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Les anciennes démocraties des Pays-Bas

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CHAPITRE IV

L'économie urbaine.

I. Rapports économiques des villes avec la campagne.—II. La réglementation de l'alimentation urbaine et du commerce des subsistances.—III. Le régime de la petite industrie. Les métiers.—IV. Le régime des industries d'exploitation. Salariés et capitalistes.—V. Caractère économique des cités épiscopales.—VI. Densité des populations urbaines.

I

RAPPORTS ÉCONOMIQUES DES VILLES AVEC LA CAMPAGNE.

Le lecteur qui nous aura suivi jusqu'ici aura vu que l'origine des villes médiévales est due essentiellement à une transformation économique. La cité du Moyen Age se présente aux yeux de l'historien sous une forme beaucoup plus simple que la cité antique. Dans cette dernière, en effet, on distingue au premier coup d'œil, à côté de l'action des facteurs économiques, l'action du facteur national et du facteur religieux. Au contraire, l'organisation du culte et celle de l'État, de même qu'elles sont bien antérieures, au Moyen Age, à l'organisation municipale, en sont aussi parfaitement distinctes. Si beaucoup de villes ont été le siège d'un évêché ou celui de quelque institution politique, ce n'est point là, cependant, une condition essentielle de l'évolution urbaine. Dans les Pays-Bas tout particulièrement, la plupart des agglomérations importantes, Gand, Bruges, Bruxelles, Valenciennes, etc., n'ont été que des marchés et des centres industriels. L'activité économique, les besoins économiques s'imposent chez elles à toute la constitution sociale et lui impriment un caractère particulier. Il est donc indispensable, avant de retracer l'histoire de cette constitution et d'aborder l'examen des formes spéciales que le régime démocratique y a revêtues, de décrire rapidement les traits principaux de l'économie urbaine. Cela est d'autant plus essentiel que les idées généralement admises sur ce sujet, ne s'appliquent point, sans d'importants correctifs, aux villes de la Belgique. Nous allons donc nous trouver obligé de modifier d'une manière assez sensible une théorie qui, partant d'une analyse insuffisante de la vie urbaine, ne réussit point à expliquer les phénomènes que présente celle-ci dans une des régions de l'Europe où elle s'est développée avec la plus grande vigueur. On aurait sans doute évité cet inconvénient si, au lieu de décrire l'économie municipale d'après des exemples d'époque assez tardive et de développement incomplet, on avait envisagé surtout des agglomérations plus anciennes et plus puissantes. Ce que nous avons déjà eu l'occasion de dire à propos des institutions se justifie de nouveau en cet endroit. Les centres primitifs de l'évolution urbaine doivent évidemment être choisis comme points de départ du travail scientifique. A cet égard, la Flandre revendique dans l'étude de ces questions difficiles une place privilégiée. Peut-être les pages qui suivent prouveront-elles l'exactitude de cette observation.

Le caractère économique le plus saillant de la ville, c'est qu'elle est stérile. Il faut entendre par là que, abandonnée à elle-même, elle ne pourrait nourrir ses habitants. Elle a beau posséder une banlieue de quelque étendue, on a beau y rencontrer en nombre considérable, comme dans tant de bourgs de notre temps, des étables à vaches ou des toits à porcs, il n'en reste pas moins vrai que, sans l'afflux perpétuel des moissons et des viandes de la campagne, sa population serait bien vite condamnée à mourir de faim. Le village, le grand domaine se suffisent à eux-mêmes; sans eux, au contraire, la ville ne pourrait subsister. Comme le clerc et comme le noble, le bourgeois est incapable de pourvoir directement à son existence. Mais sa situation est bien plus difficile que celle du noble ou que celle du clerc. Ceux-ci, en effet, possèdent la terre: s'ils ne la travaillent pas eux-mêmes, ils en perçoivent les produits, puisqu'elle leur appartient, et leur subsistance est assurée de façon permanente par le travail de leurs hommes. La bourgeoisie, au contraire, ne dispose ni de serfs ni de domaines. Elle ne peut à aucun titre revendiquer les produits du sol. Pour les posséder, il faut qu'elle les achète ou, si l'on veut, qu'elle les échange contre les denrées qu'elle fabrique. Au lieu d'être économiquement indépendante, elle a perpétuellement besoin, pour durer, de l'intervention des paysans et des propriétaires des alentours. Cette intervention, elle ne peut l'exiger légalement. Mais il va de soi que d'eux-mêmes et par le simple jeu des circonstances économiques, les gens de la campagne viennent exposer en vente leurs denrées dans la ville voisine. Celle-ci leur fournit ce dont ils ont été privés jusqu'à son apparition: un marché pour leurs grains et leurs bestiaux. Du jour où elle s'est fondée, ils cessent d'être tout à la fois les producteurs et les consommateurs des fruits de la terre. L'ancienne économie domestique rurale dans laquelle chacun ne cultive et ne récolte qu'en vue de son entretien, disparaît à partir du moment où des colonies de marchands et d'artisans sollicitent le travail de l'agriculteur. Désormais, celui-ci devient à son tour vendeur et acheteur. Il vend au bourgeois les produits du sol et il lui achète, en retour, les ustensiles et les vêtements qu'il était contraint jadis de fabriquer lui-même suivant les procédés rudimentaires d'une technique rurale. En même temps et en conséquence, il ensemence et cultive davantage, sûr désormais de trouver des acquéreurs pour les moissons qu'il arrache à la glèbe. Sa charrue attaque les terres en friche, sa cognée abat les arbres de la forêt voisine, les fumées de ses «sarts» rampent sur les landes. Ce sont comme les effluves d'une activité nouvelle qui, des villes naissantes, se répandent sur le plat-pays et font sortir le paysan de son engourdissement séculaire. Son sort s'améliore rapidement. Le servage s'atténue, et, dans les régions particulièrement abondantes en villes, comme la Flandre, il disparaît presque complètement au cours du XIIIe siècle. Les seigneurs eux-mêmes poussent à sa suppression. Car l'éveil des campagnes sous l'influence de la vie urbaine ne leur permet plus de maintenir intact un système domanial qui a fait son temps. La diminution de la valeur de l'argent, conséquence fatale de l'augmentation du stock monétaire, dont l'importance augmente progressivement avec l'intensité croissante du commerce, diminue sans cesse la valeur des prestations fixes et héréditaires qu'ils perçoivent de leurs hommes. La plus-value de la rente du sol ne profite qu'aux seuls paysans. Pour que les grands propriétaires puissent en ressentir à leur tour les effets, il n'y a qu'un moyen: affranchir les serfs et leur donner à bail les terres qu'ils ont si longtemps possédées, dans la non liberté, à titre héréditaire.

II

LA RÉGLEMENTATION DE L'ALIMENTATION URBAINE ET DU COMMERCE DES SUBSISTANCES.

Ainsi, la ville a mis nécessairement le bourgeois et le paysan en rapports économiques. La campagne environnante est la nourricière de la ville qui en occupe le centre. C'est un besoin primordial pour l'administration urbaine que de veiller à ce que le va-et-vient entre celle-ci et celle-là soit aussi intense et aussi facile qu'il est possible. De là, de très bonne heure—en Flandre dès la seconde moitié du XIIe siècle—toute une série de travaux publics: amélioration de chemins, rectification de cours d'eau, établissement de marchés de semaine (marchés du vendredi, etc.). Mais de là, surtout, une législation très particulière en vue du ravitaillement de la ville.

Cette législation, dont il subsiste encore de nos jours quelques débris dans les règlements de police sur les marchés municipaux, s'inspire exclusivement de l'intérêt de la bourgeoisie. Son but est d'assurer aux gens de la ville des subsistances abondantes et à bas prix. On a reconnu bien vite que les intermédiaires par les mains de qui passent les denrées pour aller du producteur au consommateur, produisent nécessairement le renchérissement de celles-ci. Dès lors, il faut mettre directement en présence le vendeur campagnard et l'acheteur urbain et empêcher l'accaparement des vivres par un groupe de spéculateurs. Il suffit de parcourir, à cet égard, les règlements communaux pour comprendre que tel est bien l'esprit qui les anime. La lettre des vénaux de Liége, en 1317, interdit aux «recoupeurs» d'acheter, dans un rayon de deux lieues autour de la ville «volailles, fromages ou venaison». Toutes ces denrées doivent être apportées au marché, et ce n'est que quand les bourgeois s'en seront approvisionnés que les marchands pourront acquérir en gros le surplus non vendu. Défense est faite aux bouchers de conserver de la viande en cave, aux boulangers de se procurer plus de grains qu'il ne leur est nécessaire «pour leur propre cuisage». Les précautions les plus minutieuses sont prises pour empêcher toute augmentation artificielle du prix des aliments. Non seulement un maximum est établi, mais il est encore sévèrement interdit de vendre en dehors du marché, c'est-à-dire autrement qu'en public et sous la surveillance des bourgeois et des fonctionnaires de la commune. On va si loin dans ce sens qu'à Saint-Trond, le bourgeois qui possède un pigeonnier pour son agrément n'a pas le droit de vendre ses pigeons à son voisin: il lui est seulement loisible, s'il veut s'en défaire, de les manger ou de les exposer en vente au marché.

Il est inutile d'insister davantage sur ces stipulations dont il serait aisé d'augmenter le nombre à l'infini. Si bizarres qu'elles paraissent à première vue, elles s'expliquent facilement si on les ramène au principe dont elles constituent les applications.

Ce principe est celui de l'échange direct[44] obligatoire, institué au profit de l'acheteur. Des deux parties en présence au marché, le producteur de la campagne et le consommateur de la ville, celui-ci seul est pris en considération. L'interdiction des monopoles et des accaparements, la publicité des transactions, la suppression des intermédiaires ne sont qu'autant de moyens de garantir son approvisionnement individuel dans les conditions les plus favorables. La législation urbaine le protège contre les abus de la spéculation et elle le protège aussi contre les fraudes et les tromperies des vendeurs. Toute une armée de fonctionnaires—rewards, wardes, vinders, etc.—est occupée non seulement à veiller à l'observation des règlements sur les marchés, mais encore à inspecter les denrées importées en ville et à confisquer sur-le-champ toutes celles qui ne sont pas de qualité irréprochable, ou, pour employer l'expression même des textes, toutes celles qui ne sont pas «loyales».

[44] J'emprunte cette expression à M. Bücher. Voy. dans ses Études d'histoire et d'économie politique traduites par A. Hansay (Paris-Bruxelles, 1901) son remarquable exposé des Origines de l'économie nationale.

Le «bien commun» de la bourgeoisie est très nettement l'idéal auquel tend la législation que nous venons d'esquisser. Pour le réaliser, elle emploie des procédés autoritaires, restreint impitoyablement la liberté individuelle et instaure, en un mot, une sorte de socialisme municipal dont nous aurons, tout à l'heure, à constater de nouvelles applications.

Un tel état de choses eût été impossible sans un ensemble de circonstances qu'il faut rapidement exposer. La difficulté des transports, le faible développement du capital et la solidité de la corporation bourgeoise en sont les principales. Si le paysan avait eu la faculté de vendre ses produits à des spéculateurs en gros, capables eux-mêmes d'exporter à bas prix ces produits à l'étranger, les règlements dont nous venons de parler, seraient assurément restés lettre morte. Mais, par la force des choses, la ville était le marché naturel et nécessaire des campagnes voisines. L'état des chemins et des charrois ne permettait pas de diriger les fruits du sol vers d'autres débouchés. D'autre part, en ville même, l'esprit public, la solidarité de tous les membres du groupe urbain constituaient un frein moral assez fort pour s'opposer efficacement aux tentatives de fraude.

Il ne faudrait pas croire que l'alimentation des villes n'ait mis en réquisition que le plat-pays des alentours. Le tableau que nous venons d'en tracer serait incomplet si nous n'y faisions pas sa part au commerce. Il est évident, en effet, qu'une bonne partie des subsistances, au moins dans les grandes villes, arrivaient par cette voie. Dans beaucoup de régions, les blés, dans un bien plus grand nombre encore, les vins et les harengs étaient importés en gros par des marchands qui s'en approvisionnaient soit aux lieux même de production, soit dans les ports de la côte, soit aux grandes foires de l'intérieur. En temps de disette ou de famine,—et l'on sait si ces catastrophes se répétaient fréquemment au Moyen Age,—c'est même grâce à cette importation que les villes, privées des ressources de leurs alentours, parvenaient à nourrir leur population.

Il est hautement intéressant de constater que la réglementation esquissée plus haut ne s'applique plus à ce nouveau mode de ravitaillement. Faite pour le marché local et capable de le dominer parce qu'il est restreint, elle ne peut enserrer le grand commerce dans ses mailles étroites. Il les rompt comme un sanglier rompt sans peine un filet à alouettes. La législation urbaine peut bien empêcher un boulanger d'accumuler secrètement dans son grenier quelques sacs de blé afin de les revendre à haut prix à la première hausse, mais elle se trouve impuissante devant le marchand en gros qui fait débarquer sur les quais de la ville la cargaison de plusieurs bateaux pleins de seigle ou de froment. Elle se trouve ici en présence d'un phénomène économique auquel elle n'est point adaptée. Le capital la déroute dès que son action se manifeste. Il est pour ainsi dire en dehors de ses calculs, et il est certainement en dehors de ses atteintes. Dès qu'il apparaît, elle se dérobe et lui cède la place. Si elle se maintient, c'est qu'il n'est pas encore suffisamment répandu pour tout conquérir, c'est qu'il reste en somme, une force exceptionnelle et extraordinaire. Il ne se déploie que dans la sphère du grand commerce et ne cherche pas à se soumettre celle des petites transactions de la vie journalière. Mais ce serait une grave erreur que d'oublier son existence et que de ne point constater l'impuissance à laquelle il réduit, à son égard, l'organisation de l'échange direct.

III

LE RÉGIME DE LA PETITE INDUSTRIE.—LES MÉTIERS.

Les mêmes caractères que nous venons de constater dans le domaine de l'alimentation urbaine se retrouvent, mais avec bien plus de variété et d'éclat, dans l'organisation industrielle. Ici aussi, il y a lieu de distinguer, à côté de la réglementation locale des métiers, l'intervention incoercible du capital.

Examinons tout d'abord le groupe des artisans qui travaillent pour la satisfaction des besoins journaliers de la population: boulangers, bouchers, charpentiers, tailleurs, forgerons, potiers de terre ou potiers d'étain, menuisiers, etc. Indispensables à la bourgeoisie, ils ne manquent dans aucune ville. Chaque agglomération, grande ou petite, les possède en nombre proportionné à son importance. De même que le grand domaine, à l'époque agricole du Moyen Age, s'efforçait de produire par lui-même toutes les espèces de céréales, de même toute ville pourvoit indépendamment aux nécessités courantes de ses habitants. D'ailleurs, ceux-ci ne sont pas seuls à consommer les objets fabriqués ou préparés par les métiers locaux. «Le territoire qui servait à approvisionner les marchés urbains servait également à écouler ses produits. Les habitants du plat-pays apportaient au marché les moyens de subsistance et les matières premières et achetaient en retour le travail des artisans des villes. ... Le bourgeois et le paysan se trouvaient ainsi dans un rapport réciproque de clientèle. Ce que l'un produisait, l'autre le consommait, et ces relations d'échange se faisaient en grande partie sans l'intermédiaire de l'argent: tout au plus celui-ci intervenait-il pour compenser la différence des valeurs échangées[45]».

[45] J'emprunte ces lignes à M. Bücher, op. cit., trad. Hansay, p. 84.

Nous nous trouvons donc en présence d'un système économique très simple, et par là même facile à dominer et à réglementer dans toutes ses parties. Aussi, la législation que nous avons déjà rencontrée en matière d'alimentation urbaine se retrouve-t-elle en matière d'industrie locale, immuable dans ses principes, quoique assez différente dans ses applications. Le socialisme municipal a trouvé dans l'organisation des petits métiers sa forme la plus complète, et l'œuvre qu'il a réalisée dans ce domaine doit être considérée comme un chef-d'œuvre du Moyen Age. Elle est aussi conséquente dans ses principes, aussi cohérente dans ses parties, aussi riche dans ses détails que les plus beaux monuments de l'architecture gothique ou que les grandes «Sommes» des philosophiques scolastiques.

Le «bien commun» de la bourgeoisie est ici, comme en matière d'alimentation urbaine, le but suprême à atteindre. Procurer à la population des produits de qualité irréprochable et au meilleur marché possible, tel est l'objectif essentiel. Mais, les producteurs étant eux-mêmes des membres de la bourgeoisie, il faut de plus adopter des mesures qui leur permettent de vivre de leur travail de façon convenable. Ainsi le consommateur ne peut être pris seul en considération, il importe aussi de s'occuper de l'artisan. Une double réglementation se développe. D'une part, on surveille la fabrication et la vente, de l'autre, on institue ce que l'on pourrait appeler, en employant une expression moderne, une législation et une organisation du travail.

Pour l'une comme pour l'autre, on a recours au même système autoritaire que nous avons déjà constaté. Des employés spéciaux sont chargés de l'examen constant et minutieux de l'industrie. Au marché, comme à l'intérieur des boutiques ou des ateliers, leur présence est continuelle. Nulle porte ne peut leur être fermée. Jour et nuit ils ont le droit de pénétrer, comme nos modernes fonctionnaires des accises, dans tous les endroits où l'on travaille. Pour faciliter leur contrôle, les règlements municipaux imposent à l'artisan d'exercer son métier ostensiblement, devant sa fenêtre. Le pouvoir municipal multiplie les prescriptions qu'il doit respecter. Il fixe, suivant les branches d'industrie, le genre des outils à employer, la qualité de la matière première, les procédés à suivre dans l'élaboration du produit, etc. Les châtiments les plus sévères, de lourdes amendes, la suspension temporaire, le bannissement punissent les fraudes ou même de simples négligences. Surtout, et dans le but de rendre la surveillance plus facile, les diverses espèces de travailleurs sont réparties en groupes distincts, par professions. Les «métiers» ne sont en effet, à l'origine, que les cadres dans lesquels l'autorité urbaine classe sous sa haute direction tous les artisans de la ville. Ils ne constituent en rien, à la période des débuts, des corporations autonomes. Leurs chefs (doyens, maîtres, vinders, etc.) leur sont imposés par l'échevinage, leurs règlements ne dépendent que de celui-ci, et c'est tout au plus s'ils sont consultés lors de leur élaboration. Inutile d'ajouter sans doute que le travail est obligatoire, et la grève considérée comme un délit contre le «corps de la ville». Bref, de quelque côté que l'on se tourne, on rencontre également la barrière du pouvoir municipal enserrant l'artisan au profit de la généralité. Sa situation est tout à fait analogue à celle d'un fonctionnaire, et, en réalité, il est vraiment un fonctionnaire de l'alimentation urbaine. On ne peut s'avancer plus loin dans la voie du socialisme réglementaire.

Mais cet artisan si soigneusement tenu en bride est d'autre part protégé avec une sollicitude extraordinaire contre l'éternel adversaire du travailleur industriel, c'est-à-dire contre la concurrence. Si sa liberté est partout restreinte, son existence, d'autre part, est assurée par la même autorité qui le soumet à ses décrets. Tout d'abord, il n'a pas à craindre l'intervention de l'étranger. Le métier urbain a exclusivement le droit d'écouler ses produits sur le marché de la ville. En dehors des foires, les producteurs de l'extérieur ne peuvent introduire leurs fabricats dans l'enceinte urbaine. Mais il ne suffit pas de repousser le «forain», il faut encore garantir l'artisan contre la concurrence de ses propres compagnons. Défense est faite, en conséquence, de vendre à un prix plus bas que le taux fixé par les règlements, défense de travailler un nombre d'heures supérieur à celui dont la cloche du beffroi sonne le commencement et la fin, défense de se servir d'instruments inusités ou d'en inventer, défense de perfectionner la technique, défense d'employer plus d'ouvriers que ne le font les voisins, de faire travailler sa femme ou ses enfants mineurs, défense enfin et défense absolue de recourir à la réclame et de vanter sa marchandise au détriment de la marchandise d'autrui. On va si loin dans cette voie, qu'à Saint-Omer le statut de la halle interdit au vendeur de saluer les passants, de se moucher ou d'éternuer devant eux, crainte de le voir attirer ainsi sur son étalage l'attention du client.

Il est impossible de restreindre davantage la liberté économique de l'individu et pourtant, durant de longs siècles, pas une protestation ne s'est élevée contre cet état de choses qui, aux yeux d'un moderne, paraît le comble de l'anormal et de l'artificiel. C'est qu'il était admirablement approprié aux conditions du milieu et qu'il répondait de la manière la plus complète au vœu des artisans. Il est facile de comprendre qu'ils eussent pu facilement s'en affranchir s'il avait pesé sur eux comme un fardeau gênant. Or, au lieu d'en exiger l'abolition, tous veillent unanimement à son maintien. Et cela s'explique de façon toute naturelle. Produisant, en effet, pour un marché restreint, pour une clientèle limitée aux habitants de la ville et de la banlieue, le travailleur ne songe pas à l'extension d'un mouvement d'affaires qui reste toujours nécessairement identique à lui-même. Chaque maître ne prétend qu'à recevoir sa part dans l'ensemble immuable des profits possibles. L'égalité économique apparaît à tous comme la norme suprême et tous réprouvent au même degré celui qui, soit par fraude, soit par ingéniosité personnelle, soit par supériorité de fortune, enlèverait à ses compagnons le pain quotidien, et, ne cherchant que son intérêt privé, les réduirait à la misère. Bien rares d'ailleurs, sont ceux qui pourraient espérer de s'élever au-dessus du niveau moyen de leur classe. Car les artisans vivant du marché local appartiennent presque tous à la petite bourgeoisie. En règle générale leur capital ne comprend que leur maison, quelques petites rentes et les outils indispensables à leur profession. Ils constituent un groupe de petits entrepreneurs vendant à leurs clients, sans intermédiaire, les produits qu'ils ont fabriqués au moyen d'une matière première achetée en petite quantité. Les restrictions mises à la liberté de chacun d'eux sont dès lors la garantie de l'indépendance économique de tous. Nul, le voulût-il, ne peut écraser son confrère. Si quelque compagnon, soit par héritage soit par mariage acquiert des capitaux plus abondants que ceux de ses pareils, il ne pourra les appliquer à son industrie, et la supériorité de sa condition personnelle ne lui permettra point de faire à ses voisins une concurrence désastreuse. Mais l'inégalité de fortune parmi les artisans semble d'ailleurs un phénomène très rare. Chez presque tous on rencontre le même genre d'existence et la même modicité de ressources. A tout prendre, l'organisation économique dans laquelle ils se trouvent serait plus exactement désignée par l'épithète d'«acapitaliste» que par celle d'«anticapitaliste».

La solidarité des artisans achève ce que la législation urbaine a déjà si fermement établi. Entre tous ces hommes de même profession, de même fortune, de mêmes sentiments, se nouent des liens puissants de camaraderie ou, disons mieux en parlant comme les documents contemporains, de fraternité. Dans chaque métier s'organise une association charitable: confrérie, charité, gilde, etc. Les confrères s'entr'aident les uns les autres, pourvoient à la subsistance des veuves et des orphelins de leurs confrères, assistent ensemble aux funérailles des membres de leur groupe, prennent part côte à côte aux mêmes cérémonies religieuses, aux mêmes réjouissances. L'unité des sentiments correspond à l'égalité économique. Elle en constitue la garantie spirituelle en même temps qu'elle fournit la meilleure preuve de l'harmonie existant entre la législation industrielle et les aspirations de ceux auxquels elle s'applique.

IV

LE RÉGIME DES INDUSTRIES D'EXPORTATION.—SALARIÉS ET CAPITALISTES.

Pourtant, cette harmonie ne règne pas dans tout l'ensemble de la classe des travailleurs. Dans beaucoup de villes, et précisément dans les villes les plus puissantes, il faut distinguer, à côté des artisans-entrepreneurs subsistant grâce au marché local, un autre groupe industriel de nature fort différente. Les centres les plus anciens de la vie urbaine, nous l'avons vu, ont été créés par des marchands. Or, ces marchands nous apparaissent, dès l'origine, comme étendant leurs affaires bien au delà du marché local. Ce sont des négociants en gros, amenant dans la ville, pour les exporter au dehors, des produits naturels ou des produits fabriqués. L'industrie urbaine a nécessairement fourni, de très bonne heure, le principal aliment de leur commerce. Non point, il est vrai, cette petite industrie qui se rencontre dans chaque ville et dont nous venons d'esquisser le tableau, mais l'industrie spécialisée, et par cela même susceptible d'une extension croissante, que les circonstances ont fait surgir dans certaines régions privilégiées.

De ces industries spécialisées et dont les produits ont tout de suite débordé, grâce au commerce, au delà de leurs lieux d'origine, il en est deux qui se sont développées en Belgique avec une vigueur exceptionnelle: celle du laiton, dans la vallée de la Meuse et particulièrement à Dinant, celle de la laine dans la plaine flamande. L'une et l'autre nous présentent, dans leur organisation, un spectacle identique et qui contraste aussi fortement qu'il est possible avec celui de l'industrie locale. Ce serait donc une erreur que de ne tenir compte que de celle-ci, comme l'ont fait la plupart du temps les théoriciens de l'économie urbaine. En réalité, le spectacle que présente l'organisation des villes industrielles les plus avancées, est moins simple qu'on ne l'a cru. A côté de traits caractéristiques au Moyen Age, il s'y rencontre des phénomènes presque modernes. C'est particulièrement dans les Pays-Bas, et plus particulièrement encore en Belgique, qu'ils se détachent avec vigueur, et c'est à quoi peut-être l'étude des institutions de cette contrée doit le meilleur de son intérêt et de sa valeur scientifique.

La différence des débouchés rend compte tout d'abord de la différence fondamentale par laquelle l'industrie du laiton ou celle de la laine s'opposent à la petite industrie. Au lieu de produire, comme cette dernière, pour le marché local, elles produisent en grand et pour l'exportation. Le batteur de cuivre de Dinant, le tisserand, le foulon, le teinturier de Gand, d'Ypres, de Bruges, de Douai ou de Louvain ne ressemblent en rien au boulanger, au forgeron ou au savetier. A la fois artisans et marchands, ceux-ci vendent directement à leurs clients les produits de leur travail; ceux-là, au contraire, sont réduits au rôle de simples ouvriers industriels. Ils ne se trouvent pas en contact avec le public, ils n'ont de rapport qu'avec les marchands qui les emploient—marchands batteurs à Dinant, marchands drapiers en Flandre et en Brabant. Ce sont ces marchands qui leur distribuent le métal ou la laine qu'ils mettent en œuvre, c'est à eux que la matière première revient sous forme de chaudrons ou d'étoffes, et c'est eux enfin qui vendent à la halle ou transportent à l'étranger ces produits d'un travail qu'ils se sont bornés à diriger. Entre le négociant et le fabricant existe donc ici une séparation très nette. Le premier est un capitaliste, le second un salarié. Il importe peu que les batteurs de cuivre, les tisserands, les foulons, les tondeurs, etc., soient, comme les autres artisans, répartis en métiers. Si la forme des groupements est la même de part et d'autre, elle ne doit point nous tromper sur la nature même de ces groupements. Car dans les métiers de l'industrie locale, les outils, l'atelier, la matière première appartiennent au travailleur, comme le produit même qu'il écoule directement au consommateur. Dans la batterie et la draperie au contraire, le capital et le travail se sont dissociés. L'ouvrier, écarté du marché, ne connaît que l'entrepreneur qui le paie et qui s'interpose entre lui et les acheteurs anonymes auxquels vont les fruits de son labeur. La vente directe en détail détermine l'organisation économique des autres artisans. Les métiers de l'industrie d'exportation, au contraire, alimentent le commerce en gros, et c'est après avoir passé par une foule d'intermédiaires qu'à des centaines de lieues de l'endroit de production, les chaudrons dinantais ou les tissus flamands passent enfin dans les mains d'un acheteur qui ignorera toujours celui qui les a fabriqués. L'échange direct, dans lequel on se plaît trop souvent à reconnaître le caractère essentiel de l'économie urbaine, ne se rencontre donc que dans une partie de celle-ci. A côté de lui, il faut faire sa place, et une large place, à cette forme d'échange bien plus compliquée qui nécessite l'intervention du capital. Bref, les traits par lesquels on a coutume de caractériser l'industrie du Moyen Age ne s'appliquent point aux ouvriers des industries d'exportation. Empiétant en quelque sorte sur l'avenir, ils nous montrent déjà, au XIIIe siècle, le spectacle que l'industrie à domicile a généralisé dans toute l'Europe après la Renaissance. Si on a pu s'y tromper, c'est que les industries d'exportation, nous l'avons déjà dit, ne se rencontrent que dans un nombre assez restreint de villes. Pour qu'elles aient pu se développer, en effet, il a fallu un ensemble de circonstances qui, à tout prendre, sont assez rares. C'est grâce à l'abondance de la matière première, aux avantages de leur situation géographique, à la possession traditionnelle d'une technique supérieure que certains centres urbains purent, dès l'origine, fabriquer des produits aisément exportables et auxquels leur qualité supérieure valut une diffusion extraordinaire malgré les entraves du protectionnisme municipal. Il en alla ainsi, dans cette région de fleuves et de ports qu'est la Belgique, pour les cuivres dinantais et les draps flamands et brabançons. De très bonne heure, les uns et les autres figurent dans le commerce européen à côté des blés du Nord et des vins de France ou des vins du Rhin. C'est là une situation exceptionnelle sans doute, mais c'est là aussi une situation fort ancienne. Elle est au moins contemporaine de la formation de l'industrie locale, et il serait donc inexact de la considérer comme appartenant à un stade postérieur de l'évolution économique. En réalité, l'économie urbaine nous présente côte à côte, dans les pays où elle atteint son développement complet, les modalités différentes de la petite industrie locale et de l'industrie d'exportation ou, si l'on veut, de la grande industrie.

C'est par le nombre de leurs membres que les ouvriers adonnés à celle-ci se différencient le plus nettement des autres métiers urbains. L'industrie d'exportation, dont le marché est indéfiniment extensible et la production toujours grandissante peut nourrir des masses d'hommes, et, dès le XIIe siècle, il est sûr que, de tous côtés, ils affluent vers elle. On ne possède malheureusement aucune donnée sûre avant le commencement du XIVe siècle. Mais, dès cette époque, on peut constater que Gand renfermait environ 4.000 tisserands, chiffre énorme, si l'on songe que la ville ne comportait certainement pas alors plus de 50.000 habitants. On ne peut douter que dans les grandes villes flamandes les artisans de la draperie, avec leurs femmes et leurs enfants, aient formé la majeure partie de la population. L'équilibre que les villes médiévales du type courant présentent entre les diverses professions, est ici complètement rompu à l'avantage de l'une d'elles, et l'on se trouve en face d'une situation qui rappelle de très près celle des centres manufacturiers de notre époque. Le fait suivant suffit à le prouver. A Ypres, en 1431, c'est-à-dire à une époque où la draperie est en pleine décadence, elle comprend encore 51,6 p. 100 de l'ensemble des professions, tandis qu'à la même date, à Francfort-sur-le-Main, elle n'y intervient que dans la proportion de 16 p. 100.

Les multitudes ouvrières des grandes villes industrielles paraissent avoir vécu dans une condition assez rapprochée de celle des modernes prolétaires. Leur existence était précaire et livrée à la merci des crises et des chômages. Que l'ouvrage vînt à manquer, les métiers partout cessaient de battre et des bandes de sans-travail se répandaient par le pays, mendiant un pain qu'ils ne pouvaient plus se procurer par leur labeur. Certainement, la situation de ces grands métiers sur lesquels reposait la richesse de la Flandre était bien inférieure en stabilité et en indépendance à celle des autres artisans. De là la turbulence et l'esprit de révolte qui leur sont si souvent reprochés depuis le commencement du XIIe siècle, et dont ils ont d'ailleurs donné tant de preuves. En dehors des époques de chômage, la condition des maîtres, propriétaires ou locataires d'ateliers, était satisfaisante, mais il en allait tout autrement pour les valets ou compagnons occupés par eux. Ceux-ci habitent dans les faubourgs de misérables chaumières louées à la semaine. La plupart du temps, ils n'ont d'autre propriété que les vêtements qu'ils portent. Ils vont de ville en ville chercher à louer leurs bras. Le lundi matin, on les rencontre sur les places, sur les marchés, autour des églises, attendant anxieusement le patron qui les embauchera pour huit jours. Pendant la semaine, la cloche des ouvriers (werkklok) annonce par ses tintements le commencement de la besogne, le court intervalle des repas et la fin de la journée. La paie est distribuée le samedi soir: elle doit être en argent, suivant les règlements municipaux, ce qui n'empêche pas les abus du Truk-System de donner lieu à des plaintes réitérées. Ainsi, les tisserands, les foulons et en général tous les groupes si variés de travailleurs occupés par la draperie forment une classe à part au milieu des autres artisans. On ne les reconnaît pas seulement à leurs «ongles bleus», mais à leur costume et à leurs mœurs. On les considère comme des êtres de condition inférieure et on les traite comme tels. Ils sont indispensables, mais on ne craint pas d'être durs à leur égard, car on sait que la place de ceux qui auront été ruinés par les amendes ou expulsés par les bannissements ne restera pas longtemps vacante. Les bras s'offrent toujours aux employeurs en quantité surabondante. Des masses d'ouvriers vont même chercher fortune hors du pays; on en rencontre en France et jusqu'en Thuringe et en Autriche.

En un point, pourtant, mais en un point essentiel, les travailleurs des industries d'exportation dans les villes du Moyen Age se différencient des ouvriers des temps modernes. Au lieu d'être réunis dans de grands ateliers appartenant aux patrons, ils se répartissent entre une multitude de petits ouvroirs. Le maître tisserand, propriétaire ou plus souvent locataire d'un ou deux métiers, occupe quelques compagnons (en général de un à trois) et un apprenti. C'est ce maître qui reçoit des marchands la matière première et le salaire qu'il distribue à son personnel après avoir prélevé sa part. Ainsi les travailleurs ne sont pas directement subordonnés au capitaliste. Au lieu d'être surveillés par lui, ils ne relèvent dans l'exercice de leur profession que du contrôle des fonctionnaires municipaux. Mais cette garantie, on le verra plus loin, sera jusqu'à la fin du XIIIe siècle plus apparente que réelle. Aussi longtemps, en effet, que le gouvernement urbain appartint aux riches bourgeois, l'intervention du pouvoir public étant réglée par eux, ne put les gêner et il suffit de parcourir les actes de la succession du drapier douaisien Jehan Boine-Broke[46] pour constater jusqu'où a pu aller, avant la révolution démocratique, l'exploitation du monde des travailleurs.

[46] Publiés par M. G. Espinas dans la Virteljahrschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte, an. 1904.

Il nous reste à jeter un coup d'œil sur ces marchands-exportateurs auxquels aboutit, en dernier lieu, la production industrielle et qui l'alimentent constamment de matière première. Si considérable qu'ait pu être la différence entre leur fortune et la fortune des grands usiniers de notre temps, il ne faut pas hésiter à les considérer comme un groupe d'entrepreneurs capitalistes. Il importe, en effet, de ne point juger en cette matière sans tenir compte du milieu. Ce ne sont point les valeurs absolues, mais les valeurs relatives qui doivent entrer en ligne de compte. A une époque où la circulation des biens, comparée à la nôtre, semble un ruisseau à côté d'un fleuve, où un navire de deux cents tonnes passe pour un grand bâtiment et où les chariots franchissant les cols des Alpes ne transportent guère en un an plus de marchandises que les trains n'en font passer aujourd'hui en un seul jour à travers le tunnel du Saint-Gothard, quelques dizaines de milliers de livres possédées par un Boine-Broke, un Simon Saphir ou un Jean Rynvisch assuraient à leurs détenteurs une supériorité financière analogue à celle dont jouissent les millionnaires de la grande industrie contemporaine. Sans doute, il convient, même avec la restriction que nous venons d'indiquer, de ne point se les représenter sous un aspect trop moderne. Les conditions générales de la vie économique et surtout l'état rudimentaire du crédit assignent à leur activité des limites étroites. Il ne faut voir en eux que de riches bourgeois, profitant de l'avantage que leur donne la fortune pour se livrer à de fructueuses opérations de vente et d'achat en grand. Beaucoup ne sont même, si l'on peut ainsi dire, que des marchands intermittents; le négoce ne constitue pour eux qu'une occupation accessoire et en quelque sorte adventice. Ils se gardent de s'engager complètement dans les affaires; ils n'y risquent qu'une partie de leurs capitaux; ils ne pratiquent ni les spéculations aventureuses ni les marchés à terme. Mais, si vrai que soit tout cela, il n'en reste pas moins que, comparés aux artisans des petits métiers, ils nous apparaissent comme de puissants brasseurs d'affaires. Les ressources dont ils disposent leur permettent d'acquérir en une seule fois des centaines d'hectolitres de blé, de tonneaux de vin ou de balles de laine. En Flandre, c'est naturellement à l'importation en gros de la laine que se livrent la plupart d'entre eux, comme à Dinant c'est à l'importation du métal qu'ils s'adonnent presque tous[47]. Seuls, ils peuvent acquérir en quantité ces précieuses toisons anglaises dont la finesse assure la vogue des draps flamands, et, propriétaires de la matière première dont ils possèdent, en fait, le monopole, ils se trouvent nécessairement dominer tout le travail industriel. La laine brute qu'ils ont importée dans les villes leur fait retour sous forme de tissus, après avoir passé par les ateliers, et le profit qu'ils retirent de la vente des étoffes leur sert à entreprendre de nouvelles importations de laine[48].

[47] Il faut bien remarquer d'ailleurs qu'ils ne s'y livrent pas exclusivement. Dès que les circonstances sont favorables, ils importent des blés ou du vin.

[48] Je décris ici l'état de choses primitif. Plus tard, les marchands de laine et les marchands de drap se séparèrent. Mais il est impossible, dans un ouvrage comme celui-ci, d'entrer dans tous les détails de l'organisation capitaliste.

Comme nous l'avons déjà constaté plus haut, à propos du commerce des subsistances, la liberté économique de ces marchands capitalistes est complète. Autant l'ouvrier industriel est surveillé et tenu en bride par les règlements municipaux, autant le trafic en gros du drap et de la laine échappe aux atteintes de ceux-ci. Les grands négociants peuvent à leur guise acquérir et introduire en ville des quantités indéterminées de marchandises; les associations qu'ils forment entre eux ne relèvent d'aucun contrôle; personne ne fixe un maximum au prix qu'ils exigent des acheteurs. Eux seuls, dans leurs gildes ou leurs hanses, associations volontaires comparables en cela à nos syndicats et à nos trusts, peuvent imposer le respect de certaines règles ou de certains procédés. Pour le reste, si restreinte et si maladroite encore que soit la force naissante de leur capitalisme, elle se déploie du moins sans entraves, et sa liberté achève de nous faire comprendre leur influence et leur domination.

V

CARACTÈRE ÉCONOMIQUE DES CITÉS ÉPISCOPALES.

En résumé, dans les villes industrielles de la Belgique, la population se divise donc, dès le XIIIe siècle, en trois groupes bien distincts. Au sommet, la grande bourgeoisie capitaliste adonnée au commerce en gros; sous elle, la petite bourgeoisie composée d'artisans indépendants; au dernier échelon de l'échelle enfin, la masse des ouvriers salariés plus nombreux, mais aussi plus misérables que les deux autres classes. Cette répartition, d'origine purement économique, se rencontre, indépendamment des diverses nationalités du pays, aussi bien dans les contrées wallonnes que dans les contrées flamandes. Elle existe à Dinant, à Douai, à Lille, à Saint-Omer aussi bien qu'à Bruges, Gand, Bruxelles ou Louvain. Si on la compare avec le tableau que l'on est accoutumé de tracer des villes médiévales, on constatera aussitôt qu'elle s'en différencie par l'importance numérique des entrepreneurs-capitalistes et des travailleurs salariés. Mais il faut reconnaître que les Pays-Bas ont connu, à côté du type urbain complètement développé que nous venons de décrire, un grand nombre de bourgeoisies vivant surtout de l'industrie et du commerce locaux, et dans lesquelles on ne trouve guère, à côté de rentiers à caractère semi-rural, que les artisans indispensables à l'existence journalière de la commune et du plat-pays voisin. Telle est la situation que nous présentent la plupart des petites villes du Hainaut, du Namurois, de la principauté de Liége, de la Hollande et de la Zélande, sans parler de plusieurs régions de la Flandre et du Brabant. A vrai dire, les exemplaires de ce genre sont beaucoup plus nombreux que ceux dont nous venons de nous occuper. Mais leur fréquence ne doit pas nous tromper sur leur nature. En réalité, les villes à activité économique locale ne sont point les exemplaires primitifs de la floraison urbaine. Presque toutes ne doivent être considérées que comme des villes de formation secondaire, que comme des villages ou des bourgs dotés de franchises municipales et érigés en communes bourgeoises sur le modèle des grandes agglomérations marchandes.

Une place à part doit être faite aux «cités» épiscopales. Chez elles, les causes économiques qui ont produit le développement des grandes villes laïques ont été, soit accompagnées, comme à Utrecht, soit remplacées, comme à Liége, par des facteurs de nature différente. En effet, même en l'absence d'un commerce développé, les résidences d'évêques ne pouvaient manquer d'attirer dans leurs murs une population considérable[49]. Comme dans nos modernes capitales, la présence de nombreux fonctionnaires et d'institutions importantes suffisait à y maintenir le mouvement et la vie. C'est à Liége que l'on peut le mieux constater cet état de choses. La grande cité mosane, en effet, ne devint que sur la fin du Moyen Age la ruche industrielle qu'elle a toujours été depuis lors. Jusqu'au milieu du XIVe siècle, elle fut essentiellement une ville de prêtres, hérissée de tours d'églises et parsemée de larges enclos monastiques. A mesure que grandit sa population cléricale et que la cour de l'évêque se développa, le nombre des artisans nécessaires à l'entretien de tout ce monde augmenta dans la même proportion. Les incessants besoins financiers des établissements ecclésiastiques firent bientôt surgir à côté d'eux une classe puissante de manieurs d'argent qui, malgré l'interdiction du prêt à intérêt, parvinrent à acquérir, grâce à des avances au taux de 30 et 50 p. 100, des fortunes imposantes. Liége fut, comme une autre ville épiscopale des Pays-Bas, Arras, une ville de banquiers ou, si l'on veut, d'usuriers. Le rôle que les grands marchands jouèrent en Flandre fut joué chez elle par les changeurs. Quant à la classe des ouvriers salariés, elle y manque complètement. La petite bourgeoisie ne s'y compose que d'artisans et de boutiquiers. Sa constitution économique et sociale présente donc un caractère particulier et nous aurons l'occasion de signaler plus loin l'influence que cet état de choses a exercé sur son histoire.

[49] Il faut faire une exception pour Térouanne, dont le diocèse était trop peu étendu pour lui procurer une réelle importance.

VI

DENSITÉ DES POPULATIONS URBAINES

Il a été beaucoup question, dans les pages précédentes, de «grandes» villes et de «grandes» agglomérations marchandes. Le sens de ces adjectifs doit être précisé. On n'est grand que par comparaison, et cette vérité banale suffit à nous prémunir contre l'erreur d'assimiler les «grandes» villes du Moyen Age aux grandes villes d'aujourd'hui. Il est évident qu'il faut réduire l'importance des centres urbains à l'échelle, si l'on peut ainsi dire, de la civilisation au milieu de laquelle ils se sont développés et, à moins que l'on ne prétende que l'Europe du XIIIe siècle a nourri autant d'hommes que l'Europe du XXe, on admettra sans peine que la population urbaine d'il y a huit cents ans ne peut être mise en parallèle avec la population urbaine de nos jours. Néanmoins, si évident que cela soit, on ne s'en est avisé qu'assez tard. On lit encore avec étonnement, dans des ouvrages tout récents, qu'Ypres, au temps de saint Louis, comptait 200,000 habitants, et que Bruges et Gand étaient peuplés en proportion. La question mérite la peine d'un sérieux examen. Faut-il rappeler, en effet, que la démographie est peut-être la plus importante de toutes les sciences sociales, puisque c'est elle, en définitive, qui, nous renseignant sur la densité de la population, nous permet, du même coup, d'apprécier les ressources militaires ou économiques d'un milieu humain et nous fournit le moyen d'aborder, dans des conditions suffisantes d'exactitude, l'analyse des phénomènes sociaux qu'il présente. L'étude même des institutions politiques se trouve intéressée à la solution du problème. N'a-t-on pas prétendu, avec grande vraisemblance, que la densité de la population est un des facteurs les plus puissants du régime démocratique[50]?

[50] C. Bouglé. Les idées égalitaires, p. 96 et suiv.

Malheureusement, le Moyen Age ne nous a laissé que des renseignements statistiques bien insuffisants. Ce n'est guère qu'au XVe siècle qu'ont été entrepris çà et là des dénombrements complets. Avant cette date, nous sommes forcés de recourir, faute de mieux, à des rôles d'impôts, à des relevés de contingents militaires, à des listes de membres de métiers, de confréries religieuses, etc., sources fragmentaires et qui ne peuvent permettre tout au plus que des supputations hypothétiques. Quelques documents officiels, quelques passages de chroniqueurs nous apportent bien des chiffres précis. Mais, à l'examen, leur valeur se dissipe et c'est pour les avoir admis sans critique que l'on a gonflé au delà de toute vraisemblance les populations urbaines du Moyen Age. Il est facile de constater que les écrivains médiévaux n'ont attribué aucune importance à la question du nombre. Sauf les cas très rares où ils ont eu à leur disposition des relevés exacts, ils enflent involontairement les chiffres, et les contradictions que l'on relève parmi eux sont une preuve suffisante du peu de créance qu'il faut leur attribuer. A vingt ans d'intervalle, deux documents attribuent à la ville d'Ypres une population de 200,000 et de 40,000 habitants.

La réalité est bien différente. De recherches minutieuses et pénétrantes entreprises depuis un demi-siècle ressort, sans doute possible, la très faible population des villes à la fin du Moyen Age. Si étrange que cela paraisse, il est désormais établi qu'en 1450, Nuremberg ne renfermait que 20,165 habitants; Francfort, en 1440, que 8,719; Bâle, vers 1450, qu'environ 8,000; Fribourg en Suisse, en 1444, que 5,200, etc. Le spectacle n'est pas différent si l'on passe d'Allemagne dans les Pays-Bas. Des documents absolument sûrs nous apprennent qu'Ypres comptait 10,523 âmes en 1431; 7,626 en 1491 et 9,563 en 1506. D'une manière générale, rien ne nous permet de croire que ces populations, insignifiantes aux yeux d'un moderne, aient été plus considérables pendant les siècles précédents. Tout au plus pourrait-on l'admettre pour Ypres, dont la draperie était en pleine décadence au XVe siècle. Mais même en supposant que cette décadence ait eu pour effet un recul formidable du nombre des habitants, il resterait toujours que l'on ne pourrait, sans invraisemblance, porter celui-ci, au moment de la plus grande prospérité de la ville, au delà de vingt mille hommes. Ainsi, au rebours de ce que l'on croyait jadis, nous devons nous représenter les populations urbaines du Moyen Age comme n'ayant point dépassé un niveau très bas. Gand et Bruges, qui comptèrent parmi les centres les plus peuplés de l'Europe continentale, n'ont certainement pas dépassé, si même ils les ont atteints, les chiffres de 50,000 et de 40,000 âmes. Louvain, Bruxelles et Liége peuvent avoir eu de 20 à 30,000 habitants, c'est-à-dire à peu près autant que Nuremberg et beaucoup plus que Bâle ou que Francfort.

Jusque vers la fin du XIIIe siècle, les villes ont vu croître presque continuellement, semble-t-il, le nombre de leurs habitants. L'émigration des gens de la campagne vers les centres industriels ne paraît point s'être ralentie avant cette date. Mais aux environs de l'an 1300, on arrive à un état d'équilibre et de stabilité. L'époque démocratique des communes n'a pas été favorable à leur accroissement. L'exclusivisme politique qui se manifeste alors les rend moins accueillantes que jadis. Elles s'ouvrent plus difficilement aux nouveaux venus et pendant que les populations rurales, autour d'elles, deviennent plus denses, dans l'intérieur de leurs murailles, le chiffre des bourgeois n'augmente plus et jusque dans les temps modernes, elles ne dépasseront pas, sauf grâce à des circonstances exceptionnelles comme par exemple à Anvers, le niveau auquel elles ont atteint.

On nous excusera d'avoir insisté un peu longuement sur une question qui peut sembler, à première vue, assez étrangère à l'objet de ce livre. Il était indispensable pourtant, si l'on voulait apprécier avec netteté les ressources et la vitalité de ces villes dont nous avons à retracer, dans les pages suivantes, les luttes politiques et les conflits sociaux, de consacrer quelque attention à leur situation démographique. Il n'était pas indifférent de savoir que leur histoire si agitée s'est déroulée sur un théâtre très restreint. Tout le monde se connaissait dans les «grandes villes» du Moyen Age et les rivalités des partis s'y doublaient de rivalités et de rancunes personnelles. Les hommes ne s'y confondaient pas dans une foule anonyme. Chacun d'eux apparaissait en pleine lumière avec ses passions et ses intérêts. La politique n'avait rien d'abstrait et de théorique. On ne combattait pas seulement pour des programmes: les adversaires se rencontraient face à face et marchaient l'un contre l'autre en ennemis. Les convictions politiques, attisées par les antipathies privées, s'exaspéraient facilement dès lors jusqu'à la férocité.

Mais on comprend aussi tout ce qu'une telle situation devait déposer au fond des âmes, d'énergie et de vigueur. Surveillé et épié par son voisin, le bourgeois du Moyen Age sent grandir en lui le sentiment de la dignité et de la responsabilité personnelles. Chaque homme prend conscience de sa valeur propre. S'il est sans pitié pour l'adversaire au moment de la lutte, il saura aussi, quand les intérêts de la ville seront en jeu, faire son devoir jusqu'au bout et, au besoin, lui sacrifier sa vie. Comparables à nos petites villes modernes par le chiffre de leur population, les communes médiévales rappellent par leur énergie les cités antiques. Elles contrastent de la manière la plus éclatante avec nos bourgs provinciaux, engourdis dans la monotonie d'une existence que l'État suffit à garantir et qui n'exige aucun effort de leurs habitants. C'est que chacune d'elles ne peut compter que sur soi pour se défendre et pour vivre. Tous les services que remplit aujourd'hui la puissance publique: ravitaillement, circulation, fortification, etc., il faut qu'elles s'en acquittent elles-mêmes et au moyen de leurs propres ressources. Leur maintien exige une tension constante des volontés, un dévouement continuel à la chose publique. En présence de nos grandes agglomérations modernes, elles le cèdent sans doute et de beaucoup pour l'étendue, pour la richesse et pour le nombre, mais elles l'emportent certainement par la vigueur morale et le sentiment civique.

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