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Les anciennes démocraties des Pays-Bas

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CHAPITRE VI

Le soulèvement du «commun».

I. Décadence du régime patricien. Premiers soulèvements du «commun».—II. Le mouvement démocratique dans le pays de Liége.—III. Le mouvement démocratique en Flandre.—IV. Les agitations sociales du XIVe siècle.

I

DÉCADENCE DU RÉGIME PATRICIEN. PREMIERS SOULÈVEMENTS DU «COMMUN».

Un régime de classe peut répondre durant très longtemps au vœu de l'opinion et rendre à la généralité des services qui le font accepter par tout le monde. Mais il arrive toujours un moment où l'intérêt public se trouve en conflit avec l'intérêt particulier du groupe dominant et où s'évanouit l'harmonie qui a réglé les rapports entre la minorité gouvernante et la majorité gouvernée. Plus celle-ci a laissé prendre d'ascendant à celle-là, plus elle éprouve à son égard de défiance, de rancune, bientôt de haine. Elle ne la considère plus que comme un oppresseur. Et quand il arrive par surcroît que la situation privilégiée des détenteurs du pouvoir ne repose sur aucun titre légal et ne résulte que du jeu des circonstances, elle est fatalement condamnée à disparaître de gré ou de force.

C'est ce que nous montre avec une netteté particulière l'histoire du patriciat urbain. Dès la fin du XIIIe siècle, il a manifestement achevé de jouer son rôle. Sentant désormais sa position menacée, il ne cherche plus qu'à la défendre. Il s'oppose obstinément aux moindres concessions. L'esprit novateur et hardi dont il a donné tant de preuves fait place à l'exclusivisme le plus étroit. Il se transforme en un parti jalousement conservateur.

En vieillissant, d'ailleurs, il perd sa vigueur et sa souplesse premières. Il lui arrive ce qui arrive presque toujours aux corps privilégiés. Peu à peu, il cherche à écarter de son sein les hommes nouveaux. Les lignages qui disposent des sièges échevinaux ne veulent pas admettre d'intrus au partage. Il ne suffit plus d'être riche pour avoir accès aux magistratures. Leurs détenteurs les considèrent comme une sorte de bien de famille. La naissance l'emporte désormais sur la condition sociale. De ploutocratique qu'il avait été tout d'abord, le régime devient à la longue oligarchique.

Nulle part la transformation qui s'opère ne nous apparaît plus clairement que dans la ville de Gand. L'échevinage y a passé, au cours du XIIIe siècle, au pouvoir d'une clique égoïste et arrogante. Le principe de l'annalité des fonctions communales, respecté en apparence, est impunément violé en fait. Un roulement s'est introduit qui a pour résultat de maintenir le pouvoir aux mains des mêmes individus. Chaque année treize échevins nouveaux (échevins de la keure) entrent en charges; mais, à côté d'eux les treize échevins de l'année précédente (échevins des parchons) et les treize échevins d'il y a deux ans (vacui «vagues») restent associés à l'administration. Ainsi se constitue le fameux collège des XXXIX, dans lequel, tous les trois ans, les mêmes hommes reparaissent aux mêmes places sous les mêmes noms, sans que jamais l'un d'eux soit écarté du gouvernement de la commune. Les titres seuls changent, et, en réalité, la ville se trouve abandonnée à l'administration viagère de trente-neuf individus, l'on pourrait presque dire, à en juger par les plaintes qui s'élèvent contre eux et par la haine qu'ils soulèvent, de trente-neuf tyrans. Tout au moins est-il certain qu'à la fin du XIIIe siècle, les abus qu'on leur reproche sont intolérables. Leur partialité est révoltante; on va jusqu'à les accuser de laisser impunément enlever par leurs parents les filles des riches bourgeois, et par leurs valets, celles des «moyennes gens». A l'égard les uns des autres, il n'est rien qu'ils ne tolèrent. Ils laissent en fonctions des vieillards, des malades, et jusqu'à des lépreux, incapables de rendre le moindre service à la chose publique.

Sans doute, rien ne permet de croire que les abus aient été partout aussi criants. Il est sûr toutefois que les tendances oligarchiques l'emportent peu à peu dans toutes les villes. L'impopularité du régime grandit d'année en année. Une foule de riches bourgeois, écartés des emplois communaux, traités orgueilleusement par les échevins régnants, inquiets d'ailleurs des dangers que font courir à leurs propres intérêts des magistrats irresponsables, ne demandent qu'à secouer la domination qui pèse sur eux. Et, si elle leur semble lourde à porter, de quel poids écrasant doit-elle peser sur le commun!

Car c'est la masse des artisans qui souffre le plus de l'exclusivisme et de la partialité de l'échevinage. L'organisation même de la police industrielle, qui soumet étroitement le travailleur à la surveillance du pouvoir municipal, lui assigne son métier, contrôle l'exercice de sa profession et règle ses prix de vente, n'est supportable pour lui que s'il s'abandonne avec confiance à la direction de ce pouvoir. Dès qu'il le suspecte, il ne voit plus dans son ingérence qu'une usurpation arbitraire. Il consent à aliéner sa liberté au profit du bien commun et de l'égalité économique, mais il n'entend pas l'abandonner à des administrateurs qui, manifestement, ne gouvernent plus que dans un intérêt de caste. Aussi, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, les métiers ne supportent-ils plus qu'en frémissant les doyens, jurés ou vinders patriciens que l'échevinage a placés à leur tête. Chacun d'eux brûle d'obtenir son autonomie, de régler comme il l'entend ses propres affaires, d'intervenir directement dans la législation industrielle, bref de n'obéir qu'à des règlements sur lesquels il aura délibéré, qui répondront à ses besoins, dont l'application sera confiée à ses propres élus. Toutes les volontés sont d'accord sur le but à atteindre. La cause de chaque métier est solidaire de celle de tous les autres et, dans chaque métier, la condition des artisans étant sensiblement la même, un seul mouvement les entraîne tous d'un élan vigoureux vers la réalisation de leur idéal.

Si puissant qu'il soit au sein des travailleurs du marché local, ce mouvement est bien plus intense encore et bien plus redoutable chez les salariés de la grande industrie. Ce n'est point seulement la supériorité numérique qui a donné, à Dinant, aux batteurs de laiton, dans les villes flamandes et brabançonnes, aux tisserands, aux foulons et aux autres ouvriers de la laine, le premier rôle dans le soulèvement démocratique qui s'apprête. Tout ce que nous savons de leur condition sociale les destinait évidemment à en prendre partout l'initiative et la direction. A tous les motifs de mécontentement qui agitaient les petits métiers, ils en ajoutaient d'autres encore et de bien plus puissants. N'est-ce point l'échevinage, c'est-à-dire un pouvoir inféodé à quelques familles de grands marchands, qui réglait souverainement leurs salaires? Ne voyaient-ils point nombre de patrons entrepreneurs, assurés de l'impunité puisqu'ils siégeaient eux-mêmes au tribunal urbain ou que leurs parents y siégeaient, abuser scandaleusement de leur situation pour exploiter les ouvriers, soit en retenant une partie de leur paie, soit en les trompant sur la qualité et la quantité de la matière première qu'ils leur confiaient. Que l'on ajoute à cela l'interdiction faite aux travailleurs manuels d'entrer dans la gilde et de vendre du drap, la surveillance sur les métiers de la laine confiée aux seuls marchands, la rigueur particulière des bans municipaux réglementant l'industrie textile, et l'on comprendra sans peine l'exaspération des ouvriers drapiers contre un régime qu'ils rendaient responsable de tous leurs maux. Incapables de pénétrer la nature de l'industrie capitaliste pour laquelle ils travaillaient, ils se figuraient naïvement que le renversement du régime patricien leur apporterait cette indépendance économique dont ils voyaient jouir autour d'eux les autres artisans. Ils attribuaient la rigueur de leur condition, le salariat auquel ils étaient réduits, les chômages dont ils souffraient dès que l'exportation des laines était entravée, à l'injustice et à la dureté de la haute bourgeoisie. Ils rêvaient confusément, au fond de leurs ateliers, d'un état de choses bien différent de la réalité présente et où ces beaux draps qu'ils s'épuisaient à produire et à apprêter seraient vendus par eux sous les halles urbaines à deniers comptants, et cesseraient d'assurer aux marchands détestés de scandaleux bénéfices.

Plus grossiers, plus brutaux que les autres artisans, plus amoureux aussi du changement, comme tous ceux que la misère de leur sort fait vivre d'espoir, ils avaient déjà, à maintes reprises, au cours du XIIIe siècle, donné d'inquiétants symptômes de leur malaise et de leur inquiétude. En 1225, un imposteur se donnant pour le comte Baudouin, mystérieusement disparu en Orient, après avoir porté pendant quelques mois la couronne impériale à Constantinople, était arrivé sur les confins de la Flandre et du Hainaut. Il n'eut qu'à se montrer dans les grandes villes pour conquérir les masses travailleuses. Tous les pauvres, et à leur tête les foulons et les tisserands, se prirent aussitôt d'enthousiasme pour le pauvre empereur, dépouillé de ses biens, misérable comme eux. Il fut, pendant un moment, une sorte de monarque de la plèbe et faillit provoquer une révolte sociale. La comtesse Jeanne, épouvantée par la soudaineté de l'explosion, courut se réfugier à Tournai. Valenciennes fut le théâtre de graves événements. On déposa les magistrats patriciens, les gens de métier jurèrent la commune, s'emparèrent des riches qui n'avaient pas eu le temps de fuir, et il fallut mettre le siège devant la ville pour la faire rentrer dans l'ordre. D'ailleurs, toute cette agitation se calma aussi rapidement qu'elle s'était propagée. Le soi-disant empereur fut bientôt démasqué: ce n'était qu'un aventurier nommé Bertrand de Rains. Il fut accroché à la potence et les illusions qu'il avait fait luire un instant devant les yeux des ouvriers urbains disparurent avec lui. De cette aventure sans lendemain, il demeura pourtant quelque chose. Pour la première fois, elle avait fait entrevoir aux travailleurs la possibilité d'un changement. Depuis lors la Flandre ne cessa plus d'être en proie à une fermentation dont la gravité s'accentue à mesure que l'on approche du XIVe siècle.

C'est dans les villes wallonnes du comté qu'elle s'accuse tout d'abord. A Douai, dès 1245, elle se caractérise par des troubles qui portent le nom de takehans et dans lesquels il est facile de reconnaître de véritables grèves. De là, le mouvement ne tarde pas à gagner les régions germaniques. En 1274, les tisserands et les foulons de Gand, après l'échec d'un coup de main contre l'échevinage, nous présentent le curieux spectacle d'une sécession de la plèbe industrielle. Ils quittent la ville en masse et se retirent en Brabant. L'émotion que causa cette résolution désespérée a laissé des traces jusqu'à nos jours. Les échevins supplièrent aussitôt leurs collègues patriciens de Louvain, de Bruxelles, d'Anvers, etc., de ne pas prendre ces fugitifs sous leur protection, et les archives gantoises conservent encore les réponses qui leur furent envoyées et qui les tranquillisèrent.

Un tel épisode montre suffisamment jusqu'où l'exaspération des esprits était montée. Mais la grandeur du péril n'eut d'autre résultat que de fortifier la résistance. Les «bans» communaux des centres industriels, à partir du milieu du XIIIe siècle, abondent en textes significatifs à cet égard. Interdiction est faite aux tisserands et aux foulons de porter des armes, voire même de sortir dans les rues pourvus des lourds outils de leur profession. Il leur est défendu de se rassembler à plus de sept, de se réunir pour tout autre motif que le bien du métier. Se mettent-ils en grève, on prodigue contre eux les châtiments les plus sévères: le bannissement, la mort. Depuis 1242, nous voyons se conclure des ligues urbaines stipulant l'extradition des artisans fugitifs, suspects ou capables de conspiration. La hanse des dix-sept villes, cette vaste association de centres manufacturiers formée au commencement du XIIIe siècle, semble n'avoir plus d'autre but que la défense commune contre les revendications ouvrières.

Elles sont d'autant plus dangereuses que le «commun» ne se trouve pas isolé en face du patriciat. Il faut se garder de croire, en effet, que toutes les puissances sociales de l'époque se soient solidarisées avec la haute bourgeoisie et l'aient aidée à défendre sa cause. Le monde médiéval était composé de trop de groupes divers, étrangers les uns aux autres, pour qu'une alliance conservatrice de tous les privilégiés pût alors se conclure. Le péril qui menaçait les «hommes héritables» et les marchands des villes n'inquiétait ni l'Église, ni la noblesse, ni les princes. Ils en profitèrent, au contraire, pour miner le pouvoir de ces orgueilleux patriciens qui avaient si peu ménagé les franchises cléricales, les droits féodaux et les prérogatives mêmes de leurs seigneurs terriens. Si étrange que cela puisse paraître aux yeux d'un moderne, il est certain qu'ils prirent plus d'une fois le parti du peuple. A Liége, le chapitre soutient ouvertement les métiers contre les échevins. En Flandre, la comtesse Jeanne, puis le comte Gui de Dampierre leur témoignent une bienveillance marquée. En agissant ainsi, ils ne font sans doute qu'appliquer l'éternel principe: les ennemis de nos adversaires sont nos amis. C'est seulement leur rancune contre les patriciens qui explique leur conduite. Mais les artisans trouvèrent aussi des protecteurs plus désintéressés. Déjà au XIIe siècle, des prédicateurs populaires, appartenant à ces tendances mystiques dont le large courant, mitoyen entre la foi orthodoxe et l'hérésie, traverse toute l'histoire religieuse du Moyen Age, avaient exalté l'humilité chrétienne et condamné la richesse en termes dont les âmes devaient être singulièrement troublées. Tel par exemple, à Liége, Lambert le Bègue, tel, à Anvers, Guillaume Cornelius. Les frères mineurs, dont l'institution se répandit très rapidement dans toutes les villes au cours du XIIIe siècle, devaient aussi témoigner à la foule misérable les plus ardentes sympathies. L'esprit du «poverello» d'Assise se répandait par leurs bouches dans la masse des déshérités, et s'ils lui prêchaient la résignation, ils lui parlaient aussi de justice, et, en lui montrant dans le royaume des cieux la glorification du pauvre, contribuaient pour leur part à rendre plus odieux encore le régime ploutocratique du patriciat. Plus d'un d'entre eux a dû employer son ascendant à la cour princière en faveur de réformes hostiles à l'oligarchie urbaine. Nous savons que le «gardien» des franciscains de Gand ne fut pas étranger à l'abolition momentanée par la comtesse Marguerite, en 1275, de la fameuse magistrature des trente-neuf.

Tout se réunit donc, vers la fin du XIIIe siècle, pour faire éclater un conflit. Des causes économiques, politiques, religieuses, poussent à la catastrophe. Elle s'accomplit dans les diverses régions des Pays-Bas presque au même moment. Seules les petites villes où le patriciat n'a pu se développer et où les contrastes sociaux étant peu marqués les haines de classe n'ont pu faire leur œuvre, en sont restées à peu près indemnes. La révolution démocratique a épargné le Hainaut, à l'exception de Valenciennes et de Maubeuge, et les Pays-Bas du Nord, à l'exception d'Utrecht. Mais elle s'est déroulée dans le pays de Liége, dans la Flandre et dans le Brabant avec une violence, une richesse de péripéties, une énergie et une durée dont on ne trouve l'équivalent que dans les républiques municipales de l'Italie.

Il ne peut être question ici de la raconter en détail. Nous nous bornerons à en esquisser les traits principaux dans les deux contrées où l'on peut le mieux apprécier sa nature et observer les modifications qu'elle présente suivant les circonstances: la principauté de Liége et le comté de Flandre.

II

LE MOUVEMENT DÉMOCRATIQUE DANS LE PAYS DE LIÉGE.

C'est au milieu du XIIIe siècle que commence, dans les villes liégeoises, la lutte des «petits» contre les «grands». Elle durera plus d'un siècle, acharnée et opiniâtre, et ne cessera qu'avec la victoire complète de ceux-là sur ceux-ci. Nous sommes très mal renseignés sur ses premiers épisodes. En 1253, un patricien, apparenté à une riche famille de changeurs, Henri de Dinant, profita, semble-t-il, d'un conflit survenu entre l'évêque et les bourgeoisies, pour organiser un soulèvement des métiers et leur faire une place dans le gouvernement de la «cité». Ses efforts échouèrent. Mais, dès l'année suivante, les ouvriers batteurs de Dinant prenaient les armes à leur tour, secouaient le pouvoir des échevins, revendiquaient le droit de s'administrer eux-mêmes, se donnaient une cloche, un sceau, bref se constituaient en corporation autonome. Une partie de la population, sans doute possible les artisans, se prononça pour eux; une autre, évidemment les «bonnes gens d'emmi la ville», c'est-à-dire les marchands, leur résista. Bref, il fallut que l'évêque vînt mettre le siège devant Dinant pour y rétablir la tranquillité. Les batteurs durent renoncer à leurs conquêtes et le régime patricien fut rétabli. Depuis lors, il ne cessa plus d'être attaqué. Durant toute la seconde moitié du XIIIe siècle, les villes de la principauté vivent dans un état permanent d'agitation. A Huy et à Saint-Trond, les tisserands s'en prennent à la gilde drapière; à Dinant, les batteurs s'efforcent de récupérer la situation qu'ils ont perdue; à Liége, des troubles éclatent à toute occasion. Toutefois, ces efforts décousus, entrepris sans entente préalable, provoqués par des causes accidentelles, n'aboutissent pas. Mais quand, au commencement du XIVe siècle, parvient sur les bords de la Meuse la nouvelle des «matines brugeoises»[57], les artisans, exaltés par la victoire de leurs frères de Flandre, se soulèvent partout d'un même élan.

[57] Voyez ci-dessous p. 183.

Cette fois, le mouvement était trop formidable, l'exemple d'ailleurs des événements qui continuaient à se dérouler en Flandre était trop dangereux, pour que les patriciens s'obstinassent dans la résistance. D'ailleurs, le chapitre cathédral prenait fait et cause pour les gens de métier. Bon gré mal gré, les lignages consentirent à partager le pouvoir avec les «petits». Les métiers obtinrent le droit de donner à la ville l'un de ses deux «maîtres» et d'être représentés dans le conseil (1303). Mais ces concessions arrachées par la crainte ne devaient pas durer plus longtemps qu'elle. Bientôt les «grands» reprennent courage. S'appuyant sur l'évêque comme le peuple s'appuie sur le chapitre, ils prétendent restaurer leurs anciennes prérogatives dans toute leur intégrité. Exaspérés par la résistance qu'ils rencontrent, ils se décident à risquer le tout pour le tout. Ils appellent à la rescousse le comte de Looz, s'allient à la chevalerie hesbignonne, et, dans la nuit du 3 au 4 août 1312, ils tentent brusquement de s'emparer de la cité. Une lutte sans merci s'engage dans les rues au milieu des ténèbres. Peu à peu, les gens de lignage, débordés par la masse des artisans, sont réduits à la défensive, battent lentement en retraite vers la ville haute et s'y barricadent dans l'église de Saint-Martin. La sainteté de cet asile ne put les protéger. Le feu est mis à l'édifice, dont les ruines fumantes s'écroulent bientôt sur les vaincus.

Ce fut au tour des «petits», tout puissants après un tel triomphe, de rendre à leurs ennemis intransigeance pour intransigeance. La paix d'Angleur, scellée le 14 février 1313, anéantit le pouvoir politique du patriciat. Désormais, pour pouvoir siéger dans le magistrat, il fallut appartenir à un métier. La constitution urbaine, jadis oligarchique, devenait ainsi purement populaire. A l'exclusivisme des lignages se substituait l'exclusivisme des métiers.

Il ne fallait point s'attendre à voir le calme sortir d'une exploitation aussi outrancière de la victoire. L'ancien allié des «petits», le chapitre de Saint-Lambert, les abandonna bientôt. L'évêque Adolphe de la Mark prit parti contre eux plus énergiquement encore. A peine arrivés au pouvoir, en effet, les «petits» se montrèrent au moins aussi hostiles que les «grands» aux prérogatives princières et aussi résolus à ne tenir compte, dans tous les domaines, que de l'intérêt municipal. A Liége, comme dans toutes les «bonnes villes», ils se crurent tout permis, chassèrent les officiers de l'évêque, s'emparèrent de ses revenus et s'attribuèrent sa juridiction. Pour augmenter leur influence et grossir les rangs de leurs troupes, ils laissèrent quantité de gens du plat-pays s'inscrire dans la commune, et, sous le nom de «bourgeois forains», vivre sous sa protection et échapper ainsi à l'autorité de leurs seigneurs.

L'exclusivisme urbain que l'on avait reproché au patriciat ne fit donc que prendre plus de vigueur et d'audace sous le gouvernement des artisans. La rupture fut tout de suite complète et définitive entre eux et ceux qui jadis les avaient aidés à vaincre. Le prince, le chapitre, la noblesse se coalisèrent contre eux avec les patriciens. Ce ne fut d'ailleurs qu'après une guerre longue et sanglante qu'on put les résoudre à demander la paix. Au reste, les vainqueurs comprirent bien qu'il ne pouvait plus être question de rétablir l'ancien régime oligarchique dont personne, sauf les gens de lignage, ne souhaitait le retour. Les sentences qui frappèrent les Liégeois après la bataille de Hoesselt (1328) ne firent point disparaître l'égalité des droits politiques et ne remirent en vigueur aucune des prérogatives de la haute bourgeoisie. On se contenta de faire disparaître le gouvernement direct de la ville par les métiers. Pendant les années de trouble que l'on venait de traverser, ceux-ci avaient en réalité disposé, sans intermédiaire et sans contrôle, du pouvoir municipal. Toutes les décisions importantes avaient été remises à leur volonté; leurs «gouverneurs» avaient usurpé les fonctions du magistrat. La paix de Jeneffe (1330) mit fin à cet état de choses. L'autorité fut replacée aux mains des «maîtres», des jurés et des conseillers qui seuls, désormais, eurent le droit de convoquer la bourgeoisie en assemblées plénières. Les métiers cessèrent de constituer des corps politiques. Le conseil urbain se composa à l'avenir de quatre-vingts personnes choisies dans les six «vinaves» de la cité. De plus, la prépondérance exclusive des artisans fut brisée. On répartit toutes les magistratures par moitié entre les «grands» et les «petits».

Il est incontestable que cette organisation ne fut pas une mesure de réaction violente, improvisée par les vainqueurs dans leur seul intérêt. On y surprend très clairement le dessein d'établir l'équilibre des institutions en y faisant coopérer également les deux partis entre lesquels se divisait la population. Pourtant, elle devait tromper les attentes de ses auteurs. Non seulement les métiers ne pouvaient consentir, après avoir goûté la forte saveur de la vie politique, à n'être plus que de simples corporations industrielles, mais le patriciat liégeois était devenu incapable de remplir le rôle auquel il était destiné. Déchu de son ancienne puissance depuis les événements de 1312, il n'avait pu réparer ses pertes et s'infuser un sang nouveau. Car les lignages dont il se composait ne s'adonnaient point, comme ceux des villes marchandes, au commerce d'exportation. Les Lombards qui s'étaient répandus dans les Pays-Bas, depuis le milieu du XIIIe siècle et y avaient bientôt monopolisé le commerce de l'argent, avaient tari la plus abondante des sources de leur fortune. Ils ne consistaient plus guère qu'en un groupe peu nombreux de propriétaires fonciers, de plus en plus porté à se détourner des affaires municipales pour s'absorber dans la petite noblesse. Comment une classe si lamentablement affaiblie eût-elle pu tenir égale la balance des partis? Elle comprit tout de suite que son influence était perdue et elle ne chercha point à la recouvrer. Les métiers le comprirent mieux encore. Dès 1331, ils s'agitaient de nouveau et la rigueur que l'évêque déploya contre eux n'eut pas de résultat plus durable que la modération de l'année précédente. Les mécontents ne désarmèrent pas et, de guerre lasse, ils obtinrent satisfaction en 1343. La «lettre de Saint-Jacques» leur accorda presque tous les points de leur programme. Elle déclara les «gouverneurs» des métiers admissibles au conseil, leur abandonna l'élection des jurés des «petits» et décida qu'il suffirait à l'avenir de la requête de deux ou trois métiers pour obliger les «maîtres» de la cité à convoquer une assemblée générale de la bourgeoisie. Après de telles concessions, le partage des magistratures entre les patriciens et les artisans n'était plus qu'une garantie illusoire. Il subsista pourtant pendant une quarantaine d'années encore, mais, en 1384, les lignages, dont la décadence n'avait cessé de s'accentuer, y renoncèrent volontairement...

Depuis lors, les métiers dominèrent exclusivement dans la constitution municipale. Seuls jouirent des droits politiques ceux qui se firent inscrire sur leurs rôles. Le conseil recruté parmi eux, au lieu d'être comme jadis élu dans les vinaves, ne fut plus que l'instrument de leurs volontés. Toutes les questions importantes durent être soumises à la délibération des trente-deux métiers et tranchées dans chacun d'eux par «recès» ou «sieultes». Ce qui est surtout remarquable dans cette organisation—la plus démocratique que les Pays-Bas aient jamais connue—c'est moins le principe du gouvernement direct que l'égalité absolue qu'elle établit entre les trente-deux collèges dont elle reçoit l'impulsion. Elle les place tous sur le même rang et donne également une voix à chacun d'entre eux. Pour comprendre une répartition si simpliste du pouvoir, il suffit de se rappeler ce que nous avons dit plus haut de la situation économique ou sociale de la cité de Liége. Dans cette ville de petite bourgeoisie, où aucune industrie n'exerçait la prépondérance, toutes les corporations revendiquèrent et obtinrent des droits identiques. Ce serait une grave erreur que d'attribuer cet égalitarisme, avec Michelet, à un prétendu sentiment démocratique wallon. Il s'explique tout simplement par les circonstances du milieu. Et cela est si vrai qu'on le retrouve avec tous ses traits essentiels dans une autre ville épiscopale, à Utrecht, différente de Liége par la nationalité de ses habitants, mais lui ressemblant de très près par sa constitution sociale. Là aussi, les métiers dominent le gouvernement municipal, et leurs oudermannen siègent dans le conseil dont ils désignent les membres. Il est clair, d'ailleurs, que la participation égale de tous à la chose publique développa rapidement au sein du peuple, à Utrecht comme à Liége, un esprit démocratique qui, dans la seconde de ces deux villes surtout, survécut longtemps au Moyen Age. Le sentiment de l'égalité politique est peut-être le plus vivace de tous les sentiments sociaux. Nous aurons l'occasion de le constater en suivant ses manifestations jusqu'à la fin du XVIIe siècle.

Les autres villes liégeoises ne lui fournirent pas l'occasion de se développer aussi librement que dans la capitale. Dans la plupart d'entre elles, une branche d'industrie—la draperie à Huy et à Saint-Trond, la batterie du cuivre à Dinant—l'emportait sur toutes les autres, donnait l'ascendant du nombre à un groupe de travailleurs et entretenait l'existence d'une classe de riches marchands. Dès lors, dans ces agglomérations de tons plus nuancés, de nature plus hétérogène, l'introduction d'un système purement égalitaire devenait impossible. Ici encore, la forme politique se modela sur le substratum économique. On le remarque dans la plus active des villes mosanes, à Dinant, avec une netteté particulière. Depuis le milieu du XIVe siècle, le gouvernement municipal y fut partagé entre les trois éléments de la population. Il appartint respectivement pour un tiers aux «bonnes gens d'emmi la ville», c'est-à-dire aux marchands exportateurs, au grand métier des batteurs de cuivre et aux neuf petits métiers comprenant la masse des artisans locaux. Ce type d'organisation n'a d'ailleurs rien de particulièrement dinantais. Il répond à la nature de toutes les agglomérations urbaines où des intérêts divergents se trouvant en présence, il fallut attribuer à chacun d'eux une intervention proportionnelle à son importance. On le trouve en vigueur dans presque toutes les villes brabançonnes et, du moins pendant les périodes de calme, dans les villes flamandes.

III

LE MOUVEMENT DÉMOCRATIQUE EN FLANDRE

Si nous avons décrit tout d'abord le mouvement démocratique dans le pays de Liége, ce n'est pas qu'il s'y soit développé plus hâtivement qu'en Flandre. Nous avons eu l'occasion de voir, au contraire, qu'il a subi très profondément, au commencement du XIVe siècle, l'influence flamande. Mais les phénomènes qu'il présente aux bords de la Meuse sont beaucoup plus simples que ceux auxquels il donna naissance dans le bassin de l'Escaut. Ici, les forces en lutte sont bien plus considérables, les intérêts en jeu bien plus importants, et le conflit se complique surtout d'une grave question de politique extérieure qui a exercé sur ses péripéties une influence prépondérante.

Depuis le règne de Philippe-Auguste, il a existé pour la politique française une question flamande. Un des buts poursuivis par les rois avec le plus de persévérance a été la réunion à la couronne du grand comté qui comprenait les territoires septentrionaux de la monarchie et pouvait lui fournir une admirable base d'opération contre l'Angleterre. La lutte, commencée dès le règne de Philippe d'Alsace (1157-1191), ne fut tout d'abord qu'un de ces duels si fréquents au Moyen Age entre un suzerain et un grand vassal. Mais il devait venir un moment où les villes y seraient entraînées. Elles avaient acquis une trop grande puissance, et elles étaient trop intéressées par suite de leur commerce, à la politique de leurs princes, pour pouvoir demeurer simples spectatrices d'un conflit où leur cause était engagée. Ce ne fut point d'ailleurs le sentiment national, sentiment inconnu à la société morcelée du Moyen Age, qui les y poussa. Leur conduite ne s'inspira jamais que de l'exclusivisme municipal inhérent à ces petits mondes vigoureux et égoïstes qu'étaient les communes de tous les pays.

Leur entrée sur la scène politique date du règne de la comtesse Marguerite (1244-1278). Menacés par les artisans, et surtout par les ouvriers de la laine, inquiets des sympathies témoignées à ceux-ci par la princesse, les patriciens des grandes villes n'hésitèrent pas à recourir, pour maintenir leur situation à l'appui du roi de France. Déjà en 1275, les trente-neuf de Gand, cassés par la comtesse, en avaient appelé au Parlement de Paris. Mais l'avènement de Gui de Dampierre (1278) fut, pour les oligarchies bourgeoises, l'occasion de lier formellement leur cause à celle de la couronne. Enhardi par la puissance de sa maison, Gui ne cachait pas son impatience de la domination qu'elles exerçaient sur les villes, et le mauvais vouloir qu'il leur montrait était d'autant plus menaçant qu'il encourageait partout les efforts du «commun». Le roi seul pouvait sauver le régime patricien en étendant sur lui sa main toute puissante. Or, le roi était alors Philippe le Bel. Ses légistes comprirent aussitôt le parti à tirer de la situation. Pour courber le comté sous la souveraineté de la couronne, rien ne valait une alliance avec le patriciat. Elle est conclue dès 1287. Le bailli de Vermandois devient en Flandre une sorte de procureur royal chargé de protéger les villes contre leur prince. Elles arborent sur leurs beffrois la bannière fleurdelisée et, désormais, leurs magistrats, se sentant inviolables, bravent audacieusement l'autorité comtale et la colère impuissante des gens de métier. Le roi qui, en France, supprime les privilèges des communes se fait, en Flandre, par calcul politique le défenseur de l'autonomie municipale si hautement revendiquée par les échevinages patriciens. Uniquement préoccupés des intérêts du moment, ceux-ci ne voient point qu'il ne les soutient que pour abattre le comte; ils ne comprennent pas que l'absolutisme dont ils secondent les efforts contre leur prince est, en principe, leur plus dangereux ennemi.

L'alliance de Philippe le Bel avec le patriciat souleva, au sein du «commun», une exaspération d'autant plus violente que la chute du régime oligarchique avait semblé plus proche. L'intervention de l'étranger raffermissait la prépondérance chancelante d'un gouvernement usé et détesté. Les haines qu'il avait soulevées contre lui se doublèrent désormais de haines égales contre la France, sa sauvegarde. Les partisans de la France passèrent pour des adversaires déclarés de la démocratie. Les fleurs de lis ne furent plus, aux yeux du peuple, que l'emblème de l'oppression, et il donna aux patriciens ce sobriquet de Leliaerts (gens des fleurs de lys) qu'ils ne devaient plus cesser de porter. L'influence française qui, jusqu'alors, s'était si largement infiltrée dans la civilisation flamande, vit se dresser contre elle l'hostilité populaire. Sous l'action de la lutte que se livraient, dans l'enceinte des villes, le parti des riches et le parti des pauvres, se dégagea rapidement chez ce dernier une sorte de conscience nationale. Le «commun» prit comme emblème la bannière comtale. Les Clauwaerts[58] s'opposèrent aux Leliaerts, et les rivalités sociales furent d'autant plus profondes qu'elles répartirent la population urbaine en ennemis et en amis de la France.

[58] Gens de la griffe, à cause des griffes du lion de Flandre.

Les derniers triomphèrent tout d'abord. A la suite d'événements sur lesquels nous n'avons pas à insister ici, la guerre éclata entre Philippe le Bel et Gui de Dampierre. Elle se termina par la défaite du comte. En 1300, Gui se remettait aux mains du roi, qui réunit la Flandre à la couronne et y envoya, comme gouverneur, Jacques de Châtillon. Lui-même s'empressa de visiter sa nouvelle conquête, et, dans toutes les villes, les patriciens rivalisèrent de luxe et de dépenses pour lui témoigner leur reconnaissance.

Le peuple, atterré par la soudaineté de la catastrophe, semblait résigné. Mais son apparente inertie recouvrait une fureur et un désespoir qui se déchaîneraient à la première occasion. Elle ne tarda pas à se présenter. Les impôts qu'il fallut lever pour couvrir les dépenses occasionnées par les fêtes offertes au roi, soulevèrent des protestations indignées. Les vaincus allaient donc devoir payer les réjouissances de leurs vainqueurs! L'humiliation était trop forte; une plus longue patience devenait impossible. La rage de la défaite, attisée par les rancunes amassées dans les cœurs, éclata brusquement. Partout on court aux armes et partout, à la tête des révoltés, les ouvriers de la laine, plus pauvres, plus méprisés, plus ulcérés que les autres, mais aussi plus nombreux et plus hardis, se signalent par leur violence et leur audace. A Bruges, un obscur tisserand, Pierre de Coninc, se met à leur tête, et son éloquence enflammée les porte aux résolutions suprêmes. Le 17 mai 1302, ils assaillent, à la faveur de la nuit, les soldats de Châtillon, qui viennent d'arriver dans la ville pour y rétablir l'ordre. Le cri de schild en vriendt[59] retentit par les rues. Les Français qui cherchent à le pousser se trahissent à leur accent et sont impitoyablement massacrés pêle-mêle avec les patriciens.

[59] C'est-à-dire bouclier et ami.

Ce coup d'audace, auquel les historiens modernes ont donné, par analogie avec les Vêpres siciliennes, le nom de Matines de Bruges, changeait brusquement la situation. Dans toutes les villes, le «commun» guidé par les tisserands et les foulons, renverse les magistrats, s'organise, se donne des capitaines et institue à la hâte des gouvernements révolutionnaires. Les prolétaires de la grande industrie se trouvent, par un subit renversement des choses, appelés à exercer le pouvoir dont ils ont si longtemps été les victimes. Ils s'en saisissent avec une brutalité et une soif de vengeance qui n'étonnera personne.

Mais il fallait tout d'abord songer à la guerre, car le roi, furieux de l'humiliation infligée à son représentant, lève une armée et la dirige vers la Flandre sous le commandement de Robert d'Artois. Au milieu de la joie du triomphe, ce péril ne fait que porter au paroxysme l'enthousiasme du peuple. D'ailleurs, il n'est plus seul devant l'envahisseur. A la nouvelle des événements de Bruges, les fils de Gui de Dampierre, Jean et Gui de Namur, son petit-fils, le beau et brillant Guillaume de Juliers, sont accourus en Flandre. Ces jeunes princes, par une rencontre unique peut-être dans l'histoire du Moyen Age, prennent hardiment la direction de la démocratie urbaine. Ils ont compris que la seule chance qu'ils aient encore d'arracher au roi leur héritage, c'est de conduire au combat et d'électriser par leur présence les tisserands et les foulons qu'a mis debout la voix de de Coninc. Leur présence soulève partout une joie délirante, et, sous la conduite de ces élégants chevaliers, élevés à la française et ne parlant que le français, les robustes bataillons flamands marchent à la rencontre de l'ennemi.

Ils le rencontrèrent sous les murs de Courtrai, et, après une lutte acharnée, leur armée improvisée vint à bout de la belle chevalerie de Robert d'Artois. Il serait injuste, sans doute, de ne pas attribuer leur victoire, pour une bonne partie, à l'avantage du terrain, au talent des jeunes princes qui disposèrent les communiers et à l'imprudence du général français, sûr de tailler en pièces, au premier choc, la piétaille assez téméraire pour lui tenir tête. Mais la victoire de Courtrai s'explique surtout par des causes morales. Les artisans flamands combattirent ce jour-là comme devaient le faire, bien des siècles plus tard, les soldats de la République. Ils savaient que du résultat de la lutte dépendaient la chute ou le maintien du régime populaire, le retour ou la ruine définitive de la domination patricienne. Les passions sociales soulevées leur donnaient une force indomptable. Les Français leur apparurent comme les Autrichiens aux soldats de Jemappes: ils ne virent en eux que les alliés d'une odieuse tyrannie. La noblesse, habituée à se mesurer avec des troupes féodales, se sentit désorientée en présence de la sombre énergie de la résistance. Elle vint se briser impuissante contre la barrière des piques et des «goedendags».

Après la bataille de Courtrai, l'issue du double conflit politique qui tenait la Flandre en suspens n'était plus douteuse. Le comté revint à la maison de Dampierre, et le régime démocratique s'implanta dans toutes les villes. Philippe le Bel et les patriciens furent vaincus en même temps. Le roi eut beau, durant les années suivantes, lever de nouvelles troupes et les conduire lui-même au combat, tous ses efforts échouèrent devant les armées communales, plus indomptables à mesure que le succès augmentait leur confiance en elles-mêmes. Il dut se résigner à traiter. Le fils de Gui de Dampierre, Robert de Béthune, accepta, pour obtenir la reconnaissance officielle de ses droits, les stipulations de la paix d'Athis (juin 1305). Elle cédait à la France les châtellenies de Lille, de Douai et de Béthune et imposait à la Flandre, outre une lourde indemnité de guerre, l'obligation de démolir toutes ses forteresses et d'humiliantes amendes. En y consentant, Robert de Béthune n'avait évidemment consulté que ses intérêts de prince. La cause de la dynastie et celle du peuple, unies pendant la lutte, se séparaient l'une de l'autre. Mais le «commun», qui avait été soigneusement exclu des négociations de la paix, refusa obstinément de se soumettre. D'ailleurs, la rentrée dans le pays des Leliaerts émigrés lui faisait envisager le traité comme une machination ourdie contre lui par le roi, le comte et les patriciens. La guerre reprit bientôt, et Robert de Béthune lui-même, mécontent de l'attitude de la couronne à son égard, finit par y prendre part.

Louis X et Philippe le Long ne réussirent pas mieux que Philippe le Bel. Les troupes françaises ne purent franchir le cours de la Lys. Partout, elles trouvèrent devant elles les gros bataillons des communes et, manifestement, elles hésitaient désormais à les affronter. Mais les milices urbaines n'étaient redoutables que dans la défensive. Elles n'étaient ni assez manœuvrières ni surtout assez résistantes pour attaquer l'ennemi sur son propre terrain. Il leur était impossible de s'écarter trop loin des villes, d'où les artisans ne pouvaient au surplus s'absenter longtemps sans ruiner l'industrie dont ils vivaient. Une nouvelle paix, définitive cette fois, fut conclue en 1320. Elle abandonnait pour toujours à la France les territoires provisoirement cédés à Athis. La Flandre, jusqu'alors bilingue, faisait le sacrifice de ses populations romanes et devenait un territoire purement germanique.

IV

LES AGITATIONS SOCIALES DU XIVe SIÈCLE.

Durant toutes ces péripéties, le régime démocratique établi révolutionnairement dans les villes en 1302 avait subi de profondes modifications. Tout d'abord institué à la hâte et soumis à l'influence des ouvriers de la grande industrie, tisserands et foulons, qui avaient donné le signal de la révolte et auxquels leur nombre prêtait un ascendant momentané, il avait bientôt dépouillé son caractère provisoire pour s'adapter à la nature des populations urbaines. Il ne pouvait être question, en effet, d'abandonner le pouvoir à un seul groupe de la bourgeoisie au détriment de tous les autres. Pour durer, le nouvel état de choses devait faire leur place à la classe des marchands et à celle des artisans des petits métiers. Aussi, voit-on se constituer presque partout un système de gouvernement urbain divisant en «membres» la masse des habitants et attribuant à chacun de ces membres sa part d'intervention dans les affaires de la commune. On n'arriva point à ce résultat sans beaucoup de peines et de conflits. D'une part, les ouvriers de la laine ne se laissèrent point déposséder sans résistance; de l'autre, les patriciens revendiquaient leurs anciennes prérogatives et ils parvinrent même ça et là, comme à Gand en 1319, à les récupérer pour quelque temps. En somme, malgré des différences locales très nombreuses, le régime démocratique évolua dans son ensemble vers le système de la représentation des intérêts, le seul qui fût compatible avec la condition sociale des villes industrielles de Flandre.

Mais ce système ne devait pas mettre fin à la période des troubles civils. Si les petits métiers et les marchands l'acceptèrent, ceux-là avec enthousiasme, ceux-ci avec résignation, les travailleurs salariés n'y trouvèrent point la réalisation de leurs désirs. Ils avaient espéré de la révolution démocratique un changement complet et radical de leur situation. Ils n'avaient pris les armes et combattu au premier rang que pour s'affranchir du joug de leurs employeurs, que pour arriver à l'indépendance économique, que pour sortir de la condition précaire où les réduisait leur profession. Bon nombre d'entre eux s'abandonnaient à des rêves confus d'égalité sociale, rêves à la fois touchants et redoutables, où leur apparaissait l'irréalisable idéal de la justice absolue et de la fraternité de tous les hommes. Beaucoup pensaient que «ceskuns devroit avoir autant li uns que li autres»,—et pourtant, la révolution démocratique n'avait supprimé ni la richesse ni la misère. Elle avait eu beau renverser les échevinages patriciens, abolir les gildes, détruire la hanse de Londres, elle n'avait pas amélioré le sort des ouvriers industriels. Il leur importait peu d'avoir conquis des droits politiques, de pouvoir élire eux-mêmes les chefs de leurs corporations, d'être soumis à une législation plus douce, puisqu'ils demeuraient réduits, comme auparavant, à travailler perpétuellement pour des donneurs d'ouvrage. Plus grandes avaient été leurs illusions, plus amère leur apparaissait la réalité. Incapables de se rendre compte des questions économiques et de comprendre que la nature du grand commerce et de l'industrie capitaliste les condamnait fatalement à l'insécurité du salariat et à la misère des crises et des chômages, ils se crurent victimes des entrepreneurs, des marchands drapiers, de cette classe de «bonnes gens» (poorters) qui, pour avoir perdu l'hégémonie politique, n'en continuait pas moins à les faire travailler pour elle et à vendre les produits de leur labeur.

Aussi, quelques années à peine se sont-elles écoulées depuis la bataille de Courtrai, et les haines se déchaînent aussi terribles parmi les métiers de la draperie qu'à l'époque où les patriciens tenaient les artisans sous le joug. A Ypres, les riches craignent d'être massacrés par le «commun» des faubourgs et supplient le roi de France de faire surseoir à la démolition des murailles qui entourent la vieille ville où ils résident. A Bruges, à Ardenbourg, éclatent de sanglantes émeutes. A Gand, en 1311 et en 1319, les tisserands se soulèvent et la sinistre série des bannissements et des exécutions recommence. Il en devait aller de même dans la suite. On peut dire que durant le XIVe siècle, les ouvriers de la laine ont vécu dans un état de mécontentement continuel. A toute occasion, ils prennent les armes et ils ne les déposent que quand, affamés par un blocus ou décimés par un massacre, ils se voient forcés de céder à la force. Mais leurs défaites ne les abattent que pour un instant. Ils ont bientôt réparé leurs pertes et avec une énergie nouvelle reprennent le combat contre les autorités sociales. Dans toutes les villes, ils agissent de concert, et le mot d'ordre parti de l'une d'elles provoque presque toujours un soulèvement général. Plus pauvres et plus grossiers que les autres artisans, ils sont aussi plus hardis et plus violents. D'ailleurs, ils ont pour eux le nombre, et l'organisation corporative discipline leurs masses et leur donne l'unité de vue et de direction. Dans chaque grande commune, leur doyen peut mettre sur pied des milliers d'hommes et traite avec le magistrat de puissance à puissance.

Il n'est pas de mouvement politique dans l'histoire si dramatique de la Flandre sous les règnes de Louis de Nevers (1322-1346) et de Louis de Mâle (1346-1384), qu'ils n'aient cherché à faire tourner à leur avantage, et, pour exposer leur histoire en détail à cette époque, il faudrait raconter toute l'histoire interne du comté. Lors de la grande révolte de 1326, les tisserands de Bruges dirigent les événements, improvisent en s'appuyant sur les paysans de la région maritime, un gouvernement révolutionnaire, confisquent les biens des riches, s'emparent du comte et ne se soumettent enfin qu'après l'épouvantable défaite que le roi de France vient leur infliger lui-même à Cassel (1328). Un peu plus tard, lorsque, au commencement de la guerre de Cent ans, Jacques Van Artevelde a donné à Gand, grâce à son alliance avec Édouard III, l'hégémonie sur toute la Flandre, ce sont encore les tisserands qui prétendent dominer le célèbre tribun, lui dicter sa conduite, et qui finalement le sacrifient à leurs intérêts et provoquent sa mort tragique (1345). Sous Louis de Mâle, leur audace et leur énergie atteignent au paroxysme. Durant dix ans, et à travers des péripéties étonnantes, ils tiennent tête au prince, à la noblesse, à toutes les bonnes gens «qui ont à perdre». La haine qu'ils excitent chez les partisans de l'ordre établi n'a d'égale que l'effroi qu'ils leur inspirent. Mais leur exemple anime à l'extérieur tous ceux qui souffrent et qui protestent comme eux contre leur gouvernement. Les Liégeois leur envoient des vivres; en Brabant, les artisans se soulèvent à leur appel; en France surtout, leurs succès provoquent l'enthousiasme du peuple. Les émeutiers des grandes villes se soulèvent au cri de «Vive Gand!», et il faut qu'une fois de plus, le roi convoque ses troupes et vienne infliger à Roosebeke une nouvelle défaite aux «horribles tisserands» (1382).

Que ces agitations aient été surtout de nature sociale, c'est ce dont il n'est pas permis de douter. Partout, en effet, où les tisserands s'emparent du pouvoir, on les voit tout d'abord traquer les riches avec férocité. Évidemment ils les considèrent comme leurs ennemis mortels et la cause de tous leurs maux. Mais la révolution sociale qu'ils souhaitaient était irréalisable. La constitution économique qu'ils voulaient renverser ne reposait pas seulement sur les villes. Pour la détruire, il eût fallu bouleverser de fond en comble toute l'organisation commerciale et industrielle de l'Europe. D'ailleurs, les tisserands soulevaient, par leur radicalisme, la résistance de tous les intérêts divergents. Presque partout les petits métiers prennent fait et cause contre eux. Le prince leur est invariablement hostile, et la noblesse, jadis indifférente à la politique urbaine, ne peut plus s'abstenir devant un parti qui fait appel aux pauvres et excite les paysans à la révolte. Enfin, au sein même des ouvriers de la draperie, les foulons, dont les tisserands prétendent fixer le salaire et qu'ils s'efforcent de réduire à la condition de clients, les traitent en ennemis et, quoique plus misérables encore, soutiennent, pour échapper à leur domination, la cause des «bonnes gens». Le prolétariat ouvrier n'est pas animé de l'esprit de classe. L'esprit corporatif seul le dirige et achève de rendre impossible une victoire pour laquelle l'union de tous eût été la première condition.

Mais, s'ils ont échoué dans leurs efforts pour atteindre à un but inaccessible, les tisserands flamands n'en restent pas moins les protagonistes les plus ardents et les plus persévérants de cette idée démocratique qui a si profondément troublé le XIVe siècle, et leurs chefs, les De Deken, les Van den Bosch, les Ackerman, les Philippe Van Artevelde, et tant d'autres, méritent d'être cités à côté des Étienne Marcel et des Wat Tyler. Il ne leur a manqué, pour jouir de la même célébrité, que d'avoir agi, comme eux, sur un plus vaste théâtre.

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