Les anciennes démocraties des Pays-Bas
CHAPITRE IX
Les villes à l'époque de la Renaissance.
I. Les transformations économiques et leur influence sur le régime urbain.—II. Les populations urbaines au XVIe siècle.—III. Le soulèvement de Gand sous Charles-Quint.
I
LES TRANSFORMATIONS ÉCONOMIQUES ET LEUR INFLUENCE SUR LE RÉGIME URBAIN.
Les changements politiques, économiques et sociaux qui, depuis le commencement de l'époque bourguignonne, avaient peu à peu modifié la situation des villes, transformé leur commerce et leur industrie, altéré la nature de leur population et tout à la fois provoqué leur lutte contre le prince et décidé de l'issue de cette lutte, s'accentuèrent si rapidement à partir des premières années du XVIe siècle que, dès le règne de Philippe le Beau, les bourgeoisies se trouvèrent, à tous égards, en face d'un état de choses complètement différent de celui qui, depuis quatre siècles, avait déterminé leurs intérêts, leurs tendances et leurs institutions. Au point de vue politique tout d'abord, le souverain, grâce aux combinaisons et aux hasards de la politique matrimoniale, a acquis une force qui fait de lui le plus puissant potentat de l'Europe et contre laquelle toute rébellion est impossible. Le successeur des ducs de Bourgogne est devenu avec Charles-Quint maître de l'Espagne, du Milanais, du royaume de Naples, des domaines de la maison d'Autriche, de l'Empire; il aspire à la domination universelle et ses provinces patrimoniales, administrées en son nom par des gouvernantes (Marguerite d'Autriche puis Marie de Hongrie) obéissent à ses ordres, trop heureuses de l'autonomie interne dont il les laisse jouir. Car très habilement il évite d'y froisser les vieilles traditions nationales et d'y semer, par un absolutisme cassant, un mécontentement que le roi de France, son rival, ne manquerait pas d'exploiter contre lui. D'ailleurs, en dépit de l'exiguïté de leur territoire, les Pays-Bas possèdent une telle richesse que le crédit de l'empereur repose sur eux en grande partie et qu'il importe de les ménager.
Après les troubles civils du règne de Maximilien, en effet, la paix dont on jouit sous Philippe le Beau, non seulement a ramené la prospérité mais l'a portée à un point qu'elle n'avait jamais atteint. L'admirable situation du pays qui, au Moyen Age, en avait fait le centre du commerce du Nord, lui valut, dans le monde agrandi par les découvertes des Espagnols et des Portugais, une importance économique agrandie aux proportions nouvelles de l'univers. Anvers devient, à partir du commencement du XVIe siècle, l'entrepôt du trafic mondial. L'influence qui lui échut en partage de 1520 à 1580 environ n'a jamais, ni auparavant ni depuis lors, appartenu à aucune ville. Jamais un port n'a possédé une suprématie aussi exclusive, exercé une attraction aussi irrésistible et offert un caractère aussi cosmopolite. Ce fut un spectacle unique que celui qu'il présenta pendant ces années d'étonnants progrès où, par une fortune extraordinaire, il constitua tout à la fois le plus grand marché et la plus grande place de banque de l'univers, où les navires et les capitaux y affluèrent, où l'on y entendit parler toutes les langues, où il mérita enfin, par sa richesse comme par sa beauté, d'être appelé l'une des fleurs du monde et fit des Pays-Bas une «terre commune à toutes les nations».
Par une conséquence inévitable de sa prépondérance, toutes les provinces qui l'entouraient s'orientèrent vers lui; il les pénétra de son action, leur communiqua son esprit et y brusqua la transition entre le régime économique du Moyen Age et le régime économique des temps modernes.
De tous les caractères que présente ce dernier, le plus frappant, on le sait, consiste dans l'essor du capitalisme. Favorisés par les progrès de la centralisation monarchique, par les besoins financiers des États, croissant avec la fréquence croissante des guerres, par la généralisation des institutions de crédit, par les découvertes géographiques et l'avancement des sciences, par la diffusion de l'esprit d'entreprise enfin et l'ébranlement moral provoqué par la Renaissance, de hardis entrepreneurs apparaissent, grands marchands, banquiers, spéculateurs, aussi âprement attachés à la conquête de la fortune que l'humaniste à la connaissance de la sagesse antique, aussi dénués de scrupules que le diplomate formé à l'école de Machiavel. Sous leur action, l'histoire économique évolue comme l'histoire de l'art. Entre eux et les riches patriciens du Moyen Age, le contraste n'est pas moins éclatant qu'entre Fra Angelico et Raphaël ou qu'entre Van Eyck et Frans Floris. Les capitaux qu'ils manient sont infiniment plus considérables que ceux des anciens poorters et ils disposent d'un marché infiniment plus étendu. De plus, ils ne sortent pas des rangs de la vieille bourgeoisie marchande. Celle-ci, atteinte par la perturbation de l'économie urbaine, ou se ruine, ou se transforme peu à peu en une classe de rentiers, de fonctionnaires ou d'avocats. Les «nouveaux riches» de la Renaissance sont en somme des aventuriers. Ils n'ont pas d'ancêtres, pas de traditions de famille, et l'individualisme économique se manifeste chez eux avec la vigueur propre à toutes les forces qu'a affranchies l'ardente époque à laquelle ils appartiennent.
De toutes parts, naturellement, ils affluent vers Anvers, comme les conquistadors de leur temps vers le Nouveau Monde. D'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, des provinces des Pays-Bas, ils y accourent pour tenter la fortune comme courtiers d'affaires, agents de banque, exportateurs, commissionnaires ou spéculateurs. Les plus heureux y accumulent bientôt d'énormes richesses, d'autres sombrent dans de retentissantes faillites. Ils y vivent d'une existence enfiévrée, soumise à tous les hasards des hausses et des baisses provoquées par les guerres, par les accaparements, par les fluctuations de la bourse. Autant la vie économique avait été au Moyen Age réglementée, surveillée, soustraite à la libre concurrence et répartie en des cadres locaux et des groupements professionnels protégés les uns contre les autres, autant elle s'épanche maintenant, dédaigneuse des entraves anciennes et des usages séculaires, illimitée, impitoyable et sans scrupules. Le caractère libéral et capitaliste qu'elle communique au commerce anversois rayonne nécessairement au dehors, et, sous son influence, on voit se modifier bientôt l'industrie des Pays-Bas.
Dès le commencement du XVIe siècle, c'est le marché d'Anvers qui absorbe la plus grande partie de ses produits. C'est de lui qu'elle reçoit les commandes; c'est lui qui, de plus en plus, est la garantie de sa prospérité. Les marchés locaux sont abandonnés. Bruges, restée fidèle à sa vieille législation surannée, proteste vainement contre la violation flagrante de son droit d'étape. Le vide se fait dans son port. Plus elle prétend y retenir les marchands, plus ils s'en éloignent et plus ils se dirigent vers sa jeune concurrente, où le principe de la liberté commerciale l'a emporté sur celui du privilège et du monopole. Les métiers urbains cherchent vainement, de leur côté, à lutter contre une situation devant laquelle ils se trouvent aussi impuissants que les milices communales le sont devenues en face des armées régulières. D'année en année, leur décadence s'accentue. Les villes flamandes et brabançonnes ont vainement obtenu des ducs de Bourgogne la prohibition des étoffes anglaises: le bon marché de celles-ci leur ouvre malgré tout l'entrée du pays, et c'est par milliers que les kerseyes se déversent chaque année sur les quais d'Anvers, cependant que la ruine s'abat sur la draperie urbaine. En 1545, à Ypres, «la négociation de la draperie est tellement déclinée et diminuée» qu'il n'y reste plus qu'environ cent métiers battant. A Gand, on n'en compte plus que vingt-cinq en 1543. Et le spectacle est le même en Brabant. A Bruxelles, en 1537, il ne reste plus de teinturiers en bleu; pour en attirer un dans la ville, il faut lui promettre un subside de 600 florins.
Cette déchéance était fatale. Pour se maintenir, en effet, en présence d'une concurrence hardie et favorisée par le commerce anversois, la draperie urbaine eût dû renoncer complètement à son antique organisation, abandonner les procédés auxquels une technique séculaire l'avait habituée, sacrifier aux nécessités industrielles ses privilèges protectionnistes et tout l'attirail d'une législation faite pour une époque disparue. Mais pouvait-on demander aux artisans de rompre avec un régime qui leur paraissait lié à leur propre existence? Étaient-ils capables de s'élever au-dessus de l'étroit horizon dans lequel ils avaient vécu durant tant de siècles? La réponse n'est pas douteuse. En réalité, le régime des métiers n'eût pu disparaître que par une révolution violente, que par une perturbation totale du régime municipal. Il était trop vieux, trop profondément enraciné dans la tradition et la coutume pour pouvoir se modifier. Il végéta donc et se décrépit lentement. Toutes les mesures prises pour lui venir en aide échouèrent.
Mais, contrastant avec la décadence de la draperie urbaine, la draperie rurale entre dans une voie d'étonnants progrès. Condamnée durant tout le Moyen Age, par les privilèges et la jalousie des grandes villes, à une existence précaire et misérable, elle avait commencé pendant la période bourguignonne à s'épanouir çà et là, malgré bien des difficultés et d'incessantes protestations. Puis, tout à coup, vers la fin du premier tiers du XVIe siècle, elle se développe en pleine vigueur et fait surgir, à côté de l'antique organisation corporative de l'industrie, une organisation bien différente et aussi parfaitement adaptée au nouvel ordre économique que celle-là lui était rebelle. Libre des entraves dans lesquelles la réglementation urbaine enserre l'artisan, elle se plie, en effet, à toutes les exigences de l'entreprise capitaliste. Chez elle, point de limites à la production, point de métiers groupant les artisans en face du patron, intervenant dans le taux des salaires, fixant les conditions de l'apprentissage et limitant les heures de travail. Point de privilèges surtout, n'ouvrant qu'aux bourgeois l'accès de la profession et en excluant le «forain». Ici, tout homme, pourvu qu'il soit valide et sache lancer la navette, est sûr d'être embauché. On ne s'inquiète ni de son passé ni de son origine, et lui-même, isolé en face de l'employeur, se soumet aux conditions qu'il stipule, trop heureux d'avoir trouvé un gagne-pain. Ainsi se constitue dans les villages des environs d'Ypres, dans la châtellenie de Bailleul, à Bergues-Saint-Winnoc, aux environs de Lille, mais surtout à Hondschoote et à Armentières, un véritable prolétariat industriel. Les miséreux, les vagabonds y affluent de tous les points du pays. Bien plus! le malaise de l'industrie urbaine poussant les ouvriers des grandes communes vers le plat-pays, on assiste au spectacle inattendu d'un exode des villes vers les campagnes. Bref, pour résister à la draperie anglaise, les Pays-Bas ont dû subir une transformation analogue à celle de l'Angleterre elle-même, et l'on remarque entre les jeunes agglomérations industrielles du XVIe siècle et les vieilles villes, un contraste analogue à celui que l'on constate à la même époque entre les towns à privilèges, comme Worcester ou Evesham, et les bourgs manufacturiers qui font alors pour la première fois connaître à l'histoire les noms de Manchester, de Sheffield ou de Birmingham.
C'est naturellement pour le marché d'Anvers que travaille cette «nouvelle draperie»; c'est de là qu'elle reçoit les ordres qui font confectionner, pour un seul marchand, des centaines, des milliers de pièces. Il en va de même, d'ailleurs, de bien d'autres industries écloses comme elle grâce au capitalisme et à la liberté économique. La métallurgie et l'exploitation du charbon dans le pays de Liége, le Namurois et le Hainaut se développent aussi en dehors des métiers urbains, sous le régime du droit commun et de l'entreprise individuelle, et, là aussi, le prolétariat industriel apparaît tout d'abord dans les campagnes.
Mais il ne devait pas tarder à gagner les villes. Si les métiers veillaient jalousement, en effet, sur les anciennes industries et les condamnaient par cela même à végéter, ils ne pouvaient empêcher l'introduction de fabrications inconnues au Moyen Age ni les soumettre à leurs règlements. Le capitalisme ne manqua pas de profiter de la situation. Pendant la première moitié du XVIe siècle, le tissage du satin, des «bayes», de la moquette, des rubans, le soufflage du verre font leur apparition dans une quantité de centres urbains, et, à côté des corporations privilégiées, y acclimatent l'organisation nouvelle. A Valenciennes, par exemple, la sayetterie reçoit l'impulsion de riches entrepreneurs. La plupart des ouvriers qu'elle occupe viennent des campagnes environnantes où ils retournent le samedi soir pour passer le dimanche dans leur famille et y porter leur pauvre salaire, après avoir travaillé en ville pendant toute la semaine. La tapisserie et l'industrie linière nous montrent, elles aussi, le recul du métier devant la force envahissante du capitalisme. Malgré les réclamations des artisans urbains, elle emploie surtout des travailleurs libres, c'est-à-dire des gens du plat-pays. La première occupe dans toute la Flandre des milliers de tisserands. La seconde est activement pratiquée, autour d'Audenarde, en une foule de paroisses. Les petits ateliers familiaux y sont placés, par groupes de trente à soixante, sous la direction de Winkelmeesters (maîtres d'ateliers) au service des patrons de la ville. Tous les dimanches, l'ouvrage effectué pendant la semaine est apporté à ceux-ci en échange de la matière première destinée à être mise en œuvre pendant la semaine suivante.
II
LES POPULATIONS URBAINES AU XVIe SIÈCLE.
Il fallait caractériser avec quelque détail le mouvement économique du XVIe siècle pour faire comprendre les transformations que présente, à la même époque, l'existence des bourgeoisies. Nous en avons dit assez pour montrer combien leur situation diffère désormais de ce qu'elle avait été au Moyen Age. Le monopole de l'industrie leur a échappé. Les progrès du capitalisme comme les progrès de la technique et de la fabrication ne leur ont pas permis de maintenir intact leur système réglementaire, approprié aux besoins d'une époque disparue. Sans doute, il n'a pas péri en entier. Le protectionnisme urbain domine encore dans tout ce qui touche à l'approvisionnement du marché local. Les métiers de l'alimentation municipale conservent leurs positions. Bouchers, boulangers, forgerons, menuisiers, cordonniers, etc., continuent à posséder le privilège de subvenir seuls aux nécessités journalières de la bourgeoisie. Repoussés de la grande industrie par le travail rural, les métiers n'en cherchent que davantage à conserver le domaine qui leur reste. Dans ce but, les règlements se multiplient et leur minutie s'accentue sans cesse. Les corporations se partagent jalousement le champ étroit qui demeure soumis à leur exploitation. Chacune d'elle épie ses voisines et, à la moindre transgression de ses droits, leur intente d'interminables procès. Entre les tourneurs et les menuisiers, les tonneliers et les charpentiers, les corroyeurs et les bourreliers, bref, entre tous les groupes d'artisans qui vivent du marché urbain, les contestations sont incessantes. En même temps, le métier se replie pour ainsi dire sur lui-même et se fait de moins en moins accueillant aux nouveaux venus. La maîtrise tend à devenir héréditaire, et les simples compagnons ne peuvent plus que bien rarement y arriver, placée qu'elle est désormais en dehors de leurs atteintes par les taxes exorbitantes qu'il faut payer pour l'acquérir.
Peu à peu, le corps des artisans locaux se scinde en deux groupes bien distincts: au-dessus, une véritable aristocratie bourgeoise réalisant dans la sécurité de la protection des bénéfices abondants et faciles; en dessous, une classe de travailleurs-domestiques, partageant le labeur des maîtres, en général bien traités par eux, mais auxquels est enlevé tout espoir d'améliorer jamais leur condition. La vie corporative, dans la phase nouvelle où elle est entrée, a perdu la vigueur et l'énergie qu'elle avait déployées au Moyen Age. Attentifs à leurs seuls intérêts, les maîtres cherchent à s'épargner les charges qu'elle entraîne. Il faut que le pouvoir public intervienne souvent pour les forcer à accepter les fonctions de «rewards» ou de vinders. La plupart des métiers sont endettés; leurs vieilles institutions charitables se soutiennent à peine. D'autre part, leurs privilèges politiques ne profitent plus qu'aux maîtres. Eux seuls représentent les corporations en face de l'autorité communale et l'on peut dire, en employant une expression rigoureusement exacte dans sa trivialité, qu'ils n'en invoquent plus les franchises que dans un intérêt de boutique.
En face de ces vieux corps engourdis dans le privilège, les ouvriers des industries nouvelles entretiennent dans les villes qu'a atteintes l'action du capitalisme une activité constamment accrue par les progrès de l'exportation. Entre leur situation et celle des métiers, on retrouve, mais bien autrement prononcé, le contraste que nous avons observé au Moyen Age entre les artisans de la draperie et ceux des autres professions. Simples salariés comme les foulons et les tisserands de jadis, ils ne jouissent pas comme ceux-ci des avantages du régime corporatif. Ils sont soumis sans défense à l'exploitation de leurs patrons. Le pouvoir public, si plein de sollicitude pour le petit commerce, les abandonne à leur sort. S'il intervient en leur faveur, ce n'est que par la réorganisation de la bienfaisance, et ce fait en dit long sur leur misère. Bon nombre d'entre eux, d'ailleurs, ne sont que des mendiants contraints au travail ou des fils de mendiants, auxquels les nouvelles institutions charitables ont fourni le moyen d'apprendre quelque «art mécanique». D'autres, nous l'avons vu plus haut, viennent de la campagne louer leurs bras en ville et n'appartiennent pas à la bourgeoisie. Ils constituent dans la population un élément flottant au gré des moments de crise ou de prospérité. Les étrangers qui passent par le pays s'étonnent de trouver dans la plupart des villes, à côté d'opulents marchands, une plèbe pauvre et mécontente.
Mais son mécontentement est impuissant et stérile. Car ce prolétariat inorganisé est incapable de discipliner ses forces en vue d'une action commune. Il n'a pas conscience de former une classe distincte. Il est en dehors de la société comme il est en dehors du droit public. Les constitutions urbaines ne lui font aucune place. Aussi conservatrices dans le domaine politique que dans le domaine économique, elles l'excluent soigneusement de toute participation au pouvoir municipal. Les cadres de la bourgeoisie restent, au XVIe siècle, ce qu'ils avaient été au XIVe. Les «membres» du corps communal ne subissent pas la moindre modification, alors que tout a changé autour d'eux. A Gand, par exemple, malgré le dépérissement de la draperie, le métier des tisserands conserve son ancienne influence aux assemblées générales de la commune. La place faite aux différents métiers dans l'organisme administratif se mesure à leur importance passée, non à leur importance présente. Qu'une branche d'industrie languisse ou prospère, les corporations qui la représentent continueront à jouir de leurs droits acquis et sanctionnés par leurs privilèges. Ainsi, la représentation des intérêts, que le régime démocratique s'était ingénié à établir dans les villes, n'est plus qu'une caricature. Figée dans l'immobilité, elle ne répond plus aux besoins de l'époque. Les institutions établies subsistent immuables, et l'on ne s'inquiète pas de savoir si elles s'adaptent encore à la réalité et répartissent exactement les droits et les devoirs. En fait, l'organisation urbaine, en demeurant telle que l'avait faite le «commun» au XIVe siècle, est devenue, par la force des circonstances, purement aristocratique. L'évolution économique et sociale a eu pour résultat de l'abandonner entièrement à une minorité de groupes privilégiés. La bourgeoisie, qui avait compris jadis toute la population des villes, n'en renferme plus qu'une partie. Elle constitue une caste presque inaccessible aux masses travailleuses suscitées par le nouveau capitalisme, et déjà les faits préparent le changement de sens que le socialisme contemporain devait donner au mot «bourgeois».
Si le prolétariat industriel est soigneusement privé de toute intervention légale, et si les hommes dont il se compose appartiennent à des milieux trop différents et sont trop misérables pour songer à revendiquer des droits politiques, il n'en est pas moins vrai qu'il a plus d'une fois suscité des émeutes assez graves et vivement inquiété les autorités. Mais ces mouvements n'ont jamais été provoqués que par sa détresse. La hausse formidable des prix, qui se manifeste dans toute l'Europe pendant le XVIe siècle et que les Pays-Bas ressentirent depuis 1550 environ, empirèrent encore sa condition, car la hausse des salaires ne compensa que très maigrement la baisse de la valeur des monnaies. Aussi, n'y a-t-il rien d'étonnant à constater depuis lors de très nombreux soulèvements, provoqués soit par la perception d'un impôt nouveau, soit, le plus souvent, par le renchérissement des grains ou de la bière. Ces émeutes d'ailleurs, pour violentes qu'elles aient été parfois, furent toujours très courtes et n'eurent jamais d'autres résultats que le pillage des greniers à blé ou l'effraction des maisons de quelques riches marchands. Bien différente des communiers du Moyen Age, la foule affamée d'hommes, de femmes et d'enfants qui les provoqua, était sans armes, et les compagnies militaires de la bourgeoisie en venaient facilement à bout. Quelques exécutions, pour l'exemple, achevaient la répression. Le magistrat modérait provisoirement le prix du pain, et tout rentrait dans l'ordre, jusqu'à ce qu'une nouvelle crise de misère provoquât une nouvelle explosion d'impuissante colère.
III
LE SOULÈVEMENT DE GAND SOUS CHARLES-QUINT.
Il arriva pourtant que les métiers, mécontents du pouvoir central, firent appel à ces prolétaires dont ils évitaient d'habitude si soigneusement le contact. Il en fut ainsi, par exemple, en 1539, lors du conflit entre la gouvernante Marie de Hongrie et les Gantois, à propos du refus opposé par ceux-ci à la levée d'une «aide» motivée par l'invasion de François Ier dans les Pays-Bas. Les artisans profitèrent de la circonstance pour rétablir le régime municipal aboli par la paix de Gavere[64], c'est-à-dire pour en revenir tout à la fois au gouvernement direct de la commune par ses «trois membres» et au particularisme du Moyen Age. On ne peut douter des tendances qui les animaient quand on les voit, dans leur haine contre le capitalisme et la liberté économique, exiger la rentrée en vigueur du privilège interdisant l'exercice de toute industrie dans un rayon de trois lieues autour de la ville. Mais presque aussitôt, ils se virent débordés par la plèbe. L'autorité de leurs doyens est ouvertement méconnue. Des bandes de gens sans aveu se déversent du plat-pays dans la ville, l'emplissent de leurs clameurs, l'effrayent de leurs violences et s'apprêtent à piller les couvents et les maisons des riches. Bientôt, à Audenarde, à Courtrai, à Ypres, à Lille, à Grammont, à Armentières, «les povres gens et aultres de petit estat» prennent une attitude menaçante. Mais le péril est plus apparent que réel. Le peuple, abandonné à lui-même, s'agite dans l'anarchie. Sa faiblesse militaire et son aveuglement politique sont égaux à sa turbulence. Pour résister aux forces de l'empereur, ils traînent sur leurs remparts délabrés les vieilles bombardes du Moyen Age et sollicitent l'appui de François Ier, alors en paix avec Charles-Quint et qui se hâte de lui faire connaître leurs étranges sollicitations.
[64] Voy. p. 239.
Exaspéré par tant d'outrecuidance, Charles résolut d'infliger aux Gantois un châtiment exemplaire. Arrivé au milieu d'eux, le 14 février 1540, entouré d'un appareil militaire imposant, il chargea le procureur général du grand conseil de Malines d'instruire leur procès. Pour mieux faire ressortir sa toute-puissance souveraine, il eut soin de ne point traiter la ville en belligérante: il affecta de ne voir en elle qu'une simple rebelle. La sentence fut prononcée le 29 avril. Elle proclamait les Gantois coupables de sédition et de lèse-majesté. En conséquence, elle leur enlevait tous leurs privilèges, dont les chartes seraient remises au prince, confisquait tous les biens appartenant à la commune et aux métiers, ainsi que l'artillerie de la ville, décidait que Roland, la grosse cloche du beffroi, serait «dépendue». Les échevins, trente bourgeois, le doyen des tisserands, dix hommes de chaque métier, cinquante personnes du «membre» des tisserands et cinquante creesers[65] «deschaus et à teste nue» et tous «estant en linge» feront amende honorable à l'empereur. Les fossés de l'enceinte, depuis la porte d'Anvers jusqu'à l'Escaut, seront comblés. Enfin, la ville paiera sa part dans l'aide refusée, plus une amende de 150.000 «carolus» d'or, et elle remboursera tous ceux qu'elle a contraints à lui faire des avances pendant les troubles.
[65] On appelait ainsi, c'est-à-dire braillards, la populace qui avait fait la loi à la ville pendant les troubles.
Le lendemain, 30 avril, fut proclamée la «concession caroline» qui abolissait pour toujours l'antique constitution gantoise et qui devait rester en vigueur jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Elle ne se contente pas de soumettre les échevins de Gand, à la nomination du prince: elle supprime encore les trois «membres» de la bourgeoisie et veut que toute la population ne forme plus à l'avenir «qu'un seul corps et communauté». La collace, c'est-à-dire le grand conseil de la commune, n'existera plus: il est remplacé par la réunion de quelques délégués des paroisses choisis par le bailli et l'échevinage et décidant à la majorité des voix. Les métiers sont réduits au rôle de simples groupements industriels étroitement soumis au pouvoir de police des magistrats. Leurs doyens sont remplacés par des oversten institués par le bailli et les échevins; leur classement est modifié de fond en comble et mis en harmonie avec les transformations subies par l'organisation économique; une foule de corporations ne correspondant plus à aucun besoin sont abolies; de cinquante-trois, leur nombre tombe à vingt et un. En dehors de sa banlieue, la ville perd les derniers restes du pouvoir qu'elle avait conservé sur la châtellenie, ainsi que le droit de créer des bourgeois forains. Enfin, pour garantir à l'avenir son obéissance, un château fort va s'élever sur l'emplacement du vieux monastère de Saint-Bavon, au confluent de l'Escaut et de la Lys. On en commença les travaux pendant que des supplices journaliers épouvantaient la population et que les maisons et l'argenterie des métiers étaient vendues à l'encan.
La rigueur avec laquelle Charles-Quint traita cette ville de Gand où il était né et à laquelle il avait témoigné jusqu'alors une bienveillance particulière, ne s'explique pas seulement par sa volonté bien arrêtée d'affirmer nettement sa souveraineté en face des bourgeoisies des Pays-Bas. La «concession caroline» est beaucoup moins la vengeance d'un potentat qu'un véritable programme de gouvernement. Il faut la considérer comme une œuvre longuement méditée et où s'exprime la politique moderne de l'État en face des grandes communes. Elle se propose un double but. Ce qu'elle veut tout d'abord, c'est sacrifier l'exclusivisme urbain et le protectionnisme des métiers à la liberté économique et au commerce capitaliste. Un contemporain remarque que les «marchands qui toujours désirent liberté pour faire leurs marchandises ne vouloient hanter, fréquenter ne habiter Gand» à cause des franchises excessives de ses bourgeois. Ils vinrent désormais s'y fixer en grand nombre et y fondèrent de puissantes maisons. L'industrie, libérée de la tutelle des corporations privilégiées, se développa largement. La ville devint le grand marché des toiles flamandes et, lorsque le canal de Terneuzen, commencé en 1547, lui eut donné un débouché sur la mer, elle connut une ère nouvelle de prospérité qui alla grandissant jusqu'aux troubles du règne de Philippe II et qui finit même par inquiéter Anvers. En 1565, Guichardin la comparait à la plus riche des cités italiennes de son temps, c'est-à-dire à Milan. Elle avait cessé d'être une commune médiévale pour devenir une ville moderne.
Mais si la «concession caroline» répond à un moment de l'évolution économique, les motifs qui ont surtout déterminé son auteur sont d'ordre purement politique. Le prince ne s'est aussi étroitement soumis la ville que pour la rendre incapable dans l'avenir de s'opposer à ses desseins. La constitution gantoise conservait encore, malgré les retouches qui y avaient été apportées sous le régime bourguignon, de nombreux vestiges de son ancien caractère démocratique. L'échevinage ne pouvait à lui seul engager la ville. Toutes les questions importantes et particulièrement toutes les questions financières devaient être soumises aux «trois membres» de la bourgeoisie. Sans leur consentement, aucun impôt nouveau ne pouvait être levé, et ce consentement était souvent bien difficile à obtenir, chaque «membre» prétendant que seules les décisions prises à l'unanimité étaient valables. Il dépendait donc d'un seul d'entre eux d'empêcher la perception d'une «aide» approuvée par le reste de la population. Or, depuis le commencement du XVIe siècle, les dépenses grandissantes du prince et surtout ses guerres perpétuelles le forçaient à recourir continuellement aux subsides des États Généraux. On comprend dès lors l'impatience avec laquelle il supportait la prétention de quelques métiers de le frustrer par leur refus des ressources qu'il jugeait indispensables à sa politique. En effet, le mécanisme compliqué des États Généraux ne leur permettait point de voter. Les représentants des diverses provinces qui y siégeaient «n'avaient charge que d'ouïr» et devaient demander à leurs commettants la réponse à faire. Presque toujours, la résistance d'une ville encourageait les autres à suivre son exemple. Il arrivait donc que l'obstination d'un seul «membre», c'est-à-dire d'une infime minorité de la petite bourgeoisie, compromît la perception de tout un impôt.
Pour sortir d'embarras, les gouvernantes aussi bien que l'empereur avaient vainement cherché à substituer, dans les assemblées urbaines, le vote majoritaire au vote à l'unanimité. Si incompatible que fût celui-ci avec le fonctionnement normal de tout régime délibératif, les métiers avaient toujours exigé son maintien comme une de leurs franchises les plus précieuses. Rien d'étonnant, dans ces circonstances, à voir Charles-Quint profiter de la révolte de Gand pour supprimer un état de choses si défavorable à ses intérêts et à l'administration financière de l'État. La suppression des «membres» de Gand lui fournit une solution radicale. Désormais, les échevins et les notables furent seuls appelés à donner leur consentement à l'impôt, et ce consentement était certain d'avance, car les premiers étaient nommés par les commissaires du souverain et les seconds appartenaient à la haute bourgeoisie, classe toute dévouée à son service.
Ainsi, la sentence de 1540 achève l'incorporation de la ville à l'État et trahit nettement les tendances de la politique monarchique. Ne pouvant enlever à ses Pays-Bas le droit de voter l'impôt sans y provoquer une révolte générale, l'empereur tourne la difficulté. Il énerve, par la nouvelle constitution qu'il lui donne, la première ville de Flandre, celle qui entraîne généralement, dans cette province, les autres villes à sa suite. Il est évident que la «concession caroline» formule le régime qu'il voudrait voir appliquer partout. Mais il est caractéristique aussi qu'il ne l'ait pas généralisée. Malgré les inconvénients qui en résultaient pour le pouvoir central, les villes contre lesquelles on ne pouvait invoquer de griefs, conservèrent leurs institutions anciennes. Les «nations» des communes brabançonnes en particulier causèrent encore bien des soucis aux gouvernantes. Elles en vinrent à bout par des «actes de compréhension[66]» que le souvenir du châtiment des Gantois fit tolérer, crainte de pire. L'absolutisme n'était pas assez puissant pour tout s'asservir. Il ne détruisait les privilèges que s'il pouvait invoquer en sa faveur la terrible loi de lèse-majesté. Mais ses tendances n'étaient douteuses pour personne, et les franchises qu'il laissa subsister pour ne pas violer la tradition ne pouvaient plus constituer un sérieux obstacle à ses progrès, nul n'ignorant que toute tentative de les faire valoir contre lui serait le signal de leur abolition.
[66] On appelait ainsi une décision gouvernementale déclarant qu'un impôt voté par la majorité était censé accepté aussi par la minorité.