Le voyageur étonné
LECTURES PRÉFÉRÉES
Mon Dieu, donnez-moi afin que je vous donne et que j’acquitte ainsi une faible partie de ma dette envers vous.
Saint Augustin : Confessions XI.
La littérature c’est très bien et je ne m’en désintéresse pas puisque, à la requête de quelques amis, je viens de donner mon sentiment sur un certain nombre de volumes récemment publiés. Mais combien je préfère les ouvrages où il n’est parlé que de Dieu et de son action sur les âmes ! Je l’ai dit dans Jusqu’à la fin du monde : « Rien n’a d’importance hormis la Sainte Trinité. Cet axiome régit ma vie ultérieure, inspire mes jugements et mes actes. Ceux qui ne l’admettent pas ne saisiront jamais totalement la signification de mes écritures.
Il y a d’abord mes lectures quotidiennes, celles où, très loin de la gent-de-lettres et de ses vaines rumeurs, j’entretiens mon goût de l’oraison contemplative dans la solitude et le silence : Livres chéris, je vous garde sans cesse à portée de ma main : Évangiles, Épîtres de saint Paul, Imitation, Œuvres de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix, traité d’ascétisme de Ribet. En tous, j’ai trouvé l’aliment nécessaire à ma souffrance joyeusement consentie, mes sources de prière et l’objet capital de ma méditation. Parfois, telle phrase lue au réveil se traduit en images dont la splendeur m’absorbe tout un jour. Parfois elle se développe en un enchaînement d’idées imprévues à moins qu’elle ne se concentre en de vastes symboles où rayonne ce Soleil incomparable : l’amour de Dieu. Oui, grâce à vous, livres essentiels, je m’absorbe en cette atmosphère transparente et lumineuse où réside le Seigneur Jésus : le centre même de l’âme éprise de Lui seul. Plein de miséricorde pour le voyageur fatigué, il m’y révèle les secrets de sa tendresse ineffable, il me promène parmi les floraisons du jardin merveilleux, son royaume ici-bas, qui préfigure les Jardins Éternels !…
Mais taisons-nous : ces choses ne peuvent être exprimées par les mots maladroits dont usent nos pauvres dialectes humains. Bonum est sacramentum Christi Regis abscondere…
Et maintenant, amis, je vous parlerai de trois ou quatre volumes où j’ai trouvé de quoi satisfaire notre commune prédilection pour les choses de Dieu et de son Église. Les lignes qui vont suivre ne contiendront ni des analyses développées ni de la critique proprement dite. Ce sera simplement l’écho en moi des musiques qu’éveillèrent dans quelques âmes de bonne volonté la joie de dénombrer maints serviteurs du Bon Maître et de les suivre loin de l’époque imbécile où la plupart de nos contemporains s’affairent à paver, à sabler, à fleurir la voie que fouleront bientôt l’Antéchrist et ses cortèges casqués d’or infernal.
Des Saints. — La pauvre humanité, toujours encline à s’embourber dans les marécages de la vie sensuelle, perdrait complètement l’habitude de lever les yeux vers le ciel s’il n’y avait les Saints pour lui rappeler qu’elle a autre chose à faire ici-bas que de fournir d’esprits immondes les troupeaux de porcs du pays de Gérasa.
Les Saints, par l’exemple, par la parole, par la foi lumineuse qu’ils répandent autour d’eux, suscitent les courants purificateurs qui empêchent l’Église de s’assoupir dans la routine. Ils sont les véhicules fulgurants du Paraclet. Ils sont les surhommes qui nous rapprennent sans cesse à vouloir la volonté de Dieu. Contemplatifs appliquant la loi de réversion, souffrants rivés à Jésus-Christ dans la Voie douloureuse comme au Golgotha, fondateurs d’ordres, apôtres de la pénitence, clairons infatigables du Verbe incarné, héros de la guerre sans armistices, sur ses champs de bataille de l’âme où Satan rallie ses milices, eux seuls doivent être exaltés en opposition avec ces prétendus génies dont le siècle athée se targue — les choisissant de préférence parmi ceux qui haïrent Notre Seigneur.
Depuis quelques années, parmi les catholiques, certains ont commencé à comprendre qu’il est plus efficace de chercher une direction chez les Saints que de compulser les recettes graillonneuses où se dépense l’astuce des gargotiers de la politique « bien pensante ». On a publié et l’on publie des Vies de Saints, et plusieurs y ont récupéré — pour le plus grand bien de leur âme — le sens du Surnaturel.
Tels les deux volumes où une trentaine d’écrivains réunis par M. Gabriel Mourey ont résumé la Vie et les œuvres de quelques grands Saints[17]. Trente, c’est beaucoup et l’on ne me croirait pas si j’affirmais que tous montrèrent de la transcendance à traiter le sujet qui leur était confié. Pour ne chagriner personne, n’établissons point de palmarès et contentons-nous de dire que, dans cette galerie de portraits, on en distingue une dizaine qui tranchent bellement sur l’ensemble. L’un m’a particulièrement retenu, c’est le Saint Jean de la Croix signé de M. Maurice Brillant. Celui-ci a parfaitement résumé la vie de ce premier lieutenant de sainte Térèse pour la réforme des Carmes et des Carmélites. Il a vu toute la portée de cette alliance entre une femme de génie et un théologien comblé de grâces exceptionnelles et qui était en outre un admirable poète. Il écrit :
[17] La Vie et les Œuvres de quelques grands Saints, 2 vol. Librairie de France. J’avais accepté d’y donner une étude sur sainte Térèse d’Avila, grande Reine de la Mystique, à qui je dois tant. Je n’ai pu tenir parole, le mal qui me tient m’ayant empêché de la mettre au point pour la date fixée.
« La rencontre des deux plus illustres mystiques de l’Espagne, le premier entretien de cette femme de cinquante-deux ans, riche d’expériences intérieures et qui a complètement unifié sa discipline avec le jeune moine inconnu de vingt-cinq ans, mais qui, mûr de bonne heure, a rassemblé lui-même ses idées directrices et sait où il va, le contrat moral passé entre ces deux grandes âmes, différentes à la vérité, semblables toutefois, sinon toujours par le chemin parcouru, du moins par le terme où elles aboutissent et par la même vie d’union profonde avec Dieu — cette rencontre, voilà évidemment une date des plus émouvantes dans l’histoire spirituelle de l’humanité. »
Une petite réserve : M. Brillant, au cours de cette étude d’ailleurs si substantielle, n’a peut-être pas suffisamment marqué qu’au cours de leurs luttes pour la réforme du Carmel, c’est sainte Térèse qui garde le sens le plus net de la réalité. A travers les contradictions et de cruelles persécutions, elle va son chemin, disant ce qu’il faut dire au moment voulu, se taisant à propos et laissant passer, avec sang froid, les houles de la calomnie horriblement déchaînée contre elle. Là, comme durant toute son existence, elle est à la fois intensément humaine et intensément surnaturelle. Saint Jean de la Croix, en butte à la haine des Mitigés qui l’emprisonnent et le maltraitent, se montre plus réfractaire aux circonstances. Poète infiniment sensible, pour résister à la tempête, il lui faut se raidir et son effort se sent jusque dans ses écrits de cette époque. En somme, ici comme toujours, sainte Térèse reste le Maître et saint Jean de la Croix, le disciple.
Ce dont il faut louer sans réserves M. Maurice Brillant c’est de son analyse des œuvres de saint Jean de la Croix et particulièrement de la Montée du Carmel et du Cantique spirituel. La place lui étant mesurée, il ne lui était pas facile d’évoquer en quelques paragraphes, la profusion de pensées et de sentiments tout embrasés d’amour divin que contiennent ces incomparables poèmes. Il a pourtant réussi à en condenser l’essentiel dans les lignes suivantes que j’ai plaisir à citer presque intégralement :
« Rien n’est beau dans l’histoire de la Mystique, rien n’est émouvant comme cette ascension en ligne droite, toute d’un élan, d’un élan volontaire, conscient et contrôlé qui n’en monte que plus haut et avec plus de force, sans crainte, sans déviation, sans repentir… Et que dire, pour aller plus avant, du drame intérieur, humain et divin que révèlent ces textes denses et nerveux et qui nous plaira encore par son pathétique sans déclamation, ardent et concentré, fait non de mots mais de chair et de sang et toutefois, sous la rudesse même, frémissant d’une si merveilleuse tendresse et d’un amour à quoi nul amour de la terre n’osera se mesurer. Enfin, voici le poète, voici justement, la gerbe de fleurs parant l’obscure cellule, éclairant l’ombre où combat ce dur mystique. Voici la source chantant sous les verdures, oasis inattendue parmi les âpres rochers ; c’est l’enchantement de la musique, cette musique, nous le savons, qu’aimait saint Jean de la Croix, comme l’aimait sainte Térèse, comme l’aiment tous les Carmels… C’est toute la nature asservie à un rôle divin, avec la multitude épanouie des images chatoyantes, séductrices, bariolées qui se pressent pour exprimer le grand amour dont brûle le cœur du poète, toute la beauté du monde éphémère jetée sous les pas du Dieu qui ne change point. »
Ceux qui font des œuvres de saint Jean de la Croix un des aliments quotidiens de leur âme — c’est le cas de celui qui écrit ces lignes — sauront le plus grand gré à M. Maurice Brillant, d’avoir si bien compris le grand poète du Carmel.
L’étoile d’Avila. — La vie intérieure est comme un ciel tout fleuri d’étoiles miraculeuses. Mais, parmi ces astres que suscite l’oraison, il en est dont l’âme contemplative distingue le rayonnement personnel au sein de cette voûte embrasée où elle déploie son essor.
Sainte Térèse, tu me fus l’étoile, radieuse entre toutes, dès la première minute où ton œuvre m’a été révélée. Il y a vingt-deux ans. J’avais communié, pour la première fois de ma vie, trois semaines auparavant. C’est tout au plus si j’avais appris mon catéchisme et les traités, par trop didactiques, où je m’efforçais de m’instruire davantage m’alourdissaient l’intellect sans m’éclairer. D’aventure, une dame me fit cadeau de la vie de la Sainte écrite par elle-même. Cela ne la privait d’ailleurs pas beaucoup car elle déclarait n’y comprendre goutte. Mais, parce que l’Esprit souffle où il veut, moi, chétif débutant, à l’orée de la voie étroite, j’en reçus une illumination instantanée et dont le souvenir persiste en moi comme si l’événement avait eu lieu tout à l’heure. Je revois le coin de forêt doré d’automne où j’ouvris le volume, le rocher feutré de mousse grisâtre où, tout défaillant de stupeur admirative, mes jambes ployant sous moi, je dus m’asseoir afin de poursuivre ma lecture. Je n’avais pas besoin de raisonner les phrases qui me passaient sous les yeux. Je voyais ce que me décrivait sainte Térèse. Et les images qu’elle faisait naître en mon esprit m’absorbaient si fort que c’est seulement à la nuit tombante, quand il me devint impossible de distinguer l’imprimé, que je repris conscience du monde extérieur…
Depuis cette après-midi de novembre 1906, sainte Térèse a été la grande institutrice de mon âme. Si certains de mes écrits ont ramené à Dieu quelques égarés, c’est aux lumières qu’elle m’obtint que je le dois, c’est à son intercession infiniment bienfaisante que je dois aussi être devenu un allègre pionnier de souffrance sur le chemin qui monte vers Notre-Seigneur en croix.
C’est pourquoi je suis heureux chaque fois que se publie un nouvel ouvrage où celle qui ouvrit, plus que quiconque, le royaume tout en flammes adorantes de la vie unitive aux contemplatifs est expliquée par des âmes d’oraison, — couronnée par des mains expertes. Cette joie nous fut procurée il n’y a pas très longtemps par le livre de M. l’abbé Hoornaert : Sainte Térèse écrivain, (1 vol. chez Desclée) et nous venons encore de la ressentir par celui de M. Louis Bertrand : Sainte Térèse (1 vol. chez Fayard).
Est-il besoin de rappeler que M. Bertrand est l’auteur d’un Saint Augustin où la psychologie de la conversion d’une grande âme est analysée avec lucidité ? Et quel est le catholique, doué du sens de la beauté mystique, qui n’admire cet admirable récit du temps des premières persécutions : Sanguis martyrum ? J’y sais un chapitre, les mineurs du Christ, où l’ineffable prédilection de Notre-Seigneur pour ceux qui l’attestent parmi les tourments prend une valeur d’évidence. Certes, on doit dire, sans crainte de se tromper, que M. Louis Bertrand est un des très rares écrivains qui égalent quelquefois ce maître du roman religieux à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe : Robert-Hugh Benson. Aussi, nous les Carmélitains, ne fûmes-nous nullement étonnés quand nous le vîmes réussir, avec tant de clairvoyance, l’exposé des états d’âme de notre mère vénérée et chérie : sainte Térèse d’Avila.
J’ai là un monceau de notes prises au cours des lectures réitérées que je fis de ce volume. Ne pouvant les développer toutes, je veux au moins en transcrire deux ou trois.
Dans son Prologue, M. Bertrand, parlant des adeptes de la science athée qui braquèrent sur sainte Térèse leurs bésicles aux verres opaques, écrit ceci :
« C’est un des spectacles les plus bouffons et les plus affligeants qui soient que de voir certaines mains grossières toucher à des âmes de saints. Après tant de mésaventures pitoyables, il devrait être désormais entendu que la sainteté n’est pas du ressort de la science. Il n’y a de science positive que de ce qui se compte ou de ce qui se mesure. Or on ne compte pas, on ne mesure pas l’âme des saints ni d’ailleurs aucune âme… Et c’est ainsi que toute la littérature pseudo-médicale qui a été écrite sur sainte Térèse — avec la prétention de ramener ses états mystiques à des cas pathologiques — est à côté de la question, sans compter qu’elle rebute par son épaisseur et sa vulgarité de pensée. Que ces médecins-là se décident à laisser sainte Térèse tranquille : c’est bien assez que leurs pareils aient failli la tuer quand elle était de ce monde…
C’est pourtant vrai qu’il a été publié force sottises soi-disant scientifiques sur sainte Térèse. Et lorsque parut le livre de M. Bertrand, certains critiques, de tradition voltairienne, ne manquèrent pas de les rappeler en prenant des airs doctement avertis. Pour moi, il y a longtemps que j’étais fixé quant à l’inanité des rêveries de Charcot et autres déséquilibrés du matérialisme touchant la voyante du Château intérieur. Méditant sur les maux dont elle fut accablée durant sa jeunesse et dont quelques-uns persistèrent toute sa vie, frappé de la précision qu’elle mit à les décrire je m’étais dit : — Plus j’y pense, plus je soupçonne que les souffrances de sainte Térèse avaient une origine paludique. Ce n’était pas sans motif que je m’ancrais dans cette conviction car le paludisme, je le connais fort bien — et pour cause. Je fis part de mes conjectures à un théologien de mes amis, des plus versés dans les études carmélitaines. Ce prêtre me déclara qu’il partageait mon opinion. Et afin de m’y confirmer, il me prêta un numéro des Annales de philosophie chrétienne portant la date de juin 1896 et contenant un article du docteur Goix où le cas de sainte Térèse est examiné selon une perspicacité et une compétence auxquelles il faut rendre les armes. Dans cette minutieuse étude, le docteur Goix démontre que les signes diagnostiques des maladies nerveuses font absolument défaut chez sainte Térèse. Il prouve ensuite que la fièvre quarte paludéenne, « endémique à Avila et dans la région » a certainement éprouvé la sainte et que ses accès suffisaient à expliquer les vicissitudes de son état sanitaire. Il conclut : « Ses crises rappellent, trait pour trait, la forme comateuse de la fièvre intermittente paludéenne, telle qu’elle s’observe encore à notre époque. Tous les détails donnés par la réformatrice du Carmel se retrouvent dans nos observations d’aujourd’hui. Sainte Térèse ne fut donc pas une hystérique. C’est une conclusion scientifique d’une portée indiscutable.
Je livre bien volontiers la référence à M. Bertrand avec le désir qu’elle lui soit utile pour un appendice à une édition subséquente de son beau livre.
Maintenant voici que, feuilletant à nouveau ces pages, je remarque la netteté et la clarté avec lesquelles M. Bertrand est parvenu à exposer l’ascension en Dieu de sainte Térèse et à désigner les points culminants de sa contemplation. Par là se décèle sa connaissance des grâces d’oraison et, en outre, les qualités solides de son art, tout en précision latine. Quel contraste avec les bafouillages troubles de tant d’autres ! Pour citer, l’on n’a que l’embarras du choix. Voici, par exemple, les lignes où il résume l’épanouissement total de la sainteté chez Térèse arrivée à la consommation du « marinage spirituel » c’est-à-dire à cette « septième demeure » dont elle-même a dit, en langage séraphique, les merveilles :
« D’abord, un entier oubli de soi-même. Devenue l’Épouse du Christ, l’âme n’a plus d’autre souci que le service de l’Époux. Travailler pour sa gloire, voilà désormais toute sa vie : « Occupe-toi de mes affaires, dit le Seigneur à sa servante, je m’occuperai des tiennes. » Et ainsi elle n’a plus d’autre désir que de pâtir pour Lui. Elle n’aspire plus aux grâces et aux consolations du début, à toutes ces douceurs que Dieu accorde à l’âme novice pour l’engager et l’entraîner dans les voies spirituelles. Elle sait maintenant que la vraie voie c’est la voie de la douleur — le chemin de la Croix. C’est pourquoi elle ne s’effraie plus de souffrir. Les persécutions mêmes lui causent une grande joie. Au milieu de ses tribulations et de ses épreuves, la certitude d’être constamment unie à Dieu lui suffit et, d’avance, elle est satisfaite de tout ce qu’il plaît à l’Époux d’ordonner pour elle. Elle ne souhaite plus de mourir mais seulement de souffrir. Maintenant elle consentirait à vivre plusieurs existences et même des existences sans fin, uniquement pour se sacrifier, pour que Dieu soit plus aimé, plus loué, mieux servi. Absorbée par le soin du service, elle n’éprouve plus ni sécheresses ni peines intérieures, Dieu étant toujours présent en elle et, en quelque sorte, sous-entendu dans ses moindres paroles et dans ses moindres actions. Si, par hasard, elle pouvait l’oublier un instant, Dieu se rappellerait aussitôt à sa conscience, en excitant dans la partie la plus tendre de son âme, un vif élan d’amour. Les extases et les ravissements lui sont devenus inutiles. Tous ces mouvements impétueux se font en elle de plus en plus rares. A présent le corps et l’âme sont capables de supporter sans fléchir les plus hautes faveurs. L’union mystique apporte à l’Épouse une sérénité à peu près inaltérable : ce qui caractérise cet état suprême, c’est le repos admirable dont l’âme jouit. »
J’ai tenu à reproduire intégralement ce tableau, dessiné et peint avec tant de précision, parce qu’on y trouve l’idéal où nous tendons, nous, les pèlerins du Carmel que Notre-Seigneur prédestina aux embrasements de Son Amour par la souffrance, nous qui avons appris de celle qui fut initiée à ses plus profonds secrets le détachement des choses périssables, nous qui répétons avec elle parce que nous le sentons comme elle : « Ce sont les vivants de la vie spirituelle qui me paraissent les vrais vivants. Tout le reste est un songe et ceux qui vivent de la vie de la terre me semblent tellement morts que le monde entier n’offre à mes yeux aucune compagnie. Tout ce que je vois par les yeux du corps me paraît un simulacre. Au contraire, ce que je vois avec les yeux de l’âme, c’est la vraie réalité, la seule que je désire — mon Jésus !… »
Pour finir, une critique ou plutôt un regret : la dernière partie du volume ne se rattache guère à ce qui précède. Brusquement, M. Bertrand passe des splendides états d’âme qu’il vient de nous décrire, selon les règles les plus exactes de la Mystique, à un bref résumé de l’action térésienne sur les contemporains et aux rapports de la sainte avec Philippe II. On attendait autre chose, par exemple un récit de la vie active de la sainte d’après ce document incomparable : le Livre des Fondations. Il y a là matière à un second volume qui complèterait le travail de M. Bertrand. On veut espérer qu’il l’écrira. Il possède tout ce qu’il faut pour que ce livre soit un chef-d’œuvre :
Un témoignage. — Qu’une tertiaire dominicaine se risque à donner un aperçu de l’ordre dont elle relève, cela semblera peut-être à quelques-uns une entreprise passablement téméraire. C’est pourtant ce que vient de tenter Mlle Renée Zeller[18]. — Le préfacier avait formulé cette crainte : « Que vont dire, demande-t-il, les gens grincheux ? Une femme décrire la vie d’un ordre religieux, viril entre tous ! Une vie que l’on n’a pas soi-même menée ! Quelle autorité et, par suite, quelle confiance ? Aussi m’a-t-il semblé que ce qu’on me demandait c’était d’inscrire, au lieu d’une préface, mon nom précédé de quelques mots qui diraient : pour copie suffisamment conforme. C’est ce que je fais mais sans limitation et sans réticence. » Un peu plus loin, il ajoute : « L’auteur a longuement fréquenté l’âme chaude et fleurie du bienheureux Henri Suzo. A sa suite, il a répandu, à travers son œuvre, une ardeur et un souffle printanier qui n’en altèrent pas le contenu. Les âmes austères qui liront ce livre n’oublieront pas que les fleurs ne font pas injure aux fruits ; que l’émotion sincère ne porte pas atteinte à la vérité. »
[18] Renée Zeller, La vie dominicaine, préface du P. Mandonnet O. P. (1 vol. chez Grasset).
Pour moi j’avais confiance. Ouvrant le volume, je me remémorais que Mlle Zeller avait prouvé précisément par les travaux qu’elle consacra au grand contemplatif Henri Suzo que son talent unissait le sentiment des réalités de l’histoire au sens des réalités mystiques. Je n’ai pas été déçu. Il y a dans ce livre : la Vie dominicaine de quoi intéresser et instruire non seulement les familiers de l’ordre mais encore tous ceux qui savent que, parmi l’océan de folies dont l’humanité docile au Diable submerge la création, maints îlots où la sagesse aime à se réfugier s’appellent : les ordres religieux.
Le volume comprend deux parties : I. Origine et organisation de l’ordre des frères-prêcheurs avec tout d’abord, une vie résumée dans ses grandes lignes, du fondateur : saint Dominique. Puis la vie également retracée en ses traits les plus essentiels du restaurateur de l’ordre en France au XIXe siècle : le Père Lacordaire. II. La formation religieuse chez les dominicains. C’est, à mon avis, la partie la plus attrayante du volume car Mlle Zeller a su y empreindre cette flamme pour la gloire et le service de Dieu dont il est visible qu’elle est pénétrée. Et il faut louer également le chapitre intitulé : l’Étudiant, elle a su y évoquer cette grande figure de saint Thomas d’Aquin dont la doctrine constitue le temple de granit où résident les dogmes immuables, dont la forte voix ne cesse de retentir à travers le monde pour imposer silence aux rumeurs batraciennes de l’incrédulité : Dedit in doctrina mugitum quod in toto mundo sonavit, a dit l’un de ses premiers disciples. Enfin l’on appréciera, pour peu qu’on ait le culte de la vie intérieure — pour peu qu’on soit de ces abeilles qui butinent, de préférence, parmi les roses de l’amour divin, le pollen ardent de la Mystique, les deux chapitres qui portent ces titres : la sainteté dominicaine et le baiser de saint Dominique et de saint François. Voici quelques lignes qui donneront une idée de l’art propre à Mlle Zeller et qui feront saisir combien elle se montre experte à faire tenir beaucoup de choses en peu de mots :
« Si, déjà, par la contemplation et l’utilisation de la vie souffrante du Sauveur, la psalmodie des heures canoniales peut, non seulement rendre à la Trinité le tribut de louange du Christ, en tête de ses frères les hommes, mais encore continuer son œuvre salvatrice des âmes, que dire des réalités du sacrifice de l’autel, centre et pivot du jour liturgique ? La seule image du Crucifié retenait saint Thomas d’Aquin à genoux, l’orbite agrandie par la vision interne des merveilles de l’Amour. Mais que se passe-t-il donc entre Jésus et son prêtre lorsque, la consécration faite, le regard divin perce le voile léger des azymes pour plonger dans celui de l’officiant, rivé, à son tour, sur cette petite chose blanche où palpite le Cœur infini ? Là, le théologien dominicain s’hypnotise, en quelque sorte, à la vision de la Trinité, perçue dans le Christ qui, descendant, entraîne avec Lui le ciel. Il se laisse pénétrer, submerger, emporter par le flot de lumière qui flue de l’Hostie et remonte incessamment à sa source, après s’être élargi en vagues toujours plus envahissantes et plus victorieuses. Identifié au sacrifice qu’il accomplit, il devient l’adoration même et la Rédemption en ce Christ dont il a pris la voix et la place et dont la vie se transfuse en lui. Il renouvelle, en vérité, le Calvaire avec la gloire qui en jaillit jusqu’aux inaccessibles hauteurs du ciel de Dieu et la miséricorde qui s’en répand sur l’humanité… Sa vie de louange est emportée dans le torrent ascendant de celle de Jésus et sa vie pénitente dans l’écoulement incessant des grâces de salut. Lorsque, selon un rit de son Ordre, le prêtre dominicain baise le bord du calice où, tout à l’heure, il va puiser à la fois la Sagesse en sa source et l’amour répandu dans le sang du Sauveur, un pacte secret s’établit entre le Dieu fait homme et l’homme divinisé par la miséricorde de Dieu : « Je suis tien jusque dans tes souffrances et dans la mort » dit le geste aimant du sacrificateur et la Victime de répondre : « Voici que je suis avec toi tous les jours et jusqu’à la fin. » Le principe de la sainteté dominicaine, reproduction totale du Christ, gît dans ce mystérieux échange. »
Belle page, tout imprégnée de féconde doctrine, toute débordante de symboles magnifiques pour les âmes éprises de Jésus et désireuses de souffrir avec Lui. Elle n’est pas unique dans le livre de Mlle Zeller. C’est pourquoi vous ferez bien d’en enrichir votre bibliothèque.
En pays de mission. — Il n’est pas aux antipodes ce pays de mission, mais au cœur même de la France. Les peuplades qui l’habitent ne se composent point de païens à qui l’Évangile ne fut jamais prêché. Non, c’est un bracelet de communes encerclant le monstrueux Paris. On y trouve des électeurs et des contribuables. Et si l’enseignement laïque en a fait des sortes de sauvages, n’oubliez pas qu’il n’y a guère plus d’un siècle, ils connaissaient encore la civilisation parce qu’ils se groupaient en paroisses dont la flamme vitale se perpétuait devant le Saint Sacrement. Depuis, la Révolution est venue qui, niant Dieu, animalisa la nature humaine. Il en résulta cette société, dévote à la Finance, esclave de la machine, qui remplaça le Crucifix par un coffre-fort et par une pile électrique et qui se considère comme une incarnation de cette entité fabuleuse : le Progrès. Elle se subdivise en bourgeois et en prolétaires qui se considèrent avec une méfiance haineuse et ne laissent passer aucune occasion de s’exploiter les uns les autres en attendant qu’ils s’entredéchirent.
C’est donc tout autour de la grand’ville chatoyante et purulente que s’agglomèrent, en grand nombre, ces salariés dont les précurseurs de l’Antéchrist ont mutilé l’âme sous prétexte de les émanciper. Parmi eux, l’on ne rencontrerait que ténèbres si, dans cette région qui porte le sobriquet significatif de ceinture rouge, l’Église, répétant la phrase toute frissonnante de pitié que prononça Notre-Seigneur : Misereor super turbam, ne rallumait, avec un zèle infatigable, l’étincelle de la foi. Ainsi se propagent des incendies d’âmes là même où l’on aurait pu croire qu’il n’y aurait plus désormais que cendres froides et scories nauséabondes.
Dans un livre admirable, en regard duquel toute la littérature profane de l’année, sans aucune exception, m’apparaît un très vain bavardage, un jésuite, le Père Lhande vient de décrire le labeur héroïque des prêtres qui ont accepté la tâche infiniment ardue d’évangéliser ces barbares inconscients. Le livre s’intitule : Le Christ dans la banlieue[19]. Point de déclamations ni d’artifices de rhétorique : des faits très simplement rapportés : l’effroyable pénurie de croyances religieuses en des milliers d’âmes, le cri d’alarme de quelques dévoués qui savent, par expérience, que « l’homme ne se nourrit pas seulement de pain », l’existence apostolique des prêtres qui se donnent tout entiers à rénover ici le règne de Jésus, frère des pauvres. Voici le presbytère d’un de ces intrépides :
[19] P. Pierre Lhande, Le Christ dans la banlieue, 1 vol. chez Plon.
« Nous montons les quatre planches d’un invraisemblable perron. Il y a là une salle de trois mètres carrés, aux murs décrépits, sans fenêtres, que la porte ouverte seule peut éclairer. Ni chaises ni bancs. Le mobilier consiste en une pendule dont l’émail est tombé, sauf sur un mince losange entre neuf et onze heures !
Elle marche ! dit l’abbé avec fierté.
— Ah ? Et comment reconnaissez-vous l’heure ?
— On a l’habitude.
Je m’approche indiscrètement d’une porte : — Je crois bien que vous logez ici, n’est-ce pas ?
— Oui, jusqu’à ce que le toit me tombe sur la tête… Ça peut arriver, paraît-il.
L’abbé a tourné le loquet. Nous voici dans un réduit dont les fenêtres sont garnies de morceaux de cartons en guise de vitres. Des piles de livres encombrent les trois-quarts de l’espace. Au milieu, un petit poêle, ronflant de toutes ses forces, essaie de chauffer, à travers les cartonnages bosselés des croisées, aussi bien la cour, l’avenue, le quartier que la salle elle-même :
— Ma chambre, dit l’abbé.
— Je regarde, stupéfait, mon interlocuteur qui ajoute d’un air détaché, en fermant la porte : — Oh ! moi, le confortable ne m’intéresse pas… »
Tel est le ton. Ni prêches, ni creuses apostrophes. Et ce livre dit le vrai avec une telle force de persuasion qu’il secoua l’inertie « bien pensante » et que, dans un grand nombre de cœurs, pesamment embourgeoisés, il réveilla l’amour de Dieu par l’amour des pauvres…
Tandis que je méditais ces pages, j’y voyais briller une lumière analogue à la trace de feu laissée dans mon âme par les heures où j’ai suivi saint Paul dans les plus misérables faubourgs de Thessalonique et de Corinthe. Ensuite, un souvenir me revint tellement vivace et si chargé de sens spirituel qu’il faut que je vous le rapporte.
C’était dans une assez grande ville du sud-est, tout enfumée et toute retentissante de tintamarres métallurgiques. J’y étais venu voir un de mes amis, médecin fort occupé du fait que divers administrateurs d’usines l’avaient choisi pour donner ses soins à ceux de leurs ouvriers qui se laissaient agripper par les crocs d’un laminoir ou rissoler par le retour de flamme d’un haut-fourneau. Précisément, le jour de ma visite, des coups de téléphone fébriles ne cessaient de réclamer le docteur aux quatre coins de la fournaise industrielle pour des pansements dont l’urgence s’imposait.
— Vous voyez, me dit-il, je n’ai pas une minute à moi !… Comme, de votre côté, vous n’avez que cette journée à me donner, je ne vois qu’un moyen pour que nous puissions causer un peu : je vous prends dans mon auto ; vous m’accompagnez à travers les quartiers où gîtent mes éclopés. Chemin faisant, nous avons le temps d’échanger quelques propos et lorsque je serai obligé de vous quitter un quart d’heure ou davantage, vous connaissant, je suis sûr qu’en remède à l’attente, vous découvrirez de quoi ne pas vous ennuyer.
— Cela va très bien ainsi, répondis-je.
Nous avions suivi ce programme. Déjà, deux ou trois fois, il avait interrompu notre conversation pour s’engouffrer dans les couloirs obscurs et puants de maisons sordides. Et, que ce fût dans une rue ou dans une autre, descendu de l’auto et faisant les cent pas à l’entour, je constatais le délabrement et la saleté des taudis où la prétendue civilisation du XXe siècle entasse ses prolétaires.
— Quand on pense, me dis-je, qu’il n’y a pas de semaine où des journaux et des revues ne dénoncent, en des tirades redondantes, ces ignominies, point de parades électorales où les charlatans, qui exploitent cette force aveugle : le suffrage universel, ne promettent pour le lendemain de leur avènement, la suppression de ces infâmes baraques. Tout pour le bien-être du peuple ! s’écrient, la main sur le cœur, ces philanthropes. Résultat : néant. — Nous vivons à une époque de verbalisme où, quand on a prononcé un discours à résonnance généreuse, imprimé une tartine humanitaire, on s’imagine volontiers qu’on a rempli son devoir et que tout est sauvé. C’est ce que les primaires, de cervelle ratatinée, à qui nous avons la naïveté de confier le pouvoir législatif nomment le Progrès. Cependant, des familles nombreuses, ouvriers, ouvrières, apprentis, vétérans de la machine, sont condamnés à pourrir, empilés les uns sur les autres par une société au maintien de laquelle ils sont pourtant indispensables mais que le culte exclusif de la déesse Pécune a rendu aussi féroce que stupidement égoïste. Quand le démon du communisme entrera en scène et changera tout à fait en bêtes carnassières ces malheureux saturés de sentences matérialistes, quand les égorgements et les incendies se propageront par toute la terre — ce qui sera le prodrome du règne de l’Antéchrist — les Bourgeois hurleront : Mea Culpa ! Mais Dieu se fera sourd. Car la Bourgeoisie a tout mérité…
Ainsi j’assemblais des pensées de colère et de désastre. Mais alors la grâce de Dieu me fit apercevoir l’autre face de la question, celle qui n’est jamais longtemps sans revenir à l’esprit de ceux que l’habitude de vivre avec Jésus souffrant doue d’un regard lucide pour dénombrer les égarements de l’aveugle humanité. Et comme, pour peu que nous soyons détachés de ce bas-monde et des illusions qu’il engendre, le Surnaturel ne cesse de nous investir, comme les signes nous en deviennent aisément perceptibles, je reçus, à ce moment même une image qui me montra l’état d’âme réel des infortunés, bourgeois, patriciens ou prolétaires, que nulle clarté d’En-Haut n’attire plus vers l’étable de Bethléem.
L’auto stationnait juste en face d’un de ces très humbles sanctuaires que l’on rencontre çà et là dans les quartiers pauvres et que le vocabulaire ecclésiastique désigne, je crois, sous ce nom : « chapelles de secours ». Façade de briques noircies, deux fenêtres en ogives aux carreaux verdâtres, une porte exiguë, badigeonnée d’ocre terne, l’édifice malingre longeait le trottoir à l’alignement des autres maisons et, seule, une croix à peine en relief sur l’un des vantaux avertissait que ce n’était pas ici un hangar quelconque.
J’y entrai d’autant plus volontiers que j’ai du penchant pour les églises dépourvues de faste. Toutefois, qu’on n’aille pas se figurer qu’infecté de maussaderie huguenote, je réprouve les basiliques et les cathédrales où le grand art et la richesse se dépensent avec profusion au service de Notre-Seigneur. Si les métaux précieux sont bons à quelque chose c’est à être forgés en tabernacles où repose la Sainte-Hostie. Si des musiques graves et profondes comme l’Océan, des peintures pareilles à des rêves de paradis, des étoffes qui évoquent des aubes de printemps sur des jardins en fleurs sont quelques parts à leur place c’est dans les nefs où la piété catholique réunit ses fidèles pour célébrer la gloire de cette beauté absolue : la Sainte Trinité. Mais voici un fait : c’est toujours dans quelque chapelle perdue au fond d’un quartier de misère, et elle-même fort dénuée d’ornements pompeux, que j’ai le mieux senti la présence de Notre-Seigneur. Lui qui voulut être le Pauvre par excellence, il se plaît parmi les pauvres. Et c’est sans doute parce que je ne possède nul bien au monde que sa tendresse me pénètre d’une façon si admirable dans les sanctuaires indigents où j’aime à me blottir contre son Cœur.
Tel était celui où je venais d’entrer. A cause du temps couvert et aussi parce que les fenêtres parcimonieuses n’y laissaient s’insinuer que fort peu de jour, il y faisait obscur. Ce fut presque à tâtons que je gagnai l’un des bancs alignés devant l’autel. Quand je me fus agenouillé, le recueillement me prit tout de suite. A travers cette pénombre où scintillait, solitaire, la petite lampe qui veille devant le Saint-Sacrement, mon âme se reposait suavement aux pieds du Bon Maître et le contemplait, épanouie en une de ces oraisons de quiétude où l’adoration ne cherche pas de mots pour s’exprimer « parce qu’elle a choisi la meilleure part ».
Personne autre que Lui et moi dans la chapelle. Une atmosphère de paix et de silence y régnait si souveraine que même les bruits de la ville, au-dehors, semblaient avoir reculé vers les lointains pour se fondre en un murmure indécis. Je crois que je serais demeuré là toute la journée sans m’apercevoir de la fuite des heures. Quand je repris quelque peu conscience des choses extérieures, je découvris que je n’étais plus seul : une femme, entrée pendant que je m’absorbais en Jésus, se tenait assise, à trois ou quatre pas sur ma droite, dans la même rangée de bancs que moi.
Au premier aspect, elle ne présentait rien de particulier. Je la vis comme une ménagère d’une quarantaine d’années, portant un fichu de laine grisâtre sur la tête, vêtue d’un caraco et d’une jupe propres mais ternes et fort usagés, chaussée de galoches informes. Il était probable qu’elle avait l’habitude de rendre ainsi visite à la Présence Eucharistique afin d’y puiser secours contre les soucis et les chagrins d’une existence précaire.
Je ne lui donnai tout d’abord qu’un coup d’œil indifférent et j’allais renouer le fil de mon oraison quand, soudain et sans que je saisisse d’abord pourquoi, je fus obligé de la considérer d’une façon beaucoup plus attentive.
J’essaierai d’expliquer, pour ceux qui reçurent le sens de la Mystique, ce que me représenta en Jésus cette créature inattendue.
Ce fut son regard qui me capta. Il était effrayant car les prunelles, dilatées à la limite du possible, fixaient le tabernacle avec une expression rigide où il n’y avait ni amour, ni confiance, ni même un rudiment d’espoir mais l’expérience très amère d’un passé privé de Dieu, la pesanteur ténébreuse d’un présent que Dieu n’éclairait pas, la désolation indescriptible d’un avenir où le soleil de la foi en Dieu ne se lèverait jamais plus. Et il y avait aussi — dans ce regard — comme le désir suppliant d’un miracle qui, sans qu’elle eût recours aux prières oubliées, rendrait à cette âme le sentiment de son immortalité.
J’eus alors l’intuition que cette femme, prostrée devant le Saint-Sacrement et ne trouvant rien à lui dire, n’était que le reflet perçu « comme dans un miroir » — selon le mot de l’Apôtre — d’une réalité formidable. Dans l’ordre surnaturel, qui est l’ordre suprême, elle figurait la société d’aujourd’hui, écartée de Dieu par les artifices des Sept Démons qu’elle adore, enceinte de l’Antéchrist et proche de son terme, éprouvant encore, par une sorte d’instinct, la nostalgie de Jésus mais incapable désormais de l’appeler à son aide.
Bouleversé de pitié, je sentis qu’à cette foule qui tâtonne dans une nuit sans étoiles, il était coupable de décocher des malédictions et des anathèmes. Il fallait, à l’exemple des prêtres admirables qui, sans dégoût pour les purulences dont elle ruisselle, lui impriment au front le baiser de paix, l’aimer comme le plus souffrant des membres de Notre-Seigneur et convoiter de souffrir pour elle…
La femme avait disparu. De nouveau, je priais tout seul dans la chapelle si pauvre et si bénie d’être pauvre. Mais une joie angélique me dilatait le cœur car je croyais entendre mon Maître dire tout bas : Misereor super turbam. Elle rayonnait en moi la douce phrase pathétique auréolée d’arc-en-ciel ! Je répétais après Lui : — Misereor super turbam !… Et, une fois de plus, parce que je l’avais demandé, je suivis, avec Lui, la Voie douloureuse.