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Les anciennes démocraties des Pays-Bas

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CHAPITRE V

Les villes sous le gouvernement des patriciens.

I. Formation et progrès du patriciat.—II. Caractères du gouvernement patricien.

I

FORMATION ET PROGRÈS DU PATRICIAT.

A ne tenir compte que de la forme des institutions, les constitutions municipales, dans les Pays-Bas comme ailleurs, ont présenté dès l'origine et ont toujours conservé un caractère très nettement démocratique. La communauté politique, telle qu'elle nous apparaît dans les chartes urbaines, s'étend à toute la bourgeoisie. C'est au nom de l'université des citoyens (universitas civium) que les échevins exercent leurs pouvoirs. La ville est la chose de ses habitants; elle constitue une personne morale, un être juridique les englobant sans exception. Théoriquement, elle vit sous le régime du gouvernement direct du peuple par lui-même.

Il a dû en être ainsi, en effet, à l'époque des origines. Si mal renseignés que nous soyons sur la vie politique des premières colonies marchandes, nous en savons assez pour constater qu'elles connurent tout d'abord une organisation égalitaire. Non seulement leur population d'immigrants se composait d'hommes peu différents les uns des autres par la condition sociale, mais chacun étant intéressé au maintien et à la défense de la ville naissante prenait nécessairement sa part aux devoirs qu'imposaient les besoins de la communauté et jouissait des droits découlant de ces devoirs. Toutefois, cet état de choses ne put pas durer très longtemps. L'exercice du commerce, avec tous les aléas qu'il comporte et toutes les chances qu'il réserve aux plus habiles, introduisit bientôt, parmi la population, des différences très sensibles de fortune. Peu à peu, le groupe homogène des mercatores se répartit en classes plus distinctes les unes des autres, à mesure que grandit l'activité économique. La spécialisation des professions agit dans le même sens. L'artisan se sépara du marchand, puis, parmi les artisans comme parmi les marchands, de nouvelles nuances vinrent compliquer le tableau. Il y eut bientôt, au plus tard à la fin du XIIe siècle, des travailleurs vivant du marché local, des salariés produisant pour l'exportation et à côté, ou plutôt au-dessus d'eux, des négociants trafiquant en denrées alimentaires, en matières premières industrielles ou en objets fabriqués. La bourgeoisie présenta dès lors toute la série des conditions sociales, depuis la misère du prolétaire jusqu'à l'opulence du capitaliste.

Il est clair qu'un tel état de choses n'était plus compatible avec la démocratie égalitaire qui avait régné à l'origine. Sans qu'il fût pour cela besoin du moindre effort, celle-ci disparut d'elle-même, évoluant du même mouvement que la communauté économique au sein de laquelle elle avait pris naissance. On ne changea rien au texte des chartes urbaines, on n'eut à formuler aucune déclaration de principe ou à édicter aucune constitution. Par la force des choses, le pouvoir passa insensiblement aux mains des plus riches. De démocratique, le régime politique de ces centres de commerce et d'industrie qu'étaient les villes se transforma en un régime tout d'abord ploutocratique, puis oligarchique, transformation inévitable et dont la nécessité est suffisamment attestée par son universalité. Aux bords de l'Escaut et de la Meuse comme à Florence, les majores, les divites, les «grands», régnèrent désormais sur les minores, les pauperes, les plebei, les «petits».

Les historiens modernes ont emprunté à l'antiquité, pour désigner cette classe dominante, le nom de «patriciat» et de «patriciens». L'emprunt, à vrai dire, n'est pas très heureux. Car les patriciens de Rome, chefs des clans primitifs de la cité, antérieurs à la plèbe et la soumettant à leur autorité militaire et religieuse, diffèrent très profondément des grands bourgeois du Moyen Age, lentement sortis de la masse et dont l'ascendant politique n'a d'autre support que leur ascendant économique. On distingue bien çà et là, parmi eux, surtout dans les cités épiscopales, comme par exemple à Liége, quelques ministeriales du prince territorial. Mais ces exceptions sont trop rares pour infirmer la règle générale. Là même où on les rencontre, il reste vrai que les patriciens, dans leur très grande majorité, ne sont autre chose que des marchands enrichis.

Cela revient à dire qu'ils sont en même temps propriétaires fonciers. Les instruments du crédit étaient, en effet, trop rudimentaires pour permettre à un capitaliste de placer ses bénéfices autrement qu'en terres ou en achats de rentes sur des maisons. Déjà, au XIIe siècle, les Gesta episcoporum cameracensium nous montrent le premier grand marchand dont l'histoire des Pays-Bas ait conservé le nom, Wérimbold, acquérant, à mesure que sa fortune se développe, des revenus fonciers de plus en plus abondants.

Census accrescunt censibus
Et munera muneribus[51].

[51] Gestes des évêques de Cambrai, édit. De Smet, p. 125.

Au XIIIe siècle, le sol urbain presque tout entier appartient à d'opulents lignages et de nos jours encore, dans maintes villes flamandes, des noms de rues rappellent le souvenir des patriciens sur les fonds de qui elles ont été tracées.

Il n'est pas difficile de comprendre que les fils de ces heureux parvenus se contentèrent souvent de la situation acquise par leurs pères et abandonnèrent les soucis du négoce pour vivre confortablement de leurs rentes. Ils y étaient d'autant plus portés que la valeur de leurs propriétés ne cessa de croître aussi longtemps que la population urbaine se développa et que les terrains à bâtir se couvrirent de constructions. Ainsi, toute une partie du patriciat, et c'en est naturellement la plus ancienne, renonça de bonne heure au commerce qui avait constitué la base de sa fortune. Ces privilégiés, que les documents contemporains désignent sous les appellations de viri hereditarii, d'hommes héritables, d'ervachtige lieden, reçurent du peuple les sobriquets d'otiosi, d'huiseux, de lediggangers (flâneurs). Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, augmentaient encore leurs ressources soit en prenant à ferme la perception des tonlieux et des revenus du domaine princier ou celle des «accises» urbaines, soit en prêtant de l'argent à intérêt ou en participant aux opérations de banque de quelque compagnie de Lombards.

A côté de ces rentiers, que l'on doit considérer comme la partie la plus stable du patriciat, le commerce continue à grossir les rangs de la haute bourgeoisie. Dans la plupart des villes, la gilde fournit à ces nouveaux riches une solide organisation corporative. On a vu plus haut que l'existence des associations marchandes est fort ancienne et qu'on peut la faire remonter au XIe siècle. Elles s'ouvrirent certainement au début à tous ceux qu'attirait le transit régional. Plus la circulation au dehors était périlleuse, et plus les confrères éprouvaient le besoin de ne s'aventurer à l'étranger qu'en bandes nombreuses. D'ailleurs, l'égalité primitive de leurs conditions les disposait à s'associer facilement les uns aux autres dans leurs courses vagabondes à la recherche de la fortune. Mais quand la sécurité sur les grands chemins se fut généralisée et surtout quand l'inégalité des chances et des aptitudes eut introduit parmi les marchands l'inégalité des fortunes, confinant les uns dans la classe des détaillants ou des artisans et réservant aux autres les vastes entreprises, la situation changea du tout au tout. Dès la fin du XIIe siècle, les gildes des villes flamandes ne sont plus que des corporations de grands marchands adonnés au commerce lointain avec l'Angleterre et avec l'Allemagne. Elles ne reçoivent plus comme membres que des trafiquants en gros. Pour y entrer, il faut payer une redevance d'un marc d'or, c'est-à-dire une somme introuvable pour les petites gens. Elles excluent de leurs rangs les boutiquiers «qui pèsent de trosnel» et les travailleurs manuels «qui ont les ongles bleus». Un artisan enrichi veut-il s'y faire recevoir, il doit «abjurer son métier», sortir de sa classe, rompre avec ses compagnons. Ainsi dès cette époque, la gilde renferme à la fois les éléments les plus riches, les plus entreprenants, les plus actifs de la bourgeoisie. Ceux de ses «frères» que les catastrophes du commerce ont ruinés sont bientôt remplacés par des hommes nouveaux, sortis des rangs inférieurs de la population.

Ce qui augmente encore la force des gildes locales, c'est leur association. En Flandre, dès le XIIe siècle, presque toutes les compagnies marchandes des villes de la côte ont formé une compagnie générale appelée hanse de Londres. La gilde brugeoise détient la présidence de l'ensemble, mais les gildes particulières des autres villes sont représentées dans le conseil chargé de diriger le groupe et d'exercer la juridiction sur ses membres. Dans la Flandre orientale, Gand semble avoir été à la tête d'une organisation analogue. On comprend dès lors l'ascendant et l'influence que durent exercer au sein des bourgeoisies les «marchands hansés». Non seulement ils y possédaient le prestige que donne la fortune, non seulement ils y alimentaient l'industrie de matières premières, y occupaient la grande majorité des artisans et en exportaient les produits, mais ils s'y sentaient encore soutenus par leurs confrères des villes voisines et l'on peut affirmer que seuls, dans le monde économique de l'époque, ils étaient animés de la force et de l'audace que donne l'esprit de classe.

Constitué d'un groupe de propriétaires et de marchands capitalistes, le patriciat n'en possède pas moins une puissante unité. Car entre les hommes héritables et les marchands de la gilde, les rapports sont constants et intimes. Chaque famille patricienne, chaque lignage comprend des membres des deux catégories. La première se recrute continuellement dans la seconde et celle-ci, à son tour, s'ouvre toute grande devant les fils des otiosi qui veulent se livrer au commerce. Une foule d'individus sont à la fois «marchands et bourgeois héritables». En somme, si les patriciens s'adonnent individuellement à des occupations diverses, ils n'en forment pas moins, dans l'ensemble, une classe nettement reconnaissable. On les considère comme la bourgeoisie par excellence; les chroniqueurs les appellent indifféremment majores, ditiores, boni homines.

Entre cette aristocratie ploutocratique et le reste de la population urbaine, le contraste est éclatant.

Par leurs mœurs, par leur costume, par tout leur genre de vie, les patriciens s'isolent du «commun», c'est-à-dire des gens de métier. Le temps est passé sans retour, dès le commencement du XIIe siècle, où, sous le nom générique de mercatores, se confondaient, dans les premières agglomérations urbaines, tous ceux qui se livraient au commerce. La différence des fortunes et la différence des professions les ont écartés les uns des autres au point de rendre tout contact impossible. La société bourgeoise s'est hiérarchisée sur le modèle de la société nobiliaire. Les patriciens affichent à toute occasion leur situation privilégiée. Ils se font donner le titre de «sire», de «damoiseau», de here. Beaucoup d'entre eux s'enorgueillissent d'avoir pour gendre quelque chevalier, dont la dot de leur fille a servi à redorer le blason. Leurs maisons de pierre[52] couronnées de créneaux élèvent leurs tourelles et leurs larges pans d'ardoises par-dessus les humbles toits de chaume des habitations ouvrières. Ils servent à cheval dans la milice. A la prison communale, on distingue soigneusement et l'on traite de manière différente l'homme de métier et le bourgeois «qui a coutume de boire journellement du vin à sa table». Dans les églises urbaines, enfin, des fondations pieuses obligent chaque jour le prêtre à recommander aux prières des fidèles l'âme des puissants damoiseaux dont les corps reposent devant le chœur, sous des dalles de pierre ou de laiton représentant l'effigie du mort en grand costume militaire.

[52] Ce sont les steenen flamands dont quelques spécimens existent encore.

Personne ne proteste contre cet ascendant des patriciens. Le «commun» les reconnaît comme seigneurs des villes, et c'est bien là le nom qui leur appartient puisque, au cours de la seconde moitié du XIIe siècle au plus tard, ils détiennent exclusivement le pouvoir. Le gouvernement direct du peuple par lui-même est tombé en désuétude. Peu à peu, la classe qui possède la richesse, donne l'impulsion à l'industrie urbaine et dispose par surcroît des loisirs nécessaires pour s'occuper de la chose publique a monopolisé entre ses mains l'administration municipale. Non seulement l'échevinage, mais tous les emplois communaux appartiennent désormais aux grands bourgeois. C'est de leur sein que sortent les percepteurs de l'impôt, les «rewards» de l'industrie, les surveillants des marchés, les chefs des quartiers, les commandants de la milice, les receveurs des hôpitaux, les inspecteurs des travaux publics, etc. Le régime auquel les villes sont soumises est, dans toute la force du terme, un régime de classe. Les droits politiques, jadis diffus dans l'ensemble de la population, se sont concentrés aux mains d'une minorité privilégiée. Et les administrateurs sortis de cette minorité sont, en fait, irresponsables. Leur gestion échappe à tout contrôle; ils ne rendent de comptes à personne. Eux seuls décident de la nécessité de lever de nouvelles «accises», de contracter des emprunts, d'entreprendre des œuvres d'utilité générale ou d'embellissement.

Il va de soi, pourtant, que le patriciat ne pouvait consentir à abandonner les destinées des villes à un petit groupe de magistrats tout puissants. Le caractère viager des fonctions échevinales eût, à la longue, abandonné celles-ci comme un fief à quelques familles, si des mesures de tout genre n'avaient été prises pour parer au danger. La principale d'entre elles est l'institution de l'échevinage annuel qui, établi à Arras dès la fin du XIIe siècle, se répand dans les années suivantes à toute la Flandre, d'où il passe ensuite au Brabant. Dès lors, tous les membres du patriciat peuvent arriver à leur tour au maniement des affaires. Ils y participent même d'autant plus largement qu'après l'introduction du principe de l'annalité, le «magistrat» urbain s'élargit considérablement. A côté des échevins en fonctions, on voit maintenant se constituer un conseil habituellement composé des échevins de l'année précédente. D'autre part, on s'ingénie à trouver un système de roulement des magistratures destiné à appeler au gouvernement urbain le plus grand nombre possible de représentants du patriciat. A Liége, les échevins viagers et les jurés annuels devaient être pris parmi les différents «vinaves»[53] de la ville. En Brabant, les diverses familles de l'aristocratie bourgeoise se constituèrent en groupements désignés sous le nom de «lignages» ou de geslachten. Le nombre de ces lignages était égal au nombre des échevins et chacun d'eux disposait ainsi d'un siège dans l'échevinage. Ailleurs encore, des précautions très minutieuses étaient prises pour empêcher les magistratures urbaines d'être accaparées par les ambitieux et les intrigants. A Tournai, ainsi que dans beaucoup de villes flamandes, des électeurs, choisis d'ailleurs en très petit nombre dans les diverses paroisses de la ville, avaient à nommer les échevins nouveaux. A Lille, le tirage au sort intervenait même, comme dans l'antiquité et dans plusieurs villes italiennes du Moyen Age, pour la désignation des administrateurs de la commune. Mais, que l'on eût recours à l'élection ou au sort, le peuple restait également exclu du pouvoir. En fait, depuis le commencement du XIIIe siècle au plus tard, les gens du commun sont inéligibles. Tout d'abord, ils ne le sont, si l'on peut ainsi dire, que tacitement. Les textes ne prononcent l'exclusion des magistratures municipales que contre les voleurs et les faux monnayeurs. Mais la situation ne tarde pas à s'exprimer officiellement. A Bruges, en 1240, l'impossibilité de devenir échevin pour l'artisan qui n'aura pas renoncé à son métier et acquis la hanse de Londres est nettement formulée. A Alost, en 1276, un règlement écarte en propres termes de l'échevinage tout homme de «vilain mestier».

[53] Vinave signifie voisinage. C'est le nom que portaient, dans le pays de Liége, les quartiers urbains.

Ce n'est pas seulement le «commun peuple», c'est encore le prince territorial qui fut atteint par cette mainmise du patriciat sur les magistratures urbaines. Du jour, en effet, où seule la haute bourgeoisie fut admissible aux fonctions et où, au sein même de celles-ci, la désignation des échevins fut réservée à des électeurs ou s'effectua suivant l'un ou l'autre des systèmes que nous venons d'exposer, l'intervention du prince dans le recrutement des conseils municipaux perdit toute efficacité. Si elle persiste en principe, ce n'est plus que comme une pure forme dont on ne tient aucun compte dans la pratique. En réalité, sous le gouvernement des patriciens, les villes sont presque complètement indépendantes du pouvoir territorial. Le bailli ou l'amman du prince continue bien à y représenter l'autorité du «seigneur» de la terre. Mais que peut cet unique fonctionnaire contre la puissante aristocratie qui, pleine de confiance en soi, prétend gouverner à sa guise, et qui d'ailleurs, s'il devient gênant, a toujours la ressource de le corrompre à prix d'or? Quant au prince, le seul parti qu'il ait à prendre et qu'il prend en effet, c'est la patience ou la résignation. Car lui aussi dépend de ces opulents échevins qui administrent ses villes comme si elles leur appartenaient. Ses continuels besoins d'argent l'obligent à recourir sans cesse à leurs bons offices. Ils lui sont indispensables pour garantir les emprunts qu'il contracte chez les Lombards. Souvent même il leur demande directement les sommes qui lui font défaut, et il les obtient toujours. La haute bourgeoisie n'a garde de lui refuser des subsides qui sont la garantie de l'indépendance dont elle jouit. Elle est d'autant plus disposée à le faire que sa générosité ne lui coûte rien. Car dirigeant à son gré l'administration financière des villes, elle n'a qu'à puiser dans le trésor communal ou, si d'aventure il est vide, elle n'a qu'à frapper un impôt sur le «commun» pour satisfaire les désirs du prince et garantir, au prix de la fortune publique, la situation privilégiée qu'elle occupe.

II

CARACTÈRES DU GOUVERNEMENT PATRICIEN.

Mais, hâtons-nous de le dire, si le patriciat devait à la longue, comme toutes les aristocraties, abuser de ses privilèges, il a su pendant longtemps s'en montrer digne. C'est un spectacle admirable que celui qu'il a donné, du milieu du XIIe siècle jusqu'à la fin du XIIIe, par son intelligence, sa laborieuse activité, son aptitude aux affaires. Il s'est dévoué à la chose publique avec un dévouement qui commande le respect. On peut dire que la civilisation urbaine a pris sous son gouvernement les traits principaux qui devaient la distinguer jusqu'au bout. Il a créé de toutes pièces l'administration municipale que la révolution démocratique par laquelle il devait être renversé au XIVe siècle a respectée. C'est lui qui a donné aux divers services publics de la commune leur forme définitive. Le plus important de tous, le régime financier, est son œuvre propre et rend hautement témoignage de ses talents. Non seulement il a établi dès le XIIe siècle un système d'impôts directs, non seulement il y a joint tout un ensemble d'«accises» frappées sur les denrées alimentaires et les principaux objets de consommation, mais il a encore institué le crédit urbain reposant sur la vente de rentes viagères. L'organisation des halles et des marchés a été réglée par lui dans ses moindres détails. Il a su trouver les ressources nécessaires pour élever autour des villes de solides murailles, pour entreprendre le pavage des rues, pour amener l'eau potable des environs[54], pour construire des entrepôts, des quais, des écluses, des ponts et toutes les installations indispensables au commerce. Car la prospérité commerciale a été évidemment le premier de ses soucis. Sous son administration, on voit les villes racheter les vieux tonlieux seigneuriaux ou ecclésiastiques, et obtenir pour leurs bourgeois, non seulement du prince territorial, mais des princes étrangers, des privilèges de sauf-conduit et toutes sortes d'avantages économiques. Un système de courriers est organisé entre les foires de Champagne, ce grand marché de l'Europe du XIIIe siècle, et les principales communes flamandes. Pour faciliter l'afflux et la circulation des marchandises, des rivières sont approfondies, canalisées, pourvues de rabots[55] et d'overdrags. A Ardenbourg, le canal du Leet, à Gand, celui de la Lieve mettent ces villes en communication directe avec la mer. Bruges dépense des sommes considérables pour régulariser les passes du Zwin. Le plus grand monument civil que nous avons conservé du Moyen Age, les halles d'Ypres, suffirait d'ailleurs à nous donner l'idée de la vigueur économique et en même temps de la splendeur des villes sous l'administration patricienne, quand bien même les textes seraient muets à cet égard.

[54] Je songe ici à l'étang de Dickebusch, près d'Ypres, creusé au XIIIe siècle.

[55] Un rabot, corruption du français «rabat», est une sorte de barrage mobile destiné à maintenir les eaux à un niveau permanent. Un overdrag est un plan incliné servant à faire passer les bateaux d'un bief de canal à un autre.

Tant d'activité et une activité si variée exigeait, à côté des magistrats, tout un personnel permanent de scribes. Dès la première moitié du XIIIe siècle, il est complètement organisé. Les clercs de l'échevinage dressent les chirographes constatant les transactions passées devant le tribunal urbain, s'acquittent de la correspondance municipale, tiennent les écritures relatives à la comptabilité. Et dans ces bureaux urbains, le latin, qui de l'Église a passé à la société laïque comme langue des affaires, est abandonné, innovation caractéristique et bien en harmonie avec l'esprit qui anime les bourgeoisies. La plus ancienne charte en langue française que nous connaissions est due à un scribe douaisien, et la plus ancienne charte en langue flamande provient des archives d'Audenarde.

L'indépendance municipale, si largement déployée par le patriciat dans le domaine purement politique, n'est pas moins hautement revendiquée par lui en face du clergé. Dès la fin du XIIe siècle, des conflits perpétuels mettent aux prises les régences communales avec les chapitres et les monastères renfermés dans l'enceinte urbaine, voire même avec l'évêque diocésain. On a beau fulminer contre elles l'excommunication ou l'interdit, elles n'en persistent pas moins dans leur attitude. Si elles cèdent, ce n'est que pour revenir bientôt à la charge. Au besoin, elles n'hésitent pas à contraindre les prêtres à chanter la messe et à administrer les sacrements. Pleine de respect pour la religion et pour l'Église, la bourgeoisie traite en revanche avec un sans-gêne étonnant son clergé local. A Liége, elle vit avec lui dans un état de lutte perpétuel. L'impôt communal de la «fermeté», auquel les clercs prétendent échapper en vertu de leurs franchises, amène une longue suite d'émeutes et de combats. Ailleurs, on prétend obliger les couvents à fermer les caves où ils débitent, francs d'accises, les crus de leurs vignobles ou le surplus de leurs provisions de vin. La juridiction synodale n'est pas moins âprement combattue. Bruges, au XIIIe siècle, soutient avec une extraordinaire obstination un long et coûteux procès à son sujet contre l'évêque de Tournai. Aucune dépense n'est épargnée. On demande à grands frais de volumineux mémoires à des avocats parisiens; on va jusqu'à envoyer à Rome des gens de loi chargés d'exposer au pape les réclamations de la ville. Il n'est pas enfin jusqu'à la question des écoles qui ne mette aux prises le clergé et le pouvoir municipal. Dès la fin du XIIe siècle, elle se pose à Gand avec une netteté particulière et s'y résout en faveur de la bourgeoisie. Malgré les plaintes et les réclamations de l'abbé de Saint-Pierre, la keure de 1192 donne à tout le monde le droit d'ouvrir des classes. Au XIIIe siècle, dans les grandes villes flamandes tout au moins, si l'enseignement supérieur reste aux mains de l'Église, l'enseignement élémentaire nous apparaît comme complètement libre.

Que l'on ne s'y trompe point d'ailleurs. S'il est permis de parler de luttes scolaires dans les villes des Pays-Bas au Moyen Age, c'est à condition de bien préciser les termes et de n'attribuer aucun caractère dogmatique ou philosophique à la querelle. Ce qui était en cause, ce n'était point l'esprit religieux de l'enseignement. Sur ce point tout le monde était d'accord. Seul, le monopole revendiqué par le clergé en matière d'instruction était l'objet du conflit. Dans les grandes cités marchandes, une foule d'enfants fréquentaient les écoles pour y acquérir les connaissances indispensables à la pratique de la vie commerciale: la lecture, l'écriture, un peu de calcul et de mauvais latin. De là l'intervention toute naturelle du pouvoir municipal. En contestant à l'Église son droit exclusif à l'enseignement, il voulut tout simplement l'empêcher de tirer seule profit d'une profession devenue lucrative, et sans doute aussi fournir à la jeunesse des maîtres plus au courant de ses besoins que ne pouvaient l'être des moines étrangers aux nécessités pratiques de l'existence.

Il est inutile d'insister plus longuement sur la civilisation municipale à l'époque du patriciat. Nous en aurons dit assez et notre but sera atteint, si nous avons réussi à montrer tout ce que la haute bourgeoisie a accompli pour porter les villes des Pays-Bas au degré de vigueur et de richesse où nous les voyons parvenues à la fin du XIIIe siècle. Si la fondation des premiers centres urbains est due aux immigrants qui vinrent y chercher fortune lors de la renaissance commerciale du Moyen Age, leur organisation définitive et leur système administratif est l'œuvre de la classe riche qui ne tarda pas, nous l'avons vu, à s'y constituer. Mais cette classe ne se borna pas à gouverner. Elle a encore généreusement consacré sa fortune à l'augmentation de la chose publique. Ce Wérimbold, dont nous rappelions tantôt le nom, est vanté par le chroniqueur de Cambrai pour avoir racheté de ses deniers un tonlieu oppressif qui se percevait à l'une des portes de la ville. La création des hôpitaux urbains atteste hautement, de son côté, ce mélange d'esprit chrétien et de patriotisme local qui animait l'aristocratie marchande. Depuis la fin du XIIe siècle, les fondations charitables qu'elle a instituées se multiplient avec une étonnante rapidité. Dans la seule ville d'Ypres, des hôpitaux sont établis en 1230, en 1276, en 1277, en 1279, soit par des échevins, soit par des veuves d'échevins. Et de même que le chœur de Saint-Jean à Gand[56], les halles d'Ypres et de Bruges, le canal de la Lieve, rappellent encore aujourd'hui la grandeur et la fécondité du régime patricien, de même la fortune des bureaux de bienfaisance de la Belgique moderne consiste, pour une grande part, dans les donations de ces «hommes héritables» et de ces marchands qui affectèrent sans compter, au soulagement des pauvres et des malades, les bénéfices que la vente des draps et des laines faisaient affluer dans leurs coffres.

[56] Aujourd'hui cathédrale de Saint-Bavon.

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