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Les Mémoires d'un Parapluie

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IV
AU MONT-DE-PIÉTÉ ET CHEZ MADAME GRÉGOIRE

Il s’agissait d’une sorte de prison. On me mit dans un grand magasin sombre où il y avait des objets de toute espèce.

On voyait là des pianos, des buffets, des coffres à bois, des consoles, des sièges de toute grandeur et de toute forme, depuis le petit tabouret jusqu’au large fauteuil Louis XIV; puis c’étaient des montres accrochées les unes à côté des autres dans une vitrine; ah! que de montres, que de montres!... Les pendules ne manquaient pas non plus. Une machine à coudre, trésor de quelque pauvre ouvrière, et une cage dorée, qui avait dû orner un élégant boudoir, se côtoyaient fraternellement; un peu plus loin, on apercevait une guitare, un trombone, deux flûtes et un accordéon, formant tout un orchestre; puis on voyait des lampes, des vases de fleurs, des lustres, une baignoire perfectionnée et une foule de bibelots dont l’énumération serait fastidieuse.

Le jour, sous la lumière terne et blafarde qui tombait des rares fenêtres grillées, ce capharnaüm avait quelque chose de lugubre. Les employés allaient et venaient, au milieu de ces épaves, insouciants et affairés, enlevant celle-ci, apportant celle-là, et puis, à un signal, ils se retiraient tous, fermant soigneusement les portes, qu’assujettissaient, en sus des barres de fer, de doubles fermetures très compliquées. Mais lorsque le silence s’était fait, que les pas et les voix des hommes avaient cessé de retentir, alors une vie nouvelle très faible, quelque chose comme un reflet de vie plutôt, s’emparait de tous ces objets qui avaient tenu leur place dans des existences humaines. J’entendais des chuchotements légers comme jadis dans le magasin de mon enfance, mais ces derniers racontaient ordinairement des histoires très tristes.

Les vieux meubles parlaient de pauvres gens, leurs humbles propriétaires, qui avaient été obligés de se séparer d’eux pour avoir du pain; les jolis bibelots s’entretenaient de personnes ruinées, plus malheureuses encore peut-être, cachant leur misère et sacrifiant leurs plus chers souvenirs aux nécessités du présent.

Une nuit, nous vîmes une vive clarté dessiner soudain les barreaux de fer des fenêtres sur un fond rouge.

«Serait-ce déjà le jour?» murmurâmes-nous fort étonnés que la nuit eût passé si vite.

Mais un arrosoir qui devait avoir une grande expérience s’écria aussitôt:

«Je crois que c’est le feu, car j’ai servi dans un incendie, et je me souviens de ces lueurs intermittentes.»

Un vieux télescope et une jeune lorgnette vérifièrent le fait, et, à notre très grande inquiétude, un porte-voix de navire annonça d’une manière sinistre que le feu était à un baraquement voisin de notre magasin, où on serrait les objets de literie.

On devine que l’anxiété ne tarda pas à régner parmi nous. Allions-nous périr dans les flammes?

«IL FAUDRA DÉMÉNAGER LES GAGES!»

Cependant des appels, des pas précipités se faisaient entendre. Bientôt nos portes s’ouvrirent avec fracas et quelqu’un dit:

«Si on n’est pas maître du feu d’ici à dix minutes, il faudra songer à déménager les gages et à les mettre en lieu sûr!»

Je compris qu’il s’agissait de nous et que le vieux monsieur qui parlait devait être le directeur de l’établissement. Il s’exprimait avec beaucoup d’autorité et avait un air très digne malgré le bonnet de coton qui ornait encore son front; sans doute, notre protecteur, réveillé en sursaut, n’avait pas eu le temps d’ôter son couvre-chef. Heureusement l’incendie fut vite circonscrit, et il ne fut pas nécessaire de déménager le magasin.

Après cet incident, tout retomba dans un calme plat. Je soupirais après une bonne petite averse bien ruisselante; j’avais la nostalgie du dehors.

Une fois que je me laissais aller, en entendant tomber une giboulée de mars, à exprimer ce regret, une voix miaulante me répondit:

«Il n’y a pourtant rien de plus désagréable que de se faire mouiller.»

Et j’aperçus un gros chat jaune et blanc, admirablement empaillé, qui me considérait de ses yeux de verre.

«Chacun a son goût, répliquai-je un peu sèchement; moi, j’aime la pluie.»

Puis, honteux de mon aigreur:

«Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?

—On m’a déposé il n’y a qu’un instant.

—Eh bien, vous éprouverez qu’à la longue on s’ennuie en prison.

—Je ne dédaignais pas une promenade sur les gouttières lorsque j’étais jeune, je vous assure, mais quand il faisait un temps bien sec; cela désespérait cette pauvre Pétronille.

—Pétronille! je connais ce nom-là et il me semble que je vous ai déjà vu quelque part, mais je ne vous reconnais pas complètement; si j’osais vous demander votre nom?

—Je me nommais Mousquetaire, articula le chat jaune avec une mélancolie solennelle, alors que j’appartenais à Mme veuve Trofé.

—Parfaitement! je me souviens maintenant; vous dormiez toujours sur un coussin au coin de la cheminée de cette dame. Ça n’a pas dû vous changer beaucoup d’être empaillé?

—Vous vous trompez; cela n’est plus du tout la même chose.

—Et comment ce malheur vous est-il arrivé?

PÉTRONILLE ÉPOUSA L’EX-SERGENT.

—Je suis mort d’une indigestion; alors ma maîtresse désolée, voulant me conserver sous ses yeux, se décida à me faire empailler.

—Vous êtes très réussi, lui dis-je poliment.

—Vous trouvez? Ma maîtresse, cependant, jugea qu’elle n’en avait pas pour son argent....

—Pardon si je vous interromps, monsieur Mousquetaire, mais je voudrais savoir si vous avez revu chez Mme Trofé ma petite amie Marthe Duvignot.

—Oui, je l’ai aperçue une ou deux fois, quoique les relations entre ces dames et ma maîtresse aient subi un certain refroidissement au sujet du jeune Duvignot; mais je crois que les choses étaient à peu près arrangées quand Mme Trofé mourut, car je sais qu’elle a laissé une petite rente à sa filleule.

—Je suis bien aise de l’apprendre; Marthe est une charmante enfant.

—Mais elle n’hérita pas seule de Mme veuve Trofé; un parent de cette dame eut la plus grosse part de son modeste avoir, et la bonne Pétronille ne fut pas oubliée sur le testament; outre une jolie somme d’argent, le mobilier d’une chambre à coucher lui était laissé avec le droit de choisir encore quelques souvenirs à son gré.

«Ainsi autorisée par les dernières volontés de la défunte, la digne fille emporta une pendule en coquillage, la couronne de mariée de sa maîtresse, mise sous verre et encadrée, et enfin moi-même, votre serviteur.

«L’héritier ne fit aucune opposition; il la félicita même chaleureusement de ses choix et poussa la générosité jusqu’à lui payer le commissionnaire chargé de porter chez elle ces précieux souvenirs. Hélas! ils ne devaient pas y rester longtemps. Pétronille qui, malgré ses quarante ans, songeait au mariage, avait jeté son dévolu sur un jeune militaire qui venait précisément de quitter le service. La noce se fit sans retard; je vis Pétronille partir radieuse pour la mairie et l’église; huit jours plus tard, elle n’était plus radieuse du tout; son Auguste (ainsi s’appelait l’ex-sergent-fourrier), gourmand, ivrogne et paresseux, la délaissait pour aller festoyer avec ses anciens camarades, et les économies de la pauvre femme disparaissaient rapidement.

«Un jour Mme Auguste fut appelée dans une ville voisine auprès d’une parente malade.

«Pendant son absence, son mari, n’ayant pas d’argent, prit un grand panier (le panier pour faire le marché de l’ancienne cuisinière), y posa avec précaution la pendule de coquillage, la couronne de mariée et moi, et nous porta tout droit au Mont-de-Piété. Peu s’en fallut que nous n’en revinssions tous, car on ne voulait pas de nous; enfin, après bien des négociations, je fus accepté, ainsi que la pendule; mais ni elle ni moi nous ne resterons longtemps ici, car je suis bien sûr que Pétronille ne tardera pas à venir nous retirer.

—J’espère que vous retrouverez cette digne personne à laquelle vous devez être attaché.

—Je l’espère aussi, car je me sens beaucoup mieux chez elle qu’ici.»

Mousquetaire avait terminé son histoire et je me préparais à lui raconter la mienne, ce qui ne l’aurait peut-être guère intéressé (les chats sont si égoïstes que même empaillés ils doivent l’être encore), lorsque les employés de l’établissement entrèrent pour le travail du matin.

Il devait y avoir une vente d’objets non réclamés dans l’après-midi, et je vis, avec une émotion facile à deviner, que je faisais partie du lot, car on posa sur moi une étiquette avec un numéro. Peu après, on m’emportait avec une quantité d’objets variés, mais j’étais le seul parapluie.

On nous déposa sur une table derrière laquelle se trouvait un monsieur qui criait comme un corbeau et frappait de petits coups secs avec un marteau; c’était le commissaire-priseur chargé de la vente; quelques employés se tenaient autour de lui, tandis que dans l’autre partie de la salle se pressait une foule peu élégante.

Il y avait là plusieurs vieilles dames assez mal habillées et des messieurs qui paraissaient fort pauvres.

Parmi les dames présentes, une d’elles me frappa par son étrange toilette. Elle devait être une habituée de la salle des ventes, car j’entendis un employé l’appeler familièrement par son nom:

«Madame Grégoire, je vous en prie, ne poussez pas, lui disait-il; vous êtes au premier rang; vous ne pouvez donc pas avancer davantage, à moins de monter sur la table!»

Mme Grégoire protesta qu’elle n’en avait nullement l’intention, mais «elle aimait à voir la marchandise de près». En effet, elle n’achetait qu’à bon escient et semblait très forte dans cette délicate opération qui consiste à estimer du vieux.

Dès qu’elle m’aperçut, je compris, au vif regard dont elle m’enveloppa, qu’elle désirait faire mon acquisition.

JE VIS QUE JE FAISAIS PARTIE DU LOT.

«Trois francs le beau parapluie! commença le commissaire-priseur.

—Il y a acheteur à trois francs», dit-elle aussitôt.

Mais un monsieur, qui lui en voulait sans doute, ajouta: «Trois francs cinquante!» uniquement, je crois, dans le but de la taquiner.

«Quatre francs!» glapit-elle.

Puis après un instant de silence:

«Quatre francs cinquante!» reprit le monsieur en riant d’un méchant rire.

Alors, tout en le foudroyant d’un coup d’œil furieux:

«Cinq francs!» cria-t-elle, jetant ce prix avec un éclat de trompette, presque comme un défi.

Le monsieur ricana encore, mais n’ajouta rien, la crainte de faire une mauvaise affaire l’emportant sur son désir d’être désagréable à sa voisine; et le commissaire-priseur prononça le mot «adjugé», qui me livrait à ma nouvelle propriétaire; elle s’empara de moi avec la joie qu’un chasseur éprouve à ramasser une pièce de gibier qu’il a abattue.

J’appartenais à Mme Grégoire.

Ce fut dans une pièce sombre, toute remplie de vieux vêtements, qu’elle m’introduisit, après avoir traversé un étroit magasin fort encombré, et je compris que Mme Grégoire était ce qu’on appelle «une marchande à la toilette».

Vers huit heures du soir, la marchande éteignit les becs de gaz, et, après une ronde minutieuse, sa petite lanterne sourde à la main, monta se coucher dans son entresol, au-dessus de tous ses trésors.

Le lendemain matin, Mme Grégoire vint me prendre dans mon coin noir et me mit bien en évidence au milieu de son étalage. J’y étais à peine depuis quelques instants, lorsqu’une petite jeune fille de quatorze ans environ, l’air doux et modeste, la mise à l’avenant, s’arrêta devant la montre et resta longtemps à me contempler.

Comme Fifine, elle me regardait avec un désir évident, mais combien l’expression de sa physionomie candide et sérieuse était donc différente!

Mme Grégoire, qui la guettait du fond de son magasin, s’avança souriante.

«Y-a-t-il quelque chose pour votre service, ma belle enfant?» demanda-t-elle de sa voix la plus engageante.

«TROIS FRANCS LE BEAU PARAPLUIE!»

La petite se décida à entrer, et dit timidement:

«Est-ce que ce parapluie est à vendre?

—Certainement! Une magnifique occasion, voyez plutôt: un manche à la dernière nouveauté, un satin croisé superbe et d’une si jolie couleur! Ce vert myrte est la nuance préférée des dames du grand monde qui fréquentent mon magasin. Ce parapluie est pour ainsi dire neuf, au point que, si on n’était pas honnête, on pourrait le faire passer pour sortant de l’atelier; mais je ne veux pas vous tromper: il a dû servir deux ou trois fois.»

La jeune fille, m’examinant avec attention, se contenta de secouer un peu la tête, sans oser entrer en discussion avec la marchande à la toilette, et enfin lui posa la question habituelle:

«Combien, Madame?»

Puis, comme celle-ci réfléchissait, elle ajouta sur un ton presque suppliant:

«Je vous en prie, dites-le-moi au plus juste.

—Dix francs, articula nettement Mme Grégoire, n’ayant pas honte de profiter du vif désir de m’acquérir qui se lisait sur le visage expressif de l’enfant.

—Dix francs! répéta d’un accent découragé cette dernière en me reposant sur le comptoir avec un soupir.

—Mais voyez comme il est beau! C’est un parapluie extra qui a dû être payé vingt-cinq francs.

—Je ne dis pas, Madame; mais il m’est impossible d’y mettre ce prix-là; c’est un cadeau que je voulais faire.

—Eh bien, ce sera un petit sacrifice; vous n’en aurez que plus de mérite vis-à-vis de la personne à laquelle vous destinez votre présent. C’est une personne que vous aimez, pour sûr?

UNE JEUNE FILLE S’ARRÊTA DEVANT LE MAGASIN.

—Oh oui!

—Eh bien, ma petite, il ne faut jamais regretter de dépenser de l’argent pour ceux qu’on aime!

—Mais si on n’a pas cet argent, pourtant?...»

La marchande comprit que la jeune fille était sincère, son charmant visage, soudain attristé, le révélait assez; on y lisait clairement son regret de ne pouvoir faire l’achat.

«Allons, combien pouvez-vous y mettre, ma mignonne? je veux tâcher de vous être agréable.

—Six francs, murmura la petite fille. Voyez-vous, Madame, il ne faut pas m’en vouloir si je ne peux pas vous payer plus cher ce parapluie; j’ai eu bien du mal à réunir ces six francs, et je croyais que c’était déjà une grosse somme, car j’ai mis presque un mois à l’économiser sur mes déjeuners. Vous ne comprenez pas ce que je veux dire; voici toute l’affaire: Le matin quand je vais à l’atelier, je n’emporte qu’un morceau de pain, mais maman, avant de s’en aller de son côté en journée, (nous ne sommes pas riches du tout et maman travaille pour un magasin).... Où est-ce que j’en étais?... Ah! voilà: maman, avant que nous nous séparions, me donne trois ou quatre sous pour m’acheter quelque chose afin de faire passer mon pain: un peu de charcuterie, du fromage, quelques fruits, selon la saison. Eh bien, depuis longtemps je mange mon croûton tout sec, car je mets les sous dans un petit sac que je cache sous mon traversin, et comme c’est demain la Sainte-Mathilde, qui est la fête de maman (j’oubliais de vous dire que tout ça, c’était pour faire une surprise à maman), donc j’ai changé mes sous au marchand de journaux du coin, et j’étais bien embarrassée pour trouver mon cadeau quand j’ai vu ce parapluie; c’était justement ce qu’il me fallait, car ma mère a perdu le sien; mais puisque ça ne se peut pas, je m’en vais tout de suite.

—Attends!» dit la marchande, qui semblait maintenant émue et troublée.

«Elle ressemble à ma petite Esther», murmurait-elle en jetant sur l’enfant un regard mouillé.

Puis comme celle-ci reculait surprise, effrayée de l’attitude incompréhensible de la marchande:

«DONNE-MOI TES SIX FRANCS!»

«J’ai eu une jolie petite fille comme toi; je l’ai perdue lorsqu’elle avait ton âge et tu me la rappelles.»

Puis brusquement:

«Prends ce parapluie; j’y perds, dit-elle par habitude, mais prends-le tout de même et donne-moi tes six francs.»

D’un mouvement machinal elle m’enveloppa dans un grand morceau de papier bleu, et me remit à la jeune ouvrière, dont le visage rayonnait de joie.

«Dieu vous bénisse, Madame! lui dit-elle. Maman va être bien contente.»

Elle se sauva, laissant l’âme de la vieille marchande en proie à deux sentiments contradictoires: la conscience d’avoir fait une action très généreuse, quoique en réalité elle eût gagné un franc sur moi, et le regret d’une mauvaise affaire réalisée.

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