seraient peut-être distingués dans la fabrication des chaussures pour la troupe ou dans le commerce des denrées coloniales, voyant tant de scribes, sans grande valeur, obtenir des couronnes, se disent : — Pourquoi ne me risquerais-je pas, moi aussi, à bâcler un volume qui, en y mettant un peu d’intrigue, aurait chance de fixer l’attention des juges paternes ou roublards qu’assiègent mes futurs confrères ?
Du désir à l’exécution il n’y a qu’un pas. Et ils le franchissent. C’est ainsi qu’on a pu établir que, depuis la guerre, il paraissait deux romans par jour. Cette surproduction insensée a-t-elle profité aux médiocres et aux nullités ambitieuses qui l’alimentent ? Point du tout. Malgré l’estampille donnée par des Notoires plus ou moins perspicaces, malgré les réclames payées, malgré leurs flagorneries aux « Chers Maîtres » trônant sur les autels de l’arrivisme, ces pauvres diables ne réussissent pas à se créer un public. Alors le fiel le plus âcre leur empoisonne l’âme. Tout grimaud de plume, s’estimant un génie devant lequel l’univers entier aurait le devoir strict de se pétrifier de gratitude admirative, se tient pour méconnu. Quiconque ne subit pas un déboire pareil au sien est considéré par lui comme un voleur de gloire. — Pourquoi cet intrus et pas moi ? C’est une iniquité, marmonne-t-il avec une rage recuite. Et aussitôt, dans tous les conciliabules où les gens de lettres s’assemblent pour distiller du venin, il s’applique à dénigrer, voire à calomnier ceux dont le talent l’offusque comme un éteignoir sur sa chandelle.
Les médiocres forment la majorité dans les cénacles et les chapelles littéraires. Ils répandant autour d’eux un atmosphère de ragots d’une puanteur qui nous suffoquerait si nous n’avions pris le soin d’en éviter les effluves. Je dis nous parce que, heureusement pour le bon renom de la Muse, nous sommes un certain nombre qui, ne trouvant aucun plaisir à éclabousser de fange la réputation de nos confrères, nous tenons sagement à l’écart.
Grâce à Dieu, quand on a choisi la solitude, non par misanthropie, mais parce qu’elle favorise l’oraison, l’on y peut admirer les belles œuvres sans être troublé par les coassements de l’envie. Et c’est si bon, si salubre à l’âme d’admirer !…
La couardise, on la constate surtout chez pas mal de critiques dont le souci de suivre une des modes passagères de la littérature influence le jugement. On la perçoit aussi chez ceux qui, afin de se concilier les nouveaux-venus, n’osent blâmer leurs tentatives, fussent-elles extravagantes. On la relève également chez les suivants des « Chers Maîtres » même quand ceux-ci démontrent, par des livres bavochants, qu’ils ont franchi les confins de la décrépitude intellectuelle. D’autres — et ce sont, je crois, les plus nombreux — tremblent à la seule pensée de s’attirer des rancunes. Pour éviter la bataille, ils louent tout le papier noirci qui leur tombe sous les yeux. Ces ultra-timides font penser à Sosie. Il semble que, comme l’esclave d’Amphytrion, ils ne cessent de s’écrier :
Mais ceux qui caractérisent le plus nettement le bas niveau de l’époque actuelle, ce sont les esprits soi-disant émancipés qui se considèreraient comme régressifs s’ils tenaient compte de la qualité morale des livres qu’ils étudient. Ces faux braves ont donné leur mesure lorsqu’un pourceau esthétique, du nom d’André Gide, publia ses apologies de Sodome. Des écrits de cet individu se dégagent simultanément l’odeur rance des vieilles culottes de Calvin et les relents qui traînent sur le lac Asphaltite. En bonne justice, on devrait, comme disait Léon Bloy, « les annexer à la petite bibliothèque des latrines ». On les y mettrait en contact intime avec l’objet des préférences du Corydon susnommé et c’est, sans doute, l’hommage qui pourrait lui être le plus agréable.
Je ne prétends pas que les critiques qui, tout en faisant de très vagues réserves, dégustent ces saletés comme ils savoureraient de l’ambroisie, soient tous des Alexis. Non, mais il n’empêche que leur indulgence révèle un état d’âme singulièrement faisandé. Leur préoccupation essentielle c’est de ne pas donner prise une minute au soupçon que la morale chrétienne fait partie de leur bagage. Païens, ils veulent être, païens ils sont et, par là, ils fournissent un exemple probant de la décomposition rapide où se dilue une société dont les gambades évoquent la plus lugubre des danses macabres[5]…
[5] A ma connaissance, le seul écrivain qui protesta courageusement contre les ignominies du sieur Gide, c’est M. Jean de Gourmont, dans le Mercure de France. Encore ne le fit-il que par instinct de propreté, car il a hérité de son frère une haine du christianisme qui le maintient dans la tradition de M. Homais. (Il vient de mourir : avril 1928.)
Le culte du « moi » en l’une de ses conséquences. — Saint François de Sales, pour préciser combien l’amour-propre tient une place considérable dans l’ensemble de nos passions, avait coutume de dire en plaisantant : « Son amour-propre survit à l’homme au moins un quart d’heure. » Qu’est-ce chez la plupart des écrivains ! En eux, ce défaut de notre nature déchue prend des proportions gigantesques et leur fait considérer toute atteinte à l’idée superbe qu’ils se font d’eux-mêmes comme une sorte de sacrilège qui mérite le plus rigoureux châtiment.
Feuilletant, ces jours-ci, le Journal posthume de Jules Renard, je tombai sur un passage confirmant, d’une façon tout à fait significative, les réflexions que je viens d’écrire. Le voici :
« Maurice Barrès, menacé d’un article éreintant de Léon Bloy, qui, dit-il, lui fera beaucoup de tort en province, va demander à Schwob s’il connaît Bloy, parce que, dit-il, je veux le faire assommer, avant l’article par deux hommes que je paierai. Je serais chagrin s’ils se trompaient… » (Journal de Jules Renard, tome 1, page 170).
A quelles extrémités peut porter le culte du « Moi ! » Toutefois ne prenons pas les choses trop au tragique. Barrès ne fit pas assommer Bloy. Celui-ci publia l’article et il eut raison car, si l’on y regrette quelques injures puériles, l’auteur de ce livre blasphématoire et malsain qui s’intitule : Un homme libre y est fustigé selon la plus stricte justice. Il faut être un catholique de foi bien indolente pour ne pas en approuver la teneur.
J’ajouterai à cette citation de Renard un souvenir datant de 1896 ou 97 et qui m’est dernièrement revenu à l’esprit.
C’était au printemps. Ayant à discuter un traité avec mon éditeur, j’avais quitté, pour une journée, ma retraite villageoise à sept lieues de Paris. L’affaire conclue, je traversais, vers cinq heures de l’après-midi, le boulevard Saint-Germain, au carrefour de la rue de Rennes, lorsque je fus hélé par Jean Moréas qui trônait, solitaire, à la terrasse du café des Deux Magots. Il y avait plus d’un an que je ne l’avais vu. Mais c’était là un détail qui importait fort peu au poète des Stances. Comme si nous nous étions rencontrés la veille, à peine m’eut-il convié à m’asseoir près de lui, que, sans préambule, il me déclara : — Mon cher, j’ai fait, cette nuit, des vers admirables… Écoutez-les.
Soit dit en passant, Moréas ne respirait que pour son art. Tout ce qui n’était pas poésie lui semblait vaines contingences qu’il écartait d’un geste dédaigneux. Lui présent, si l’on essayait d’entamer un autre sujet de conversation, il haussait les épaules et si ses interlocuteurs persistaient à varier le propos, il se retranchait dans un silence boudeur jusqu’à ce qu’il trouvât prétexte à imposer de nouveau l’objet de ses méditations. Si, comme c’était aujourd’hui le cas, il venait d’achever un poème, il fallait en subir, coûte que coûte, la récitation. Ce n’était d’ailleurs nullement désagréable car Moréas fut un excellent poète et ses vers étaient le plus souvent d’une forme accomplie. Mais, à peine avait-il scandé de sa voix de cuivre, à l’accent fortement levantin, la dernière strophe, qu’il recommençait depuis la première. Et ainsi, trois ou quatre fois de suite. A la longue cela devenait monotone. Si bien qu’en ces occasions, il m’arrivait de lui dire : — Moréas, vous me rappelez tout à fait un personnage de Térence, vous savez, celui qui s’écrie dans Eunuchus : Plenus rimarum sum, hac atque illac perfluo !…
En faveur de la citation, il ne se fâchait pas. Il souffrait même qu’après l’avoir complimenté sur la perfection de ses vers, je changeasse d’entretien. Mais il ne me prêtait qu’une oreille des plus distraites et, tant il était possédé par la Muse, continuait à remâcher sourdement des rythmes. Quiconque fréquenta Moréas l’a connu tel et peut témoigner que je n’exagère pas.
Donc suivant le rite immuable, j’avais déjà reçu deux fois l’initiation au poème de Moréas et je me préparais à lui servir Térence quand survint Maurice Barrès. Non réélu au précédent renouvellement de la Chambre, il venait de se présenter à une élection partielle à Levallois-Perret contre un certain Sautumier, radical tout à fait digne de siéger parmi les bavards intempestifs du Palais-Bourbon. Celui-ci l’avait battu et Barrès semblait ne pouvoir prendre son parti de cet échec. Fiévreux, maudissant les caprices de Démos, il cherchait du réconfort auprès de ses amis de la littérature de sorte qu’on le voyait circuler sur la Rive Gauche beaucoup plus fréquemment que naguère.
Il prit place à notre table et, comme de juste, Moréas annonça tout de suite une nouvelle déclamation de ses vers. Mais Barrès ne l’écoutait pas. Il fronçait le sourcil, s’agitait sur sa chaise. De toute évidence, il était à cent kilomètres de la Poésie. Constatant sa nervosité, je finis par lui dire : — Qu’avez-vous donc ? Sont-ce les échos du triomphe de Sautumier qui vous empêchent d’ouïr les vers de Moréas ?
— Non, répondit-il, mais la persistance de ses partisans à me poursuivre de leurs diatribes.
— Et en quoi peuvent-ils vous toucher les coassements de ces batraciens ?
— Hé ! s’il ne s’agissait que de politique, vous pensez bien que ce me serait fort égal. Mais ils ont lâché à mes trousses un petit avorton de lettres qui n’arrête pas de critiquer fielleusement mes livres. Cet individu — il le nomma — m’horripile et je veux le punir !…
— Quoi, repris-je, après avoir livré tant de batailles pour l’art et les avoir gagnées d’une façon éclatante, êtes-vous resté si sensible que les attaques envieuses d’un châtré qui se venge de son impuissance en crachant de la bile sur votre œuvre vous émeuve à ce point ? Vous qui vous réclamez de Sénèque, je vous aurais cru davantage de stoïcisme.
Barrès ne se calmait pas : — II faut qu’il se taise, dit-il tout en colère. Je ne tolère pas qu’on me critique de la sorte !… J’ai des relations dans le journal où écrit cette canaille et je connais le moyen de l’en faire chasser !…
— Ainsi, vous enlèverez son gagne-pain à un pauvre diable dont personne de sensé ne prend au sérieux les invectives. Je vous conseille le silence et le mépris.
Mais Barrès irréductible : — Tant pis s’il crève de faim ; ce ne sera qu’une vermine de moins…
Alors Moréas, qui suivait son rêve au sommet du Parnasse et que notre colloque scandalisait comme un crime de lèse-Apollon : — Tout cela, ce sont des foutaises !… Écoutez plutôt mes vers.
Ce disant, il brandissait, à la hauteur du monocle qui lui encadrait l’œil gauche, un index autoritaire. Mais voici que déboucha de la rue Bonaparte notre ami René Boylesve qui, nous ayant aperçus, vint nous joindre. Je le fêtai car, depuis que nous avions dirigé ensemble la revue : l’Ermitage, nous étions fort liés. Barrès et Moréas faisaient aussi grand cas de lui. Le second, se félicitant d’un auditeur de plus, ouvrait déjà la bouche pour le requérir d’entendre son poème. Je ne lui en laissai pas le loisir. Que Barrès s’amoindrît jusqu’à montrer de la rancune à propos d’un piètre pamphlétaire me paraissait — et me paraît encore — d’une mesquinerie peu en accord avec son grand talent. Je le dis non sans quelque véhémence. Barrès me répliqua, d’un ton acerbe. Une querelle allait peut-être jaillir entre nous.
Mais Boylesve, homme de mesure et qui nous étudiait en souriant et en caressant sa belle barbe assyrienne, sut nous apaiser. Il nous fit convenir que l’incident ne valait pas la peine de nous échauffer si fort. Puis il conclut : — Cependant, Barrès, je ne saisis pas quel attrait vous trouvez à vous galvauder chez les politiciens. Vous auriez mieux à faire…
Alors Barrès fut magnifique. Il nous exposa son rêve d’une république athénienne dont il ambitionnait d’être le Périclès. Il mit tant d’éloquence, à développer ce thème — d’ailleurs chimérique — que nous fûmes charmés, sinon persuadés ! Moréas, lui-même, l’écoutait avec plaisir : et cela c’était un réel triomphe !
On le sait : Barrès n’a pas réussi à imposer son idéal aux Cléons de la démocratie. A la Chambre, comme jadis Lamartine, il siégeait « au plafond ». Mais, de quel regard, terriblement perspicace, il évaluait les intrigues de ses misérables collègues ! Son expérience nous a valu un chef-d’œuvre : Leurs figures qui, en un style égal à celui de Tacite, brûlant comme le fer rouge, cautérise ce chancre qui ronge la France : le parlementarisme.
Sa harangue terminée, nous le félicitons sans réserves. Moréas, effilant sa moustache aile-de-corbeau, répète : — C’est trrrès bien, je vous dis que c’est trrrès bien !…
Puis, rempoignant aussitôt sa marotte, il nous lance la première strophe de son poème et cette fois, il va jusqu’au bout. Nous applaudissons ainsi qu’il sied. Tout de suite, il veut le reprendre. Mais sat prata biberunt ! Nous nous levons tous trois et tandis qu’il nous dévisage d’un air offensé, nous alléguons des excuses péremptoires pour nous défiler :
Barrès : — J’ai un rendez-vous, auquel je ne puis manquer, de l’autre côté de l’eau.
Boylesve : — Il faut que j’aille corriger les épreuves d’un article qui paraît demain.
Moi : — L’heure de reprendre mon train approche…
Moréas, indigné qu’on préfère d’aussi futiles occupations à ses cadences, s’écrie : — Vous n’êtes pas sérieux !…
Et il tourne le dos.
Mais sa réprobation ne pouvait nous blesser car nous sentions fort bien que cet amour intransigeant de la Poésie avait sa beauté…
Jours enfuis !… Que nous restons peu de la génération qui fit ses débuts dans les lettres vers 1886 ! Moréas est au tombeau, Barrès, au tombeau, Boylesve, au tombeau. Et que d’autres ! Et moi, j’entends une voix, de plus en plus pressante, m’adresser l’injonction d’Hernani à Ruy Gomez :