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Les anciennes démocraties des Pays-Bas

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CHAPITRE I

L'origine des Villes.

I. L'époque romaine et l'époque franque.—II. Châteaux et cités.—III. Portus et immigrants.—IV. La population marchande et ses revendications sociales.—V. Le rôle des gildes.

I

L'ÉPOQUE ROMAINE ET L'ÉPOQUE FRANQUE.

Bien que l'un des caractères les plus saillants des Pays-Bas réside dans le grand nombre de leurs villes et bien que, à toutes les époques de leur histoire la bourgeoisie y ait joué un rôle politique prépondérant, la vie urbaine ne s'y est pourtant développée qu'assez tardivement. La plupart des grandes villes de l'Italie, de la France, de l'Allemagne rhénane, de l'Autriche danubienne sont antérieures à notre ère. Au contraire, ce n'est qu'au commencement du Moyen Age qu'apparaissent Liége, Louvain, Malines, Anvers, Bruxelles, Bruges, Ypres, Gand, Utrecht, etc. Tongres seule jouit sous l'Empire romain de quelque importance. Elle ne la devait d'ailleurs qu'à sa situation dans l'administration provinciale, et, lorsque celle-ci disparut lors des invasions germaniques, elle perdit pour toujours l'influence qu'elle avait pendant quelque temps exercée autour d'elle. Arlon et Namur n'étaient à l'époque romaine que des bourgades de second ordre. Tournai, plus considérable semble-t-il, fut si profondément atteint par la conquête franque qu'il fallut transporter à Noyon le siège diocésain qui y avait été établi et qui n'y revint qu'au XIIe siècle.

Ainsi, à de très rares exceptions près, les villes belges et hollandaises de nos jours sont d'origine relativement récente, et il n'y a rien d'étonnant à cela. Situés, en effet, à l'extrémité septentrionale de l'Empire et touchant au monde barbare, les bassins de l'Escaut et de la Meuse se trouvaient à l'écart des grandes voies commerciales et, par cela même, peu accessibles à la vie urbaine que suscite et entretient le trafic. Une seule grande chaussée les traversait, courant de l'Est à l'Ouest, de Cologne à Boulogne. Ses embranchements vers le Sud servaient à exporter les viandes fumées du pays, qui jouissaient d'une certaine réputation, et les tissus de laine fabriqués par les paysans morins et ménapiens.

La conquête franque ravagea les provinces de Belgique seconde et de Germanie inférieure, et modifia en même temps, du tout au tout, les conditions qui avaient déterminé jusqu'alors leur développement historique. A partir de l'établissement du regnum Francorum, le Rhin cessa de constituer la frontière de l'Europe civilisée. Les peuples germaniques se trouvèrent réunis aux peuples romans dans la communauté d'une même civilisation, et la Belgique, au lieu de la situation excentrique qu'elle avait occupée durant la période romaine, se trouva jouir d'une admirable position centrale dans l'Europe amplifiée. Elle ne constitua pas seulement le point de contact entre les deux grandes nationalités (romane et germanique) qui devaient faire la civilisation du Moyen Age, c'est encore à travers son territoire que s'accomplirent pour une bonne part, les échanges de toute sorte, échanges intellectuels comme échanges matériels, qui s'opérèrent de l'une à l'autre. Dès l'époque carolingienne, son isolement a cessé et elle apparaît comme une des contrées les plus vivantes et les plus prospères de l'Occident. Elle se couvre de monastères et de grands domaines, en même temps que la prédilection de Charlemagne pour le séjour d'Aix-la-Chapelle, fait d'elle, si l'on peut ainsi dire, la banlieue du palais impérial. Tous ceux qui, des divers points de la chrétienté, se dirigent vers le souverain, sont contraints de la traverser. Les denrées de toutes sortes nécessaires au ravitaillement de la cour sont transportées sur ses fleuves, et c'est encore par ceux-ci que les monastères des régions du Nord faisaient venir des collines de la Moselle le vin qu'il leur était impossible de produire sous leur ciel froid et brumeux.

Dans l'Europe tout agricole de ce temps là, la Belgique, certainement en avance sur les contrées voisines, présente le spectacle d'un commerce relativement développé. Quentovic (Étaples) à l'embouchure de la Canche, Tiel, Utrecht et Durstede sur le Rhin inférieur sont, dans le Nord, les ports les plus importants de la monarchie carolingienne. Valenciennes et Maestricht, situés aux endroits où la vieille chaussée romaine coupe le cours de la Meuse et celui de l'Escaut, deviennent des stationnements de barques et des lieux d'hivernage pour les marchands. Enfin, l'abondance des ateliers monétaires prouve que l'usage du numéraire, signe irrécusable du développement économique, se fait une place de plus en plus grande à côté de l'antique système des échanges en nature. Malgré la rareté de nos documents, nous pouvons apercevoir aussi, dès le IXe siècle, les symptômes d'une activité industrielle assez développée. Dans les prairies humides de la côte, la draperie des Morins et des Ménapiens se ranime, et ses tissus, transportés au loin par les barques de Quentovic, de Tiel et de Durstede propagent jusqu'au pied des Alpes la réputation des «manteaux frisons». Le travail du métal commence à se développer dans la vallée de la Meuse, à Huy et à Dinant.

C'étaient là les manifestations d'une activité qui devait être bientôt interrompue. La situation géographique des Pays-Bas, en même temps qu'elle favorisait leur commerce, les exposait aussi aux attaques du dehors. Nulle part, peut-être, les invasions des Normands n'accumulèrent plus de ruines que dans cette région si largement ouverte sur la mer par les estuaires de ses fleuves. De 820 à 891, elle fut ravagée de fond en comble, et quand la victoire d'Arnoul de Carinthie à Louvain l'eut enfin débarrassée des pillards, ses ports n'existaient plus, et les étapes établies par les marchands le long de ses cours d'eau avaient disparu. Du progrès social accompli au début du IXe siècle, il ne restait rien.

II

CHATEAUX ET CITÉS.

Pendant l'anarchie à laquelle il venait d'être en proie, le pays avait changé d'aspect. La nécessité de se défendre contre les barbares y avait fait élever de toutes parts des fortifications que les documents de l'époque désignent sous le nom de castra, c'est-à-dire de châteaux. Très différents des tours et des donjons dans lesquels les barons commencent dès lors à habiter, ces châteaux rappellent d'assez près les acropoles antiques ou les oppida des Gaulois et des Germains. Ce sont des enceintes de pierre destinées à servir de refuge à la population et à mettre à l'abri d'un coup de main soit une abbaye, soit une résidence princière, soit la «cour» centrale de quelque grand domaine. Leur forme est très simple: une courtine flanquée de tours, disposée en plan carré et entourée d'un fossé. A l'intérieur, des bâtiments claustraux, une église, des greniers, des habitations pour les serviteurs laïques ou ecclésiastiques, le clergé et une petite garnison permanente (milites castrenses).

Ce furent les comtes, en train de se transformer à cette époque, grâce à la faiblesse du pouvoir royal et au désordre des institutions, en princes territoriaux, qui prirent partout l'initiative de ces travaux de défense. Eux seuls possédaient l'autorité nécessaire pour contraindre les populations rurales à bâtir les châteaux et pour diriger une œuvre dont le détail nous échappe, mais qui fut poursuivie avec une activité singulière.

De leur côté, les évêques ne restaient pas inactifs. Le siège épiscopal de Tongres, transféré à Maestricht au IVe siècle, avait été établi par Saint-Hubert, vers 710, dans une bourgade proche de la villa carolingienne de Herstal, à Liége (Leudicus vicus, Leodium). Sous les règnes de Charlemagne et de Louis le Pieux, cette résidence ecclésiastique fut embellie par ses prélats. Au milieu du IXe siècle, s'y élevaient déjà deux basiliques et un moustier de chanoines. L'évêque Hartgar (840-856) y édifia un palais fort admiré des contemporains, et où se réunissait une petite cour de lettrés. Mais les Normands parurent et la cité naissante devint la proie des flammes (881). Le Xe siècle la vit se relever de ses ruines. Richer (920-945), puis Éracle (959-971) rebâtirent les églises et le palais. Notger (972-1008) compléta leur œuvre. Sous son règne, Liége acheva de s'entourer d'une solide ceinture de murailles. Des travaux analogues furent entrepris vers la même époque à Cambrai, par l'évêque Dodilon (888-901), à Utrecht et à Tournai.

Princes laïques et princes ecclésiastiques collaborèrent donc, durant tout le Xe siècle, à la construction d'enceintes défensives. Le peuple ne prit ici aucune initiative. Il se laissa diriger par l'autorité publique et seconda ses efforts parce qu'ils répondaient à l'utilité sociale. De distance en distance s'élevèrent à travers la campagne des endroits de refuge et tout naturellement, en un temps où le besoin de protection était le premier des besoins, les habitants des alentours s'accoutumèrent à considérer comme leurs chefs-lieux ces forteresses tutélaires.

Tels sont, dans les diverses contrées des Pays-Bas, les premiers commencements de l'histoire municipale. Ils furent déterminés, on le voit, par des nécessités d'ordre militaire. Pourtant les châteaux du Xe siècle n'en sont pas moins les ancêtres des villes futures. Non seulement ils marquèrent l'emplacement qu'elles devaient occuper[1], mais l'organisation qui se développa dans l'enceinte de leurs murailles présente déjà, à certains égards, un caractère urbain.

[1] Cela n'est complètement vrai que des châteaux construits par les princes laïques. Pour les cités épiscopales, il faut tenir compte en outre de l'organisation ecclésiastique, qui avait décidé de leur emplacement.

La civilisation purement agricole qui, après la chute de l'Empire romain, régna pendant de longs siècles dans l'Europe Occidentale, avait naturellement exercé son influence sur toutes les institutions. La sédentarité des fonctionnaires avait disparu avec les villes. Comme le roi lui-même, voyageant sans cesse entre ses diverses résidences, tous les fonctionnaires étaient itinérants. Il n'y avait pas de capitale au centre de l'État; il n'y avait pas de chefs-lieux dans ses circonscriptions. Les provinces (comtés) ne constituaient que de vastes districts ruraux, parcourus constamment par les comtes qui y rendaient la justice, y levaient les impôts, y convoquaient les milices, qu'ils conduisaient eux-mêmes à l'armée. Seuls, les centres de l'organisation religieuse et de l'organisation domaniale possédaient un personnel permanent de clercs ou de moines pour les uns, de maires, de «ménestrels» (ministeriales), de serfs domestiques[2] pour les autres. On rencontrait des cités épiscopales, des palais royaux, des ville seigneuriales: mais toute trace avait disparu de l'administration à forme municipale de l'époque romaine.

[2] On sait qu'on appelle ainsi les serfs nourris dans la maison du maître, par opposition aux serfs attachés à la glèbe.

L'apparition des castra, au Xe siècle, fit renaître quelque chose d'analogue. Les princes territoriaux qui avaient construit ces forteresses ne pouvaient manquer de les utiliser pour le gouvernement de leurs terres. Par elles réapparut, bien faiblement encore et bien incomplètement, ce principe de la sédentarité administrative, qui est inséparable de toute civilisation avancée. Bientôt les châteaux ne furent plus de simples lieux de refuge: le commandant de leur garnison, le châtelain, devint un fonctionnaire chargé de surveiller et de régir, au nom du prince, la région environnante. Dès la fin du Xe siècle, en Flandre, on le voit pourvu d'attributions judiciaires et financières, à côté de ses primitives attributions militaires.

Le château servit également à la réunion des échevins des alentours. De très bonne heure, on construit à leur usage, dans celui de Bruges, une maison scabinale. C'est encore au château que s'accumulent les produits des domaines possédés par le prince dans la région environnante, et que les paysans acquittent les taxes en nature destinées à la subsistance de la garnison. Ils y viennent aussi à époques fixes pour assister aux «plaids généraux» et, en cas de besoin, pour réparer les murailles ou curer les fossés, corvées obligatoires imposées par l'autorité publique pour l'entretien d'un bâtiment public. Le château est de plus l'endroit de perception d'un tonlieu levé sur les chariots qui le traversent ou sur les bateaux passant par la rivière qui baigne ses remparts. Enfin, on y établit un marché hebdomadaire, moyen de ravitaillement indispensable à sa population.

Cette population, faut-il le dire, n'est pas encore une population de bourgeois, dans le sens du moins où l'on entendra ce mot dans les siècles suivants. Bien loin de s'adonner à l'exercice du commerce ou de l'industrie, elle ne produit rien, et, au point de vue économique, son rôle est celui d'un simple consommateur. Elle se compose de quelques douzaines d'individus, fonctionnaires, soldats, serviteurs de toute sorte. Son activité a moins pour objet le château lui-même que la châtellenie qui l'entoure. A vrai dire, le château n'a même de raison d'être que par rapport à celle-ci, dont il est le centre militaire et administratif. Il constitue une sorte de local ouvert aux gens du dehors, qui lui donnent une animation permanente, mais qui ne l'habitent pas. Les paysans qui y amènent les récoltes des domaines princiers, les receveurs et les maires qui viennent y rendre leurs comptes aux «notaires» du prince, les échevins territoriaux qui y siègent à la maison scabinale ne résident point dans ses murailles. C'est de la châtellenie qu'ils viennent, et c'est dans la châtellenie qu'ils retournent après s'être acquittés de leur mission, si bien que le château ne nous apparaît en définitive que comme un lieu de passage pourvu d'un certain nombre de gardiens à poste fixe.

Ce spectacle, que l'on peut constater au Xe et au XIe siècle à Gand, Bruges, Ypres, Furnes, Lille, Bruxelles, Louvain, Valenciennes, etc., se retrouve en ses traits essentiels dans les «cités» épiscopales d'Utrecht, de Liége, de Cambrai. Là aussi, l'administration se développe et se complique, mais là aussi on est encore bien éloigné d'une véritable existence urbaine. La «cité», toutefois, l'emporte sur le château par sa population plus dense et par le rayonnement plus grand qu'elle exerce autour d'elle. La résidence perpétuelle de l'évêque et de sa cour, les clercs de plus en plus nombreux qui desservent la cathédrale et les autres églises, les moines des abbayes groupées au centre du diocèse y entretiennent un mouvement plus intense et y réquisitionnent plus largement leur subsistance au dehors. De plus, les nécessités de l'administration ecclésiastique y attirent continuellement, de tous les points de l'évêché, une quantité de personnes. Que l'on ajoute à cela les plaideurs cités devant le tribunal de l'official, les maîtres et les élèves des écoles, et c'en sera assez pour se convaincre de la supériorité des «cités» épiscopales sur les castra laïques. Mais c'est là une simple différence de degré. Au fond, leur nature est la même. Les unes comme les autres font penser à ces forts et à ces «blockhaus» élevés par les Français ou les Anglais, au XVIIIe siècle, dans les prairies de l'Amérique du Nord et les forêts du Canada. Comme eux, ce sont essentiellement des postes militaires et des postes administratifs.

III

PORTUS ET IMMIGRANTS.

Il devait cesser bientôt d'en être ainsi. Les Normands disparus et la sécurité rétablie, le mouvement commercial que nous avons observé aux premiers temps de l'époque carolingienne, dans les bassins de l'Escaut et de la Meuse, ne pouvait tarder de s'y ranimer. Les vieux ports du IXe siècle, il est vrai, Quentovic, Tiel et Durstede, ne se relevèrent pas de leurs ruines. Mais de nouveaux centres économiques ne tardèrent pas à paraître et ils jouirent cette fois d'une prospérité durable.

Grâce à leur excellente situation géographique, les Pays-Bas virent l'activité commerciale se développer chez eux de meilleure heure que dans la plupart des autres contrées situées au Nord des Alpes. La grande étendue de leurs côtes, le voisinage de l'Angleterre, les trois fleuves profonds qui les traversent et qui les rattachent par des routes naturelles l'un au Sud de l'Allemagne et aux cols donnant accès à l'Italie, l'autre à la Bourgogne et au couloir de la Saône et du Rhône, le troisième à la France centrale, les destinaient à jouer, dans le bassin de la mer du Nord, le même rôle que Venise, Pise et Gènes dans ceux de la Méditerranée et de l'Adriatique. Ils constituèrent, dès le Xe siècle, le point de jonction des deux grands courants du trafic européen. Par le cabotage de la mer du Nord et de la Baltique, ils se trouvèrent en contact avec les négociants orientaux qui, à travers la plaine russe, circulaient entre la Crimée et le golfe de Botnie, tandis que les marchands italiens, dans leurs voyages vers le Nord, y aboutissaient naturellement. Si faible qu'ait pu être encore au Xe siècle le mouvement du commerce international, il se trouva donc plus fécond que partout ailleurs dans les plaines de Belgique.

Sous son influence salutaire, le régime économique figé jusqu'alors dans l'immobilité d'une vie agricole sédentaire et locale, s'assouplit et se réveille. La carrière aventureuse du marchand commence à attirer les plus entreprenants des serfs domaniaux. Les pauvres, si nombreux à cette époque où la terre seule peut nourrir l'homme et où il n'y a pas assez de terre pour chacun, voient se présenter à eux de nouveaux moyens d'existence: le halage des barques, la conduite des chariots, le déchargement des marchandises. De plus en plus nombreux, ils obéissent à l'attraction toujours plus forte que le commerce, en se développant, exerce autour de lui.

Cette attraction part de foyers déterminés tout naturellement par le relief du sol, la direction ou la profondeur des cours d'eau. Ils se constituent d'eux-mêmes aux nœuds, si l'on peut ainsi dire, du transit régional. On en rencontre au fond des golfes (Bruges), là où une route vient croiser le cours d'un fleuve (Maestricht, Valenciennes), au confluent ou à proximité du confluent de deux rivières (Liége, Malines, Gand), ou encore au point où une rivière cessant d'être navigable, les bateaux qu'elle porte doivent nécessairement être déchargés (Louvain, Bruxelles, Douai, Ypres). La circulation commerciale éparpille ses étapes par le pays. Débarcadères, stations d'hivernage et relais fixent bientôt autour d'eux des agglomérations d'hommes qui, rompant les liens qui les ont jusqu'alors attachés à la terre, deviennent les artisans inconscients du progrès social.

Les documents de l'époque donnent à ces endroits des noms caractéristiques. Ils les appellent emporium, c'est-à-dire entrepôts, ou plus souvent, et d'un mot qui fera fortune, portus. Depuis longtemps, on désignait ainsi un lieu par lequel, grâce aux avantages de sa situation, passent habituellement les marchandises[3]. Mais, à partir du Xe siècle, le portus n'est plus seulement un passage: c'est le groupement permanent des individus massés en un lieu de passage. Son nom est dans les Pays-Bas le nom le plus ancien qu'aient porté les agglomérations urbaines. Durant tout le Moyen Age, en néerlandais, une ville s'est appelée poort et un bourgeois, poorter.

[3] Sur ceci, cf. H. Pirenne, Villes, marchés et marchands au Moyen Age. Rev. hist., t. LXVII (1898), p. 62 et suiv.; le même: Les villes flamandes avant le XIIe siècle. Ann. de l'Est et du Nord, t. I (1905), p. 22 et suiv.

Par une rencontre étrange à première vue et qui n'a rien pourtant que de très naturel, c'est au pied des châteaux et des cités épiscopales dont nous parlions tout à l'heure, que les portus vinrent se former, au cours du Xe siècle. Sans doute ce ne fut point là une règle sans exception. Les forteresses, les monastères, les sièges diocésains situés à l'écart des voies du trafic ne virent point se masser autour de leurs murs les jeunes agglomérations marchandes[4]. Cette fortune n'échut qu'à ceux-là seuls dont l'emplacement répondait aux nécessités commerciales. Et ce fut le cas de la plupart d'entre eux. Les endroits qui se prêtent le mieux à la défense d'un territoire sont, en effet, ceux aussi vers lesquels se dirige naturellement la circulation des hommes et des choses. Les chemins stratégiques sont tout à la fois les chemins du commerce et il en résulta que, marqués les uns et les autres par la nature, les castra et les portus se rencontrèrent aux mêmes points.

[4] Ce fut le cas pour Térouanne qui, bien que siège d'un évêché, resta toujours une bourgade sans importance à cause des conditions désavantageuses de sa situation.

Personne d'ailleurs n'éprouvait plus impérieusement que les marchands le besoin de protection. L'abri que les enceintes emmuraillées pouvaient fournir en temps de guerre était surtout précieux pour des gens dont tout l'avoir consistait en biens meubles, et que chaque guerre menaçait d'une ruine complète. Aussi, s'il arriva parfois qu'un portus s'établit en rase campagne, on ne tarda guère à le reporter dans le voisinage du castrum le plus proche. C'est ce que l'on peut constater pour celui de Lambres, près de Douai, et rien ne nous permet de croire que cet exemple soit isolé.

Ainsi donc le Xe siècle vit se constituer dans les diverses régions des Pays-Bas, sauf dans les contrées solitaires et inaccessibles de l'Ardenne, un grand nombre d'agglomérations en partie double. Deux éléments complètement différents par leur nature: le castrum (ou la cité) et le portus s'accolèrent l'un à l'autre. Quelles que soient les différences locales, le spectacle au fond est partout le même. On peut seulement constater qu'il est un peu plus compliqué dans les cités épiscopales. Ici, en effet, le périmètre plus étendu des murailles permit, semble-t-il, aux marchands de s'installer non point à l'extérieur, mais, du moins au début, à l'intérieur même de l'enceinte.

Entre l'ancienne population et la nouvelle le contraste est aussi éclatant qu'il est possible. La première, composée de militaires, de clercs, de fonctionnaires, de serviteurs, consomme, on l'a vu, sans rien produire, et d'ailleurs ne s'augmente pas. La seconde, perpétuellement alimentée de nouveaux arrivants, s'adonne tout entière à l'exercice du commerce. Au lieu d'être entretenue par les prestations qu'elle reçoit du dehors, elle ne subsiste que par son travail. C'est, dans la pleine acception du mot, une colonie[5], et, comme dans toute colonie, les immigrants dont elle s'accroît sont des chercheurs de fortune, des aventuriers, des hommes entreprenants et actifs. Le castrum n'avait été pour les gens de la campagne qu'un refuge momentané, que le siège d'un marché hebdomadaire, que l'emplacement d'un sanctuaire vénéré. Ils y passaient, ils n'y résidaient pas. Le portus, au contraire, retient tous ceux qui viennent y tenter un nouveau genre de vie. Il ne se juxtapose pas seulement au château, comme un faubourg à une ville: il s'en différencie par l'origine de ses habitants, par leurs occupations habituelles, par leur condition juridique.

[5] Des textes du XIe siècle donnent le nom de colonia à Bruges et à Dinant.

En effet, dès l'origine, sa population apparaît comme une population d'hommes libres. Formée d'immigrants venus de toutes parts, ayant abandonné leurs familles et les domaines sur lesquels ils avaient vécu jusqu'alors, elle constitue un groupement d'inconnus, une foule anonyme, au milieu de laquelle il est impossible de reconnaître le status primitif de chacun de ses membres. Sans doute, puisqu'ils viennent de la campagne et que la servitude est alors la condition habituelle de la classe rurale, beaucoup d'entre eux sont fils de serfs. Mais comment le savoir s'ils ne le dévoilent eux-mêmes? Il peut bien arriver, et il arrive, qu'un propriétaire des environs, passant par l'agglomération marchande, y découvre un de ses hommes et le réclame. Mais de tels incidents sont rares. Car l'étranger, l'homme du dehors, n'a point d'état civil, et, n'en ayant point, il est traité comme un homme libre, puisque la servitude ne se présume pas. En somme, les premiers habitants des villes naissantes n'eurent point à revendiquer la liberté. Elle leur vint d'elle-même et tout simplement, en vertu des circonstances sociales de l'époque. Ce n'est qu'à la longue, et beaucoup plus tard, qu'elle constituera pour eux un droit. Elle a commencé par n'être qu'un fait.

IV

LA POPULATION MARCHANDE ET SES REVENDICATIONS SOCIALES.

Les documents contemporains comprennent sous le nom de mercatores les premiers habitants des colonies marchandes. Il faut se garder de donner à ce mot son acception moderne. Les «marchands» des portus du haut Moyen Age ne constituent évidemment pas une classe de commerçants spécialisés. On doit les considérer comme un groupe de gens s'occupant pêle-mêle de vente et d'achat, de production et de transport. On trouve parmi eux les conditions les plus diverses. Les plus heureux ou les plus habiles possèdent des barques et des chevaux et passent la plus grande partie de l'année en lointains voyages, tentant la chance sur les marchés, et, à travers les péripéties d'une existence vagabonde et périlleuse, amassant une fortune considérable ou disparaissant dans quelque rencontre, périssant dans quelque rixe obscure[6]. D'autres sont de modestes porte-balles, des colporteurs fréquentant les châteaux ou les cités des alentours. D'autres encore, boulangers, brasseurs, tanneurs, etc., nous apparaissent comme de simples artisans. Et, de très bonne heure, dans un certain nombre de villes, ces artisans se divisent en deux groupes. Les uns s'occupent de la fabrication des objets indispensables à la subsistance de la population locale; les autres travaillent pour les marchands-voyageurs qui exportent au loin leurs produits. En Flandre, dès le milieu du XIe siècle, les tisserands ruraux s'agglomèrent déjà dans les villes et y constituent les premiers éléments de cette classe ouvrière dont nous aurons si souvent à nous occuper dans la suite. Ajoutons enfin à tout cela des bateliers, des domestiques libres occupés au service des marchands, des débardeurs, bref tout le personnel nécessaire à l'exercice du trafic et subsistant grâce à lui.

[6] C'est à tort certainement que M. Bucher, Die Entstehung der Volkswirtschaft, 2e édit., p. 90, et M. Sombart, Der moderne Kapitalismus, t. I, p. 219, ont nié la possibilité de fortunes considérables pendant les premiers temps de l'évolution urbaine. Les sources de l'époque nous parlent de mercatores ditissimi et nous donnent même des détails assez précis sur l'origine de la richesse de certains d'entre eux. Voy. H. Pirenne, Villes, marchés et marchands, p. 64, 65. Malheureusement, les chroniqueurs de l'époque, tous gens d'Église, s'intéressent trop peu à la vie commerciale pour que l'on doive s'étonner de ne pas trouver chez eux autant de renseignements que l'on voudrait. Il faut tenir compte aussi de ce que la chance a dû jouer un grand rôle dans la formation des fortunes commerciales.

La ville naissante, le portus est donc un lieu permanent de commerce. Ce n'est pas, comme on l'a cru parfois, l'existence d'un marché de semaine ou celle d'une foire, qui lui a donné naissance. Le marché ou la foire sont intermittents; ils n'existent que par l'afflux momentané d'acheteurs et de vendeurs venus de l'extérieur et qui se dispersent soit après quelques heures, soit après quelques jours. Tout au contraire, le portus ne se soutient que par une activité commerciale ininterrompue. Il est le produit de la circulation même des marchandises. Il naît spontanément du transit régional. Son apparition est un phénomène analogue à celui qui, de nos jours, fait surgir tant d'agglomérations nouvelles au croisement des grandes lignes de chemin de fer, autour des puits de mine ou des sources de pétrole.

Endroit permanent d'échanges, centre d'une activité économique nouvelle et contrastant avec la civilisation agricole et immobile au milieu de laquelle il se développe, il doit nécessairement obtenir un régime qui lui soit approprié. Les marchés et les foires, pendant le peu de temps qu'ils durent, sont placés sous la protection d'un droit d'exception et jouissent d'une paix spéciale[7]. Cette paix spéciale, le portus, foire et marché perpétuel, en jouira donc aussi, mais il en jouira perpétuellement. Elle lui est d'autant plus nécessaire que sa population, composée d'hommes venus de toutes parts, arrachés à leur milieu traditionnel, ne peut être maintenue dans l'ordre que par une autorité impitoyable. Pour réfréner la brutalité des instincts, des châtiments cruels sont indispensables. Le vieux système des amendes et des compositions ne suffit plus. On doit organiser une sorte d'état de siège, et l'on retrouve dans les plus anciens monuments du droit urbain des traces significatives de la justice sommaire qui a dû régner de bonne heure au sein des agglomérations marchandes[8].

[7] Voir pour ceci le remarquable ouvrage de M. P. Huvelin, Essai historique sur le droit des marchés et des foires. Paris, 1897.

[8] Cf. de nos jours en Amérique la loi de Lynch, phénomène en somme analogue.

Il en va du droit civil comme du droit pénal. Comment le groupe marchand pourrait-il se maintenir et se développer sous l'empire des coutumes formalistes qui ont suffi jusqu'alors à une population toute rurale? A la procédure naïve et compliquée, aux modes antiques du gage, du prêt, de la saisie, se substitue un droit plus simple et plus rapide. Par la pratique journalière du commerce, s'élabore une coutume nouvelle, un jus mercatorum, qui réagit nécessairement sur les vieilles coutumes territoriales et, dans le portus, en modifie peu à peu le caractère. Répression sévère en matière pénale, procédure rapide en matière civile, tels sont les besoins primordiaux de la population urbaine, et telles sont aussi ses revendications les plus anciennes.

Elles vont de pair avec d'autres besoins et d'autres revendications qui en découlent. Tout d'abord, le changement du droit entraîne un changement correspondant de l'organisation judiciaire. Il est évident que les antiques échevinages carolingiens, recrutés dans le plat-pays et s'assemblant périodiquement entre les murailles des châteaux, ne peuvent plus servir d'organes à la coutume des portus. Il faudra donc créer pour ceux-ci une cour de justice spéciale, dont les membres seront nécessairement choisis parmi leurs habitants. Et l'administration financière ne devra pas moins se renouveler que l'administration de la justice. Le commerce ne s'accommode point d'un système élaboré en pleine économie rurale et fait pour une époque où les échanges en nature l'emportent de beaucoup sur la circulation monétaire. La taille arbitraire, les prestations brutales du tonlieu deviennent insupportables dans le milieu marchand. La fortune mobilière naissante résiste à des institutions fiscales faites pour un temps où la terre était la seule richesse. Le besoin d'une réforme, ici encore, se fait impérieusement sentir.

La condition personnelle des individus enfin, doit, elle aussi, s'adapter aux conditions d'existence de la population marchande. Jeunes et célibataires pour la plupart, les immigrants des portus furent forcés de prendre leurs femmes dans les campagnes voisines ou dans le «château». Mais à la campagne et dans le château, la servitude est la condition normale du peuple. Ce sont donc des serves que forcément les hommes du portus vont épouser. Et qu'arrivera-t-il si, leur appliquant le droit traditionnel dans toute sa rigueur, le maître de leurs compagnes réclame les enfants qu'elles auront mis au monde?[9] Sans doute, jusqu'alors personne n'a protesté contre la coutume qui partage la descendance de deux non-libres entre leurs seigneurs respectifs. Si exorbitante qu'elle paraisse, elle était en réalité très naturelle. Les serfs d'un domaine épousaient les serves du domaine voisin, et le partage des enfants ne consistait, en somme, que dans le partage de leur travail et laissait subsister la famille. Mais, ce qui avait été admissible dans le milieu rural et servile, cessait de l'être dans le milieu urbain. Le paysan avait pu tolérer que la loi domaniale sous laquelle il vivait atteignît aussi sa lignée. Pour le marchand, l'idée même d'une telle ingérence devait paraître insupportable et monstrueuse. Sa femme, en l'épousant devait devenir libre comme lui, ses enfants naître libres. La coutume, devant le groupe social nouveau qui surgissait au sein de la nation et auquel elle n'était point applicable, devait céder encore.

[9] On sait que la condition de l'enfant suit celle de la mère: partus ventrem sequitur.

Ainsi, du simple fait de l'apparition de groupements marchands sous les murailles des châteaux, va découler une longue série de conséquences sociales. Sous la pression de la nécessité s'élabore confusément tout un programme de réformes. Sans théorie préconçue, sans l'excitation du moindre idéalisme, des besoins nouveaux réclament leur satisfaction. Ils tendent à bouleverser tout le droit et toute l'administration de l'époque. Jamais peut-être, sauf à la fin du XVIIIe siècle et de nos jours, la civilisation ne s'est trouvée en présence d'une rénovation aussi profonde. Jamais non plus les circonstances économiques n'ont agi plus activement et plus directement sur elle.

V

LE ROLE DES GILDES.

On ne comprendrait pas comment le droit urbain a pu triompher—et triompher en somme assez facilement,—si l'on ne s'avisait point de deux circonstances qui ont favorisé ses progrès: tout d'abord, la plasticité des institutions à l'époque de sa naissance, ensuite la liberté dont les autorités constituées l'ont laissé jouir à ses débuts. Un droit coutumier, non écrit, traditionnel et rudimentaire, une administration de forme patriarcale et confiée à des officiers héréditaires, l'un et l'autre faits pour une civilisation très simple, se trouvaient incapables de s'imposer aux manifestations nouvelles de l'activité sociale qui surgirent avec la renaissance du commerce. Les princes, de leur côté, ne songèrent pas à entraver un mouvement qui, loin de les menacer, tournait plutôt à leur avantage en augmentant leurs ressources dans la mesure même où l'essor du trafic rendait leurs tonlieux plus productifs. Tous, laïques ou ecclésiastiques, ne manquent pas de prendre sous leur sauvegarde les marchands traversant leur terre: depuis le commencement du XIe siècle, les paix de Dieu comme les paix territoriales les placent sous la protection de l'Église ou sous celle des hauts justiciers.

En revanche, dans les territoires laïques du moins, on ne voit pas le pouvoir politique intervenir dans l'organisation des colonies marchandes. Pendant tout le Xe siècle et la plus grande partie du XIe, il les ignore. Il ne remarque point les différences par où elles se distinguent nettement du reste de la population régionale. Il ne modifie en rien pour elles ses principes d'administration. Sans tenir compte de leur situation économique et des besoins qu'elle leur impose, il exige d'elles les mêmes prestations, les mêmes services, les mêmes impôts qu'il exige des autres habitants de la châtellenie ou de la banlieue. Incapable de s'adapter et de répondre aux nécessités de leur genre de vie, il leur vend chèrement la protection qu'il leur accorde, et son autorité ne se fait sentir à elles que comme une série d'exactions et d'abus. Mais s'il les gêne, il ne les supprime pas. Il ne leur donne aucune institution propre, mais il ne les empêche pas de s'en donner. Le principe d'autorité qui a présidé à l'érection des châteaux cède la place dans les portus au principe du self-government. Dès ses débuts, la vie urbaine se développe dans la liberté, et c'est par l'association que, suppléant à l'inertie des représentants officiels de la puissance publique, elle élabore peu à peu les installations, les ressources et les institutions qui lui sont le plus indispensables.

De son activité pendant cette première période de débuts et de tâtonnements, on ne sait et l'on ne saura toujours que bien peu de choses. L'historiographie de l'époque, confinée dans l'Église et attentive seulement aux «gestes» des princes et des évêques, ne s'est point occupée des immigrants obscurs qui préparaient un avenir dont eux-mêmes ne pouvaient entrevoir la grandeur[10]. Nous en sommes réduits, pour nous représenter leur organisation primitive, à rechercher péniblement les traces qu'elle a laissées dans des documents d'époque plus récente. Elles sont assez nombreuses pour attester que c'est l'association libre qui constitua parmi eux le premier principe d'ordre. Elle fut pour ces nouveaux venus, pour ces «épaves», étrangers les uns aux autres, le succédané ou, si l'on veut, le remplaçant de l'organisation familiale. Par elle, apparaît dans la population urbaine, à côté des institutions patriarcales qui ont dominé jusqu'alors, une forme nouvelle, plus artificielle et plus simple en même temps, de groupement social.

[10] Gilles d'Orval, par exemple, citant par hasard les premières lignes de la charte donnée par l'évêque de Liége aux Hutois en 1066, en passe le reste pour ne pas ennuyer ses lecteurs.

Il est vrai que l'association est bien plus ancienne que la vie urbaine. On connaît, dès l'époque franque, l'existence de «gildes» remontant à l'antiquité germanique. Mais ces gildes primitives ne semblent avoir eu aucun caractère politique. C'étaient de simples «compagnonnages» dont les membres s'entr'aidaient les uns les autres, se réunissaient pour boire ensemble, et dont le caractère religieux, païen à l'origine, chrétien dans la suite, était fortement accusé. Il n'en fut plus de même dans les villes. Ici, l'exercice du commerce transforma complètement l'institution. Essentiellement voyageurs, les marchands ne pouvaient se risquer seuls au dehors sans courir le risque de devenir aussitôt la proie de quelque pillard. Ils furent donc forcés, pour entreprendre avec sécurité leurs lointaines pérégrinations, de constituer de véritables caravanes. Avant le départ, dans chaque ville, ils s'assemblent sous le commandement d'un chef (Hansgraf, comes mercatorum, cuens des marchands). A leur tête marche un porte-bannière (schildrake) derrière lequel s'allonge la file des chariots et des bêtes de somme. Aux caisses et aux ballots sont attachés les pieux et les toiles des tentes que l'on dressera au campement du soir, ainsi que les armes, arcs, flèches, épées, dont les compagnons se serviront à la première alerte[11]. Naturellement, une telle organisation suppose une discipline rigoureuse et quasi militaire. Comme les modernes caravanes de l'Orient, ces caravanes médiévales obéissent à un règlement qui détermine non seulement leur ordre de marche, mais le rôle et les droits de chacun aux marchés et aux foires où l'on s'arrête. Les périls courus en commun, l'obéissance partagée sous le même chef, la solidarité des intérêts et des sentiments maintiennent entre leurs membres un puissant esprit de corps. Revenue au logis, l'association ne se dissout pas. Elle se constitue en gilde, en hanse, en «frairie», en «carité». Dès le XIe siècle, nous voyons la gilde de Saint-Omer complètement constituée, et les statuts de la Halle aux draps de Valenciennes nous permettent d'affirmer que la «carité» de cette ville remonte à une époque aussi ancienne.

[11] J'emprunte ces traits aux statuts de la Halle aux draps de Valenciennes. Caffiaux. Mémoires de la Société des antiquaires de France, t. XXXVIII (1877), et aux règlements de la Hanse de Londres. Voy. H. Pirenne. La hanse flamande de Londres. Bull. de l'Académie de Belgique. Cl. des lettres, 1899.

Or, ce ne sont point là certainement des phénomènes isolés. La vraisemblance nous oblige à admettre que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, toutes les localités adonnées au commerce extérieur ont connu des institutions analogues. En dépit des différences de détail et de la diversité des noms, toutes ont dû posséder, plus ou moins nombreuse et plus ou moins puissante, leur association marchande. Comme à Saint-Omer, chacune de ces associations disposait sans doute d'un local pour ses réunions, avait des doyens, désignait ses membres sous le nom de frères et exerçait sur eux une certaine juridiction corporative. Quelques-unes, chose vraiment extraordinaire, et qui témoigne de la rapidité du progrès social, avaient un «notaire» ou un «chancelier» chargé de tenir leurs écritures et que l'on peut considérer comme le lointain ancêtre des clercs urbains de l'avenir[12].

[12] G. Espinas et H. Pirenne. Les coutumes de la gilde marchande de Saint-Omer, dans Le Moyen Age, 1901, p. 189 et suiv.

Mais à cela ne se bornait pas l'activité des gildes et des «carités». Elles ne se contentent point de leurs attributions corporatives. Hardiment, elles se chargent de fonctions publiques, et, puisque les autorités restent inactives, elles agissent à leur place. A Saint-Omer, la gilde affecte chaque année l'excédent de ses revenus à «l'utilité commune», c'est-à-dire à l'entretien des rues, à la construction des portes et de l'enceinte de la ville. D'autres textes nous donnent le droit de conjecturer que des faits analogues se rencontrèrent dès une époque très ancienne, à Arras, à Lille et à Tournai. Dans ces deux dernières villes, en effet, nous voyons les finances urbaines, au XIIIe siècle, placées sous le contrôle, ici de la «charité Saint-Christophe», là du comte de la Hanse[13].

[13] Voyez L. Verriest. Qu'était la charité Saint-Christophe à Tournai? Bull. de la Comm. royale d'histoire de Belgique, 1908, p. 139 et suiv.

C'en est assez pour justifier ce que nous avancions plus haut et pour affirmer qu'au milieu de la population hétérogène et, souvent sans doute, hétéroclite des portus flamands et wallons, l'association marchande a, pour la première fois, établi quelque ordre et quelque stabilité. Officiellement elle n'a aucun droit pour agir comme elle le fait; son intervention s'explique uniquement par la cohésion qui s'est établie entre ses membres et par l'influence dont jouit leur groupe. Car, dans les agglomérations urbaines du XIe siècle, les marchands-voyageurs constituent évidemment une élite. C'est parmi eux que se rencontrent les hommes les plus énergiques et les plus entreprenants; c'est parmi eux aussi que commencent à apparaître les premiers riches. La gilde n'a pas seulement jeté les assises des constitutions urbaines, elle a encore été, parmi la masse des immigrants venus de la campagne, le point de départ de la formation de classes sociales différentes, reposant sur la différence des fortunes. Les hommes les plus riches ont pris tout naturellement la première place et joué le rôle le plus actif dans les colonies marchandes, comme, dans le plat-pays, la fortune foncière a assigné la première place et donné le rôle le plus actif aux grands propriétaires. Le caractère aristocratique qu'a revêtu dès l'époque franque la constitution rurale, le caractère aristocratique que revêtira bientôt la constitution urbaine s'expliquent par la concentration rapide du capital, ici du capital foncier, là du capital mobilier, aux mains d'un petit nombre de privilégiés.

Mais la fortune des marchands profite à la chose publique et l'usage qu'ils en font justifie l'influence sociale dont ils jouissent. L'initiative privée rivalise avec l'initiative corporative. A côté des travaux d'utilité générale secondés par les gildes, on en constate d'autres, dès le XIe siècle, qui sont dus à des particuliers. De riches commerçants emploient généreusement leur fortune dans l'intérêt de leurs concitoyens. L'un d'eux, en 1043, construit une église à Saint-Omer[14]; un autre, un peu plus tard, rachète à Cambrai le tonlieu d'une des portes de la ville et pourvoit à l'entretien d'un pont[15].

[14] Giry. Histoire de Saint-Omer, p. 370.

[15] Gestes des évêques de Cambrai, édit. De Smedt, p. 131.

Ainsi, on voit apparaître de très bonne heure, au milieu des portus, les premiers linéaments du patriciat urbain. Une classe riche se forme, qui prend en main la direction de l'agglomération. Influente par son importance sociale, solide par l'étroite association de ses membres en un même corps, elle s'essaye à la vie politique. Les revendications de la bourgeoisie, dont nous avons cherché plus haut à déterminer le programme, trouvent en elle, tout à la fois, leur organe et leur champion.

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