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Les anciennes démocraties des Pays-Bas

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CHAPITRE VIII

Les démocraties urbaines et l'État.

1. Rapports des villes et des princes avant l'époque bourguignonne.—II. Le conflit de la politique municipale et de la politique monarchique au XVe siècle.

I

RAPPORTS DES VILLES ET DES PRINCES AVANT L'ÉPOQUE BOURGUIGNONNE.

Dans tous les pays de l'Europe occidentale, les gouvernements municipaux du Moyen Age sont animés d'un sentiment républicain plus ou moins prononcé. Il n'en pouvait être autrement. Car le particularisme économique des bourgeoisies aussi bien que leur constitution sociale les poussaient nécessairement à conquérir une autonomie complète, à gérer leurs affaires comme elles l'entendaient, bref à se transformer chacune en un État dans l'État. Déjà très marquées à l'époque patricienne, ces tendances s'accusèrent davantage encore sous les administrations démocratiques, qui continuèrent à cet égard la tradition du régime déchu. En France et en Angleterre, le pouvoir royal fut assez puissant pour s'opposer tout d'abord aux tentatives urbaines, puis pour en triompher. En Italie et en Allemagne, sa faiblesse le condamna au contraire à capituler devant elles, et une riche floraison de villes libres s'épanouit bientôt des deux côtés des Alpes. Quant aux Pays-Bas, ils présentent une situation intermédiaire. Si leurs grandes communes atteignirent à une très large indépendance, elles ne parvinrent pas, malgré tous leurs efforts, à s'arracher à l'autorité de leurs princes. Elles ne devinrent pas des États dans l'État; elles restèrent engagées dans les principautés territoriales dont elles voulaient s'échapper, et, si elles en furent les membres les plus vigoureux, si elles y conquirent la première place et une importance prépondérante, si leur autonomie et leur liberté d'allures contrastent énergiquement avec la subordination toujours croissante des villes anglaises et françaises à l'égard de la couronne, elles n'allèrent point au delà. Elles diffèrent tout à la fois des freie Reichstädte de l'Empire ou des républiques municipales de la Toscane et des communes de France étroitement surveillées par les prévôts et les baillis du roi.

Leur puissance et leur richesse expliquent facilement qu'elles n'aient point partagé le sort de celles-ci. Mais comment n'ont-elles pas suffi à leur procurer le rang de celles-là? Pourquoi Liége, par exemple, qui était très loin de le céder pour le nombre des habitants et pour les ressources aux cités épiscopales de l'Allemagne, n'atteignit-elle point à cette «immédiateté» qui échut en partage à un si grand nombre d'entre elles? Comment surtout Gand et Bruges, qui ne craignirent point d'affronter le roi de France et réussirent à lui tenir tête au commencement du XIVe siècle, ne purent-elles secouer la suprématie du comte de Flandre?

Il n'est pas difficile de répondre à la question.

Une république municipale, en effet, si elle possède l'indépendance à l'égard de son prince, ne jouit pas pour cela d'une indépendance absolue. Elle n'échappe au pouvoir de son comte ou de son évêque qu'en se plaçant sous le pouvoir direct du suzerain supérieur. La ville allemande n'est libre qu'en ce sens qu'elle a remplacé l'autorité voisine et par là très active de son seigneur, par l'autorité lointaine et par là très faible de l'empereur. Mais au XIVe siècle, l'empereur est devenu un étranger pour les Pays-Bas. Sa suzeraineté sur les contrées de la rive droite de l'Escaut n'est plus qu'une suzeraineté nominale. Ni en Hollande, ni en Brabant, ni en Hainaut, ni dans la principauté de Liége, personne ne songe plus à faire appel à son intervention. La conduite des villes liégeoises au plus fort de leurs luttes avec Adolphe de la Marck le prouve d'une manière frappante. Au lieu de citer celui-ci devant Louis de Bavière, qui ne laisserait pas échapper l'occasion de se prononcer pour elles et, à défaut de secours effectifs, leur octroierait au moins des diplômes qu'elles pourraient invoquer pour justifier leur conduite, c'est au pape qu'elles adressent des plaintes stériles. La seule autorité capable de leur fournir un titre à opposer aux prétentions de l'évêque, elles la négligent; la seule chance qu'elles aient de pouvoir s'élever au rang de villes libres, elles ne songent pas à l'utiliser. C'est que manifestement, le sentiment de leur appartenance à l'Empire a disparu et que leur vie politique s'absorbe désormais tout entière dans les limites étroites de la principauté.

Au lieu d'une suzeraineté nominale comme celle de l'empereur, c'est une suzeraineté réelle et très active que le roi de France exerça sur la Flandre. Les villes, en conflit avec Gui de Dampierre, ne manquèrent par de la mettre à profit. Nous avons vu comment, pour s'assurer une sauvegarde contre le comte, elles se placèrent sous la protection de la couronne[62]. Pendant un instant, elles ne relevèrent que de la juridiction royale et jouirent d'une situation analogue à celle des villes libres d'Allemagne. Mais la révolution démocratique de 1302 qui renversa les patriciens Leliaerts rompit aussi les liens qui venaient de se nouer entre le Capétien et les communes, et ils ne furent jamais rétablis dans la suite. Après la paix définitive entre la Flandre et la France, en effet, les rois cessèrent de rechercher l'alliance des villes. Leur politique s'efforce désormais de se concilier le comte et, pour l'attacher à leur cause, ils lui viennent en aide contre les insurrections municipales. C'est grâce aux armées françaises que Louis de Nevers en 1328 et Louis de Mâle en 1380 ont pu triompher des deux plus formidables révoltes urbaines que mentionne l'histoire des Pays-Bas. Ainsi la faiblesse du suzerain dans le pays de Liége, sa puissance dans le comté de Flandre aboutirent en somme aux mêmes résultats. L'une et l'autre tournèrent en définitive au profit des princes. L'empereur en n'agissant pas pour les villes, le roi en agissant contre elles après les avoir soutenues un instant, les empêchèrent d'arriver à l'indépendance politique à laquelle elles tendaient. Malgré l'héroïsme qu'elles déployèrent, les princes l'emportèrent finalement sur elles.

[62] Voyez plus haut, p. 180.

Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que l'exclusivisme municipal non seulement ne permit pas aux villes d'unir leurs efforts, mais souleva contre elles la résistance de tous les intérêts qu'il menaçait. La noblesse et le clergé s'allièrent au prince pour résister aux empiètements des bourgeoisies. La cause des villes n'était au fond que la cause d'un groupe de privilégiés dont la victoire eût amené la suprématie écrasante et eût lésé tout le monde en dehors de lui. Le particularisme urbain vint se heurter à d'autres particularismes. Il fut impuissant à briser le cadre de l'État territorial et bon gré mal gré contraint de se contenter d'y remplir une place.

Mais cette place, il réussit du moins à la mettre au premier rang. Si, d'après la hiérarchie sociale, le tiers état cède le pas au clergé et à la noblesse, en fait, dans toutes les principautés des Pays-Bas, il les éclipse l'une et l'autre par l'ascendant qu'il exerce. En Flandre, en Brabant, en Hollande, dans le pays de Liége, son influence aux «parlements» aux «journées d'État» l'emporte infiniment sur celle des deux autres ordres. Les privilèges généraux octroyés aux divers pays réservent aux villes une situation prépondérante. En Brabant, la charte de Cortenberg (1312) institue un conseil de gouvernement où, à côté de quatre chevaliers, siègent dix représentants des villes. Dans le pays de Liége, le tribunal des XXII, organisé en 1373 pour surveiller tous les fonctionnaires épiscopaux, comprend quatre chanoines, quatre nobles et quatorze bourgeois. En Flandre, l'élément urbain domine davantage encore dans la constitution du comté. Les trois grandes villes, Gand, Bruges et Ypres s'arrogent le droit de représenter tout le pays et, sous le nom de «trois membres de Flandre» usurpent à leur profit, depuis le milieu du XIVe siècle, les attributions qui ailleurs appartiennent aux États.

A vrai dire, et si étrange que cela puisse paraître à première vue, c'est justement l'accroissement du pouvoir princier qui a amené les villes à participer au gouvernement territorial. Du jour, en effet, où les revenus domaniaux ne suffirent plus à subvenir aux dépenses nécessitées par leur politique et leur administration, les princes se virent obligés de demander à leurs sujets un supplément de ressources. Plus riches que le clergé et la noblesse, les villes payèrent aussi bien plus largement, mais elles exigèrent, en retour de leurs services, des concessions qu'il fut impossible de leur refuser. Néanmoins, en venant en aide à leurs comtes ou à leurs évêques elles fortifiaient en somme un pouvoir incompatible avec l'autonomie municipale. Car, depuis la fin du XIIIe siècle, les princes tendent visiblement à augmenter sans cesse leurs prérogatives et à concentrer dans leurs mains la plus grande somme possible d'autorité. Les légistes dont ils s'entourent, à l'exemple de Philippe le Bel, ne conçoivent le gouvernement que sous la forme de l'absolutisme et les amènent bientôt à calquer leur conduite sur celle des rois de France. En Hainaut, Albert de Bavière cherche, en 1364, à introduire la gabelle, et, sous son successeur, le jurisconsulte Philippe de Leyde compose un manuel politique où s'énonce sans réserves la théorie de la souveraineté absolue. En Flandre surtout, de nouvelles institutions apparaissent par lesquelles s'affirment la centralisation croissante de l'administration et l'extension continuelle de la «seigneurie». De plus en plus se répand le principe que «ce qui plaît au prince a force de loi».

Tant que les divers territoires des Pays-Bas furent indépendants les uns des autres et possédèrent chacun sa dynastie propre, l'absolutisme princier ne parvint pourtant à l'emporter nulle part. Mais quand la maison de Bourgogne eut réussi à faire passer sous son pouvoir les petits États féodaux de Flandre et de Lotharingie, la politique monarchique put se déployer avec une vigueur décuplée par l'accroissement des ressources dont elle disposait. Sous Philippe le Bon (1419-1467) l'œuvre d'unification est accomplie, l'État bourguignon est constitué et pourvu des institutions centralisatrices indispensables à son maintien.

II

LE CONFLIT DE LA POLITIQUE MUNICIPALE ET DE LA POLITIQUE MONARCHIQUE AU XVe SIÈCLE.

Tandis qu'en France et en Angleterre l'État moderne a rencontré dans la haute noblesse son principal adversaire, ce sont les villes qui, dans les Pays-Bas, ont prétendu lui barrer la route. Plus l'ancien régime les avait favorisées, et plus aussi elles se sont acharnées à le défendre. Il a fallu recourir à la force pour venir à bout de leur résistance.

Rien ne serait plus inexact, toutefois, que de considérer Philippe le Bon, ainsi qu'on l'a fait trop souvent, comme un ennemi mortel des grandes villes, comme un tyran acharné à leur perte et cherchant toutes les occasions de leur nuire. Il savait que sa puissance et sa situation en Europe reposaient sur la prospérité des Pays-Bas, et cette prospérité était trop intimement liée à celle des bourgeoisies pour qu'il ait pu songer à les détruire. Ce qui est vrai, c'est que sa politique centralisatrice était incompatible avec l'autonomie municipale telle que le Moyen Age l'avait connue. La souveraineté de l'État ne pouvait capituler devant les privilèges. Elle devait nécessairement les réduire au droit commun et sacrifier l'intérêt particulier à l'intérêt général. En combattant les prérogatives urbaines, le prince poursuit évidemment son avantage, mais il agit en même temps à l'avantage de la grande majorité de ses sujets. Il considère sa «hauteur» et sa «seigneurie» comme la garantie du «bien public», et il justifie par là l'obéissance qu'il exige. Désormais, les grandes communes cessent de former autant d'immunités inaccessibles au pouvoir central. Le prince collabore à la nomination de leurs magistrats, fait vérifier leurs comptes par ses fonctionnaires, les empêche d'exploiter les petites villes et les paysans, de remplir le pays de leurs «bourgeois forains», et, bon gré mal gré, soumet les jugements de leurs tribunaux à l'appel de ses conseils de justice.

Il importe de remarquer d'ailleurs qu'il est arrivé à ses fins sans trop de peine. Car manifestement, les privilèges que les villes prétendirent défendre contre lui avaient fait leur temps et étaient condamnés à disparaître. Non seulement tout le monde, en dehors des bourgeoisies, les supportait impatiemment, mais ils s'opposaient encore à l'expansion des forces nouvelles qui, depuis le XVe siècle, déterminent de plus en plus le développement économique. Les progrès du capitalisme, de la navigation et de la circulation générale exigent la suppression des entraves que la politique urbaine leur impose. Le grand commerce se trouve désormais en face de l'économie urbaine comme les villes s'étaient trouvées elles-mêmes, à l'origine, en face de l'économie domaniale. Il exige la suppression des marchés privilégiés, des étapes, des monopoles industriels. Lui aussi aspire au droit commun et à la suppression de ces franchises municipales qui ne sont plus qu'un obstacle à la liberté.

Mais les bourgeoisies qui en jouissent s'acharnent naturellement à leur défense. Au lieu de s'adapter aux nécessités de l'époque, elles restent obstinément fidèles au passé. Si la concurrence étrangère restreint leurs exportations, bien loin de chercher à lui tenir tête en renouvelant leur industrie, elles ne voient de salut que dans un redoublement de protectionnisme. Au milieu de la transformation qui s'accomplit autour d'elles, elles conservent inébranlable leur confiance dans la législation médiévale qui a fait leur grandeur. Elles considèrent que toute dérogation à leurs privilèges surannés amènera fatalement leur «totale destruction et destitution». Elles n'admettent pas que ces privilèges, irrémédiablement vieillis, ne constituent plus que des entraves à l'exercice du commerce. Bruges a beau voir les marchands l'abandonner de plus en plus pour Anvers; Dordrecht a beau constater les progrès croissants du port d'Amsterdam, ni l'une ni l'autre ne veulent comprendre que leurs privilèges sont la vraie cause de leur décadence parce qu'ils écartent d'elles l'étranger. L'expérience ne leur sert de rien et elles restent sourdes à la voix des conseillers qui leur prédisent qu'en continuant à agir comme elles le font, «elles détruiront totalement le fait de la marchandise».

Il est donc certain que, dans leur conflit avec les villes, les princes bourguignons agirent en somme dans l'intérêt public. Ils rallièrent autour d'eux non seulement le clergé, la noblesse, les paysans, mais encore cette classe d'hommes nouveaux qui, au XVe siècle, inaugure une vie économique dans laquelle le capitalisme tend à sa libre expansion. Bien plus, au sein même des villes, une bonne partie de la bourgeoisie riche se prononce pour eux. Un nombre de plus en plus considérable de ses membres abandonnent désormais le commerce et cherchent au service de l'État une carrière honorable et lucrative. Gênés par l'exclusivisme des métiers, inquiets du ralentissement de l'industrie urbaine, les fils des patriciens entrent en foule dans les carrières libérales et le fonctionnarisme. Les institutions nouvelles créées par la centralisation monarchique, conseils de justice, chambres des comptes, offices administratifs de toute sorte les attirent de plus en plus, les détournent de la politique municipale et les attachent au service du prince qui les paie. De même que la noblesse, à l'époque bourguignonne, se transforme peu à peu en une noblesse de cour, de même la haute bourgeoisie fournit maintenant au prince un recrutement assuré pour les emplois que l'augmentation de son pouvoir multiplie sans cesse.

Pour contre-balancer tant de circonstances défavorables à leur cause, il eût fallu que les villes fussent capables de s'entr'aider. Mais c'est à quoi s'opposait précisément leur politique particulariste. Elles ne surent ni s'entendre ni combiner leurs efforts. Jalouses les unes des autres, elles s'abandonnent mutuellement à l'heure du péril. En 1437, Bruges en lutte avec Philippe le Bon voit la Flandre se détourner d'elle. Les Gantois connurent le même sort en 1452. Sauf Ninove, toutes les villes de leur châtellenie les laissèrent seuls au moment décisif. Malgré leurs supplications, les autres «membres» du comté se bornèrent à leur offrir leurs bons offices pour les réconcilier avec le duc.

Il ne faut donc point s'étonner si le conflit de l'État avec les villes se dénoua presque partout d'une manière pacifique sous le règne de Philippe le Bon.

Liége, il est vrai, combattit le duc avec un acharnement incroyable et paya, on le sait, de sa destruction complète sous Charles le Téméraire, son obstination héroïque à lui résister. Mais Liége n'était pas une ville bourguignonne. Elle ne luttait pas seulement pour ses franchises, mais pour l'indépendance séculaire de la principauté ecclésiastique dont elle était la capitale et qui soutint ses efforts. Plus encore que l'ennemie des privilèges urbains, elle vit dans la maison de Bourgogne la conquérante et l'étrangère. Et il ne faut pas oublier surtout que l'intervention du roi de France explique à la fois son audace et la rigueur avec laquelle elle fut traitée par son vainqueur.

Nulle part, dans leurs propres domaines, les ducs n'agirent avec la cruauté qu'ils manifestèrent envers elle. D'ailleurs, ce n'est qu'en Flandre, c'est-à-dire dans le pays où les villes jouissaient des privilèges les plus étendus et avaient aussi le plus largement empiété sur les prérogatives princières, qu'ils eurent à prendre les armes contre les bourgeoisies. Encore, le soulèvement de Bruges, en 1436-1437, ne fut-il pas bien redoutable. Mais Gand ne craignit pas d'affronter en face son souverain avec cette sombre énergie et cette incroyable ténacité dont son histoire fournit tant d'exemples.

Grâce au nombre de ses «bourgeois-forains», aux paysans qu'elle enrôla de force, aux mercenaires anglais dont elle loua les services, la puissante commune put tenir en échec pendant plus d'un an les garnisons chargées de la bloquer. Mais ses milices, malgré tout leur courage, n'étaient plus capables d'affronter une bataille rangée contre une armée régulière. Les progrès de l'art de guerre enlevaient aux soldats improvisés des métiers toute chance de vaincre. La défaite sanglante que leur firent éprouver à Gavere, le 23 juillet 1453, les vieilles bandes picardes et bourguignonnes de Philippe, consacra d'une manière éclatante l'irrémédiable impuissance du système militaire des communes.

Gand n'essaya pas, comme après Roosebeke, de continuer plus longtemps une résistance impossible. Le 30 juillet, deux mille de ses bourgeois vinrent en chemise s'agenouiller sur les champs devant le duc et lui crier merci. Ils s'engagèrent à payer une amende de 350.000 ridders d'or et, en signe de soumission, à murer une des portes de la ville et à en tenir une autre fermée tous les jeudis. Ces humiliantes satisfactions offertes à la majesté offensée du prince ne furent d'ailleurs que la moindre partie du châtiment. Comme Bruges, en 1437, Gand dut renoncer à l'indépendance quasi absolue et à l'hégémonie territoriale dont il avait joui jusqu'alors. Tous les usages contraires au texte de ses chartes furent abolis. Les doyens des métiers, des bourgeois et des tisserands cessèrent de participer aux élections magistrales; le bailli recouvra le contrôle sur l'administration urbaine; les franchises des bourgeois forains furent amoindries; les échevins perdirent le droit d'évoquer devant eux un procès où un bourgeois était en cause, si celui-ci consentait à ester en justice en dehors de la commune, enfin et surtout les petites villes et les villages de la châtellenie furent soustraits au pouvoir des Gantois. Ainsi, Gand était à son tour ramené au droit commun. Dépouillé de sa seigneurie et des franchises qu'il avait si largement ajoutées à ses privilèges légaux, il ne formait plus qu'une ville comme une autre et se courbait au niveau de ses semblables. Du reste, le duc ne lui enleva que ses prérogatives politiques: il ne toucha ni à son droit d'étape ni à son autonomie locale. Il l'aida même à réparer les désastres causés pendant la guerre en lui accordant, quelques semaines après la bataille de Gavere, l'établissement de deux foires.

On peut considérer sa conduite en cette circonstance comme tout à fait caractéristique de sa politique à l'égard des villes. Nulle part il ne chercha à leur imposer brutalement le régime du bon plaisir. Il laissa subsister dans chacune d'elles le gouvernement local qui s'y était institué. Il respecta les libertés octroyées par ses prédécesseurs. Il se garda bien surtout, par une intervention indiscrète et tracassière, de mécontenter l'opinion. Il eut soin de choisir les «commissaires» chargés de le représenter lors de la rénovation annuelle des magistrats et de contrôler leurs comptes, parmi des nobles ou des fonctionnaires familiarisés avec les mœurs et les usages locaux. L'intervention de ces commissaires fut d'ailleurs singulièrement bienfaisante. Il suffit de parcourir les apostilles inscrites par eux dans les registres communaux pour apprécier la conscience qu'ils mirent à s'acquitter presque tous de leur mission. Grâce à eux, quantité de dépenses inutiles furent supprimées, quantités d'abus abolis et maintes innovations heureuses introduites dans la comptabilité urbaine.

Le gouvernement s'ingénia de plus à trouver des remèdes à la décadence économique provoquée dans la plupart des villes de Flandre et de Brabant par la diminution croissante de l'industrie drapière. Dans leur intérêt, il prohibe l'importation des draps et des fils d'Angleterre. Il seconde les efforts de Bruges dans sa lutte contre l'ensablement du Zwin. Il pousse de toutes ses forces, au développement des foires d'Anvers et soutient les villes hollandaises dans leur conflit avec la Hanse, dont elles parviennent, grâce à lui, à s'approprier le trafic. Au milieu de la crise provoquée par la nouvelle orientation du commerce, qui se détourne de Bruges, et par la concurrence anglaise, qui ruine la draperie urbaine, il n'a rien épargné pour venir en aide aux communes en détresse. Mais il ne pouvait évidemment les sauver malgré elles. L'étroitesse de vues de la politique municipale lui dicta bien souvent des mesures que, laissé à lui-même, il n'aurait certainement pas prises. Sollicité en sens divers par des villes dont les intérêts sont incompatibles, il ne distingue pas toujours nettement la voie à suivre, hésite, tâtonne et prend souvent des décisions contradictoires. On le voit tout ensemble maintenir Bruges en possession de ses droits d'étape et favoriser le développement des foires d'Anvers, qui ruinent les vieux monopoles commerciaux. En Flandre, pour satisfaire les Yprois, il restreint dans les environs de leur ville l'exercice de la draperie rurale, qu'ailleurs il autorise et protège. On sent, à ces fluctuations, que, sollicité tout à la fois par les tendances du passé et celles de l'avenir, il ne peut parvenir à prendre nettement position. Entre le nouveau capitalisme, «qui toujours cherche liberté», et le vieux protectionnisme municipal, il tente une conciliation impossible. Le seul but qu'il s'assigne résolument, c'est la subordination des villes au pouvoir supérieur du prince, c'est-à-dire de l'État.

Ses institutions centralisatrices fournirent d'ailleurs à bon nombre de villes des ressources nouvelles et contribuèrent à les réconcilier avec le régime qui s'imposait à elles. L'établissement d'une Université à Louvain en 1426, celui de conseils de justice à Gand, à Bruxelles, à Malines, et de chambres des comptes à Lille, Bruxelles et La Haye, en fixant à demeure dans toutes ces localités un nombreux personnel de fonctionnaires, d'avocats, d'employés subalternes de toute espèce et en y faisant affluer les étudiants, les plaideurs ou les gens de finance, furent pour la population locale une source permanente d'abondants profits. Par la création de grands corps sédentaires, tels que l'administration ecclésiastique en avait seule possédé jusqu'alors, l'administration civile contribua à son tour à l'entretien de la vie urbaine.

Mais, tout en l'entretenant, elle la transforme. La résidence au sein de la bourgeoisie d'un groupe nombreux de fonctionnaires de l'État y atténue forcément l'exclusivisme municipal. En rapports continuels avec l'organisation générale du pays, les villes ne peuvent plus se considérer comme autant de petits mondes à part. Elles sentent qu'elles font partie d'un tout plus grand qu'elles et dont, au lieu de la diriger, elles subissent l'action. Si défiante que la petite bourgeoisie reste à son égard, elle la tolère parce qu'elle la craint et que d'ailleurs elle en profite. Quant aux classes riches, nous l'avons déjà dit, elles se hâtent de profiter des circonstances et de porter désormais au service de l'État une activité qu'elles n'avaient dépensée jusqu'alors que dans le cercle restreint de la politique communale.

Ces changements ne se sont point accomplis, à la vérité, sans rencontrer de résistance. Après la mort de Philippe le Bon (1467), l'absolutisme hautain de Charles le Téméraire compromit très gravement les résultats acquis. N'étant encore que comte de Charolais, il s'était un jour vanté devant les Bruxellois que, «par Saint-Georges, une fois si jamais il devenoit duc il le leur feroit bien sentir et ne feroient point de luy comme ils avoient fait du père qui leur avoit esté trop doux et les avoit enrichis et donné l'orgueil qu'ils avoient».

Il tint rigoureusement sa parole. Le sac de Liége fit comprendre aux villes qu'elles avaient désormais un maître inaccessible à la clémence et «qui aimoit mieux être haï que contemné». L'autonomie municipale, que Philippe avait respectée, fut livrée au bon plaisir du prince. Les traditions anciennes, les droits acquis, les privilèges fondamentaux furent foulés aux pieds. A Gand, l'élection des échevins fut abandonnée exclusivement aux commissaires du duc; il abolit les trois «membres» de la bourgeoisie et voulut qu'à l'avenir tous les habitants ne formassent plus «qu'un seul corps et communauté». En Hollande, il prétendit nommer lui-même les magistrats municipaux. Dans son radicalisme autoritaire et niveleur, il eut même un instant l'idée de substituer à Liége, à la vieille coutume locale, la rigueur savante du droit romain. Despote par caractère, il le fut davantage encore par conviction. Il crut sincèrement que la toute-puissance du souverain était la seule garantie de l'ordre et de cette justice implacable, mais égale pour tous, qu'il prétendait faire régner dans ses états. Mais il en fut de son gouvernement interne comme de sa politique extérieure. L'orgueil et l'obstination insensée qui firent si lamentablement échouer celle-ci causèrent également la chute de celui-là. La catastrophe du Téméraire devant les murs de Nancy (1477) donna dans les Pays-Bas le signal d'une réaction particulariste qui faillit ruiner l'État créé par Philippe le Bon.

Plus le despotisme ducal avait rigoureusement justifié par le «droit commun» ses intolérables empiétements, plus on se rejeta vers les privilèges. Toutes les grandes communes s'empressèrent de mettre à profit l'anéantissement de l'armée ducale et le désarroi de leur jeune princesse[63] pour rétablir leurs franchises et remettre en vigueur leurs anciens gouvernements. Partout les métiers coururent aux armes et la démocratie urbaine se reconstitua telle qu'elle avait existé au XIVe siècle. Mais son succès ne dura qu'un instant. A peine restaurée, elle dévoila son impuissance. Le particularisme urbain déchaîna bientôt la rivalité de tous contre tous. Les campagnes et les petites villes, retombées sous le joug des grandes communes, se déclarèrent contre elles. Bruges et Gand soulevèrent le mécontentement d'Anvers dont leur protectionnisme menaçait les progrès, et qui ne tarda pas à revenir à la cause du prince. Les villes hollandaises, qui devaient pour une large part à la politique bourguignonne la suprématie naissante de leur marine, abandonnèrent aussi l'opposition après un premier moment d'effervescence. La Flandre seule ne déposa pas les armes. Plus ses villes avaient jadis été puissantes et privilégiées, plus elles étaient incapables de comprendre la nécessité de concilier leurs intérêts avec ceux de l'État.

[63] Charles ne laissait comme héritière que sa fille Marie de Bourgogne, alors âgée de vingt ans.

Mais les métiers sentaient bien que leurs forces ne pouvaient plus suffire à leur donner la victoire. Reprenant pour leur compte la conduite des Leliaerts de 1302, ils s'adressent au roi de France. Ils appellent Louis XI à la rescousse, comme leurs vieux ennemis avaient jadis appelé Philippe le Bel. Le régime démocratique cherche à se maintenir par les mêmes moyens que le régime patricien vieillissant: par l'appui de l'étranger. Ce sont des mercenaires français qui viennent combattre pour lui, car les milices communales se bornent à veiller sur leurs remparts et n'osent plus affronter en rase campagne les armées régulières.

Maladroitement dirigée par Maximilien d'Autriche, qui avait épousé Marie de Bourgogne au mois d'août 1477, la guerre dura longtemps à travers des péripéties sur lesquelles nous ne pouvons insister ici. L'obstination des Gantois la prolongea jusqu'en 1492, alors même que toutes chances de l'emporter s'étaient évanouies. L'origine étrangère de Maximilien, l'inintelligence dont il fit preuve en affichant un absolutisme imité de celui de Charles le Téméraire, sa rupture, après la mort de Marie, avec une grande partie de la noblesse, l'insuffisance enfin de ses ressources et ses nombreuses absences en Allemagne où, dès 1486, la couronne du roi des Romains lui était échue, expliquent suffisamment la durée d'une résistance que la France ne soutint que de loin et sans grande énergie. En réalité, en dehors de la Flandre et, en Flandre en dehors de Gand, les partisans de la vieille politique municipale et de la démocratie urbaine qui la soutenait, n'étaient plus qu'une impuissante minorité. Les Gantois eux-mêmes s'en détachaient peu à peu. Soumis à la domination du démagogue Jean de Coppenhole, ancien clerc des échevins parvenu au pouvoir à la faveur des troubles, ils vivaient dans un état d'anarchie et de violence contre lequel finit par s'insurger une partie considérable de la bourgeoisie. Le métier des bateliers, la plus influente des corporations depuis que la décadence de la draperie a enlevé toute influence aux tisserands, demande la fin d'une guerre ruineuse et sans issue. Pour maintenir encore sa prépondérance, Coppenhole fait décapiter leur doyen et leur oppose les petits métiers, chez lesquels l'extrême particularisme industriel entretient l'extrême particularisme municipal. Un cordonnier devient capitaine général de la commune. Mais les bateliers se soulèvent, et, à son tour, Coppenhole monte sur l'échafaud. Dès lors, la paix n'est plus qu'une question de jours. Elle est conclue à Cadzant le 29 juillet 1492 et ramène Gand à l'état de choses établi dans ses murs après la paix de Gavere.

Avec cette capitulation de la plus indomptable des villes, se clôt dans les Pays-Bas la période des guerres municipales. L'avènement de Philippe le Beau, en 1494, en appelant au pouvoir un prince national, achève d'apaiser les esprits. Le conflit que depuis un siècle se livraient l'État et les communes, le principe médiéval de l'autonomie particulariste et le principe moderne de la centralisation monarchique, s'achève par le triomphe de celui-ci. Mais ce triomphe n'a pas courbé les villes sous l'absolutisme. Il leur reste assez de forces sinon pour lutter encore contre l'État, au moins pour intervenir largement dans ses affaires et l'obliger à tenir compte de leurs intérêts et de leur volonté.

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