Les anciennes démocraties des Pays-Bas
CHAPITRE II
Formation des institutions urbaines.
I. Princes laïques et princes ecclésiastiques. La commune de Cambrai. Les villes flamandes.—II. Développement du droit urbain. Condition des personnes et des terres dans les villes.—III. Le tribunal urbain. Les échevins. Le conseil. Les jurés.
I
PRINCES LAÏQUES ET PRINCES ECCLÉSIASTIQUES. LA COMMUNE DE CAMBRAI.—LES VILLES FLAMANDES.
Jusque vers le milieu du XIe siècle, les princes, comme on l'a vu plus haut, ne se sont pas occupés des colonies marchandes. Abandonnées à elles-mêmes, celles-ci ont créé un simple état de fait auquel manque, avec la consécration légale, toute garantie sérieuse de durée. Pour qu'il devienne un état de droit, pour que le portus se transforme en ville, et ses habitants en bourgeois, pour que, enfin, son autonomie soit officiellement ratifiée et que naissent les institutions qui doivent la compléter, l'intervention du pouvoir public est indispensable. Elle est en même temps inévitable. Car l'intensité croissante de la vie urbaine va nécessairement attirer l'attention des princes, et depuis lors, de siècle en siècle, leurs rapports avec les villes ne cesseront plus de se multiplier et de se compliquer.
En général, dans les Pays-Bas, les princes laïques leur furent plus favorables que les princes ecclésiastiques. Et il est très compréhensible qu'il en ait été ainsi. Les comtes de Flandre, de Hainaut, de Hollande, les ducs de Brabant, comme d'ailleurs toute la haute aristocratie du Moyen Age, n'étaient point sédentaires. Ils n'avaient pas de résidence fixe et se déplaçaient continuellement avec leur petite cour à travers leurs terres. Ne se trouvant point en contact permanent avec la population urbaine, ils eurent donc peu d'occasions d'entrer en conflit avec elle. Avant le XIIe siècle, la conduite qu'ils adoptèrent à son égard fut généralement pacifique. De leur côté, les villes n'eurent garde d'inquiéter un pouvoir qui les protégeait contre les petits seigneurs locaux, voisins gênants et dangereux, et qui s'abstenait d'intervenir dans leurs affaires.
Mais les évêques se trouvaient dans une situation toute différente. Établis à demeure dans leurs cités, ils étaient forcés d'entretenir avec les habitants de celles-ci des relations journalières et de s'intéresser à leurs faits et gestes. Plus cultivés que les laïques, ils professaient en outre une théorie de gouvernement reposant sur le double principe de l'obéissance à l'autorité spirituelle et à l'autorité temporelle, toutes deux émanées de Dieu même. A Liége, à Utrecht, à Cambrai, les prélats excellents que les empereurs chargeaient de l'administration des diocèses s'efforcèrent durant tout le Xe et le XIe siècles de maintenir la fidélité au souverain et la «discipline teutonique[16]». Il semble bien qu'ils aient remarquablement organisé les institutions domaniales de leurs terres et que la condition des paysans, sous leur autorité vigilante et ferme, se soit trouvée singulièrement favorable. La petite noblesse du pays obéissait moins facilement, et c'est elle sans doute qui provoqua à Liége, sous l'évêque Éracle (959-971), à Cambrai sous l'évêque Engran (956-960), des insurrections sur lesquelles nous sommes d'ailleurs très mal renseignés[17].
[16] Voy. H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, 3e édit., p. 65 et suiv.
[17] On a voulu considérer ces mouvements, sans la moindre preuve, comme des essais de commune.
Il est certain, d'autre part, que les cités épiscopales, plus peuplées et plus animées que les châteaux des princes laïques, jouirent aussi d'un ordre et d'une police plus fermes. Les évêques prirent des mesures de toutes sortes pour en assurer le ravitaillement, y surveiller le marché, y construire des murs et des ponts. Notger de Liége (972-1018), détourna un bras de la Meuse pour assainir la ville et pour la fortifier tout ensemble.
Mais c'est justement cette activité et cette sollicitude des évêques pour le bien de leurs sujets qui devaient les mettre aux prises avec ceux-ci. L'immigration des marchands dans les cités, au cours du Xe siècle, y compliqua la situation, y fit naître des besoins nouveaux et y suscita des revendications jusqu'alors inconnues. Or, les prélats ne pouvaient sans danger, au siège même de leur résidence[18], abandonner aux marchands cette autonomie dont les princes laïques les laissaient jouir. Ils voulurent tout naturellement les soumettre au régime autoritaire et patriarcal de leur gouvernement. Peu sympathique d'ailleurs au commerce, l'Église confondait avec l'usure les opérations auxquelles il donnait lieu; elle taxait d'avaritia cette tendance à l'augmentation constante de la richesse dans laquelle les économistes modernes reconnaissent l'«esprit capitaliste». De là des malentendus, des froissements, et bientôt une hostilité qui n'attendait qu'une occasion pour se déclarer[19].
[18] J'emploie cette expression à dessein. En effet, on ne voit point que les villes secondaires des principautés épiscopales aient eu à lutter contre les évêques. Dans celle de Liége, Huy obtint une charte de libertés dès 1066.
[19] Pour l'attitude du clergé vis-à-vis du commerce, voy. par exemple la Vita S. Guidonis (Acta SS. Boll. Sept., t. IV, p. 43): «Mercatura raro aut nonquam ab aliquo diu sine crimine exerceri potuit».
Elle se présenta lors de la querelle des investitures. Mécontents de leurs évêques impérialistes, les marchands prirent passionnément le parti du pape. L'opposition religieuse alla de pair chez eux avec l'opposition politique. Les prêtres qui soulevaient le peuple contre les prélats simoniaques ne rencontrèrent nulle part des partisans plus enthousiastes que parmi ces commerçants et ces artisans dont les revendications économiques trouvaient tout à coup à s'utiliser pour la bonne cause[20]. L'histoire de Cambrai nous permet de le constater avec une netteté remarquable.
[20] Il faut comparer ici, avec les événements des Pays-Bas, ceux qui se passèrent à la même époque dans les villes rhénanes et dans les villes lombardes. Il importe aussi de ne pas oublier que l'appui donné au pape par les féodaux pendant la querelle des investitures s'explique en grande partie par leur intérêt. Grégoire VII eut en réalité pour lui, dans l'Empire, les deux forces qui allaient dominer l'avenir: les princes laïques et les villes. L'empereur ne s'appuyait plus que sur les partisans d'un ordre social en train de disparaître. Il y a là tout un ensemble de phénomènes dont on tient en général trop peu de compte dans l'étude de ce grand conflit.
Pendant le XIe siècle, la prospérité de cette ville s'était largement développée. Aux pieds de la cité primitive s'était groupé un faubourg commercial qui avait été entouré, en 1070, d'une enceinte fortifiée. Mais, placée sous l'administration du châtelain et des officiers de l'évêque, la population marchande supportait impatiemment leur pouvoir. Depuis assez longtemps elle se préparait en secret à la révolte, lorsque, en 1077, l'évêque Gérard II dut s'absenter pour aller recevoir l'investiture des mains de l'empereur. Il était à peine en chemin que, sous la direction des marchands les plus riches de la ville, le peuple s'insurgea, s'empara des portes et proclama la «commune». Les pauvres, les artisans, les tisserands surtout, secondèrent d'autant plus énergiquement le mouvement que les sermons d'un prêtre grégorien, Ramihrdus, leur dénonçaient l'évêque comme simoniaque et excitaient au fond de leurs cœurs ce mysticisme populaire que nous retrouverons plus tard si fréquemment mêlé aux soulèvements de la démocratie urbaine. Favorisée par les tendances toutes pratiques des uns, par la ferveur religieuse des autres, la commune fut jurée au milieu de l'enthousiasme général. Essentiellement révolutionnaire, elle prétendit briser d'un seul coup un régime que ses intérêts aussi bien que sa foi lui faisaient apparaître doublement odieux, et, en présence de la collaboration des marchands, des tisserands et de Ramihrdus, on ne peut s'empêcher de songer à la Florence mercantile, ouvrière et mystique du temps de Savonarole.
La nécessité de maintenir par la force le régime nouveau qu'on s'était donné, amena tous les habitants, grands ou petits, à s'unir étroitement. Il ne pouvait être question ici de s'abandonner à la direction d'une gilde. Une mesure de salut public, en face du retour certain de l'évêque, s'imposait inévitablement: ce fut la «commune» jurée par tous et obligatoire pour tous. Il semble bien, en effet, que la commune de Cambrai ait été essentiellement militaire. Son organisation est faite pour la lutte, et il est hautement caractéristique que ce soit dans une ville épiscopale qu'ait été créé pour la première fois cet instrument d'affranchissement économique que tant de cités du Nord de la France et de l'Allemagne rhénane allaient s'approprier à leur tour.
Nous sommes beaucoup moins bien informés de l'histoire de la bourgeoisie de Liége que de celle de Cambrai. Des textes du commencement du XIIe siècle nous permettent d'entrevoir qu'elle avait usurpé sur la juridiction des chanoines de la cathédrale, puisque l'empereur Henri IV fut sollicité de confirmer les privilèges de ceux-ci (1107). Pour Utrecht, nous savons moins de choses encore. On peut être certain pourtant que la population urbaine ne manqua pas de profiter de la lutte qui éclata en 1122 entre son évêque Godebold et l'empereur Henri V. Il est impossible de dire si c'est grâce à cet événement qu'elle avait obtenu de l'évêque un «privilège» que Henri ratifia. En tout cas, il est hautement intéressant de constater que, comme en Flandre et comme à Cambrai, ce sont aussi les marchands qui, à Utrecht, jouent le premier rôle. On ne peut en douter en voyant l'empereur, pour s'assurer l'appui de la ville, modifier, à la demande des honestiores cives le tarif du tonlieu[21]. A Tournai, où le siège épiscopal, transporté à Noyon au début de l'époque franque ne fut rétabli qu'en 1146, les sources ne mentionnent aucun conflit et tout permet de croire que les débuts de l'institution urbaine y furent aussi pacifiques qu'en Flandre.
[21] Waitz. Urkunden zur Deutschen Verfassungsgeschichte, 1871, p. 28.
Ici, en effet, nulle hostilité entre les comtes et les bourgeoisies. Non seulement le prince les laisse se développer à l'aise, mais déjà, dans la seconde moitié du XIe siècle, on le voit intervenir en leur faveur. C'est qu'elles sont dès lors assez influentes pour qu'il soit utile de gagner leur sympathie. Robert le Frison (1071-1093), arrivé au pouvoir par usurpation, a cherché visiblement à les attirer à sa cause, et ses successeurs Robert de Jérusalem (1093-1111) et Baudouin VII (1111-1119) ont continué, à leur égard, la politique dont il leur a légué l'exemple. Pour la première fois, sous le règne de ces princes, des concessions formelles établissent en droit la situation particulière de la population urbaine. Elle reçoit des privilèges en matière de tonlieu, en matière de service militaire, en matière de juridiction et de procédure. Dès le début du XIIe siècle, toute la Flandre, d'Arras à Bruges, est parsemée de villes actives et florissantes, placées sous la protection du prince, et reconnaissant ses bienfaits par une fidélité à toute épreuve. En 1127, lors de l'assassinat de Charles le Bon, elles se lèvent toutes ensemble pour le venger, et le loyalisme qui leur fait prendre les armes provoque aussi leur première intervention dans la vie politique du comté. Elles prétendent intervenir dans le choix du nouveau prince. Elles dictent leurs conditions à Guillaume de Normandie, sans s'inquiéter des ordres du roi de France; elles se soulèvent contre lui dès qu'il manque aux promesses qu'il leur a faites, et c'est elles qui installent sur le trône une nouvelle dynastie en la personne de Thierry d'Alsace (1128).
II
DÉVELOPPEMENT DU DROIT URBAIN. CONDITION DES PERSONNES ET DES TERRES DANS LES VILLES
Qu'elles aient vécu en bonne intelligence avec leurs princes ou qu'elles aient dû les combattre, les villes, un peu plus tôt ou un peu plus tard, à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe siècle, sont arrivées partout à leur but. Elles constituent désormais des personnes collectives. Leur population n'est plus un simple groupement d'hommes reconnaissable à ses caractères sociaux. Elle jouit d'un droit propre: elle est devenue une classe juridique. Comme la noblesse, la bourgeoisie obtient la reconnaissance légale. Pour celle-là la profession des armes, pour celle-ci la profession du commerce et de l'industrie ont eu à la longue pour résultat la possession officiellement reconnue d'une situation privilégiée. Il importe de l'analyser et d'en reconnaître les caractères spéciaux.
Ces caractères, faut-il le dire, ne sont point propres aux Pays-Bas. La formation du régime municipal, dans ses traits essentiels, a été la même dans les diverses parties de l'Europe. Il ne constitue en rien un phénomène national. Les transformations économiques dont il est la conséquence se sont déroulées à travers des péripéties différentes dans le détail, mais au fond le spectacle est partout identique. Comme la féodalité, les constitutions urbaines sont le résultat d'une situation sociale indépendante des races, des langues et des frontières. Sans doute, les diversités individuelles sont innombrables, mais elles ne doivent pas faire illusion. A y regarder de près, on voit très bien qu'il existe des «familles» de villes, mais on remarque aussi que ces familles s'étendent indifféremment en deçà et au delà des frontières tracées sur la carte de l'Europe. Elles ne sont déterminées ni par l'ethnographie ni par la politique. Cologne, Mayence et Worms sont plus étroitement apparentées à Reims, à Noyon, à Laon, à Cambrai, qu'à Magdebourg ou à Lubeck; Lille et Arras, dont la population est purement romane, sont les sœurs de Gand et de Bruges, dont la population n'est pas moins purement germanique; et réciproquement, il y a beaucoup plus d'affinité entre Liége et Utrecht qu'entre Utrecht et Amsterdam. Ce sont les circonstances spéciales, l'emplacement géographique, le genre particulier du commerce ou de l'industrie de chacune d'elles, la nature des relations qu'elles avaient avec leurs princes qui ont imprimé à l'évolution des villes les traits qui les distinguent dans les diverses régions. Mais la diversité qu'elles présentent ne provient pas d'une diversité de nature. Partout, le point de départ doit être cherché dans les causes économiques dont la bourgeoisie n'est en somme qu'une résultante. Plus ces causes ont été actives, plus est visible l'action qu'elles ont exercée. Moins elles ont été entravées dans leur expansion, et plus aussi les constitutions urbaines se présentent sous leur forme la plus pure et, si l'on peut ainsi dire, la plus classique. Or, il en a été ainsi dans les Pays-Bas, et spécialement en Flandre. Plus activement adonnées au commerce et à l'industrie que les autres contrées situées au Nord des Alpes, ces régions nous permettent d'étudier dans des conditions particulièrement favorables la naissance et le développement des institutions urbaines. La vie municipale s'y est manifestée plus énergiquement et plus purement que partout ailleurs, et c'est dans ce pays intermédiaire entre les deux grandes civilisations de l'Occident, ouvert à toutes leurs influences et enfin divisé lui-même entre la race romane et la race germanique, que l'on peut le mieux apprécier, grâce à la variété et à la richesse du milieu dans lequel elle grandit, la nature propre de la ville médiévale.
Le caractère le plus saillant qu'elle présente, c'est de reposer sur le privilège. Comme le noble, le bourgeois est un privilégié et c'est par là que la ville du Moyen Age s'oppose le plus clairement à la ville antique. Dans l'antiquité, la cité est le centre du peuple qui l'a construite. Il y a ses temples, ses magistrats; il s'y réunit à époques fixes pour prendre part aux élections ou aux fêtes religieuses. Le paysan a beau différer du citadin par son genre de vie, il n'en est pas moins «citoyen» au même titre que lui. Le jus civitatis n'est pas un droit de classe; il appartient à tous les hommes libres de la nation, qu'ils habitent dans les murs ou en dehors des murs. Le mot civitas ne désigne pas seulement la cité proprement dite, l'agglomération bâtie et remparée, il s'applique à tout le territoire dont la cité est tout ensemble le cœur et le cerveau.
Tout au contraire, la ville médiévale constitue, au milieu du plat-pays qui l'environne, un être juridique distinct. Dès que l'on a franchi ses portes, on échappe à la coutume territoriale pour passer sous un droit d'exception. Entre le rural et le bourgeois, il n'existe ni communauté d'intérêts, ni communauté civile. Chacun d'eux vit sous son régime propre, possède ses magistrats, s'administre ou est administré suivant des principes différents. Le droit commun qui a continué de régir la campagne, ne s'applique plus à la ville. Elle forme, au milieu de la plaine que le regard embrasse du haut de son beffroi, un îlot juridique, une véritable «immunité».
Tout d'abord, elle s'isole du plat-pays par son enceinte murale. Car, dès le commencement du XIIe siècle, l'agglomération marchande qui a grandi autour du château primitif a achevé ses travaux de défense. Encerclée d'un mur ou d'un fossé, elle est, à son tour, une forteresse. Ce qui était, à l'origine, un faubourg (foris burgus) ouvert est devenu un bourg. Il l'est si bien que désormais ses habitants prennent le nom de bourgeois (burgenses)[22]. Dès lors, le vieux castrum qui s'élève encore au centre de la ville perd toute son utilité. Construit pour servir de refuge aux paysans des alentours, son rôle cesse du jour où il se trouve emprisonné au milieu des maisons. Ses murailles sans emploi ne sont plus entretenues, elles tombent en ruines ou on les démolit. Il arrivera même fréquemment que les princes, comme à Gand, par exemple, ou à Valenciennes, céderont à la ville, comme terrain à bâtir, le sol même sur lequel il s'élève. Bref, des deux éléments juxtaposés à l'origine, le castrum militaire et le portus marchand, celui-ci a absorbé celui-là. Et il est rigoureusement vrai de dire que, dans les Pays-Bas tout au moins, ce n'est point le bourg, mais le faubourg qui a constitué la ville.
[22] La première mention de ce mot en Flandre apparaît en 1056, à Saint-Omer. Il vient évidemment de France où son usage était déjà ancien à cette époque. Toutefois, comme on l'a vu plus haut, la langue néerlandaise a conservé, à côté de lui, l'ancien nom de poorter. De la Flandre, le mot burgensis s'est répandu dans le reste de la Belgique: on le rencontre à Huy en 1066. Puis, de la Belgique il a gagné l'Allemagne. C'est un phénomène très curieux et caractéristique pour l'appréciation de la vie urbaine au Moyen Age, que l'appellation des populations municipales, essentiellement pacifiques, soit d'origine militaire.
Mais la ville, en faisant disparaître les châteaux de refuge, s'est substituée à eux. Elle rend désormais à la population rurale les services qu'ils lui rendaient. C'est maintenant l'abri de ses remparts que les paysans viendront chercher en cas de guerre. Pendant des siècles, à l'approche de l'ennemi, ils s'entasseront, avec leurs bestiaux et leurs chariots, le long de ses rues et sur ses marchés. Ainsi, la fortification urbaine remplit un double emploi. Si elle enclôt l'agglomération municipale, elle ouvre largement ses portes aux gens du dehors en cas de péril. Elle constitue la sauvegarde du pays environnant, et la bourgeoisie qui l'a construite à ses frais trouve dans la sécurité qu'elle y offre aux paysans, la justification de la prééminence qu'elle s'attribue sur eux et de la sujétion dans laquelle elle les tient.
Les bourgeois d'ailleurs, sans leurs murailles, exposés à toutes les attaques et livrés sans défense à toutes les convoitises, ne pourraient protéger ni leur fortune ni leurs institutions. Le besoin de défense s'impose à eux plus impérieusement qu'aux autres classes sociales. Le clergé est sauvegardé par la vénération dont il jouit; la noblesse et les paysans, vivant de la terre «que l'ennemi ne peut emporter[23]», sont toujours assurés de réparer leurs pertes après un pillage ou une invasion. Mais pour les communautés urbaines, dont la vie économique plus compliquée exige des organes plus nombreux, plus délicats et surtout plus coûteux, dont l'existence ne se maintient que par l'exercice de professions variées, requérant des installations de toutes sortes, un pillage ou une invasion seraient d'épouvantables calamités. Dès lors, la muraille protectrice est une nécessité primordiale. Non seulement aucune ville n'est une ville ouverte, mais encore, dans le budget de chaque ville, les dépenses militaires dépassent de beaucoup toutes les autres dépenses. Bien plus, même! Il semble que les premiers impôts urbains n'aient eu d'autre destination que de parer à l'entretien et à la construction de l'enceinte. Les amendes prononcées par le tribunal de la ville sont souvent affectées ad opus castri, et à Liége, jusqu'à la fin du Moyen Age, «l'accise» communale n'a cessé de porter le nom significatif de «fermeté».
[23] Mot du comte Baudouin V de Hainaut, dans Gislebert, Chronicon Hanoniense, p. 174 (édit. Vanderkindere).
Dans cette enceinte de paix[24] qui entoure la ville, règne aussi un droit de paix. Il faut entendre par là un droit pénal particulièrement sévère, destiné à maintenir l'ordre public par la terreur d'expiations impitoyables. Les plus anciens documents du droit municipal abondent en châtiments corporels: pendaison, décapitation, castration, amputation des membres. Il applique, dans toute sa rigueur, la loi du talion: œil pour œil, dent pour dent. Secundum quantitatem facti punietur, dit la charte de Saint-Omer, scilicet oculum pro oculo, dentem pro dente, caput pro capite reddet.
[24] Le chroniqueur Galbert, au commencement du XIIe siècle, appelle les villes des loci pacifici et les oppose aux forinseci loci.
Mais ce n'est pas seulement en matière répressive, c'est bien plus en matière civile que le droit de la ville se distingue de celui du plat-pays. La procédure y est plus simple et plus rapide, les moyens de preuve y sont plus perfectionnés. Sur le fond de la vieille coutume primitive, germe une coutume nouvelle adaptée aux besoins qu'impose la vie commerciale et industrielle. Tout ce droit, d'ailleurs, nous échappe pour la plus grande partie car, créé par les besoins de la pratique journalière, il grandit en dehors et à côté des chartes concédées aux villes par les princes. De plus, il se modifie rapidement sous l'influence du milieu si actif dans lequel il naît et dont il doit suivre les mouvements variés. C'est un droit «journalier», pour employer l'expression des textes[25]. Non écrit jusque vers le milieu du XIIIe siècle, il commence à s'inscrire, à partir de cette date, dans les «bans» ou les vorboden des échevins.
[25] Guillaume de Normandie accorde aux bourgeois de Flandre, en 1127, «ut de die in diem consuetudinarias leges suas corrigerent».
La procédure, le droit civil, le droit commercial et le droit pénal ne caractérisent pas seuls l'originalité juridique des villes. Elle apparaît plus clairement encore dans tout ce qui touche la condition des personnes et la condition des terres.
Au début, on l'a vu, deux populations distinctes, celle du castrum et celle du portus étaient juxtaposées. La première, la plus ancienne, se composait de chevaliers et de ministerales[26], de clercs et de serfs. La seconde, par suite de l'impossibilité où l'on se trouvait de déterminer la condition de ses membres, était considérée comme libre. A la longue, et sous l'influence des causes dont nous avons parlé, la liberté des immigrants du portus s'est étendue aux vieux habitants du castrum. Le faubourg marchand n'a pas seulement absorbé le bourg militaire, il lui a aussi communiqué son état juridique. Il y a fait disparaître, en somme assez rapidement, la servitude, soit par l'effet des mariages mixtes, soit par l'entrée des serfs dans les professions commerciales. En même temps, les chevaliers quittaient la vieille forteresse devenue inutile. Presque tous, dans le courant du XIIe siècle, abandonnent les villes aux bourgeois et se retirent à la campagne. On n'en rencontre plus que dans les cités épiscopales, où la présence de l'évêque en retient un certain nombre. Mais, dans les localités laïques, en Hainaut, en Flandre, en Brabant, en Hollande, presque tous émigrent des communes, où ils ne pourraient continuer de résider qu'en se soumettant au droit nouveau.
[26] On sait que l'on appelle ainsi des hommes non libres par leur naissance mais qui, employés par leur seigneur à l'administration ou à la guerre, se sont peu à peu fondus dans la chevalerie.
Les clercs, naturellement, demeurent, et l'on peut dire que du XIIe au XVIe siècle, ils sont les seuls non-bourgeois résidant dans les villes. Suivant les cas, leurs rapports avec la population urbaine ont été très différents. Dans les résidences épiscopales, où ils étaient fort nombreux et fort riches et où leurs intérêts se trouvaient souvent en conflit avec ceux des bourgeois, les luttes n'ont pas manqué entre les deux éléments. A Liége notamment, les chanoines de la cathédrale, groupant autour d'eux les chapitres des sept collégiales de la ville, possédaient une puissance qui a longtemps retardé l'évolution complète de la commune. En Flandre, au contraire, où la population civile l'emporte de beaucoup sur la population cléricale, celle-ci n'essaye pas de résister à celle-là. Les monastères se contentent de leurs immunités et tolèrent la mise en vigueur des règlements urbains. Quant au clergé séculier, presque tout entier composé des prêtres des paroisses, habituellement recrutés dans la bourgeoisie, et parfois même désignés par elle aux collateurs, il ne posséda jamais ni la force ni d'ailleurs le désir d'entrer en lutte avec elle. Les évêques de Tournai cherchèrent bien à intervenir dans les villes flamandes en faveur du clergé: mais leurs efforts, sur lesquels nous reviendrons ailleurs, échouèrent complètement, et ils eurent la sagesse de ne point s'obstiner. Ainsi donc, en dehors des gens d'Église qui vivent sous le droit canon, la population urbaine tout entière participe au même droit, et elle y participe parce que tous ceux qui habitent dans l'enceinte du rempart municipal, jouissent également de la liberté.
La liberté, devenue si rare au cours du XIe siècle que le mot libre s'y était transformé en synonyme de noble, est désormais la condition légale du bourgeois. «L'air de la ville rend libre», dit le proverbe du Moyen Age, et cela est rigoureusement vrai. De même que dans les temps modernes l'esclave s'affranchissait en posant le pied sur le sol d'un État européen, de même, depuis le XIIe siècle, le vilain qui a résidé un an et un jour dans une ville voit disparaître sa servitude. Il peut y avoir, et il y a, entre les bourgeois, d'éclatants contrastes sociaux: il n'existe plus parmi eux de différences juridiques. Le plus pauvre artisan comme le marchand le plus riche, également habitants de la ville, sont également des hommes libres. C'est là désormais leur privilège naturel, si l'on peut ainsi dire, et la marque peut être la plus éclatante de leur caste. En 1335, les échevins d'Ypres répondent avec orgueil à ceux de Saint-Dizier, qu'ils n'ont «oncques oy de gens de serve condicion[27]».
[27] Beugnot. Les Olim, t. II, p. 770.
Avec la liberté personnelle, marche de pair dans la ville la liberté du sol. Ici encore, nous nous trouvons en présence d'une conséquence nécessaire de l'activité sociale des bourgeois. Avant la formation des agglomérations marchandes, la terre n'avait de valeur que comme objet de culture. Les maisons qu'elle portait n'étaient que des parties constituantes de l'organisme domanial. La demeure du paysan n'apparaissait que comme l'appendice du «manse», unité d'exploitation, et y était indissolublement attachée. Elle se transmettait avec lui par héritage, par vente, par donation. Mais dans la ville, où se concentre une population détachée du sol, un état de choses tout différent doit nécessairement se faire jour. Pour le bourgeois, vivant du commerce ou subsistant par l'existence d'un métier, la maison devient l'essentiel. Il n'a besoin que d'une habitation où s'abriter et où exercer sa profession. Pour lui, la maison n'est plus qu'un meuble indépendant de la terre[28]. Ce qui était l'accessoire à l'origine est maintenant le principal, et du même coup, le terrain acquiert une destination nouvelle et un prix insoupçonné en se transformant en terrain à bâtir (mansionaria terra). Les propriétaires du sol ne manquèrent pas de tirer parti de la situation. Ils divisèrent leurs fonds en parcelles qu'ils cédèrent moyennant un cens aux immigrants des portus. Bien plus, ils eurent soin de fixer ce cens à un taux assez modique pour attirer les nouveaux venus. Les origines du peuplement nous échappent dans le détail par suite du manque de sources. Mais les documents postérieurs nous permettent d'en reconnaître les traits principaux. Que les villes naissantes se soient formées sur le domaine d'un prince, d'un monastère ou d'un baron, que la terre où vinrent se presser les maisons urbaines fût un sol vierge ou se composât de champs cultivés, partout ses détenteurs n'y virent plus qu'un substratum de construction. Ils ne cherchèrent pas à la retenir dans le cadre ancien de l'organisation domaniale. A la place des «manses» et des «cultures» sur lesquels avaient pesé jusqu'alors les corvées du labourage[29], les maisons des bourgeois s'alignèrent, entourées chacune d'un «pourpris», cour ou jardin légumier.
[28] On sait que les plus anciennes sources du droit urbain considèrent, en effet, les maisons comme des biens meubles et prévoient fréquemment le cas du transport d'une maison d'une ville dans une autre.
[29] A Gand, les noms d'une place de la ville (couter, c'est-à-dire cultura) et d'une des rues les plus anciennes (neder couter) rappellent encore l'existence des «cultures» du monastère de Saint-Pierre. Pour tout ce qui concerne l'histoire du sol urbain, voir l'ouvrage de G. Des Marez. Histoire de la propriété foncière dans les villes du Moyen Age et spécialement en Flandre. Gand, 1898.
Et ces maisons apparurent tout de suite comme bien plus précieuses que la superficie. La faculté de les louer assurait à leurs possesseurs des profits abondants et réguliers. Bientôt, à côté du cens foncier, établi une fois pour toutes sur chaque parcelle bâtie, de nouveaux cens, auxquels on donna le plus souvent le nom de rentes, portèrent sur la maison elle-même. Le crédit urbain trouva là sa plus ancienne application. La maison avait servi tout d'abord de gage répondant du paiement du cens foncier au propriétaire du fonds. Mais avec la prospérité croissante des villes et la diminution rapide de la valeur de l'argent qui en fut la conséquence, la valeur de la maison s'éleva tellement que la prestation du cens foncier ne fut plus qu'une redevance accessoire. Or, le droit du propriétaire ne s'étendait pas au delà de la revendication de ce cens primitif. Il fut donc loisible aux possesseurs de maisons de les grever de charges nouvelles. Voulaient-ils acquérir de l'argent liquide, ils vendaient une rente, c'est-à-dire s'engageaient au paiement annuel d'un intérêt hypothéqué sur leur maison. L'opération contraire ou achat de rente constituait de son côté, pour les marchands enrichis, le moyen le plus sûr de placer leurs bénéfices. Partout, la maison, source permanente de revenus et base essentielle du crédit, fit pour ainsi dire oublier le sol sur lequel elle reposait. Celui-ci ne rapportait chaque année qu'une somme plus faible à mesure que la valeur de la monnaie continuait à baisser. Dès le courant du XIIIe siècle, les descendants des propriétaires fonciers de l'ancien terrain à bâtir s'en trouvaient en réalité dépouillés au profit des descendants de ceux qui avaient construit les maisons. De leur propriété subsistait seulement un droit à des cens minimes et à certaines prestations en cas de transmission du sol. Chacun d'eux possédait un «terrier» (cynsbock) où ces transmissions étaient inscrites en présence de quelques témoins constituant la «cour foncière» (laethof) du seigneur du fonds. En réalité, celui-ci n'était plus guère qu'une sorte de directeur d'enregistrement[30].
[30] En somme, l'histoire de la propriété foncière me paraît avoir évolué dans les villes du Moyen Age comme en Angleterre où théoriquement le roi reste propriétaire du sol. Mais cette propriété théorique n'empêche en rien l'expansion et le jeu de la propriété effective.
III
LE TRIBUNAL URBAIN.—LES ÉCHEVINS.—LE CONSEIL. LES JURÉS.
Tout ce droit personnel, pénal, réel, civil et commercial qui naît dans le milieu urbain serait inapplicable s'il n'existait un tribunal grâce auquel il entre en action. Dans la société plastique du Moyen Age, chaque classe d'hommes, de même qu'elle vit suivant sa coutume propre, possède sa juridiction spéciale. Par-dessus l'organisation judiciaire de l'État, l'Église a ses officialités, la noblesse ses cours féodales, les paysans leurs cours domaniales. La bourgeoisie, à son tour, acquiert ses échevinages. Chaque ville, dès une époque qu'il est impossible de déterminer avec exactitude, mais dont l'on peut placer le point de départ dans la seconde moitié du XIe siècle, devient ainsi une sorte d'immunité.
Entre l'immunité urbaine et l'ancienne immunité de l'époque franque, toutefois, les différences sont nombreuses et significatives. L'immunité franque constitue un privilège par lequel le roi renonce à intervenir directement dans les terres d'un seigneur foncier. Elle en ferme l'accès à son fonctionnaire et elle a pour résultat de laisser à la longue la juridiction domaniale du propriétaire absorber, au moins dans une large mesure, les attributions de la juridiction publique. Il en est tout autrement de l'immunité urbaine. La juridiction privilégiée qu'elle accorde aux bourgeois, loin d'affaiblir la juridiction publique, la renforce au contraire. Au lieu d'échapper à l'autorité souveraine, la ville, par l'octroi d'un tribunal local, se rattache directement à elle. Son échevinage est, si l'on peut employer cette expression d'apparence trop moderne, un échevinage d'État. Loin que le fonctionnaire du prince ne puisse y pénétrer, c'est lui, tout à l'inverse, qui le préside et en exécute les sentences. Bref, comme circonscription judiciaire, la ville est, dans toute la force du terme, une circonscription de droit public. A ce point de vue, elle s'oppose aussi nettement qu'il est possible aux juridictions seigneuriales, et c'est trompés par les apparences que certains auteurs ont pu voir en elle une «seigneurie collective».
Jetons maintenant un coup d'œil sur la composition du tribunal municipal. Malgré des divergences de détail, il se présente à nous comme une simple adaptation au milieu urbain du tribunal public de l'époque franque. Nulle part, on le sait, l'institution de l'échevinage ne poussa de plus profondes racines qu'en Belgique[31]. Elle survécut aux morcellements politiques du Xe siècle. Dans toutes les principautés qui se constituèrent alors de la mer aux Ardennes on la retrouve presque intacte. Les princes la laissèrent subsister dans les échevinages des divers comtés qu'ils agglomérèrent sous leur pouvoir. En Flandre, par exemple, on constate dans la plupart des châtellenies l'existence d'un échevinage siégeant au castrum qui s'élève au centre de la circonscription et étendant sa juridiction sur toute l'étendue de celle-ci. A l'origine, les immigrants des portus ressortirent donc à ce tribunal puisque, libres personnellement, ils se trouvaient placés par cela même sous la juridiction publique. Dès lors, quand le moment arriva de donner aux villes leurs magistrats spéciaux, rien ne fut plus naturel que de les gratifier d'un échevinage. La circonscription urbaine créée dans la circonscription territoriale reçut une organisation calquée sur celle de son aînée. Comme les échevins de la châtellenie, les échevins de la ville furent des juges populaires recrutés parmi les habitants. Ceux-ci comme ceux-là furent «semoncés» et présidés par l'officier du prince, c'est-à-dire par le châtelain. Il n'est pas jusqu'au nombre traditionnel de douze membres qui n'ait été conservé pour eux. Seulement, au lieu de juger suivant la vieille coutume, les échevins de la ville jugent suivant le droit nouveau des bourgeoisies; au lieu de s'assembler dans le bourg, ils s'assemblent dans le faubourg marchand, soit à la halle du marché, soit dans le cimetière de l'église paroissiale. A côté d'eux, d'ailleurs, l'échevinage territorial continue à se réunir dans le castrum et à juger les hommes de la châtellenie. Il existe encore dans la ville mais non plus pour la ville. A Bruges, le landhuis du Franc[32] s'élève encore à côté du gemeentehuis (hôtel de ville), rappelant le souvenir lointain du jour où la ville a reçu, analogue à l'ancien échevinage territorial, mais indépendant de lui, son échevinage local.
[31] Il est même assez probable que l'échevinage n'est qu'une modification locale de l'institution des rachimbourgs, modification propre à la région mosane où les Carolingiens possédaient la plus grande partie de leurs domaines. C'est là que Charlemagne l'aura perfectionnée pour l'étendre à toute la Francia.
[32] On désigne la châtellenie de Bruges sous le nom de Franc de Bruges.
Tribunal public, l'échevinage urbain est en même temps un tribunal princier puisque, depuis le Xe siècle, le prince est devenu l'organe et le protecteur du droit public. Nous venons de voir d'ailleurs que son président est un représentant ou pour mieux dire un fonctionnaire du prince, et il faut ajouter que le prince intervient dans la nomination de ses membres. Mais cet échevinage est en même temps un tribunal communal et l'on comprend sans peine qu'il en ait été ainsi. Non seulement, en effet, il est recruté dans le sein de la population urbaine, mais le droit qu'il applique n'est autre chose que l'œuvre même de la communauté bourgeoise. La loi suivant laquelle il juge est, comme dit le flamand, une «keure», c'est-à-dire une loi choisie par la bourgeoisie, une loi d'exception que le prince reconnaît et ratifie, mais qui ne vient ni de lui ni de la coutume territoriale. Dès lors, la magistrature chargée de réaliser le droit urbain ne peut être simplement juxtaposée à la population urbaine. Il faut qu'elle lui appartienne, il faut qu'elle soit sienne. Et, en effet, dès le XIe siècle, les textes appellent indifféremment les échevins tantôt échevins des bourgeois, tantôt échevins du prince. Ainsi leur nature est complexe. Ils sont tout à la fois un organisme princier et un organisme communal, et, à mesure qu'on avance, ce second caractère va constamment en s'accentuant. Car, plus il se développe et se complique, plus le droit urbain se confond avec la vie même de la commune. A la keure primitive, s'ajoutent bientôt des additions de toutes sortes rendues indispensables par les nécessités croissantes de l'activité municipale. Des règlements administratifs apparaissent, des mesures de tout genre s'imposent et c'est l'échevinage qui naturellement se charge de veiller à leur application et de punir les contraventions. Il n'est plus seulement dès lors le tribunal de la ville, il en est aussi le conseil. A une époque où les pouvoirs ne sont pas encore distincts les uns des autres, il réunit à ses attributions de juge les attributions d'administrateur. Sans cesser d'appartenir au prince, il appartient de plus en plus à la commune. La gilde qui, primitivement, s'était chargée de subvenir aux besoins les plus pressants de la population marchande lui en abandonne désormais le soin. C'est lui qui lève les impôts, pourvoit aux travaux publics, entretien de l'enceinte, pavage des rues, etc., exerce la tutelle des orphelins. A côté de ses attributions de juge, qu'il tient du prince, il acquiert ainsi des attributions administratives que la commune lui délègue, et il les acquiert par la force des choses et sans pouvoir les justifier par un titre légal.
A vrai dire, cette absorption de l'échevinage par la ville n'a pas eu lieu partout sans difficultés. L'évolution que nous venons de décrire ne s'est accomplie que dans les principautés laïques. Les évêques et les puissantes corporations ecclésiastiques qui se groupaient autour d'eux dans les cités[33] se sont efforcés au contraire de l'empêcher. A Liége, à Cambrai, à Utrecht, l'évêque a lutté avec des chances diverses, pour maintenir les échevinages urbains sous son pouvoir exclusif. Nous connaissons déjà les motifs de cette conduite et nous n'avons plus à y revenir. Elle a eu pour résultat d'obliger la bourgeoisie à instituer de son propre chef un conseil chargé de gérer ses intérêts à côté du tribunal du prince, et souvent en opposition avec lui.
[33] A travers tout le Moyen Age, le nom de «cité» a été réservé aux seules villes épiscopales quelle qu'ait d'ailleurs été leur importance. Térouanne, qui ne fut jamais qu'un gros bourg, est une cité; en revanche, Gand, la ville la plus puissante de toute la Belgique, n'en est pas une. Je me conformerai dans les pages suivantes à l'usage ancien.
Ce conseil, dont les membres portent habituellement le nom de «jurés» (jurati) ne tient ses pouvoirs que de la population urbaine. Il est son mandataire, l'exécuteur de ses volontés: il ne dépend que d'elle, comme les échevins ne dépendent que du prince. Il est créé, pour empêcher l'immixtion du prince dans les affaires municipales. Dans une certaine mesure, on peut le considérer comme un organisme révolutionnaire, et il est intéressant d'observer, à cet égard, qu'il est institué par une conjuration, c'est-à-dire par une alliance assermentée de tous les habitants. Le pouvoir communal apparaît ainsi plus clairement dans les cités épiscopales que dans les villes laïques. Il ne s'y est point amalgamé, par suite de l'attitude des évêques, avec le pouvoir public[34].
[34] M. Vanderkindere a cherché à démontrer que l'opposition du pouvoir princier et du pouvoir communal était un fait primitif et universel. Voyez son étude intitulée: La première phase de l'évolution politique des villes flamandes. Annales du Nord et de l'Est, 1905. Il prétend découvrir des jurés en opposition avec les échevins dans toutes les villes flamandes. Mais les textes qu'il cite et qu'il m'est naturellement impossible d'examiner ici, ne sont pas probants à mon avis. Voy. les rapides observations que j'ai présentées à ce sujet dans mon Histoire de Belgique, t. I (3e édit.), p. 198.
Mais il ne faudrait point croire que la commune soit, dans les Pays-Bas, un phénomène appartenant en propre à certaines villes. Ce qui est vrai, c'est qu'on ne rencontre point, dans ce pays, de communes politiques organisées suivant le type français, où tous les pouvoirs dérivent de l'association municipale. Les «cités» se sont rapprochées de cette organisation, mais sans jamais y atteindre. Ailleurs, elle ne se rencontre nulle part[35]. Ce qui se rencontre partout, en revanche, c'est la commune en tant qu'unité corporative de tous les bourgeois, en tant que personne morale. Aussi bien dans les villes où il existe des jurés que dans celles où ils manquent, les habitants constituent un corps, une université, dont tous les membres sont solidaires les uns des autres. Nul n'est bourgeois s'il ne prête le serment communal, qui l'associe étroitement à tous les autres bourgeois. Sa personne et ses biens appartiennent à la ville et ceux-ci comme celle-là peuvent être requis à tout instant à son service. Le bourgeois isolé ne se comprend pas plus que ne se comprend, aux époques primitives, l'homme isolé. On n'est une personne, aux temps barbares, que grâce à la communauté familiale à laquelle on appartient; on n'est bourgeois, au Moyen Age, que grâce à la communauté urbaine dont on fait partie. Rien peut-être, parmi tous les organismes sociaux créés par l'homme, ne rappelle davantage les collectivités du règne animal,—je songe, ici, aux fourmis et aux abeilles,—que les communes médiévales. Des deux côtés, c'est la même subordination de chacun à l'ensemble, la même collaboration de tous à la subsistance, au maintien, à la défense de la République, la même hostilité à l'égard de l'étranger, la même absence de pitié à l'égard des êtres inutiles.
[35] Sauf par exception au XIIIe siècle, où les comtes de Flandre l'ont introduite dans quelques localités, par exemple à Deynze.
Le bannissement a toujours été le châtiment le plus caractéristique du droit urbain. Dès le XIIe siècle, le homo inutilis ville, pour employer l'expression si caractéristique des documents contemporains, est impitoyablement expulsé. Si, dans la ville, la propriété est soustraite aux atteintes du pouvoir seigneurial, si elle n'a plus à acquitter tous ces droits domaniaux qui, à la campagne, continuent à peser sur les successions, morte-main, meilleur catel, buteil, corimede, etc., en revanche, elle n'échappe point à l'emprise de la communauté. Non seulement, en cas de besoin, par la taille et par l'emprunt forcé, celle-ci puise dans la bourse de tous ses membres, mais chaque bourgeois est encore responsable sur ses biens des dettes de la ville et il ne peut, s'il émigre, les transporter avec soi, sans acquitter un «droit d'issue».
En un point, pourtant, et en un point essentiel, la commune diffère de la ruche ou de la fourmilière. Celles-ci, en effet, pour autant que nous puissions les comparer avec quelque approximation aux collectivités humaines, nous présentent le spectacle de gouvernements monarchiques. La commune, au contraire, du moins pendant les premiers temps et même plus tard en théorie, constitue une démocratie. Pour la première fois, au milieu d'une époque où domine, dans tous les domaines, le principe autoritaire, elle réalise le gouvernement du peuple par le peuple. Le pouvoir qu'exercent ses magistrats, leur est délégué par elle. Ils agissent au nom de la communitas ou de l'universitas civium. Si la ville reconnaît la souveraineté du prince territorial, si elle lui paye l'impôt, si elle le sert en temps de guerre, elle n'en est pas moins indépendante dans le domaine propre des intérêts urbains. La collectivité bourgeoise s'administre elle-même et tous ses membres jouissent des mêmes droits, de même qu'ils sont soumis aux mêmes devoirs. L'organisation du plat-pays est patriarcale[36]. Dans la ville, l'idée du pouvoir paternel fait place à celle de la fraternité. Déjà les membres des gildes et des «charités» se traitaient de frères, et, de ces associations restreintes, le mot a passé à l'association totale. Unus subveniat alteri tanquam fratri suo, dit la keure d'Aire, «que l'un aide l'autre comme son frère».
[36] Cf. le mot senior = l'ancien.
Sans doute, entre les frères de la commune, les différences sociales sont nombreuses et éclatantes: une minorité de riches s'est constituée de très bonne heure au milieu de la population. Mais à la supériorité de la fortune ne correspond, au début, aucun privilège politique. Encore au commencement du XIIIe siècle, on n'exige, en Flandre, des échevins, qu'une bonne renommée sans condition de fortune. Il est évident, d'ailleurs, qu'en fait, le pouvoir municipal fut exercé dès l'origine par les bourgeois les plus opulents. C'est là un état de choses inhérent à toutes les démocraties tant qu'elles ne se sont point divisées sous l'influence des conflits économiques. Or, durant les premiers temps, c'est-à-dire jusque dans le courant de la première moitié du XIIIe siècle, ces conflits, en germe dans la constitution sociale des bourgeoisies, n'ont pas encore éclaté. La grande affaire, pour les villes, à cette époque, c'est de se donner les institutions qui leur permettent de vivre et, à cette œuvre essentielle, tous sans distinction, «grands» et «petits», riches et pauvres, travaillent de commun accord. Au rebours de ce qui s'est passé dans l'antiquité, c'est donc par le gouvernement démocratique que débute l'histoire des populations urbaines du Moyen Age. L'égalité sociale n'existe pas entre leurs membres, mais tous, au même titre et avec les mêmes droits, appartiennent à la commune et participent à son gouvernement.
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