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Le voyageur étonné

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OCTOBRE

Sur la restauration. — L’Empire n’avait été qu’une aventure héroïque menée par un soldat de génie et dont les suites — proches ou lointaines — furent désastreuses pour la France. La Restauration aurait pu tout réparer, sous l’égide de la monarchie légitime, si l’esprit de la Révolution n’avait continué d’empoisonner les mœurs et de fausser l’intelligence de la Bourgeoisie.

On commence à rendre justice à la Restauration. Des livres se publient où son rôle dans l’histoire de notre pays est étudié selon des méthodes impartiales. Voici, par exemple, le Louis XVIII de M. Pierre de la Gorce[9]. Tout d’abord, la légende des Bourbons remis sur le trône par les étrangers y est détruite avec des arguments péremptoires. Ensuite, la figure de Louis XVIII y est présentée sous son jour véritable et dégagée des racontars malveillants qui tendaient à n’en faire qu’une basse caricature.

[9] La Restauration : Louis XVIII, 1 vol. chez Plon.

Louis XVIII ne fut peut-être pas un très grand roi, comme l’ont soutenu des apologistes trop zélés. Mais ce fut un roi très intelligent et très avisé, possédant une vue nette des énormes difficultés de la situation et s’appliquant, avec lucidité, à les résoudre. La tâche était d’autant plus difficile qu’il avait à lutter non seulement contre les héritiers de la Révolution et un certain nombre de bonapartistes irréductibles mais aussi contre une portion de ses propres partisans « plus royalistes que le roi » et qui, parce qu’il refusait de se mettre à leur remorque, le traitaient de Jacobin. C’étaient, pour la plupart, des émigrés. Soit dit en passant, sauf quelques exceptions honorables, les émigrés, surtout ceux de la première heure, n’étaient pas intéressants car, au lieu de se grouper, au moment du péril, autour de Louis XVI, ils l’avaient lâchement abandonné. En outre, ils avaient porté les armes contre la France. Enfin imbibés des sophismes voltairiens, desséchés par la vie de salon, ils ne considéraient la religion que comme un « instrument de règne » dont l’action devait s’exercer à leur profit. Fort sagement, Louis XVIII les tint à l’écart le plus possible et il renvoya la Chambre dite « introuvable » où ils formaient une majorité de chimériques furibonds.

Un des plus grands bienfaits du règne de Louis XVIII, ce fut le rétablissement rapide des finances. Comme le dit fort bien M. de la Gorce, les spécialistes choisis par le roi s’y montrèrent de premier ordre. En effet :

« La monarchie, écrit-il, recueillait une succession grevée de toutes les dettes qu’avaient engendrées les dernières guerres, grevée, en outre, des gros traitements que Napoléon avait multipliés. L’acte constitutionnel stipulait que tous les engagements des anciens gouvernements seraient respectés. Cette disposition mérite d’être notée. Louis XVIII datait ses actes de la dix-neuvième année de son règne. C’était le signe que la tradition royale n’avait pu subir d’interruption. Mais de ce même pouvoir révolutionnaire ou impérial, on acceptait, en fait, l’héritage financier. Ainsi s’affirmèrent les maximes de probité stricte que la Restauration observa sans en dévier jamais. »

Non seulement elle se prouva honnête et soucieuse d’administrer avec économie les deniers publics mais encore elle le fit avec tant de bon sens qu’on doit, en stricte équité, reconnaître que les années 1820 à 1830 furent parmi les plus prospères que la France ait jamais connues.

Au point de vue religieux, la Restauration ne réussit pas d’une façon aussi satisfaisante. Il y eut à cela plusieurs causes. Une des principales c’était l’insuffisance du clergé. M. Georges Goyau a fort exactement résumé l’état des choses dans sa très belle Histoire religieuse de la Nation française quand il dit :

« Dans les sanctuaires, dans les âmes, d’immenses ruines subsistaient. Six mille Français, à peu près, de 1801 à 1815, s’étaient voués au service de l’autel. Or, anciennement, il y avait en France six mille ordinations par an, c’est-à-dire quatorze fois plus de prêtres. Treize mille paroisses sans presbytères ! gémissait en février 1816 le député Roux-Laborie. « Avant peu d’années, annonçait Chateaubriand, les deux tiers de la France seront sans prêtres et sans autels. » On était plus préoccupé d’ordonner rapidement des prêtres que de les instruire longuement : cette hâte même créait un péril. Les facultés de théologie demeuraient des corps sans âme. Et l’on bataillait routinièrement contre la philosophie du siècle passé sans s’inquiéter de la philosophie et de l’exégèse germaniques. Et parmi les 2.200.000 volumes qui de 1817 à 1824 pourchassèrent l’idée catholique, très nombreux étaient ceux qui disséminaient partout l’esprit de Voltaire ! Quant aux maîtres d’école, ils professaient souvent l’athéisme et, presque toujours, l’irréligion. »

Il n’y avait pas que les maîtres d’écoles. L’enseignement moyen et l’enseignement supérieur donnaient l’exemple de l’impiété. Et les journaux les plus lus menaient l’attaque contre Dieu avec une persévérance diabolique. D’autre part, les politiques de la Bourgeoisie, actionnés eux-mêmes par les Francs-Maçons, conspiraient contre le régime, jetaient en avant des officiers en demi-solde qu’ils laissaient ensuite guillotiner ou fusiller en jurant qu’ils n’avaient rien de commun avec eux. Et surtout, on empoisonnait les masses en leur persuadant qu’elles étaient en proie à un pouvoir occulte : la Congrégation dont on dénonçait les menées ténébreuses et la connivence avec les Jésuites — boucs émissaires de tous les forfaits qu’on accusait l’Église de méditer.

Malgré tant de circonstances adverses, malgré des erreurs presque inévitables étant donné le défaut de sens politique chez beaucoup d’honnêtes gens sincèrement dévoués aux Bourbons, quand prit fin le règne de Louis XVIII, la France était toute prête à fleurir en beauté et la reconstitution de ses forces permettait à la dynastie de concevoir pour elle de glorieux destins.

C’est pourquoi M. de la Gorce a eu raison d’écrire dans la conclusion de sa remarquable étude :

« Quelles que fussent ses lacunes, le roi, en ses derniers jours, pouvait, en toute justice, rendre un plein hommage à sa propre sagesse. Une réalité positive lui apparaissait, très consolante pour ses yeux qui allaient se fermer. Il avait trouvé la France envahie : il la laissait libérée. Il l’avait trouvée pauvre : il la laissait riche. L’armée avait dû être licenciée : elle était solidement refaite. Une seule œuvre restait inachevée, celle de la réconciliation entre l’ancien régime et la société nouvelle. Mais ici, le recul des temps, le travail des générations pourraient rapprocher ceux qui demeuraient désunis ; il y avait lieu d’espérer cette paix à moins qu’avec un nouveau règne, les maladresses ne se multipliassent au point de se transformer en lourdes fautes. »

Des maladresses, le successeur de Louis XVIII, le roi Charles X, en commit. Non pas qu’il fût cette intelligence bornée que raillaient mensongèrement les pamphlétaires. Mais il n’avait pas au même degré que son aîné la connaissance des hommes. De là des choix tout à fait regrettables. On le vit bien en 1830.

A cette époque, Charles X conçut nettement le péril qu’encourait la société française si l’on tardait plus longtemps à enrayer la marche de l’esprit révolutionnaire. Il voyait des romantiques comme Chateaubriand proclamer leur loyalisme mais s’allier en fait avec les plus sournois des ennemis du régime pour assouvir des rancunes personnelles. Il perçait à jour la conduite équivoque de maints parlementaires qui, sous couleur d’améliorer les institutions, s’employaient à en miner les assises. Ceux-ci ont prouvé que le roi ne s’était pas trompé sur leur compte puisque après la révolution de juillet, certains d’entre eux avouèrent qu’en feignant d’accepter et de soutenir les Bourbons, ils avaient joué « une comédie de quinze ans ». Enfin, le roi constatait que, sous mille formes, la presse, enhardie par la mansuétude de son gouvernement, accentuait l’offensive contre la religion, gardienne et garantie des seuls principes susceptibles de maintenir et de faire fructifier une civilisation conforme à la raison c’est-à-dire à la loi divine. Ce fut alors que, judicieusement, il promulgua les Ordonnances.

Malheureusement, il confia le soin de les appliquer à un homme dont ses ennemis les plus virulents ont reconnu les vertus privées mais qui, au point de vue politique, manifesta la plus totale incapacité : le prince de Polignac. Dès lors tout fut perdu…

Tout fut perdu, car la monarchie légitime une fois renversée, les régimes qui lui succédèrent, dépendant tous plus ou moins de l’élection, tous plus ou moins obligés de compter avec la démagogie athée, portaient en eux la cause essentielle de leur ruine. Tous essayèrent de pactiser avec la Révolution, tous périrent parmi des catastrophes dont la France a subi et subit encore cruellement les effets. Bientôt peut-être le socialisme, aboutissant logique des sophismes issus de la Révolution, fera de nous une peuplade bestiale, uniquement soucieuse de régaler ses instincts. Alors la Bourgeoisie héritière des aberrations de 1789, classe dirigeante depuis cent ans et plus, appellera désespérément le Seigneur Jésus à son secours. Mais il sera trop tard. Celui qui viendra aura nom : l’Antéchrist. Gravons dans notre mémoire l’avertissement que contient cette phrase de la première encyclique du grand et saint pape Pie X : « Qui pèse ces choses a droit de craindre qu’une telle perversion des esprits soit le commencement des maux annoncés pour la fin des temps et comme leur prise de contact avec la terre et que véritablement le Fils de perdition dont parle l’Apôtre n’ait déjà fait son avènement parmi nous. »


Biographies. — Voici un volume : Tristan Corbière que vient de publier M. René Martineau. J’en dirai quelques mots car cette figure d’un poète breton, assez mal connu avant son présent biographe, peut intéresser en tant que « curiosité esthétique », comme disait Baudelaire, ceux des lettrés qui aiment à faire des excursions hors des domaines habituels de la littérature.

M. René Martineau excelle, d’ailleurs, à nous renseigner, de la façon la plus précise, sur des écrivains appréciés de travers ou négligés par la critique courante. Il possède, à un degré remarquable, le don de découvrir des documents décisifs et de les mettre en valeur par des commentaires ingénieux. C’est ainsi que nous lui devons un Léon Bloy indispensable à lire par quiconque voudra se faire une idée complète de ce singulier génie qui, avec ses énormes défauts, que contrebalancent des qualités éminentes, semble un phare à éclipses parmi tant de pauvres lampions « bien-pensants » dont la faible lueur ne contribue guère à illuminer la façade majestueuse de l’Église. C’est ainsi encore qu’il nous a donné sur Barbey d’Aurevilly des études par lesquelles une justice tardive sera rendue à l’œuvre de ce Croisé pour la foi qui mérita le titre de « Connétable des lettres ».

Beaucoup de gens goûtent l’art très fin et les belles trouvailles de M. Martineau, il en est même qui les utilisent avec un sans-gêne excessif. Tel, ce polygraphe surabondant mais insipide qui ne se fit aucun scrupule de le plagier effrontément, il y a quelques mois.

Quant à Tristan Corbière, M. Martineau a su dépeindre son existence aventureuse et faire saillir les traits les plus caractéristiques de sa personnalité passablement décousue. Il nous montre le milieu où se développa principalement son tempérament de poète de la mer : la petite ville de Roscoff : « C’est là, écrit-il, qu’il rencontra tous ses sujets d’inspiration, les vieux marins du port dont il aime les récits et le vocabulaire, le douanier avec lequel il fit les cent pas sur la dune, les artistes en villégiature dont quelques-uns devinrent ses amis et la blonde Italienne qui l’entraîna jusqu’à Paris. Le premier séjour de Tristan à Roscoff fut comme la révélation de ce caractère d’emprunt, de cette bizarrerie faite d’ironie douloureuse qui sera bientôt l’essence même de sa poésie. » En effet, quelques-uns des vers les plus pénétrants réunis par lui dans le seul volume qu’il ait laissé, sous ce titre plutôt baroque : les Amours jaunes, sont tout imprégnés des odeurs et des couleurs de l’Océan. Nullement gens-de-lettres, indifférent à la notoriété, il érigeait en système les paradoxes où se condensait son individualisme outrancier : « On ne doit pas peindre ce qu’on voit, disait-il, on doit peindre uniquement ce qu’on n’a jamais vu, ce qu’on ne verra jamais. Ainsi, on ne relève que de soi et personne ne peut vous critiquer. » Théorie périlleuse et qui peut mener loin dans l’extravagance. Extravagant, Corbière l’est assez souvent et les esprits qui préfèrent aux écarts d’une originalité poursuivie de parti-pris les belles ordonnances classiques, ne retiendront pas cette partie de son œuvre. Mais ils distingueront les plaintes si sincères que les cruautés et les vulgarités de la vie quotidienne arrachaient à cet ultra-nerveux. En somme, Huysmans l’a bien jugé dans A Rebours, analysant les Amours jaunes « ce livre où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée, où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes d’une parfaite obscurité. L’auteur parlait nègre, affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis-voyageur insupportable. Puis, tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes et soudain, jaillissait un cri de douleur aiguë comme une corde de violoncelle qui se brise… »

M. René Martineau estime qu’Huysmans a trop réduit la qualité des poèmes de Corbière. « Quand on a compris l’homme, assure-t-il, on ne peut s’empêcher de l’aimer et plus l’homme se laisse deviner, plus le poète apparaît grand. » Il est certain que grâce à M. Martineau, nous pouvons maintenant comprendre l’homme en Corbière. Qu’il s’ensuive que celui-ci soit un grand poète, la chose semble moins évidente. Je crois que le propre d’un grand poète c’est que son œuvre présente un caractère d’universalité. Corbière est un poète d’exception donc, à mon avis, poeta minor. N’importe la lecture de ce livre, contant une vie si mouvementée, est plus attachante que celle de beaucoup de romans.


M. René Benjamin possède plusieurs qualités qui lui confèrent le droit d’être compté pour beaucoup dans la littérature contemporaine. D’abord, il ne s’incarcère point dans une de ces « tours d’ivoire » un peu ridicules où les grands hommes des « petites chapelles » se ratatinent pour recevoir le culte d’un certain nombre de snobs persuadés que l’anormal est le signe du génie. Il aime à observer la société actuelle en ses manifestations multiples et, comme ses enquêtes lui ont fait constater qu’une sorte de comique lugubre se dégage sans cesse des chimères et des vices dont elle se montre prodigue, il nous en présente une satire qu’approuveront les esprits assez indépendants pour ne pas chausser les lunettes troubles d’un optimisme béat.

Ensuite, M. Benjamin a la gaîté, vertu rare en un temps où la majorité des écrivains se croiraient indignes de manier la plume s’ils ne se gourmaient en des attitudes moroses. Mais son rire, devant le spectacle bouffon et tragique à la fois que nous offre une soi-disant civilisation en train de se décomposer sous les auspices du fétiche-Progrès, n’est pas celui d’un quelconque vaudevilliste. Il fait réfléchir. J’en veux pour preuve sa pièce, si charmante et si profonde sous des apparences légères : Les plaisirs du hasard. Je ne l’ai pas vue jouer parce qu’il y a plus de trente ans que je n’ai mis les pieds dans un théâtre. Mais je l’ai lue — et relue et j’estime qu’elle contient plus de sage philosophie que tout ce fatras de drames et de comédies à prétentions ambitieuses dont nous encombrent maints « penseurs » jeunes et vieux qui ne surent jamais regarder que leur nombril.

M. Benjamin a aussi publié des romans : Gaspard, Grandgoujon où se profilent, dans le décor effroyable de la Grande Guerre, des figures de combattants et d’embusqués remarquablement dessinées. Mais c’est surtout dans ses études de mœurs qu’il a déployé sa verve et son sens aigu de la folie humaine. Ses livres : les Justices de paix, le Palais et ses gens de justice, nous montrent tout un peuple de plaideurs pitoyables ou grotesques, de juges distribuant, au petit bonheur, des tranches de Thémis, d’un aloi suspect, aux innocents comme aux coupables, d’avocats retors ou maniaques, vendant leur faconde comme ils vendraient des verroteries ou de la cassonnade.

Dans cette catégorie d’ouvrages, il a peut-être le mieux réussi lorsqu’il nous a peint et décrit la farce politique où nous empêtra cette institution baroque : le suffrage universel. Son livre : Valentine ou la folie démocratique est un chef d’œuvre d’observation exacte. Les fantoches qu’il évoque : Cachin ou Painlevé, Herriot ou Charles Humbert nous apparaissent, de par lui, tellement vrais que nous croyons les voir et les entendre gambader et babiller devant nous. Mais il n’y a pas que de la plaisanterie dans ce livre. Il y a encore le dégoût d’un honnête homme, près de vomir lorsque les puanteurs qui se dégagent des basses manigances de la politique électorale lui montent par trop fort au nez. Ainsi quand il nous montre les radicaux résumés admirablement dans cette page vengeresse :

« Un parti de petites, toutes petites natures, toujours effarées devant ce qui est grand. Il ne s’adresse qu’à de petits électeurs, petits fonctionnaires, petits boutiquiers, à de petites vies, à de petites aigreurs. Ce sont des âmes minuscules… mais si sensibles ! Ah ! voilà : ils dissimulent leur piètrerie sous le masque à treize sous d’une émotion qu’ils ont apprise dans les plus faibles pages de Jean-Jacques et de Victor Hugo. Les foules médiocres ne résistent pas à l’attendrissement, à cette mollesse qui en appelle à la justice, à la lâcheté qui invoque le droit. Scénario de cinéma ! Je ne connais rien pour dégoûter plus sûrement de la nature humaine. En attendant, ils sont des dupes avec leur bon air de tartuffes. Ils défendent ceci tout en admettant cela et s’ils bannissent cela, c’est par respect de ceci. Aux hommes de gauche ils tendent les bras, mais ils saluent les hommes de droite. Ils pensent à droite, ils sentent à gauche et ils se croient des hommes complets alors qu’ils ne sont que faux-fuyants. Ils confondent la rhétorique et l’action, la conduite des idées qui docilement s’en vont où on les mène et le gouvernement des hommes qui, rebelles et têtus, ne se plaisent pas tous dans le même chemin. Ils détestent la force : d’une voix trémolante, ils lui opposent leurs chers Droits de l’Homme. Ils sont jaloux de l’Esprit et ils essayent de l’étrangler par leurs principes de « bonheur » et de « bien-être ». Ils ne sont jamais hardis, jamais poètes. S’ils amnistient les canailles, c’est qu’ils suent la peur d’être tués. S’ils chassent les moines, c’est qu’en leur bassesse, ils ne croient ni à la vertu ni à la prière. Dès qu’ils sont battus, ils fuient. Vainqueurs, ils crânent. Ils promettent, si on les élit, Paix, Fortune, Concorde. On les élit : ils chassent trois religieux, libèrent un traître, félicitent un instituteur qui a su dire son fait à un curé. Après quoi, ils se campent devant le peuple, et, essoufflés, ils demandent : — « Eh bien ?… N’avons-nous pas agi ?… » Mon parti est bien pris : j’aime mieux tout que ces gens-là. Quand les communistes triompheront, s’ils me jettent dans un puits de mine et m’écrabouillent à coups de pavé, aux trois quarts écrasé, je penserai : « Ceux-là, du moins, savent tuer ! Et on ne les subit pas longtemps ! » Tandis que les autres nous laissent vivre dans le dégoût. Je ne les croise plus sans nausée et j’ai pitié de moi, puisque je crains la police et les juges, et que je n’ai pas le courage de leur envoyer, chaque fois une potée d’eau par la figure ! »[10]

[10] Ces radicaux, si nettement gravés à l’eau-forte par M. Benjamin et qui font le lit où se prélassera le socialisme imminent, on peut leur appliquer la phrase de Montaigne : « Ceux qui donnent le branle à un État sont volontiers absorbés dans sa ruine. Le fruit du trouble ne demeure guère à celui qui l’a remué : il bat et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs. »

Fouaillant de la sorte les travers du temps présent, M. Benjamin a suscité bien des rancunes. Cela se conçoit : la plupart des hommes n’aiment pas du tout qu’on leur présente le miroir où se reflètent leurs difformités. Pour leur plaire, il faut entretenir leurs illusions, flatter leurs préjugés, servir leurs passions.

Sinon, ils vous jettent des cailloux et de la fange. L’auteur de Valentine l’a éprouvé particulièrement lorsqu’il publia son dernier livre : Aliborons et démagogues. Quel hourvari chez les primaires que, cette fois, il prenait à partie et quelles indignations chez les politiciens qui battent la mesure au chœur des grenouilles dans la mare démocratique ! Criblé d’invectives, il se secoua et répondit à un journaliste qui l’interrogeait sur ses impressions de combat : « Oui, je suis sorti de cet abîme de bêtise épaisse et je n’ai pas envie de m’y replonger. Pourquoi y suis-je entré ? C’était un épisode de ma chasse aux Cuistres. Après avoir vu les chefs, il me fallait passer en revue les troupes. Pour le moment je suis écœuré. De l’air, de la vie, de la lumière. De la beauté !… Mais je sais bien que, dans un an ou dans deux ans, quelqu’un me signalera une floraison de stupidité, une excroissance de laideur imbécile, un monstrueux champignon poussé quelque part et qui offusque le regard des honnêtes gens ! Et je me connais, je recommencerai : il y a tant de crétins ici-bas contre lesquels il faut se mettre en garde si l’on ne veut pas qu’ils envahissent toute la terre !… »

Admirable cri d’un combattant héroïque pour le Vrai et pour le Beau ! On aime M. Benjamin de l’avoir poussé. Certes nous espérons bien qu’il reprendra son fouet aux lanières acérées. Il reste beaucoup d’échines à cingler dans la pétaudière où trône la Marianne-aux-savates-fangeuses !…

Je dirai maintenant quelques mots du plus beau livre, à mon sens, de M. René Benjamin. C’est cette Vie de Balzac qui a ravi tous les balzaciens dont je suis depuis l’âge de dix-huit ans.

Balzac est tenu, quelles que soient, par ailleurs, les divergences d’opinions des écrivains, pour un génie dont la Comédie humaine domine la littérature du XIXe siècle et, jusqu’à présent, celle du XXe. Tous les romanciers de valeur certaine venus après lui doivent quelque chose à son génie et ne s’en cachent pas. C’est que, malgré ses grands défauts — lourdeur du style, manie des digressions, déductions parfois hasardeuses, prolixité — il a ce don qui surpasse tout : la vie. Ses personnages sont si vrais, si frappants, si conformes à la nature qu’ils nous offrent des types d’humanité, non pas seulement représentatifs d’une époque limitée mais appartenant à tous les temps. Et, enfin, doué d’une clairvoyance extraordinaire, il a prédit, avec une justesse étonnante, les maux et les ruines qui résulteraient pour la société des faux dogmes issus de la Révolution.

Aussi fut-il un apologiste constant de l’Église. Comme l’a fort bien dit M. Paul Bourget : « L’antinomie prétendue entre la Science et la Foi, Balzac, le plus scientifique des observateurs littéraires, ne l’a jamais admise. On peut objecter à son christianisme qu’il y a vu surtout, suivant ses propres expressions, un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme et, par conséquent, le plus grand élément d’ordre social. Entre parenthèses, quel indice de vérité que la bienfaisance d’une théorie sur la vie humaine, n’est-ce pas la plus grande probabilité qu’elle est conforme aux lois du Réel ? Mais un indice n’est tout de même pas une preuve et l’apologétique balzacienne n’est qu’une variété de pragmatisme ».

Je crois, qu’au moins, en certains endroits de son œuvre, Balzac a vu plus loin et qu’il eut souvent l’instinct de l’action du surnaturel qu’implique le catholicisme — par exemple dans ce conte : Jésus-Christ en Flandre, écrit en 1831 et qui se termine par ces mots : « Je viens de voir passer le convoi d’une Monarchie, il faut défendre l’Église ! »

La Monarchie légitime, il la concevait comme la gardienne nécessaire de la famille, cellule essentielle de toute société qui veut vivre. Il eut, à ce propos, des paroles vraiment prophétiques. Celles-ci entre autres :

« Sais-tu, mon enfant, quels sont les effets les plus destructifs de la Révolution ? Voici : en coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête de tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille. Ils ont créé le fisc[11] mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des arts, le règne de l’intérêt personnel et frayé le chemin à la conquête étrangère. Nous sommes entre deux systèmes : ou reconstituer l’État par la famille ou le construire sur l’intérêt personnel : la démocratie ou l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou l’indifférence religieuse — voilà la question en peu de mots. J’appartiens à ceux qui veulent résister à ce qu’on nomme le peuple et cela, dans son intérêt bien compris. Il ne s’agit plus de droits féodaux, quoiqu’en prétendent des niais, ni de gentilhommerie. Il s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l’échelle des responsabilités et la subordination qui monte jusqu’au roi. Le roi, c’est nous tous ! Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-même, c’est-à-dire pour sa famille qui ne meurt pas plus alors que ne meurt un royaume. Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille. Un pays est fort quand il se compose de familles dont tous les membres sont intéressés à la défense du trésor commun. Il est faible quand il se compose d’individus non-solidaires auquel il importe peu d’obéir à sept hommes ou à un seul, à un Russe ou à un Corse, pourvu que chaque individu garde son champ. Et ce malheureux égoïste ne voit pas qu’un jour on le lui ôtera…! » Si nous ne restaurons pas la famille, ( — ici je résume — ) « nous allons à un état de choses horrible ! Il n’y aura plus que des lois pénales ou fiscales — la bourse ou la vie ! Le pays le plus généreux de la terre ne sera plus conduit par des sentiments élevés. On y aura développé, envenimé des plaies incurables. Et d’abord, une jalousie universelle. Les classes supérieures seront confondues. On prendra l’égalité de désirs pour l’égalité des forces… On ne peut rien fonder sur des millions d’ambitions pareilles, vêtues de la même livrée — celle de la médiocrité. » (Mémoires de deux jeunes mariées. La même thèse est soutenue dans le Médecin de campagne et dans le Curé de village.)

[11] Créé est exagéré. Il aurait, peut-être, mieux valu dire : hypertrophié les droits du fisc.

Mais ce n’est pas seulement comme observateur clairvoyant de l’état social que Balzac a conquis l’admiration de ceux qui savent réfléchir. Il vaut surtout comme peintre des mœurs. Ses tableaux sont fortement véridiques et, par là, ils effarouchent ou attristent les esprits timides qui aiment qu’on leur serve des mensonges attrayants. Pourtant, la vie n’est pas une idylle ; la bêtise et la méchanceté humaines en font un drame où il y a plus de vilenies et de douleurs que de sourires. Évidemment, aussi, l’œuvre de Balzac n’est point faite pour être mise entre les mains des jeunes filles qui suivent — ce qui est fort louable — le catéchisme de persévérance. Ce n’est pas à dire qu’elle soit indécente : même lorsqu’il anatomise les plus virulentes des passions, il ne verse pas dans la luxure. Voyez par exemple un des principaux parmi ses plus beaux livres : La cousine Bette. Il y traite d’un cas d’érotisme sénile. Eh bien, vous n’y trouverez pas une ligne de nature à provoquer la sensualité du lecteur. Mettez le même sujet entre les pattes d’un Zola, dans quel purin il l’aurait délayé !…

M. Benjamin, en nous exposant la vie tout en contrastes et en exubérances de ce grand homme, nous l’a ressuscité. Son livre est une œuvre digne du Maître et peut-être même un chef-d’œuvre. Je ne crois pas l’éloge excessif.

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