Les Mémoires d'un Parapluie
IX
  UN ÉTRANGE VOLEUR
Un soir, comme il y avait représentation au Grand-Théâtre, Maurice vaguait sur la place de la Comédie, en quête de bonnes occasions. Il aperçut un monsieur arrêté, immobile sur le trottoir et regardant vaguement devant lui. C’était un homme déjà un peu âgé, l’air très respectable, avec des cheveux blancs assez longs qui s’échappaient de dessous son chapeau.
«PRENEZ MON PARAPLUIE, MONSIEUR!»
«Monsieur, lui dit Maurice, il va pleuvoir, bien sûr; voulez-vous que j’aille vous chercher une voiture?»
Le vieux monsieur sourit sans répondre, comme s’il était absorbé par une pensée intime, mais ce sourire parut un signe d’acquiescement suffisant à notre jeune garçon qui n’avait pu gagner un sou ce soir-là.
«Prenez mon parapluie, Monsieur, car il pourrait tomber de l’eau avant que je revienne, et ne vous ennuyez pas après moi si je suis un bout de temps; il y a grand bal à la Préfecture et les voitures se font rares.»
En terminant cette phrase, que le vieux monsieur n’avait certainement pas écoutée, car il regardait toujours machinalement devant lui sans s’occuper de ce gamin inconnu, en terminant cette phrase, dis-je, Maurice me mit dans la main de son client et s’élança à la recherche d’un fiacre.
Il avait à peine disparu que le respectable vieillard, se réveillant comme d’un rêve en sentant tomber sur lui de grosses gouttes de pluie, m’ouvrit tranquillement et s’éloigna à petits pas de la place de la Comédie. Étais-je tombé dans les filets d’un adroit escroc s’en prenant même aux pauvres pour les dépouiller? Je frémis d’horreur à cette supposition.
En tout cas, ce malfaiteur n’habitait pas un quartier mal famé, puisque ce fut à l’Hôtel de France, là où descendent tous les grands personnages de passage à Bordeaux, qu’il me conduisit directement; il semblait même un habitué de cet hôtel, car le garçon l’appela par son nom: M. Dufour, en lui offrant sa clef et son bougeoir pour monter dans sa chambre.
Le lendemain, de bon matin, nous partions, M. Dufour et moi, pour Ruffec, ville natale de mon ravisseur. Le garçon d’hôtel, fort empressé envers son client, l’avait aidé à faire ses paquets et notamment me ficelait avec un autre parapluie, une ombrelle et une canne, le tout formant un gros faisceau recouvert d’un étui de toile cirée, dans lequel nous étions bien à l’étroit. M. Dufour, toujours un peu absorbé, mais n’offrant pas la plus petite apparence de remords, me coucha tranquillement dans le filet de son compartiment de chemin de fer.
«Quelle conscience endurcie! me dis-je. Voler un pauvre enfant avec cette tête de patriarche, c’est affreux!»
Et je songeais avec un véritable chagrin à la douleur de mon jeune maître perdant son gagne-pain, rentrant sans lui et racontant sa mésaventure à sa mère.
Sur le quai de la gare, nous trouvâmes la gouvernante de M. Dufour, Mlle Prudence, une vieille fille à la figure tant soit peu grognon.
«Bonjour, Prudence, lui dit gracieusement son maître; vous avez eu une bonne idée de venir au-devant de moi.
—C’est plus sûr, dit-elle sentencieusement en hochant la tête d’une manière expressive. Voyons, Monsieur, faites bien attention; passez-moi tous vos colis.»
M. Dufour obéit docilement, et, à mesure qu’il lui tendait les objets, elle énumérait à demi-voix:
«La valise, bon; votre couverture de voyage, maintenant? Votre carton à chapeau? Et puis?...
—Tout y est!» s’écria triomphalement M. Dufour.
Mais la sage Prudence, bien digne du nom qu’elle portait, ne se fiant pas à cette assertion quelque peu hasardée, monta dans le wagon et nous découvrit dans le filet.
«J’étais certaine que vous oublieriez quelque chose; vous n’en faites jamais d’autres!» murmura la bonne.
M. Dufour, escorté de sa servante, atteignit bientôt une petite maison proprette, toute blanche avec des volets verts, qui exposait sa modeste façade en plein midi, dans une rue large et tranquille, où l’herbe se montrait entre les pavés.
Les bagages de M. Dufour furent déposés dans sa chambre, et, après une courte conversation entre lui et sa gouvernante sur son voyage (il était allé voir une de ses filles mariée à Bordeaux), sur ce qui s’était passé pendant son absence à Ruffec, ce dernier chapitre traité très brièvement par la vieille fille, qui était peu loquace, celle-ci s’écria:
«Maintenant, Monsieur, il faut que je déballe vos affaires.
—A merveille, ma bonne; vous verrez comme cette fois j’ai fait attention à tout! Vous m’adresserez des compliments!»
Et il s’assit dans un grand fauteuil, l’air très satisfait de lui.
Des compliments! Il croyait avoir mérité des compliments! C’est-à-dire que Prudence ne lui répondit que par des gémissements et par des cris d’horreur.
«Où sont vos gilets de flanelle tout neufs?
—Je ne sais pas, Prudence.
«PASSEZ-MOI VOS COLIS, MONSIEUR!»
—En voici bien un, mais il est reprisé et de quelle manière! Je vous ai mis une douzaine de mouchoirs et il n’en reste plus que trois!
—Êtes-vous sûre de votre compte?
—Parfaitement; la douzaine y était. Et votre peigne d’écaille?
—Eh bien!
—Eh bien! il est en corne maintenant!
—Pas possible!
—Et cette veste de chasse?
—Ah! cette veste de chasse pourrait bien être à mon gendre; je ne sais vraiment pas comment elle s’est fourrée dans mes affaires.
—Il est probable qu’elle ne s’y est pas mise toute seule.
—Probable, en effet, Prudence.
—Ah! vos distractions! Monsieur, toujours vos distractions! c’est une maladie d’être comme ça.
—Alors il ne faut pas m’en vouloir», fit remarquer M. Dufour avec une douceur touchante qui ne désarma cependant pas la gouvernante.
Ayant terminé avec la valise, elle nous déficelait, mes compagnons et moi.
«Voilà une belle histoire, à présent!
—Est-ce que j’aurais oublié mon parapluie? demanda son maître un peu inquiet.
—Bien au contraire: vous en avez deux!
—Deux parapluies?
—Est-ce que vous en auriez acheté un pour le cas où vous perdriez le vôtre, ce qui vous arrive souvent?
—Nullement. Je n’ai rien acheté.
—On vous en a fait cadeau, peut-être?
—Point du tout!
—Alors il faut que vous l’ayez volé, Monsieur!
—Vous croyez rire, Prudence, et c’est pourtant la pure vérité; je l’ai volé, volé à un pauvre enfant qui me l’avait prêté pendant qu’il allait me chercher une voiture!»
«CE PARAPLUIE N’EST PAS A VOUS.»
Et soudain toute la petite scène qui s’était passée entre lui et Maurice, sur la place de la Comédie, se déroula comme une vision très nette, très distincte, dans l’esprit subitement éclairé de M. Dufour.
«C’est affreux!» conclut-il en prenant sa tête blanche à deux mains.
Décidément ce n’était pas un scélérat, mais simplement un homme distrait. Je dus même reconnaître que M. Dufour avait, au contraire, un excellent cœur quand je l’entendis se lamenter si sincèrement à mon sujet, reconnaissant ou inventant toutes les circonstances qui pouvaient augmenter son repentir.
«Je n’ai fait que l’entrevoir sous le bec de gaz, murmurait-il désolé en pensant à Maurice; il me serait impossible de dire quelle est sa figure, mais je me souviens d’une mince blouse de toile bleue sur un corps grêle d’adolescent; cette blouse par un temps froid dénotait bien la misère, et cette maigreur, une vie de privations.... Le pire de ma situation, c’est l’impossibilité de réparer mes torts! Mais cette impossibilité est-elle absolue, complète? Je tenterai au moins tout ce qui dépendra de moi pour lui restituer son parapluie.»
M. Dufour écrivit à Bordeaux et fit des démarches pour retrouver sa victime; les suites de sa distraction lui étaient d’autant plus pénibles, qu’affilié à plusieurs œuvres de charité, il connaissait les dures conditions de la vie du pauvre et savait que le moindre objet faisant défaut dans son misérable intérieur constitue une perte souvent irréparable pour lui.
Enfin, n’y tenant plus, il dit un matin à sa gouvernante, sur un ton décidé qui ne lui était pas habituel:
«Prudence, je pars pour Bordeaux; faites ma valise, et mettez-y le moins de choses possible.
—Monsieur n’a pas besoin de me recommander cela», grogna l’irascible vieille fille.
Il se garda bien de m’oublier, car quoiqu’il eût prétexté une visite à sa fille, c’était en réalité à cause de moi qu’il entreprenait ce voyage.