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Les anciennes démocraties des Pays-Bas

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CHAPITRE XI

Les villes au XVIIe siècle.

I. Le régime urbain dans les Provinces-Unies et la Belgique.—II. La fin de la démocratie urbaine dans le pays de Liége.

I

LE RÉGIME URBAIN DANS LES PROVINCES-UNIES ET LA BELGIQUE.

Le rétablissement de la domination espagnole sur les provinces belges, à la fin du XVIe siècle, a amené la séparation définitive des Pays-Bas en deux États distincts. Au Nord, la république des Provinces-Unies, qui a héroïquement défendu sa foi religieuse et son indépendance politique, atteint bientôt à une prospérité économique inouïe, mais qu'égale pourtant l'éclat de son développement artistique et scientifique. Les territoires du Sud, au contraire, ramenés par la force au catholicisme et à la monarchie espagnole, sont entraînés dans la décadence de celle-ci; leur commerce et leur industrie languissent, la vie intellectuelle s'y éteint et elles sont enfin ravagées par les grandes guerres du XVIIe siècle. Si frappant pourtant que soit leur contraste, il existe entre les deux pays un point de ressemblance. Leurs institutions, établies ou réformées pendant la période bourguignonne suivant les mêmes principes, présentent ici et là les mêmes caractères généraux. Le régime urbain, en particulier, offre de part et d'autre un spectacle presque identique, et cette analogie de son évolution dans des milieux pourtant si différents suffit à prouver que les transformations subies par lui répondent à des causes profondes et inhérentes aux tendances essentielles de la vie sociale. On pourrait caractériser brièvement ce régime, aussi bien dans les florissantes cités du Nord que dans les languissantes villes du Sud, en l'appelant un retour au patriciat. Après l'effervescence révolutionnaire qui a accompagné dans les milieux urbains l'introduction du calvinisme, l'ordre a été rétabli partout au profit définitif de la haute bourgeoisie. Ni dans les Provinces-Unies, ni dans les Pays-Bas catholiques, il n'a d'ailleurs été besoin pour cela de mesures violentes. Le calvinisme définitivement vainqueur ou définitivement vaincu, le peuple qui s'était soulevé en sa faveur s'est retiré spontanément du pouvoir. Sous Guillaume d'Orange comme sous Alexandre Farnèse, en pays protestant comme en pays catholique, il abandonne l'administration urbaine au magistrat et laisse tomber en désuétude les vieilles prérogatives politiques des métiers. En Hollande, dès 1581, une ordonnance reconnaît formellement l'indépendance des «régents» à l'égard de la bourgeoisie, et la même situation apparaît à Utrecht en 1586. Désormais, la population urbaine est dépouillée de toute intervention dans le maniement des affaires locales. Le conseil, «la loi» de la ville, recruté dans un petit nombre de familles riches détient exclusivement la police et la juridiction municipales. A l'esprit démocratique s'est substitué un esprit aristocratique et réglementaire. L'hôtel de ville, témoin jadis des assemblées tumultueuses et passionnées de la commune, ne s'ouvre plus qu'aux magistrats et aux fonctionnaires des bureaux. La situation est la même dans les villes belges. Ici aussi, le pouvoir municipal s'est concentré aux mains des riches. Si parfois il arrive encore que les métiers s'agitent, il suffit de la moindre démonstration pour les faire rentrer dans l'ordre. D'ailleurs, ces manifestations, car on ne peut plus parler d'émeutes à ce propos, disparaissent après le premier tiers du XVIIe siècle.

L'activité politique est si bien éteinte dès lors au sein des corporations que peu à peu, soit par des règlements, soit tout simplement par la pratique administrative, l'État ou l'échevinage supprime les derniers vestiges qui subsistaient encore dans le régime communal de l'organisation démocratique du XIVe siècle. Vers 1650, le souvenir même de celle-ci a disparu. Les vieux privilèges qui l'avaient ratifiée moisissent ignorés dans la poussière des archives[67]; sans avoir été formellement abolis ils sont tombés lentement en désuétude. Sous la double action de l'État et des transformations économiques, le particularisme urbain a reculé sans cesse depuis la période bourguignonne. Après avoir énergiquement lutté pour l'existence, il s'est résigné à l'inévitable et les institutions qu'il soutenait et par lesquelles il se manifestait ont nécessairement subi son sort. Au XVIIe siècle, les villes constituent encore des personnes morales, elles possèdent encore la prérogative de représenter le Tiers État à l'exclusion des campagnes, mais elles se sont courbées sous la centralisation monarchique, et à l'économie urbaine s'est substituée l'économie nationale. Les magistrats patriciens sont désignés par le pouvoir central, qui contrôle leur gestion dans tous les domaines. Du vieux protectionnisme commercial et industriel il ne subsiste plus que des vestiges sans importance. La police des marchés ainsi que les monopoles dont jouissent encore les métiers de l'alimentation urbaine rappellent seuls l'état de choses disparu. Mais ils ne constituent plus que des entraves gênantes et, la plupart du temps, qu'une charge onéreuse pour la population.

[67] A Bruxelles, en 1698, le bombardement de Boufflers ayant éventré une tour où l'on conservait des archives communales, on découvrit les franchises accordées aux nations, dont les titres avaient été cachés depuis longtemps par le magistrat.

Si les villes ne dominent plus le mouvement économique, elles le dirigent encore. C'est dans leurs murs que résident les capitalistes et les entrepreneurs qui donnent l'impulsion à l'industrie de plus en plus largement répandue dans les campagnes, ou qui soutiennent, comme directeurs ou comme actionnaires, les compagnies commerciales du pays. La bourgeoisie riche devient ainsi une classe de gens d'affaires, de manufacturiers, de spéculateurs, dont les intérêts multiples se mêlent à la vie nationale tout entière et cessent d'être confinés dans le cercle étroit de la commune. Et ce qui est vrai de son rôle économique ne l'est pas moins de son rôle politique. Elle emplit les cadres de l'administration et siège aux assemblées d'État. Dans les Provinces-Unies, son influence dans le maniement des affaires publiques est péniblement contre-balancée par celle du stathouder. Dans les Pays-Bas catholiques, elle possède dans les assemblées provinciales, les seules qui subsistent au milieu de la torpeur de la vie nationale, une part d'intervention au moins égale à celle du clergé et de la noblesse.

Et c'est là ce qui explique que les régences patriciennes du XVIIe siècle n'aient point eu la destinée de celles du Moyen Age. Pour renverser celles-ci, nées à une époque où chaque ville constituait une entité politique et économique indépendante, il suffisait d'une simple révolution locale. Pour enlever le pouvoir à celles-là, au contraire, il faudra une perturbation totale de l'État, puisque l'État a absorbé les villes. Aussi, les insurrections urbaines des temps modernes seront-elles en réalité non plus des insurrections contre le gouvernement de la commune, mais des insurrections contre le gouvernement national. Les cadres de la vie politique se sont élargis comme ceux de la vie économique. Quand la démocratie marchera de nouveau à l'assaut du pouvoir, ses revendications, ses idées, ses moyens de propagande et de combat ne rappelleront plus en rien ceux des communiers de jadis. Entre les révolutionnaires modernes et leurs devanciers, on peut constater la même disproportion de forces et la même absence de filiation qu'entre les capitalistes du Moyen Age et ceux que la Renaissance a suscités à leur place.

II

LA FIN DE LA DÉMOCRATIE URBAINE DANS LE PAYS DE LIÉGE.

Le gouvernement démocratique s'est maintenu beaucoup plus longtemps à Liége que dans les autres villes des Pays-Bas. Il n'y a disparu définitivement qu'à l'extrême fin du XVIIe siècle. Mais les raisons de sa durée justifient précisément ce que nous avons dit des motifs de sa chute dans le reste du pays. C'est parce que les causes qui amenèrent ailleurs la ruine du régime municipal ne se manifestèrent à Liége que très lentement que ce régime put y atteindre un âge exceptionnellement avancé.

Après son annexion aux États bourguignons sous le règne de Charles le Téméraire, la principauté liégeoise avait repris son indépendance, et avec elle ses institutions traditionnelles. Suivant les stipulations de la paix de Fexhe (1316), le gouvernement était partagé entre l'évêque et le «sens du pays» c'est-à-dire les États. En fait, il l'était entre l'évêque et la «cité» de Liége. Ni le clergé, représenté par le seul chapitre cathédral, ni la noblesse peu nombreuse et surtout peu opulente, ne pouvaient contre-balancer aux assemblées nationales l'action du Tiers État. Or, celui-ci était entièrement dominé par la capitale. Le développement des charbonnages depuis le XIVe siècle, puis, dès le début de la Renaissance, celui de la métallurgie et de la fabrication des armes, avaient fait de Liége un des centres industriels les plus actifs des Pays-Bas, tandis que les «bonnes villes» avaient perdu peu à peu, à la fin du Moyen Age, leur prospérité économique. Il en était résulté une situation analogue à celle que l'on rencontre dans plusieurs contrées de l'Allemagne. Seule en face de l'évêque, Liége avait entamé avec lui un duel politique dont l'issue devait décider de la suprématie exclusive de l'un des deux adversaires sur son rival. La cité prétendait se transformer en «ville libre», c'est-à-dire en république municipale et secouer la souveraineté du prince. L'on observe, dès la seconde moitié du XVe siècle, ses premiers efforts en ce sens.

Pour se défendre, les évêques durent nécessairement s'appuyer sur l'étranger. Ils adoptèrent en face de la cité la conduite à laquelle les villes flamandes eurent recours contre les ducs de Bourgogne et les Habsbourg. La situation dans le pays de Liége est donc exactement à l'inverse de celle que nous avons constatée dans les Pays-Bas. Ici, le prince dispose d'immenses ressources et le principe de l'hérédité légitime son pouvoir. Là, au contraire, non seulement l'évêque ne possède que les revenus de sa mense épiscopale, mais encore, préposé au pays en vertu de considérations politiques ou religieuses absolument indépendantes des intérêts locaux, aucun lien ne l'attache à ses sujets. Souvent même ses intérêts de famille ou les conditions mises à son élection lui imposent une conduite en opposition avec les intérêts de ceux-ci. Manifestement, sans l'appui que lui prête tout d'abord la dynastie bourguignonne, puis les gouverneurs espagnols de Bruxelles, il ne pourrait tenir tête à l'opposition communale. Mais par là même que ses droits princiers ne subsistent que grâce à son alliance avec un souverain suspect de méditer l'annexion du pays, ils inspirent au peuple une défiance constante. La cause du prince apparaît comme opposée à la cause nationale, et la politique monarchique se trouve entravée de toutes manières dans son développement.

Remarquons d'autre part que la politique urbaine ne se heurte point, dans le pays de Liége, aux obstacles qu'elle rencontre en Flandre. Au lieu d'une pluralité de grandes villes jalouses les unes des autres, la principauté ne renferme qu'une seule commune puissante: sa capitale. De plus, le tardif développement industriel de celle-ci lui permet de s'adapter facilement aux nouvelles conditions économiques. Liége n'a point à défendre, comme Bruges ou Gand, une position acquise et des privilèges surannés. Dans le domaine de l'industrie, les tendances qu'elle manifeste font songer à celles d'Anvers dans le domaine du commerce. Elle s'ouvre largement aux gens du dehors, elle n'est gênée ni par les monopoles, ni par les franchises que les vieilles cités s'épuisent à maintenir au détriment du public. Au lieu de demeurer stationnaire et de s'attacher désespérément à des privilèges vieillis, sa population augmente sans cesse et n'éprouve pas le besoin de se remparer dans le protectionnisme. A y regarder de près, on peut constater que Liége ne présente plus que bien faiblement, à partir du XVIe siècle, les caractères propres à l'économie urbaine du Moyen Age. Elle constitue un grand centre industriel travaillant pour l'exportation et attire à elle presque toute l'activité de la principauté. Rien d'étonnant dès lors si elle prétend aussi s'emparer de la direction politique du pays et réduire ses évêques au simple exercice de leurs fonctions spirituelles.

Tel est bien, en effet, le but qu'elle s'est proposé dans le long combat qu'elle a soutenu contre eux. Ses métiers, qui depuis 1603 ont acquis le droit de nommer directement les jurés de conseil et les deux bourgmestres, ne luttent point, comme en Flandre, pour la conservation de privilèges économiques. Leur action est toute politique et leur idéal manifestement républicain. Les longs procès qu'ils soutiennent devant les tribunaux de l'Empire pour faire reconnaître Liége comme ville libre, au mépris de toute vérité historique, ne laissent pas le moindre doute sur la nature de leurs desseins. A partir du commencement du XVIIe siècle, le conflit prend un caractère aigu par suite des intrigues de la France et des Provinces-Unies, qui soutiennent contre les évêques bavarois Ferdinand et Maximilien-Henri de Bavière, alliés de l'Espagne, une agitation permanente. Deux partis se forment au sein de la bourgeoisie: les Chiroux et les Grignoux, les premiers se ralliant autour du prince, les seconds acharnés à le combattre. L'anarchie s'empare de la vie publique. Les brigues électorales, la corruption, l'intervention continuelle des résidents que la France, les Provinces-Unies et l'Espagne entretiennent dans la cité y provoquent des troubles de plus en plus graves. Le prince casse vainement le règlement de 1603. Le bourgmestre La Ruelle, l'un des chefs les plus populaires de l'opposition, est vainement assassiné en 1637. De 1649 à 1684, cinq autres bourgmestres montent sur l'échafaud.

Ce ne fut qu'à cette date, en effet, que Maximilien-Henri de Bavière parvint à imposer à Liége une constitution qui devait durer jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. La France, qui avait jusqu'alors soutenu la commune, venait de l'abandonner pour s'allier à l'évêque, et dès lors la victoire de celui-ci était certaine. L'anarchie politique avait créé dans la cité une situation intolérable. Les métiers, qui n'avaient pu se maintenir que par la faiblesse du prince, se trouvèrent impuissants devant lui dès que son pouvoir reposa sur celui du roi de France. Ils perdirent les prérogatives politiques qu'ils avaient conservées durant si longtemps. Ainsi, la lutte s'acheva à Liége, comme ailleurs, par le triomphe de l'État. Il faut reconnaître d'ailleurs que les institutions démocratiques de Liége avaient fait leur temps. Les trente-deux métiers qui nommaient le conseil n'avaient point pu organiser dans la ville un gouvernement stable. Peu à peu, ils étaient tombés sous l'ascendant d'un groupe de meneurs et d'intrigants. Ils s'étaient montrés incapables surtout de surmonter les difficultés que créaient à la principauté les ambitions rivales de ses voisines la France et l'Espagne. Comme il arrive habituellement des régimes populaires, ils avaient tout sacrifié à la politique intérieure; ils n'avaient pas compris que leurs passions et leurs intérêts laissaient le roi de France fort indifférent, et qu'il ne s'y mêlait que pour entretenir son influence sur la frontière des Pays-Bas. Le refus des plénipotentiaires du congrès de Nimègue de recevoir leurs négociateurs ne leur dessilla point les yeux, et il fallut que la catastrophe de 1684 vînt enfin leur apprendre que la politique urbaine n'était plus, au XVIIe siècle, qu'un anachronisme et une impossibilité. Personne ne regretta du reste le régime des métiers. On ne fit pas la moindre tentative pour le rétablir lors de la révolution liégeoise à la fin du XVIIIe siècle. Les idées avaient définitivement évolué, et ce fut au nom des droits de l'homme que l'on s'efforça d'organiser alors un nouvel état de choses.

FIN

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