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Les Mémoires d'un Parapluie

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OU LE BRAVE HOMME ET LE BRAVE ENFANT SE RENCONTRENT

Nous arrivâmes sans encombre. M. Dufour se surveillait beaucoup, résistant héroïquement aux entraînements perfides de la distraction.

A peine installé chez sa fille, Mme Mancel, sans s’attarder aux joies de cette réunion de famille, il commença secrètement ses démarches de restitution, s’adressant d’abord à la police. Mais la police, tout à fait inaccessible à ses troubles de conscience et trouvant ses indications insuffisantes, ne donna aucune attention à son affaire, et, en conséquence, ne lui fournit pas le moindre renseignement. Alors M. Dufour, comprenant qu’il ne pouvait compter que sur lui-même, entreprit quelques recherches personnelles aux environs du Grand-Théâtre.

Une fois qu’il rôdait sur la place de la Comédie, il aperçut un jeune garçon entre quinze et seize ans qui arrivait par la rue du Chapeau-Rouge, sifflotant une petite chanson, le nez en l’air, les mains dans ses poches.

«Si c’était lui!» pensa M. Dufour en le suivant tout doucement.

Et il ajouta:

«Il me semble que le mien était plus mince et plus petit, mais, en trois mois, à cet âge de transition, on peut se fortifier.»

S’encourageant ainsi, malgré les doutes que faisaient naître en lui la tournure et l’aspect du gamin, il se décida à l’aborder après quelque hésitation.

«Mon enfant, lui dit-il à brûle-pourpoint, est-ce que vous avez un parapluie?»

Le gamin le regarde d’abord effaré, puis, sa physionomie se transformant aussitôt, il lui répond:

«Je ne me paye pas le luxe d’un riflard; mais si c’est votre idée de m’en donner un, faut pas vous gêner, mon bourgeois.»

M. Dufour murmura tout penaud:

«Pardon, je me suis trompé.»

Et il se hâta de se dérober au persiflage qu’il avait imprudemment provoqué.

D’un regard moqueur et curieux, le jeune garçon le poursuivit un instant, puis, abordant un sergent de ville, il lui dit d’un air important:

«Tenez, Sergent, vous voyez ce particulier-là qui s’en va du côté de Tourny: eh bien, il a une araignée dans le plafond.

—En tout cas il ne doit pas être dangereux avec cette tête-là; allons, laisse-moi tranquille, moutard. Mêle-toi de ce qui te regarde.»

M. Dufour avait conscience qu’il s’était montré sous un jour un peu étrange, et, possédant un caractère fort timide, cette petite mésaventure le rendit plus circonspect; mais il ne renonçait pas pour cela à ses recherches.

En achetant le Petit Journal dans un kiosque situé près du théâtre, il eut l’idée d’interroger la vieille marchande sur le sujet qui lui tenait tant au cœur. Cette femme, naturellement bavarde, engagea volontiers la conversation.

«CE MONSIEUR DOIT ÊTRE FOU.»

«Attendez, dit-elle, un petit gamin d’une quinzaine d’années, l’air pas bien fort, mais dégourdi, je connais cela.

—Vous le connaissez? s’écria avec joie M. Dufour.

—Je crois, du moins, et il n’y a pas à s’étonner: la place de la Comédie, c’est comme qui dirait mon pays.

—Alors ce garçon...?

—C’est un bon petit enfant qui reste en La Bastide, de l’autre côté du pont; dans le jour il cire les chaussures.

—C’est possible.

—Le soir, il ouvre les portières des voitures devant le théâtre ou fait les commissions des personnes qui sont à la représentation.

—A merveille!

—Mais qu’est-ce que vous lui voulez? Est-ce pour un héritage? Il en aurait besoin, le pauvre!» s’écria la marchande, curieuse à son tour et légèrement soupçonneuse.

M. Dufour fut fortement tenté d’inventer une histoire quelconque pour expliquer sa conduite, car il était assez honteux de son excès de distraction, néanmoins il se dit qu’il ne fallait pas ajouter un mensonge à ses autres fautes, et, avec une candeur touchante, raconta toute son aventure à la marchande de journaux, qui, flattée et émue de la confiance qu’elle inspirait, s’écria:

«Vous êtes un brave homme de vous mettre en peine de cet enfant; repassez demain et je vous donnerai encore quelques renseignements à son sujet; je ne connais ni son nom ni son adresse, mais, tout de même, celui dont je vous parle doit bien être le vôtre.»

Là-dessus on se sépara et la marchande, comme elle l’avait promis, se livra à un supplément d’enquête.

Cependant, malgré tout son zèle, lorsque M. Dufour arriva le lendemain, fidèle au rendez-vous, elle ne put lui indiquer le domicile de l’enfant ni son nom, quoiqu’elle eût appris bien des choses sur son compte, entre autres la triste cause de son absence du péristyle du Grand-Théâtre depuis déjà bon nombre de jours.

«Serait-il malade?

—Non, c’est sa mère qui est morte hier matin.

—Vous êtes sûre?

—C’est le pauvre petit qui l’a dit lui-même à un commissionnaire, sur le pont.

—Son adresse, son adresse?

«ET MON SOU?»

—Je ne l’ai pas, Monsieur. Mais j’y pense! vous avez un moyen de le trouver: il paraît que l’enterrement de sa défunte maman se fera à huit heures à leur paroisse: allez-vous-en vers les neuf heures au cimetière de la Chartreuse, et vous aurez bien de la malchance si vous ne le trouvez pas.

—Mais dans cette foule?

—Il n’y aura pas foule, vous pouvez être tranquille; la mère et le fils vivaient très isolés et étaient nouvellement installés dans leur quartier.

—Merci, Madame, de votre obligeance: je suivrai votre excellent conseil.

—Eh! Monsieur, Monsieur! et mon sou pour le Petit Journal

M. Dufour, décidément incorrigible dans sa distraction, s’éloignait sans payer son achat quotidien!

Neuf heures sonnaient à l’église Saint-Bruno, la paroisse du lieu funèbre, lorsque M. Dufour, me tenant dans sa main, franchit les grilles du vaste champ de repos de la ville de Bordeaux. Il s’assit non loin d’un monument élevé à la glorieuse mémoire de nos soldats morts pendant la guerre de 1870 et attendit, les yeux fixés sur la principale entrée.

D’abord il vit défiler le convoi d’un petit enfant, puis celui d’une personne riche: rien là qui pût l’intéresser, sinon par cette pitié que la douleur, même des inconnus, ne peut manquer d’éveiller dans un bon cœur.

Maintenant un modeste convoi, l’enterrement du pauvre dans toute sa simplicité, se présente à sa vue. Derrière le cercueil, seulement deux personnes, deux en tout: une vieille femme qui a mis un fichu noir sur sa tête pour la circonstance, mais qui, évidemment, n’est pas en deuil, et un jeune garçon d’une quinzaine d’années qui sanglote, le visage caché dans un mouchoir de couleur. Quoiqu’il ait une veste noire au lieu de sa blouse bleue, M. Dufour s’écrie: «Ce doit être lui!» Et, ému, intéressé, il suit de loin l’humble cortège et va se poster derrière un monument, tout près de la tombe béante.

La dernière et douloureuse cérémonie fut bientôt terminée; alors la femme, frappant doucement sur l’épaule de l’enfant toujours agenouillé, lui dit d’un ton affectueux mais décidé:

«VOUS LE CONNAISSEZ?»

«Allons, mon pauvre petit, il faut nous en retourner!

—Ah! Madame Michaud, la laisser seule ici!

—Elle sera pas seule; il y a plus de monde sous terre que dessus, mets-toi cela dans l’idée.»

Mais cette pensée philosophique ne parut pas consoler du tout l’enfant.

«Dis encore un bout de prière, et puis partons.

—Partez, Madame Michaud, et merci de votre complaisance pour m’avoir fait la conduite; mais j’aime mieux rester encore un peu près de maman.

—Comme tu voudras, si ça doit te soulager; tu es assez grand pour trouver ton chemin; mais après viens tout droit chez nous, je te garderai quelque chose à manger. Entre voisins faut s’aider; on n’est pas des sauvages. A tantôt, Maurice!»

La mère Michaud, que ses occupations appelaient sans doute impérieusement, s’éloigna là-dessus à grands pas; alors le jeune garçon pleura de nouveau, pria, baisa la terre fraîchement remuée, puis, un peu calmé, se mit à réfléchir tristement.

M. Dufour, qui avait attendu, respectant cette grande douleur, pensa que le moment était venu d’aborder enfin Maurice.

«Mon enfant, lui dit-il avec bienveillance, je vois que vous avez bien du chagrin.»

Maurice, un peu saisi à la vue de cet inconnu, ne répondit pas tout de suite, mais, remarquant son air attendri, il s’écria:

«Oh oui! Monsieur, songez donc! c’est maman, ma pauvre maman qu’ils ont mise là!

—Je vous plains beaucoup!»

L’accent était si profondément compatissant que l’enfant prit immédiatement confiance dans cet étranger, et il continua, épanchant son cœur trop plein:

«Papa est mort depuis longtemps; je n’avais plus que ma mère, et maintenant je n’ai plus rien, pas même un souvenir du temps où nous étions heureux ensemble, car le logeur nous a tout saisi.

—Comment, tout saisi?

—Oh! c’était son droit, nous lui devions deux termes, alors il s’est payé comme ça, cet homme; mais j’aurais bien aimé avoir quelques petites choses dont maman se servait d’habitude.

—Eh bien, vous me mènerez chez ce logeur et je lui rachèterai ce que vous voudrez.

—Vous ferez cela, Monsieur?

—Certainement; ce sera une réparation pour le préjudice involontaire que je vous ai causé.»

L’enfant le regardait étonné. Alors, me tirant de derrière lui, où il m’avait jusque-là tenu masqué:

«Est-ce que ce parapluie ne vous rappelle rien?»

Maurice, oubliant un instant son chagrin, me contempla attentivement.

«Mais c’est le mien, qu’un vieux monsieur m’a pris sur la Place de la Comédie!

—Eh bien, ce vieux monsieur, c’était moi, dit humblement M. Dufour; mais je n’avais pas l’intention de vous le dérober, mon enfant, je n’ai jamais de ma vie commis d’action aussi blâmable. Seulement je suis la proie d’une terrible infirmité qu’on nomme distraction; c’est ainsi qu’en pensant à autre chose je me suis éloigné ce soir-là, oubliant que vous étiez allé me chercher une voiture et emportant votre parapluie; le lendemain, je quittais Bordeaux sans m’apercevoir de la présence de ce parapluie étranger parmi mes bagages, et il a fallu que ma gouvernante le découvrît pour que je comprisse mon erreur. Alors j’ai écrit à Bordeaux, je me suis remué mais en vain jusqu’au jour, bien triste, où je vous ai retrouvé, par un concours de circonstances, j’ose le dire, providentiel. Tenez, commencez par reprendre votre bien, car je serais capable de l’emporter encore sans y penser.»

A ma profonde stupéfaction, Maurice me repoussa.

«Gardez-le, Monsieur; ce parapluie-là ne me rappelle rien de bon, c’est le jour où je l’ai perdu que ma chère maman a eu son attaque, qu’en rentrant je l’ai trouvée à moitié morte.

—A moi non plus il ne me rappelle rien de bien agréable, car ce stupide objet m’a causé de pénibles troubles de conscience.»

Encore une fois j’étais en butte à l’injustice des hommes, qui faisaient retomber sur moi leurs propres erreurs ou les malheurs de l’existence humaine. Voyez un peu l’ingratitude de ce petit Maurice! N’aurait-il pas dû, au lieu de me dédaigner, me mettre en une place d’honneur, comme un talisman précieux?

A partir du jour où M. Dufour voulut me restituer à cet adolescent, il le prit en affection, s’intéressa à son avenir et, non content de lui avoir donné des secours immédiats, résolut de l’arracher à l’abandon et à la misère, si dangereux à son âge, dans lesquels le laissait la mort de sa mère.

«IL FAUT RENTRER.»

Se souvenant que Prudence se plaignait toujours d’avoir trop d’ouvrage, il forma le projet de la soulager en prenant Maurice à son service. Comme c’était un homme raisonnable, il commença par se livrer à une petite enquête au sujet du jeune garçon. La voisine Mme Michaud, le commissionnaire du pont, successivement interrogés par lui, furent unanimes dans leurs éloges: «Maurice était un bon petit garçon, d’une santé assez délicate, mais ne boudant point l’ouvrage et d’un bon caractère».

Ainsi rassuré sur les antécédents de son protégé, M. Dufour fit venir l’enfant chez lui et, avec une bienveillance marquée, lui offrit d’entrer à son service. Oublié dans un coin, j’assistai à l’entrevue. Maurice d’abord resta sans parole; la joie l’étouffait.

«Est-ce que ça ne te va pas? demanda M. Dufour, qui déjà prenait possession de son petit serviteur par un affectueux tutoiement.

—Bien au contraire, Monsieur; il me semble avoir gagné le gros lot à la loterie.

—Si tu te comportes bien, j’espère en effet que ce sera un peu comme si tu avais gagné une bonne prime.

—Ah! Monsieur, je vous servirai de mon mieux. Vous serez content de moi!

—Me contenter ne sera peut-être pas le plus difficile, dit M. Dufour en souriant, mais il faudra tâcher de plaire à Prudence, ce qui est moins aisé.»

L’accord entre le nouveau serviteur et son maître fut conclu la veille même du départ de M. Dufour pour Ruffec, et le lendemain ils montaient ensemble dans l’express de Paris, m’oubliant dans mon coin, cette fois, je le soupçonne, assez volontairement.

J’y restai quelques jours dans un parfait abandon, mais une parente de la fille de M. Dufour, ayant annoncé son arrivée, on prépara de nouveau la chambre d’ami et Mme Mancel, qui était une maîtresse de maison attentive, vint y jeter un coup d’œil pour s’assurer que tout était en ordre.

«Qu’est-ce que c’est que ce parapluie-là? demanda-t-elle à sa femme de chambre.

—C’est le parapluie de M. Dufour, qui l’a oublié à son dernier voyage.

—Peut-être mon père n’en veut-il plus, car il est vieux et démodé; je me souviens même que nous en avons acheté un ensemble dans la rue Sainte-Catherine, sans doute pour le remplacer. Quoi qu’il en soit, il ne doit pas rester là. Vous le monterez au grenier, et vous le placerez dans la partie consacrée aux choses de rebut.»

Mon arrêt était prononcé: j’étais mis à la retraite.

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