Les Mémoires d'un Parapluie
VI
LA MALADIE CHEZ LE PAUVRE
Entre sa charmante petite fille et sa vieille amie, Mathilde, en dépit de sa pauvreté, menait une existence fort douce, lorsqu’un orage inattendu vint éclater dans son ciel limpide.
Elle travaillait, je l’ai déjà dit, pour un magasin; or, un vol de fournitures ayant été commis dans son atelier, Mme Première (ainsi qualifiait-on la personne qui dirigeait les ouvrières) s’avisa de faire tomber ses soupçons sur l’honnête veuve, qui était incapable de dérober une aiguillée de fil.
Tout le monde protesta d’ailleurs contre une accusation si mal fondée, et ce furent ces protestations mêmes qui firent comprendre à Mathilde de quoi elle était soupçonnée. On crut qu’elle allait défaillir, tant son émotion fut grande, mais l’indignation la soutint.
Non seulement elle sut se défendre, mais elle sortit de cette scène pénible, couverte par le témoignage d’estime absolue du chef de l’établissement, qui obligea Mme Première, assez confuse, à faire des excuses à Mme Girard. N’importe, le coup était porté; elle rentra chez elle plus tôt que d’habitude, absolument bouleversée, racontant à Marie et à Mlle Agathe, avec une véhémence tout à fait en dehors de ses habitudes, ce qui s’était passé.
Mathilde, que ces émotions avaient épuisée, se mit au lit. A peine la tête sur l’oreiller, elle tomba dans un lourd sommeil. Alors Mlle Agathe se retira chez elle, tandis que la petite fille prenait toute seule son repas du soir. Il fut vite terminé; après avoir débarrassé la table et lavé le peu de vaisselle dont elle s’était servie, Marie s’assit de nouveau près de la lampe et se mit à raccommoder des bas.
Il y avait environ une heure qu’elle travaillait, lorsqu’elle vit sa mère se retourner plusieurs fois, s’agiter, soupirer. Alors, croyant qu’elle se réveillait:
«Eh bien, Maman, comment te sens-tu après ce petit somme? Es-tu mieux maintenant?»
Point de réponse, sinon un murmure inarticulé.
«Je ne comprends pas ce que tu dis. Veux-tu boire encore un peu d’eau sucrée? il en reste dans le verre.»
Mathilde tourna vers sa fille un visage très rouge et dit plus distinctement:
«Les fils blancs étaient dans la grande boîte, les extra-forts dans le carton long. Mlle Baptistine les a vus comme moi; si on s’imagine que j’ai pris quelque chose, qu’on me mène chez le commissaire de police, mais qu’on ne dise rien à Marie, la pauvre petite!
—Maman, Maman, je suis là, qu’est-ce que tu as? est-ce que tu ne me reconnais pas?
—Conduisez-moi chez le commissaire de police, ou allez le chercher!
—Ah! mon Dieu! elle ne me reconnaît pas! Mère, tu me fais peur; ta main est brûlante.
—Laissez-moi; personne dans ma famille n’a jamais été en justice; j’en mourrai, c’est sûr!»
Marie n’y tint plus; d’un bond elle courut chez Mlle Agathe, et, en paroles entrecoupées, lui raconta que sa mère délirait et ne la reconnaissait même pas.
MARIE SONNA A LA PORTE DU SECOND.
«Elle a été trop impressionnée par cette histoire du magasin; je m’en suis aperçue quand elle est rentrée; je vais me lever et me rendre auprès d’elle, nous verrons ensuite ce qu’il y aura à faire; tu sais que je m’y connais, en fait de maladie.
—Ah! merci, Mademoiselle Agathe; je voudrais vous aider à vous lever, mais je n’ose la laisser seule.
—Retourne tout de suite auprès de ta mère; je serai bientôt près de toi; je ne prends que le temps de passer un jupon et une camisole.»
Marie se hâta de rentrer chez elle, où sa mère continuait à parler et à s’agiter, s’adressant à des personnages imaginaires et regardant dans le vide. Ce fut ainsi que Mlle Agathe la trouva.
Alors, lui parlant avec autorité, cette dernière la força à boire de l’eau avec de la fleur d’orange et obtint qu’elle se recouchât.
«Ce sont les nerfs», assura-t-elle d’abord à l’enfant, qui l’interrogeait avec anxiété, pour dire quelque chose; mais elle avait constaté que Mathilde était en proie à une fièvre ardente, et elle comprenait que son état devait être sérieux.
Après être restée un moment silencieuse au chevet de la malade, elle dit, en hésitant un peu, car elle savait bien qu’il s’agissait d’une chose difficile:
«Je crois qu’elle aurait besoin d’un médecin.
—Mais je n’en connais aucun! s’écria Marie avec angoisse.
—Oh! quant à cela, il y a mon ancien maître qui est bon, et puis si savant qu’il en remontrerait à tous les autres docteurs; on venait le consulter de loin quand j’étais à son service.
—Vous croyez qu’il se dérangerait pour de pauvres gens comme nous?
—J’en suis sûre! Monsieur avait coutume de dire qu’en fait de malades il ne connaissait ni riche ni pauvre, mais que c’était tout un pour lui; le difficile, c’est de le faire demander; quoiqu’il ne demeure pas bien loin, il y a encore un bout de chemin pour aller jusque chez lui. Voyons, quelle heure est-il?»
On consulta la grosse montre d’argent du mari défunt, dont se servait maintenant sa veuve et qu’elle suspendait à un clou au-dessus de la cheminée, en guise de pendule. Il était déjà 10 heures 20, heure qui semblait tardive à ces personnes de condition modeste, habituées à se coucher tôt pour se lever de bon matin.
Mlle Agathe, après réflexion, dit à Marie:
«La bonne qui garde le premier et le second en l’absence de ses maîtres, lesquels sont à la campagne, n’est peut-être pas encore couchée; prie-la d’aller chercher M. le docteur, et, si elle grogne (car elle n’est guère aimable), offre-lui la pièce, pour la décider.
—Oh! Mademoiselle Agathe, je voudrais bien, mais je n’oserai jamais!»
MARIE ALLA CHEZ Mlle AGATHE.
Cependant la malade recommençait à se plaindre et à délirer, et Marie, sentant elle-même combien sa mère avait besoin de secours, se décida à aller réclamer l’aide d’une seconde voisine, quelque pénible que pût lui sembler cette démarche.
Descendant en hâte deux étages (la maison en avait quatre, mais le troisième n’était pas loué en ce moment), elle sonna un coup timide à la porte du second.
Point de réponse.
Elle renouvelle sa tentative en l’accentuant un peu. Même silence.
Enfin un troisième coup, sonné avec le courage du désespoir, n’a pas plus de succès.
Désolée, elle remonta chez elle raconter sa déconvenue à Mlle Agathe.
«Ne te fais pas de peine, ma petite, essaya de dire celle-ci; ta maman va peut-être se trouver mieux, et demain, de bonne heure, tu iras chercher M. le docteur.»
Cependant Mathilde ne se calmait pas du tout; elle se jetait de côté et d’autre dans son lit en se plaignant continuellement. Mlle Agathe eut alors l’idée de lui mettre des compresses d’eau fraîche, qui la soulagèrent un instant, mais bientôt la malade ne voulut plus les supporter et se reprit à gémir.
L’enfant considérait sa mère dans un morne silence, la laissant soigner par la vieille fille. Soudain elle se leva toute droite, l’air résolu:
«Mademoiselle Agathe, dit-elle, je vais chercher le médecin.
—Mais, ma petite, il est trop tard pour qu’une fillette de ton âge se risque seule dans les rues; j’ai entendu sonner onze heures, il y a déjà longtemps; il pourrait t’arriver quelque chose.
—Il ne peut rien m’arriver de pire que de voir mourir sans secours ma pauvre chère maman. Elle est très malade; vous dites vous-même qu’il lui faut un médecin: je cours chercher votre docteur.
—Mon enfant, c’est imprudent, cependant il est vrai que ta mère..., enfin je ne sais que te dire, mais je n’ai jamais été plus fâchée de mon infirmité qui me rend si inutile.
—Inutile! bien au contraire, vous me rendrez grand service si vous restez auprès de maman pendant que je serai dehors.
—Je te promets que je ne la quitterai pas; tu peux en être certaine.
—C’est tout ce qu’il me faut, murmura l’enfant en mettant précipitamment ses vêtements pour sortir.
—Prends ton parapluie; il pourrait pleuvoir, et puis, si tu rencontrais un chien errant, il te servirait pour l’écarter.»
Grâce à cette recommandation, Marie m’emporta avec elle, quoique en réalité le temps ne fût guère menaçant, et c’est ainsi que j’assistai à sa petite mais très héroïque expédition.
Bien peu de maisons à Bordeaux ont des concierges; celle où Mme Girard et sa fille habitaient n’en avait pas. Marie, ayant descendu l’escalier en courant, ouvrit la porte d’entrée d’un mouvement rapide et la referma derrière elle. Mais, une fois dans la rue, elle s’arrêta, saisie d’un petit frisson de crainte; cette rue solitaire, avec ses fenêtres closes et ses magasins fermés, éclairée de loin en loin par des réverbères vacillants, lui faisait un effet étrange à cette heure où elle ne la voyait jamais. Son aspect lui paraissait nouveau, ce n’était plus sa rue, mais une voie étrangère qu’elle ne reconnaissait pas. Du reste, personne sur la chaussée ni sur les trottoirs. Elle fit un effort, et, surmontant sa crainte, se mit en route, rasant les maisons comme si elle eût voulu s’appuyer aux murailles.
Sa marche était inégale: tantôt elle se précipitait en avant, songeant à sa mère, au médecin qu’il fallait lui amener; tantôt, pensant à ses propres périls, elle s’arrêtait, écoutait, jetait un regard inquiet par-dessus son épaule, car il lui semblait toujours entendre marcher derrière elle; cependant elle finit par découvrir qu’elle prenait les battements de son cœur pour un bruit de pas.
Elle court maintenant, regardant toujours autour d’elle, suspendant sa course au moindre bruit, soutenue par cette pensée qu’elle est près d’atteindre son but. Elle se trouve, en effet, sur le Quai de Bourgogne, où habite le docteur Durand. Hélas! à peine s’y est-elle engagée, qu’une troupe bruyante, formée de plusieurs hommes, chantant et criant, se présente en face d’elle, suivant le même trottoir. Pour le coup, sa frayeur prend une forme bien positive.
Que faire? Que faire, mon Dieu?
Elle ne sait et reste là, fascinée comme un pauvre petit passereau qui a vu planer des oiseaux de proie. Et la distance qui la sépare encore de ces hommes effrayants diminue toujours; elle ne bouge pas, il est vrai, mais ils avancent, eux. Soudain, éperdue, elle s’élance du côté du fleuve; je frémis dans sa main: va-t-elle, dans son affolement, se précipiter dans la Garonne en m’entraînant avec elle? J’aime bien l’eau, mais pas dans une si grande proportion.... Non, Marie n’a pas perdu l’esprit à ce point, mais elle a aperçu un wagon de marchandises, et c’est à l’abri de ce rempart qu’elle a résolu de se réfugier; en effet, elle se cache derrière le wagon et reste coite comme un lièvre au gîte.
«COMMENT TE SENS-TU, MAMAN?»
Nous étions là depuis une ou deux minutes lorsque soudain les voix de tout à l’heure se font entendre de nouveau, et, cette fois, tout près de nous.
«Ah! Seigneur, je suis perdue! pense la pauvre petite; ces gens me poursuivent: sans cela pourquoi n’auraient-ils pas continué leur chemin? Ils vont me tuer et puis me jeter dans la Garonne!»
Elle se dresse debout, mais ne songe pas à fuir, à quoi bon? on la rattraperait si facilement! et puis elle est presque sans souffle, l’émotion l’oppresse et ses jambes tremblantes ne pourraient seulement pas la soutenir si elle ne s’appuyait sur moi.
«Qui est là? s’écrie un homme petit et gros.
—Tiens! une gamine, reprend un grand blond; qu’est-ce qu’elle peut faire à cette heure-ci le long de l’eau?
—Faut la faire s’expliquer, Maître Thomas, dit un troisième en parlant au petit gros.
—Peut-être qu’elle se promène à la fraîche», remarque un jeune garçon qui fait aussi partie de la troupe.
Marie ne dit rien; elle a tellement peur qu’elle ne peut articuler un son; ses yeux à demi clos ne lui permettent même pas de voir que les physionomies rudes et grossières qui l’entourent ne sont pas bien féroces.
«Réponds, que fais-tu là? reprend le petit gros sur un ton impératif.
—Elle cherche sa langue qu’elle a perdue, dit le jeune garçon, parlant pour elle.
—Silence, Mousse!» Puis, à Marie: «As-tu fini de te taire, petite?
—Faut l’emmener sur le navire faire un tour en Chine, ça l’apprendra à se donner des airs de mijaurée.
—Ah! mon Dieu, ayez pitié de moi! Qui ira chercher le médecin pour maman qui est malade, si vous m’emmenez sur un navire?»
Marie s’est jetée à genoux; elle parle maintenant, et ces hommes inconnus qui se pressent autour d’elle, l’écoutent avec stupeur.
«Fini de rire! reprend maître Thomas. Relève-toi, ma petite; faut faire sa prière qu’au bon Dieu, et puis nous sommes de braves gens de marins, tu sais, de bons Français, embarqués sur la Marie-Louise; n’aie donc pas peur et raconte ton histoire sans mentir; t’as quelqu’un de malade à ton bord, que tu parlais de médecin?
—Maman, ma pauvre maman», sanglote Marie, partagée entre un reste de terreur et un commencement de confiance, et pensant de nouveau au but de son expédition; «elle est bien malade et j’allais chercher le docteur.
MARIE EXPOSA SA REQUÊTE A M. DURAND.
—Pourquoi n’as-tu pas demandé à quelqu’un de s’y rendre à ta place? Tu es trop jeunette pour courir toute seule la nuit.
—Il n’y avait personne là, mon bon Monsieur, excepté Mlle Agathe.
—Eh bien, Mlle Agathe ne pouvait-elle pas prendre la peine...?
—Elle ne peut pas marcher, ou très difficilement, et avec ses béquilles seulement.
—Je comprends, elle est infirme, ta Mlle Agathe; comme ça, tout s’explique. Et où demeure-t-il, ton docteur?
—Ici tout près, sur le Quai de Bourgogne, au numéro 15.
—Je vais t’y accompagner, car tu pourrais rencontrer de plus mauvais compagnons que nous.
—Nous irons tous ensemble, Maître Thomas, s’écrièrent les marins en chœur.
—Inutile de lui faire si grande compagnie, vous l’effaroucheriez, la pauvrette; je prendrai seulement le mousse avec moi, et tandis que nous courrons une bordée jusque chez le docteur, vous hélerez le canot du bord. Il faut toujours un grand moment pour que ces fainéants arrivent; je parie que je serai de retour avant qu’ils aient accosté!
—Ça se pourrait, Maître; ils ne sont pas pressés, surtout quand ils ont sommeil.
—Allons, viens, petite, et n’oublie pas ton parapluie!» dit paternellement le vieux marin.
Nous partîmes. Marie était tout à fait rassurée quant à elle, mais plus inquiète que jamais pour sa mère; aussi semblait-elle à peine effleurer les pavés de ses petits pieds.
Nous arrivâmes promptement à la porte du docteur, qui, par un heureux hasard, rentrait justement chez lui; Marie put donc lui exposer immédiatement sa requête, et, comme sa voix tremblante, ses yeux pleins de larmes avaient ému M. Durand, il consentit à la suivre sans même remonter chez lui. Mais quelle que fût sa hâte d’entraîner vers le lit de la malade celui qu’elle considérait d’avance comme un sauveur, ma jeune maîtresse prit le temps de remercier le brave marin qui lui causait, quelques instants auparavant, une si grande épouvante.