Les anciennes démocraties des Pays-Bas
CHAPITRE X
Les villes à l'époque de la Réforme.
I. Mouvements sociaux et politiques provoqués par la Réforme.—II. Les villes sous le régime calviniste.
I
MOUVEMENTS SOCIAUX ET POLITIQUES PROVOQUÉS PAR LA RÉFORME.
L'organisation urbaine du Moyen Age était en train de disparaître sous l'action de la Renaissance, quand la Réforme provoqua, dans les villes transformées, des perturbations nouvelles.
Dès 1518, on découvre parmi la population cosmopolite d'Anvers les premiers symptômes du Luthéranisme et, depuis lors, malgré les formidables «placards» promulgués par Charles-Quint, l'hérésie se répand bientôt de proche en proche. D'ailleurs, la propagande luthérienne, si elle menace l'Église établie, ne s'en prend ni à l'État ni à la société. Les premiers protestants ne furent en rien des révolutionnaires et ils conservèrent une fidélité intacte à l'empereur qui les faisait monter sur le bûcher. Mais, par la brèche faite par eux dans l'édifice des croyances traditionnelles, l'anabaptisme se déverse presque aussitôt sur les Pays-Bas. Transporté d'Allemagne à Emden en 1529 par Melchior Hoffmann, il se répand tout de suite sur les provinces septentrionales et atteint rapidement le Brabant, la Flandre et le Limbourg. La simplicité de sa théologie et son mysticisme apocalyptique exercent sur les âmes populaires une attraction irrésistible. Il condamne l'organisation sociale comme l'œuvre du mal, il aspire à son anéantissement, il prétend fonder sur ses ruines la cité céleste où s'effaceront toutes les inégalités et toutes les injustices, où tous les rangs seront confondus dans l'amour et la charité. Comment de telles promesses ne lui auraient-elles point gagné l'adhésion enthousiaste des prolétaires que l'évolution économique venait de multiplier dans les villes et les campagnes? Il exerça sur eux, une influence analogue à celle que les doctrines des Lollards avaient exercée jadis sur les tisserands du Moyen Age.
Les espoirs illimités dont il les nourrit, le contraste éblouissant qu'il leur fait apparaître entre la misère de leur condition présente et la félicité future du monde affranchi de la double oppression de l'Église et de l'État, mettent la patience et la résignation des masses travailleuses à une trop forte épreuve. Certes Hoffmann ne prêchait pas la violence. Mais ses adeptes ne pouvaient manquer d'y recourir tôt ou tard. En 1533, un prophète surgit du sein de la populace: le boulanger Jan Matthijs de Haarlem. Il vient annoncer aux «justes» et aux «purs» l'heure de la vengeance. Il ne suffit plus d'attendre le règne de Dieu: il faut l'établir par l'épée, anéantir les méchants, cimenter dans leur sang les remparts de la nouvelle Jérusalem. Plus de prêtres! Mais aussi plus de propriété, plus d'armée, plus de tribunaux, plus de maîtres! Désormais, la question religieuse devient une question sociale. Contre l'anarchisme mystique des anabaptistes, s'unissent, indépendamment des différences confessionnelles, tous les soutiens de l'ordre établi. Les protestants ne les haïssent pas moins que les catholiques. Ils sont traqués partout avec l'impitoyable férocité qu'inspire la terreur. Pendant le siège de Munster, où les chefs du mouvement ont été fonder la «nouvelle Jérusalem», les soldats de Marie de Hongrie taillent en pièces les bandes qui se sont mises en marche pour rejoindre leurs frères. Au mois de juin 1535, un placard condamne à mort tous les anabaptistes, même ceux qui abjureront leurs erreurs.
La chute de Munster (25 juin 1535) mit fin aux tentatives révolutionnaires de l'anabaptisme. La crise avait été trop violente pour pouvoir se répéter. La secte pourtant ne disparut point, mais ses tendances se modifièrent. Elle cessa de se recruter parmi les prolétaires. Elle donna naissance à des communautés de fidèles doux et inoffensifs, prétendant restaurer le christianisme primitif sur la base de l'amour du prochain et de la conscience individuelle, sans clergé ni sacrements. Néanmoins, elle resta longtemps en butte à l'animadversion publique. Nulle confession n'a fourni autant de victimes à la répression de l'hérésie, et quand apparurent dans les Pays-Bas les premiers Calvinistes, on les confondit tout d'abord avec les anabaptistes, qu'ils haïssaient pourtant à l'égal des catholiques.
Et pourtant le calvinisme ne fut pas moins révolutionnaire que l'anabaptisme, mais il le fut autrement. Au lieu d'attaquer la société, c'est l'Église qu'il prétend détruire. Il ne la prétend détruire, d'ailleurs, que pour la remplacer par une Église nouvelle, la sienne. Et cette Église, organe de la loi divine, doit réformer l'État suivant son esprit, c'est-à-dire se le soumettre. L'idéal consiste dans la subordination de l'autorité laïque à l'autorité religieuse. Le but à atteindre est l'État théocratique tel que le maître l'a fondé à Genève. L'évangile doit triompher, fût-ce en dépit du prince, qui n'est plus qu'un tyran lorsqu'il s'oppose à la parole de Dieu. Ainsi la révolution déchaînée par les anabaptistes sur le terrain social, se transporte avec le calvinisme sur le terrain politique. Elle fait appel à la fois à toutes les classes du peuple. Sa propagande hardie, active, belliqueuse lui recrute bientôt des adhérents dans les milieux les plus divers, depuis la noblesse et le capitalisme jusqu'à la petite bourgeoisie et aux salariés industriels.
Il faut reconnaître pourtant que c'est parmi ces derniers qu'elle fit les progrès les plus rapides. On constate que ses principaux foyers d'expansion se trouvent précisément dans les contrées où règne la grande industrie. C'est à Tournai, à Valenciennes et à Lille, c'est à Hondschoote et à Armentières, c'est autour d'Audenarde, c'est dans les ports de Hollande et de Zélande, c'est enfin au centre même de la vie économique des Pays-Bas, à Anvers, qu'elle accomplit ses progrès les plus rapides; elle triomphe surtout là où le travailleur est réduit à une existence précaire et où ses souffrances le poussent à embrasser toutes les nouveautés. Le mécontentement, l'esprit de révolte, l'espoir d'améliorer son sort ont agi confusément en faveur du calvinisme et fait germer les semences jetées au sein du peuple par la prédication de ses «ministres». Détachés déjà de l'église traditionnelle par l'anabaptisme, une foule d'ouvriers se jettent fougueusement dans la doctrine nouvelle, et à mesure que l'excitation des esprits augmente, des gens sans aveu, des vagabonds, des coureurs d'aventures, bref tous les éléments de trouble qu'agite chaque mouvement du corps social, se préparent à lui apporter le concours de leur force brutale et unissent les convoitises de leurs appétits aux énergies de la foi évangélique. La maladresse de Philippe II, qui a succédé à son père en 1555, l'opposition déchaînée contre lui par la haute noblesse, la crise industrielle provoquée par l'émigration de milliers de calvinistes fuyant la persécution religieuse, le désarroi de la gouvernante Marguerite de Parme, le compromis des seigneurs enfin et l'audace de ses revendications amenèrent brusquement, en 1566, une catastrophe décisive: le soulèvement des iconoclastes. Parti de la contrée industrielle de Hondschoote et d'Armentières, le mouvement se propage de ville en ville jusqu'aux extrémités des Pays-Bas. Le peuple croit le moment venu de détruire l'«idolâtrie romaine». Ses bandes forcent les églises, y brisent les statues, y lacèrent les tableaux, et, mêlés à leurs rangs, des pillards s'emparent avidement du riche butin que le fanatisme religieux met à leur merci.
Philippe II s'empressa lui aussi de profiter de l'occasion. Depuis son avènement il n'avait cessé de capituler devant l'opposition politique conduite par Egmont et par Orange. L'outrage fait à l'Église lui permettait enfin de prendre sa revanche. Dès l'été de 1567, le duc d'Albe, revêtu de pouvoirs illimités et suivi d'une armée d'élite, vient remplacer à Bruxelles la gouvernante Marguerite de Parme. Il n'a pas seulement pour mission de punir les iconoclastes; le roi l'a chargé d'extirper l'hérésie et d'imposer aux Pays-Bas l'absolutisme dans toute sa rigueur. La vieille constitution des provinces, respectée par Charles-Quint, est foulée aux pieds. Le duc gouverne seul, sans consulter le Conseil d'État, sans convoquer les États Généraux. Quant aux villes, ce qui leur reste encore de privilèges et d'autonomie est balayé par l'arbitraire. Le régime imposé à Gand en 1540 devient celui de toutes les grandes communes. Des citadelles sont construites à Anvers, à Valenciennes, à Maestricht. Dès 1570, Albe croit son œuvre accomplie. Il a repoussé victorieusement l'armée de Guillaume d'Orange, décapité les principaux seigneurs de l'opposition, fait exécuter par le feu, le glaive, la corde, des centaines d'iconoclastes, de calvinistes, de suspects. Il a rétabli l'obéissance par la terreur. Il croit qu'un simple corrégidor suffirait maintenant pour administrer le pays.
Mais sa tyrannie a exaspéré la nation entière. Le régime espagnol sous lequel il l'a courbée n'est guère moins odieux à la majorité catholique qu'à la minorité protestante. Les impôts du 10e et du 20e denier, imités des alcalabas castillans et que le duc prétend imposer aux provinces pour qu'elles payent désormais elles-mêmes l'entretien des troupes qui les asservissent, soulèvent une résistance passive, mais indomptable. En face de leurs garnisons espagnoles, les villes savent que le recours aux armes n'aurait d'autre résultat que d'inutiles massacres. C'est à la grève générale qu'elles ont recours. Les artisans ferment leurs boutiques, les vendeurs désertent les halles; la vie économique est suspendue, et le terrible duc, devant cette muette protestation de tout un peuple, s'abandonne à d'impuissants accès de rage.
II
LES VILLES SOUS LE RÉGIME CALVINISTE.
C'est au milieu de cette situation qu'un hardi coup de main fait tomber la petite place de La Brielle, le 1er avril 1572, au pouvoir des Gueux de mer. Aussitôt, dans toutes les villes voisines dont les garnisons sont absentes, le peuple s'insurge, ouvre les portes aux libérateurs, dépose les magistrats. Les calvinistes prennent la tête du mouvement. S'appuyant sur le prolétariat, sur les pêcheurs, sur la foule des pauvres gens que les nouveaux impôts ont réduits au désespoir, ils font tourner au profit de leur foi la situation politique. En quelques semaines, tous les bannis que la tyrannie d'Albe a chassés des provinces, tous les protestants qui ont préféré l'exil à l'abjuration, affluent sur les côtes de la Zélande. Des huguenots français viennent grossir leurs rangs. La conviction religieuse, la haine du papisme, la haine de l'Espagnol, le courage farouche enfin de gens qui n'ont plus rien à perdre que la vie font de cette masse hétérogène et cosmopolite la plus redoutable des armées, pourvu qu'elle trouve un chef. Et ce chef, Guillaume de Nassau, accourt bientôt se mettre à sa tête et risquer avec elle le tout pour le tout. Avec lui, le chaos s'organise. La populace maîtresse des villes en tumulte rentre dans l'ordre. Tout cède à la nécessité de la défense et s'abandonne à la direction du clair et persévérant génie du Taciturne.
Pourtant, les provinces du Sud restent au pouvoir de l'Espagne. Durant l'héroïque résistance de la Hollande et de la Zélande, à Albe d'abord (1572-1573), à Requesens ensuite (1573-1576), elles ne cherchent point à secouer le joug qui pèse sur elles. A mesure que la rébellion prend un caractère de plus en plus calviniste, la sympathie qu'elle avait tout d'abord rencontrée en Belgique, où l'élément catholique l'emporte de beaucoup, fait place peu à peu à la défiance. Lorsque, en 1576, après la mort inopinée du gouverneur Requesens, le Conseil d'État et les États Généraux se sont chargés d'administrer provisoirement le pays, on les voit affirmer leur obéissance au roi, leur résolution de ne tolérer que l'exercice exclusif du catholicisme, et manifester plus nettement encore leur antipathie croissante pour le prince d'Orange. La haute noblesse cherche à exploiter les circonstances pour reprendre l'ascendant dont elle a joui sous Marguerite de Parme et pour rendre au pays sa vieille constitution traditionnelle, telle qu'elle existait au temps des ducs de Bourgogne et de Charles-Quint.
C'est alors que les villes entrent en scène. L'opposition loyaliste, telle que l'entend la noblesse, ne peut plus leur suffire. Elles exigent des mesures radicales. La haine que le régime espagnol a suscitée les pousse à une rupture déclarée avec Philippe II. Le succès de la résistance en Hollande et en Zélande excite chez elles l'espoir d'une libération définitive. Dans la bourgeoisie instruite, les pamphlets politiques éclos au lendemain de la Saint-Barthélemy et qui reconnaissent formellement au peuple le droit de déposer le tyran sont avidement dévorés et exploités contre le roi. Mais, surtout, dès que la pacification de Gand a conclu entre les provinces rebelles et les provinces obéissantes une alliance défensive proclamant le respect de la liberté de conscience individuelle, la propagande calviniste reprend plus active que jamais et, comme jadis, elle attire à elle ces masses populaires qu'elle avait déjà soulevées quelques années auparavant.
Bientôt, en Belgique comme en Hollande, la cause religieuse se confond avec la cause politique. On n'est plus anti-espagnol qu'à la condition d'adhérer en même temps à la Réforme, et celle-ci profite de toutes les rancunes que Philippe II a amassées contre lui. Les magistrats urbains, les membres du Conseil d'État, les députés des provinces aux États Généraux, bref, toutes les autorités constituées ont beau rester catholiques, manifestement le pouvoir a glissé de leurs mains dans celles de la foule travaillée à la fois par les «ministres» et par les émissaires d'Orange. La bourgeoisie de Bruxelles terrorise les États Généraux qui siègent au milieu d'elle. Et tout de suite, Gand, excité par l'exemple de la capitale, pousse les choses à l'extrême. Deux démagogues, appuyés sur le parti calviniste, s'emparent du gouvernement de la ville. Grâce aux troupes envoyées par Orange pour battre en brèche la citadelle où s'est réfugiée la garnison espagnole, ils installent un régime purement protestant, persécutent les catholiques, ouvrent des temples où de fougueux prédicants excitent le peuple au renversement des idoles et à l'expulsion du clergé. Mais, pour donner à la révolution religieuse l'apparence de la légalité et pour mieux marquer en même temps son opposition à la monarchie, on en revient à la constitution abolie par Charles-Quint en 1540 et l'on remet en vigueur tous les anciens privilèges. Comme au Moyen Age, la commune est de nouveau répartie en trois «membres»; on assemble la collace, les métiers rentrent en possession de leurs droits politiques, tandis qu'à l'extérieur les petites villes et les villages de la châtellenie repassent sous le pouvoir des Gantois.
Du reste, ce n'est là qu'une restauration archéologique. Les vieilles institutions ne sont plus en état de fonctionner parce qu'elles ne répondent plus à l'état actuel de la population. Non seulement la ruine complète de la draperie condamne le «membre» des tisserands à ne jouir que d'une existence illusoire, mais l'introduction d'industries nouvelles et le dépérissement d'industries anciennes sont incompatibles avec le retour aux cinquante-deux métiers traditionnels. Tout cela, d'ailleurs, importe peu. Au fond, personne ne songe à ressusciter l'antique organisme municipal. On ne le rétablit que pour la forme: la réalité qu'il recouvre n'a plus rien de commun avec lui. En fait, ce ne sont ni les métiers, ni la collace qui gouvernent: c'est un conseil de guerre, une sorte de comité de salut public où siègent des meneurs calvinistes et des colonels. Le régime imposé à la ville est purement militaire. L'esprit qui l'anime n'a plus rien de commun avec l'ancien esprit municipal. Son but est le triomphe absolu du calvinisme et ce sont des pasteurs qui l'inspirent et échauffent sans relâche son fanatisme contre la majorité catholique. De persécuté, le protestantisme se fait maintenant persécuteur. Il a la force, grâce à quelques régiments et à l'adhésion du petit peuple, et il en abuse. A Bruxelles, à Anvers, les mêmes circonstances produisent les mêmes résultats. Là aussi, des «comités des dix-huit» disposent de troupes régulières, exercent en réalité, sous le couvert des vieilles institutions, une dictature mi-théocratique et mi-démagogique. Vainement le prince d'Orange s'efforce de rappeler à la raison ces fougueux zélateurs, vainement il les exhorte à la modération, au maintien de la liberté de conscience, à l'union de toutes les forces contre l'ennemi commun. La passion religieuse déchaînée s'en prend maintenant à lui. Des ministres le traitent en chaire de papiste. La prudence et les ménagements que lui impose son génie politique sont taxés de trahison ou d'outrages à la majesté divine. Aux yeux des calvinistes fougueux qui dominent dans les grandes villes, la cause nationale ne compte plus. Ce qu'ils veulent, c'est le «cantonnement» à la suisse, la liberté pour chaque grande cité d'organiser dans ses murs et d'imposer à ses alentours la stricte et exclusive observance de la «vraie religion». Ils ont beau voir toute la noblesse, exaspérée par leur fanatisme, se retourner vers le roi, les provinces wallonnes, où n'ont point pénétré les troupes protestantes et où la minorité calviniste est impuissante, conclure la paix avec Farnèse, rien n'y fait. Les villes persistent dans leur intransigeance jusqu'au jour où, l'une après l'autre, bloquées par les troupes espagnoles, elles ouvrent enfin leurs portes aux vainqueurs et subissent le sort que, depuis longtemps, Orange leur a prédit.