Les anciennes démocraties des Pays-Bas
CHAPITRE III
Formation des institutions urbaines. (suite)
I. Types primitifs et types dérivés de constitutions urbaines. II. Le type liégeois.—III. Le type flamand.
I
TYPES PRIMITIFS ET TYPES DÉRIVÉS DE CONSTITUTIONS URBAINES.
Nous avons cherché, dans les pages précédentes, à exposer dans ses traits généraux la croissance des villes. De ces traits, la plupart ne se rencontrent point seulement dans les Pays-Bas. On les retrouve, avec des modifications locales plus ou moins accusées, par toute l'Europe occidentale. Pourtant, c'est peut-être dans les bassins de la Meuse et de l'Escaut qu'ils se dessinent avec la plus grande netteté. On a vu, en effet, qu'à très peu d'exceptions près, toutes les villes de cette région sont filles du Moyen Age et que ni leur emplacement ni leur configuration n'ont été influencés par les survivances de l'Empire romain. Il faut ajouter surtout que l'activité commerciale et industrielle qui a été le ferment des bourgeoisies belges s'est développée avec une vigueur particulière le long des deux fleuves dont elles jalonnent le cours, et il faut jeter maintenant un coup d'œil, après avoir cherché à décrire les facteurs permanents et généraux de leur développement, sur les variétés locales par lesquelles ils se sont réalisés.
Ces variétés sont très nombreuses, et dans les Pays-Bas comme ailleurs, on distingue facilement des «familles» urbaines. Villes flamandes, villes liégeoises, villes brabançonnes, villes hollandaises, constituent autant de groupes, ou, si l'on veut, autant de types de constitutions municipales.
Dans chacune des grandes principautés territoriales les institutions des communes accusent une étroite parenté. On ne rencontre point dans les Pays-Bas le phénomène particulièrement fréquent en France, de l'adoption par une foule de localités appartenant à des régions très diverses et relevant de seigneurs différents, du droit propre à quelque ville dont elles prennent la charte comme modèle. Rien n'y rappelle la lointaine diffusion des «établissements» de Rouen, par exemple, ou de ceux de Saint-Quentin[37]. Partout le droit urbain a évolué sur place, s'adaptant au milieu spécial qui s'imposait à lui, sans faire d'emprunts au dehors.
[37] Voy. les travaux d'A. Giry. Les établissements de Rouen (1883), et Les établissements de Saint-Quentin (1887). Je ne parle naturellement ici que de la période créatrice des institutions municipales; plus tard, à partir de la fin du XIIe siècle, on a créé des villes de toutes pièces, et on leur a transporté le droit lentement élaboré dans les villes anciennes. Au XIIIe siècle, les comtes de Hollande répandent systématiquement dans la Frise qu'ils conquièrent, le droit des villes hollandaises.
Il est instructif encore de constater que ce droit n'est point l'œuvre de «nomotèthes» analogues à ceux de l'antiquité. Si la tradition locale conserve, dans plusieurs villes, le nom d'un fondateur, on y chercherait en vain les traces d'une initiative personnelle en matière d'institutions. Certes, les chartes municipales sont promulguées au nom du prince, mais il est trop facile de montrer qu'elles se bornent à ratifier une situation de fait existant avant elles ou à octroyer des institutions demandées par les habitants. En réalité, les constitutions municipales sont nées, dans les Pays-Bas, du libre jeu de la vie urbaine. Elles sont le produit des circonstances économiques et sociales. Répondant comme les institutions féodales à un moment particulier du développement de celles-ci, elles s'y sont d'elles-mêmes adaptées, et, dans la ville pas plus que dans le fief, il n'est possible de distinguer au début, ni l'action d'un caractère national particulier ni l'action d'un législateur.
C'est seulement dans les localités où le commerce s'est développé de bonne heure et avec une intensité assez grande pour attirer de nombreux immigrants que sont nées les institutions municipales. Sans doute, à partir de la fin du XIIe siècle, les villes se sont éparpillées à travers tous les Pays-Bas. Mais à y regarder de près, on s'aperçoit que la plupart d'entre elles ne sont que des villes de formation secondaire. Parti de quelques centres privilégiés, le mouvement urbain a gagné de proche en proche à mesure que se répandait l'activité commerciale et qu'elle pénétrait plus profondément dans le corps social. La bourgeoisie s'est répandue comme elle. Du bord des fleuves où elle apparaît tout d'abord, elle remonte le long de leurs affluents, atteint les plaines, puis les montagnes. Des petits bourgs, des petits marchés locaux, de simples villages même se transforment et se donnent ou reçoivent de leurs seigneurs des constitutions urbaines. Mais ce n'est pas là qu'il faut étudier ces constitutions si l'on veut en saisir la nature propre. Ces types dérivés doivent céder la place au type primitif et original. C'est pour l'avoir oublié trop souvent que l'on a compliqué une question en somme assez simple. On a considéré à tort les survivances que les villes de formation tardive ont conservées du régime domanial et rural comme les origines de toute l'organisation municipale. C'est ainsi que l'on a prétendu rattacher celle-ci soit à l'ancienne organisation judiciaire de l'époque franque, soit à la «marche»[38] germanique ou à la communauté de village. Il est trop évident qu'une saine méthode doit procéder autrement, remonter aux sources mêmes et étudier la formation des bourgeoisies là où elles se sont constituées tout d'abord. Ce n'est pas aux villes de second ordre qu'il faut demander le secret des origines de la vie urbaine. Il réside dans les foyers primitifs du commerce, c'est-à-dire dans les localités qui, favorisées de tout temps par la nature, sont devenues de grandes cités mercantiles. Partout ailleurs on ne trouvera que des imitations postérieures, des appropriations plus ou moins réussies, des copies plus ou moins exactes.
[38] Je fais allusion ici à la théorie jadis fort répandue de von Maurer. L. Vanderkindere a cherché à l'appliquer aux Pays-Bas dans son intéressante étude intitulée: Notice sur l'origine des magistrats communaux et sur l'organisation de la marke dans nos contrées. Bruxelles, 1874.
Des types divers que l'organisation urbaine a créés dans les Pays-Bas, deux seulement sont assez bien connus depuis l'origine pour pouvoir être décrits dans ce livre: le type liégeois et le type flamand. Les villes hollandaises, sauf Utrecht, qui présente d'ailleurs une assez grande ressemblance avec Liége, ne nous dévoilent leurs institutions qu'à partir du XIIIe siècle. Quant aux villes brabançonnes, quoique l'on possède sur elles des renseignements plus anciens, elles sont loin de se prêter aussi bien que leurs voisines de l'Est et de l'Ouest à une description précise. La Flandre et le pays de Liége nous présentent d'ailleurs deux types particulièrement caractéristiques et dont se rapprochent plus ou moins étroitement ceux des autres territoires.
Nous commencerons par le pays de Liége dont les institutions municipales, moins «évoluées» si l'on peut ainsi dire, que celles de la Flandre, nous permettront de mieux comprendre, par contraste, l'originalité de celles-ci.
II
LE TYPE LIÉGEOIS.
Le pays de Liége est l'une des nombreuses principautés épiscopales constituées par les empereurs au cours du Xe et du XIe siècle. Formé par des donations successives de comtés et de domaines, il ne présente pas cette cohérence que l'on remarque dans les principautés laïques dues aux empiétements continus d'une dynastie puissante rayonnant d'un point central. Si bizarrement découpé qu'il soit, cependant, il possède dans la Meuse, de Givet à Maeseyck, un axe géographique. Dès l'époque carolingienne, Maestricht, situé à l'endroit où la vieille route romaine de Cologne à Boulogne franchissait le fleuve (Trajectum ad Mosam) présentait une certaine activité commerciale. Beaucoup plus haut, sur le cours supérieur de la rivière, Huy et Dinant s'adonnèrent de bonne heure au travail des métaux. Entre celles-ci et celle-là, Liége même—où saint Hubert avait transporté vers 710 le siège de l'évêché de Tongres—ne fut pendant assez longtemps qu'une bourgade insignifiante. Ses prélats carolingiens pourtant se préoccupèrent de l'embellir et, après la tourmente des invasions normandes, leurs successeurs, grâce à la faveur persistante des empereurs, reprirent énergiquement l'œuvre commencée par eux. D'Étienne à Otbert (901-1119) la ville vit s'élever successivement autour de la cathédrale et du palais épiscopal sept collégiales et deux grands monastères. Elle s'entoura de murailles, un pont de pierre fut construit sur la Meuse. En même temps, la célébrité de ses écoles attirait à l'envi, de tous les points de l'Europe Occidentale, maîtres et élèves vers cette «Athènes du Nord». Aux environs de l'an mille, elle était certainement la première des «cités» des Pays-Bas. Elle se distinguait aussi par son caractère essentiellement clérical. Sa population marchande le cédait de beaucoup à celle de Cambrai ou d'Utrecht. Le commerce de la principauté avait son foyer principal à Maestricht; l'industrie florissait à Huy et à Dinant. Quant à Liége, c'était essentiellement une ville de prêtres. Remplie d'immunités et de maisons claustrales, son sol, pour la plus grande partie, appartenait aux chapitres et aux abbayes. Ses habitants laïques consistaient surtout en chevaliers et en ministeriales, constituant à la fois la garde et le personnel administratif des évêques, et en artisans que faisait vivre l'entretien du clergé.
Rien d'étonnant, dans ces conditions, si les évêques réussirent sans peine à établir autour d'eux un gouvernement très solide. Depuis Notger (972-1008) on les voit occupés d'organiser leurs revenus, de prendre des mesures pour la défense de leurs terres, de détruire les châteaux des seigneurs pillards. Henri de Verdun, en 1077, empruntant à la France l'institution de la paix de Dieu, installe à Liége le judicium pacis qui étend son action à tout le diocèse. Nous en savons assez pour pouvoir affirmer que les prélats n'épargnèrent aucun effort pour améliorer et garantir la situation de leurs sujets.
Mais en leur double qualité d'ecclésiastiques et de grands propriétaires fonciers, ils n'allèrent point au delà d'une conception politique tout ensemble patriarcale et autoritaire. Excellent pour la population rurale, leur gouvernement pesa lourdement sur les bourgeoisies dès que celles-ci commencèrent à éclore dans les villes de la Meuse. Il répugnait à leur abandonner l'autonomie qu'elles réclamaient et des froissements ne pouvaient manquer de se produire à la longue entre un prince et des communes qui ne se comprenaient pas.
La première manifestation des revendications urbaines dans le pays de Liége remonte à l'année 1066. A la demande des bourgeois de Huy, l'évêque Théoduin leur accorda le droit de tenir eux-mêmes garnison à l'avenir dans le château de la ville et de ne se rendre à son appel, en temps de guerre, que quinze jours après les Liégeois. La charte qui fut dressée à cette occasion ratifiait de plus un certain nombre d'améliorations apportées au droit coutumier, mais que le chroniqueur Gilles d'Orval, «de crainte d'ennuyer ses lecteurs», a cru bon de passer sous silence. Il nous en dit assez cependant pour que nous puissions considérer le document hutois comme une des plus anciennes ratifications de ce que nous avons appelé plus haut le programme politique des bourgeoisies. Il caractérise nettement d'autre part la conduite des évêques en présence de ce programme. En effet, les concessions de Théoduin ne furent pas spontanées. La population dut les acheter à prix d'argent. Elle les paya du tiers de ses biens meubles et rien ne montre mieux combien la fortune mobilière accumulée par les marchands intervint efficacement en faveur du progrès social.
Faut-il attribuer au seul hasard la conservation de la charte de Théoduin ou s'explique-t-elle peut-être par le développement très hâtif du commerce hutois? Tout indique du moins que la situation privilégiée de Huy est plus ancienne que celle de la capitale de l'évêché, beaucoup moins active au point de vue économique. Mais le mouvement commencé ne devait plus s'interrompre. Depuis le commencement du XIIe siècle, il fallut de tous côtés céder aux revendications des bourgeois. La question urbaine se pose désormais en face des évêques et exige impérieusement une solution.
Celle que l'on trouva fut une sorte de compromis entre les prérogatives du prince et les tendances communales à une autonomie complète. Les villes liégeoises reçurent tous les privilèges essentiels à leur développement. Elles constituèrent chacune un territoire juridique spécial possédant son tribunal d'exception. Mais ce tribunal resta très nettement un tribunal princier. Ses échevins, juges privilégiés des bourgeois, au nombre de douze dans la capitale et de sept dans les «bonnes villes», sont exclusivement nommés à vie par l'évêque et recrutés en partie, au moins jusqu'à la fin du XIIe siècle, parmi ses ministeriales. Ils appliquent sans doute le droit urbain et sont les gardiens de la coutume urbaine, mais ils ne se présentent point sous l'aspect d'une magistrature communale.
Dès lors, tous les efforts de la bourgeoisie tendirent à établir à côté d'eux une institution qui ne relevât que d'elle-même. Elle pouvait bien laisser aux échevins l'autorité judiciaire, mais elle ne pouvait leur abandonner l'administration des affaires publiques. Dès le courant du XIIe siècle, on la voit se donner des jurés élus par elle, assermentés devant elle et chargés du soin des intérêts communaux. Les évêques, d'ailleurs, protestèrent énergiquement contre cette innovation illégale ou, si l'on veut, extra-légale. En 1230, l'un d'eux, Jean d'Eppes, obtenait de l'empereur une sentence interdisant formellement les «conjurations» et les «communes» dans tout le royaume d'Allemagne. Mais la nécessité était trop pressante pour les villes de posséder une magistrature indépendante. Institués tout d'abord par l'émeute, les jurés deviennent permanents à la longue, et, après le soulèvement de toutes les villes du pays, sous Henri de Gueldre (1247-1274), soulèvement auquel reste attaché le nom de Henri de Dinant, ils prennent place définitivement dans les constitutions urbaines. Ce sont les jurés et les deux «maîtres» qui forment désormais le conseil. Mais ce conseil ne parvient pas à attirer à lui la juridiction des échevins. Ceux-ci continuent de posséder, jusqu'à la fin du Moyen Age, la haute justice et la juridiction foncière. Bien plus même, ce n'est qu'au XIVe siècle qu'ils disparaîtront du conseil et cesseront d'intervenir dans l'administration urbaine. Le perron[39] qui avait été primitivement le symbole de la juridiction épiscopale deviendra, à la même époque, par une évolution significative, l'emblème de l'autonomie communale.
[39] Le perron liégeois, sur lequel on a beaucoup discuté, n'a été, à l'origine, qu'une croix marquant dans la cité l'immunité épiscopale.—Sur les institutions liégeoises, cf. le livre récent de G. Kurth. La cité de Liége au Moyen Age. Bruxelles, 1910.
Les institutions municipales, dans le pays de Liége, présentent donc deux groupes distincts de magistrats, de nature et d'âge différents. Les plus anciens, les échevins, forment un tribunal seigneurial; les plus récents, les jurés du conseil, sont les mandataires et les représentants de la commune. Les premiers jugent au nom de l'évêque, les seconds au nom de la bourgeoisie. Leur compétence ne s'étend qu'aux règlements municipaux et à la juridiction de police. La langue juridique liégeoise caractérise très exactement cette compétence comme «juridiction des statuts», tandis qu'elle désigne celle des échevins par les mots: «juridiction de la loi». Jusqu'au bout, cette distinction a persisté et, en dépit de tentatives sur lesquelles nous aurons à revenir, les villes de la principauté n'ont pas réussi à faire passer sous leur pouvoir le tribunal épiscopal.
III
LE TYPE FLAMAND.
C'est un spectacle bien différent que nous présentent les villes du comté de Flandre. Ici, les institutions municipales se sont constituées sans heurts ni conflits avec le prince et se sont développées bien plus complètement. Il ne faut attribuer en rien cet état de choses à la race. Car ce serait une grave erreur de croire que la Flandre du Moyen Age présente, avec le pays wallon des bords de la Meuse, le contraste d'une contrée purement germanique. En réalité, à partir du règne d'Arnould Ier (918-965), le comté fut, durant très longtemps, une principauté bilingue. Étendu de l'Escaut à la Canche, il comprenait au nord, exactement comme la Belgique moderne, une population de langue néerlandaise, au sud, une population de langue romane. Ce n'est qu'à partir des conquêtes de Philippe-Auguste, qui lui enleva l'Artois, puis de Philippe le Bel, auquel il céda les châtellenies de Lille, de Douai et d'Orchies, qu'il ne fut plus peuplé que d'habitants de race thioise. Mais, avant cette époque, le bourgeois d'Arras comme le bourgeois de Bruges ou de Gand étaient également réputés flamands et vivaient sous les mêmes institutions. Au sud comme au nord de la frontière linguistique, les constitutions municipales offraient les mêmes caractères et l'on ne pourrait citer de meilleur exemple que la Flandre pour démontrer combien il est vrai que la croissance des villes est indépendante des particularités ethnographiques et s'explique essentiellement par le milieu.
Ce milieu leur fut ici exceptionnellement favorable. Plus encore que la Meuse, l'Escaut formait une puissante artère commerciale et le pays présentait en outre l'inappréciable avantage d'être baigné par la mer tout le long de sa frontière occidentale. Le rivage, échancré par les estuaires de la Canche, de l'Yzer et du Zwin, fournissait d'excellents ports naturels, tandis que le Rhin et la Meuse venaient mêler leurs eaux à celles de l'Escaut et faisaient aboutir ainsi à la Flandre les navigateurs qui suivaient leur cours[40]. Destinée par la nature à devenir un rendez-vous de marchands, la Flandre sut profiter d'une situation si avantageuse. A Messines, à Thourout, à Ypres, à Lille et à Douai s'organisèrent de grandes foires, placées sous la protection spéciale des comtes et où, dès le commencement du XIIe siècle au plus tard, des Italiens se trouvaient en contact avec les négociants du Nord. La conquête de l'Angleterre par les Normands, en mettant en rapports continuels avec le continent ce pays qui avait vécu jusqu'alors dans un isolement relatif, augmenta encore l'activité économique de la région flamande. Entre ces deux estuaires s'ouvrant en face l'un de l'autre, celui du Zwin et celui de la Tamise, l'intercourse, désormais, devint permanent et plus intense d'année en année. La grande île prend, depuis cette époque, pour le commerce du comté, une importance qui ne cessera plus de croître jusqu'à la fin du Moyen Age. Et on s'explique facilement qu'il en ait été ainsi quand on remarque qu'elle fournissait la laine à la draperie flamande.
[40] Sur les conditions géographiques particulièrement favorables du pays, voyez R. Blanchard. La Flandre, 1906.
Car la Flandre n'est pas seulement une région commerciale. Elle est tout autant, et peut-être plus encore, une région industrielle, et c'est à quoi elle doit son originalité particulière.
De tout temps, les populations de la côte avaient confectionné des tissus de laine. Les nombreux moutons nourris dans les prés salés qui s'allongent derrière la ligne des dunes leur fournissaient en abondance la matière première. A l'époque romaine, les draps des Morins et des Ménapiens avaient joui d'une certaine célébrité. L'invasion franque ne mit pas fin à leur fabrication. Les nouveaux habitants apprirent des vaincus les procédés de leur technique. Au IXe siècle, les manteaux dits frisons qui s'exportaient tout le long du Rhin et se distinguaient par leurs belles couleurs et la supériorité de leur tissage, étaient originaires du pays de Térouanne. Ainsi, le bonheur voulut que la draperie flamande se développât dès l'origine sous l'influence de la tradition industrielle de Rome et bénéficiât, par là, d'une situation privilégiée.
Pratiquée tout d'abord par les paysans de la côte, la draperie ne pouvait manquer de se concentrer dans les villes dès l'apparition de celles-ci. Il serait infiniment intéressant de savoir comment s'accomplit cette translation. Faute de documents, nous en serons toujours réduits à l'ignorer. Mais on comprend sans peine que les tisserands ruraux durent émigrer en masse vers ces endroits où ils trouvaient tout ensemble, outre des acheteurs pour leurs produits, la protection des remparts et la liberté personnelle. Au XIIe siècle, toutes les villes flamandes sont devenues des villes drapières. Leurs marchands nous apparaissent, avant tout, comme des exportateurs d'étoffes. La production de celles-ci dépasse de beaucoup, en effet, les besoins locaux et trouve, à l'étranger, des débouchés de plus en plus étendus. Bientôt, la laine indigène ne suffit plus à alimenter les métiers: il faut la faire venir du dehors. C'est à l'Angleterre, dont les herbages humides nourrissaient une race de moutons à toisons épaisses et soyeuses, qu'on alla la demander. Depuis le XIIe siècle, la Flandre fut, jusqu'à la fin du Moyen Age, le meilleur client du royaume insulaire. Les marchands des villes allaient vendre leurs draps de l'autre côté de la mer et en rapportaient de pleins chargements de balles de laine. Il suffit, pour apprécier l'importance de ce commerce, de rappeler ici la formation de la Hanse de Londres, association puissante de gildes locales adonnées au négoce avec l'Angleterre.
On nous excusera d'avoir insisté aussi longuement sur l'activité économique de la Flandre. Nulle part, en effet, les villes ne sont aussi purement les filles du commerce. Rien n'a entravé l'impulsion vigoureuse qu'il leur a donnée et contre laquelle n'a pu tenir aucune résistance. Ni l'Église, ni la noblesse n'ont réussi à arrêter l'élan des bourgeoisies, qui se présentent ici à l'historien sous leur forme la plus pure, et, si l'on peut dire, la plus classique. Le prince, seul, eût pu constituer pour elles un sérieux obstacle. Mais pas plus au haut du Moyen Age que de nos jours, la politique n'était arbitraire. Elle dut s'adapter partout aux circonstances locales. Si la conduite des évêques à l'égard des villes trouve son explication, non dans le caprice des prélats, mais dans l'impossibilité où ils se trouvaient de céder aux communes l'administration de leurs cités, celle des comtes de Flandre, en dépit de quelques épisodes sans importance, prouve clairement qu'ils comprirent tout le profit qu'ils pouvaient retirer de l'exceptionnelle vitalité du commerce dans leur territoire. Leur intérêt les poussait à favoriser son développement, et ils n'y manquèrent pas. Les lois de paix promulguées par eux ordonnent en termes exprès de respecter les marchands et tous les hommes qui, venus d'autres contrées, traversent le pays. Charles le Bon (1119-1127) est loué par un contemporain d'avoir imposé à la Flandre la discipline et le calme d'un monastère, et, le jour où parvint à Ypres la nouvelle qu'il était assassiné, les marchands réunis à la foire s'empressèrent de fuir. Pareillement les comtes pourvoient aux besoins des portus, stations permanentes de ce commerce qui les enrichit. Ils sont pour les villes naissantes des gardiens vigilants et les aident de toutes leurs forces à fonder le droit nouveau qui leur est indispensable.
Dès le règne de Robert le Frison (1071-1093), on peut constater que, dans une certaine mesure, la cause du prince et la cause des villes sont liées l'une à l'autre. Le coup de force, en effet, par lequel Robert enleva le comté à son neveu Arnoul fut énergiquement secondé par toutes les bourgeoisies de la côte, et l'on peut être sûr qu'elles en furent largement récompensées. Un peu plus tard, en 1127 et 1128, elles se soulèvent pour venger la mort du bon comte Charles, victime d'un complot tramé par une partie de la noblesse. Elles ne reconnaissent Guillaume de Normandie qu'au prix de concessions exorbitantes, le renversent quand elles le voient les abandonner pour s'appuyer sur l'élément féodal et font monter sur le trône Thierry d'Alsace, dont la dynastie n'oubliera jamais qu'elle leur doit le pouvoir.
Rien d'étonnant donc si l'autorité princière intervient de bonne heure en faveur des villes et donne à leurs revendications la sanction légale. Peu à peu, elle leur concède les divers points de leur programme de réformes. Le duel judiciaire est aboli, des restrictions sont apportées à la juridiction ecclésiastique; le service militaire se restreint au seul cas d'invasion du territoire. Tout cela va de pair avec l'octroi de franchises commerciales. Le comte renonce au seewerp[41] et supprime le droit de tonlieu en faveur des gildes.
[41] Droit d'épave.
La crise de 1127 donna l'occasion de compléter toutes ces concessions particulières et de les cristalliser, pour ainsi dire, dans des chartes urbaines. Guillaume de Normandie consentit à tout pour se faire adopter par les villes. Elles lui dictèrent leurs conditions, et si nous avons perdu la charte donnée aux Brugeois, nous possédons encore, dans celle de Saint-Omer, la preuve que le développement urbain est dès lors achevé en Flandre[42].
[42] La Flandre ne possède pas de plus ancienne charte urbaine que celle de Saint-Omer. C'est à tort qu'on a voulu faire remonter à l'année 1068 la charte de Grammont. Ce document appartient en réalité à la fin du XIIe siècle. Voyez V. Fris. Bullet. de la Soc. d'Histoire et d'Archéologie de Gand, 1905, p. 219 et suiv.
Un caractère frappant du droit municipal de ce pays, c'est l'uniformité qu'il présente. Sans doute, il dut y avoir, à l'origine, des différences locales. Mais, sous le règne de Philippe d'Alsace (1168-1191), toutes les grandes villes obtinrent les mêmes institutions et furent régies par des keures identiques, de sorte que les droits et les devoirs de chacune d'elles constituèrent la mesure et la garantie de ceux des autres. Toutes aussi, traitées avec une égale bienveillance, occupèrent vis-à-vis du prince la même situation, et, également protégées par lui, respectèrent également son autorité[43].
[43] L. Vanderkindere, dans son étude sur La Politique de Philippe d'Alsace et ses conséquences. Bull. de l'Acad. de Belgique, classe des lettres, 1905, p. 749 et suiv., croit au contraire que Philippe fut hostile aux communes. J'ai exposé ailleurs (Histoire de Belgique, t. I, 3e édit., p. 198) les raisons pour lesquelles je ne puis me rallier à son opinion.
Chose curieuse, ce fut la charte d'une ville romane, celle d'Arras, qui, étendue aux diverses villes du comté, dont la plupart se trouvaient pourtant dans la région germanique, devint la base de leur droit. Le type d'organisation qu'elle nous présente est fort simple. Chaque ville, soustraite à l'échevinage territorial de sa châtellenie, possède ses échevins particuliers, habituellement au nombre de douze ou de treize. Choisis par le comte, mais exclusivement dans le sein de la bourgeoisie, leur nature est mixte. Ils sont les «jugeurs» du prince qui les fait présider par un officier à lui, le châtelain tout d'abord, plus tard, à partir du XIIe siècle, le bailli; mais ils sont en même temps les conseillers de la commune. En eux s'affirme de manière significative la bonne entente du pouvoir souverain et des aspirations municipales. La dualité des magistratures urbaines que nous avons constatée dans le pays de Liége, où chacune des deux parties en présence s'oppose nettement à sa rivale, n'existe pas ici. Les grandes villes flamandes, c'est-à-dire ces puissantes agglomérations commerciales où s'est constitué le droit urbain, ne connaissent point les jurés. On ne rencontre ceux-ci que dans des localités secondaires, dans des bourgs relevant d'un seigneur local auquel il a fallu arracher des concessions. En 1127, lorsque les villes demandent à Guillaume de Normandie une organisation de leur choix, elles ne parlent que d'échevins.
L'autorité que le comte conserve sur ces échevins est d'ailleurs des plus faibles. S'il les nomme, il n'y a pas d'exemple qu'il puisse les déposer, et, en fait, il semble bien que, dans la pratique, il se soit borné à ratifier à chaque vacance le choix fait par eux. D'autre part, si son officier siège à leur tribunal, il lui est interdit de se mêler aux délibérations quand elles ont pour objet les affaires de la commune. Ainsi, l'autonomie urbaine se développe librement en Flandre sous la tutelle du prince. Dans la première moitié du XIIIe siècle, elle s'affirme plus clairement encore par la transformation de l'échevinage, de magistrature à vie qu'il était à l'origine, en magistrature annuelle. C'est à la demande des bourgeois que cette innovation fut introduite. Mentionnée tout d'abord à Arras en 1194, elle gagna peu à peu le nord du comté. Ypres l'obtint en 1209, Gand en 1212, Douai en 1228, Lille en 1235, Bruges en 1241. Il n'est pas difficile d'en saisir les motifs. On voulut sans doute éviter par là le maintien au gouvernement de la ville de vieillards incapables de supporter la charge écrasante des fonctions scabinales, mais on voulut aussi renforcer le caractère municipal de la magistrature urbaine. Les échevins annuels, en effet, ne sont plus exclusivement nommés par le comte. Les chartes reconnaissent formellement le droit de présentation des échevins de l'année précédente ou établissent un système plus ou moins compliqué d'élection, grâce auquel la ville collabore avec le prince à la création de ses juges-administrateurs. De plus, des règles sont établies qui répartissent les sièges de l'échevinage entre les diverses paroisses de la commune, et cette nouveauté accentue encore la prise de possession de l'échevinage par la bourgeoisie. Le droit du comte sur celui-ci ne disparaît pas, mais il est désormais, et il restera jusqu'à la fin du XIVe siècle, un droit nominal beaucoup plus qu'un droit effectif.
C'est par son officier que le comte a conservé jusqu'au bout une intervention très réelle dans les communes. Si grande qu'ait été leur autonomie, elles n'ont pas annulé dans leurs murs le pouvoir du prince et n'ont d'ailleurs pas cherché à le faire. Jusqu'à la fin du XIIe siècle, les châtelains représentèrent chez elles le seigneur territorial en qualité de «vicomtes». A vrai dire, installés à titre héréditaire comme tous les fonctionnaires de la phase agricole du Moyen Age, ces châtelains considéraient leur charge comme un fief et l'exerçaient à leur profit. Des froissements ne pouvaient manquer de se produire entre ces féodaux et les bourgeois. Le comte sut en profiter. Son intérêt le poussait à ruiner l'influence des châtelains et à substituer son autorité à la leur. Il soutint donc les bourgeois contre eux, imitant en cela la conduite des rois de France qui, à la même époque, prenaient la cause des communes contre leurs seigneurs. Sous le règne de Philippe d'Alsace, les châtelains ont cédé partout à la coalition des bourgeois et du prince. Ils disparaissent ou ne conservent plus que des revenus peu importants ou des droits honorifiques. A leur place apparaît désormais un fonctionnaire de nouveau style, le bailli.
Employé salarié et révocable, le bailli n'a plus rien de féodal. Il faut y voir une conséquence de la même transformation économique qui a produit les villes. Comme elles, il ne pourrait exister sans la renaissance du commerce qui, à côté de la richesse foncière, a suscité la richesse mobilière, développé la circulation et l'abondance de l'argent et substitué aux vieilles institutions, que leurs titulaires se transmettaient de père en fils avec les domaines auxquels elles étaient attachées, des institutions dépendant directement du pouvoir public et confiées à des agents installés par lui et vivant du traitement qu'il est maintenant capable de leur servir. Rien d'étonnant, dès lors, si dans cette Flandre où le développement économique a précédé celui des territoires voisins, les baillis, comme les villes elles-mêmes, apparaissent plus tôt que partout ailleurs.
Entre le bailli et les échevins, le contraste est éclatant. Ceux-ci sont les représentants de la commune, celui-là est l'instrument du prince. Il n'a de comptes à rendre qu'à lui et n'obéit qu'à ses ordres. Continuellement déplacé, toujours choisi en dehors de la bourgeoisie de la ville qu'il administre, il ne relève que du haut justicier qui le nomme et qui le paie.
Une telle situation devait tôt ou tard amener des conflits entre les magistrats communaux et les fonctionnaires du prince, juxtaposés plutôt que coordonnés les uns aux autres. Les premiers incarnent l'autonomie urbaine, les seconds l'autorité territoriale, et peu à peu le contraste qui les oppose les uns aux autres apparaît plus éclatant et plus dangereux. On commence à s'en apercevoir dès le milieu du XIIIe siècle. La belle harmonie qui a présidé si longtemps aux rapports entre le comte et les villes, va faire place à une rivalité flagrante. L'idéal des grandes communes devient républicain en même temps que celui du prince devient monarchique. Celui-ci augmente sa souveraineté pendant que celles-là augmentent leurs privilèges, et la fin du Moyen Age nous les montrera engagés dans une lutte formidable, dont nous aurons à faire comprendre les motifs et à expliquer les péripéties.