Les Mémoires d'un Parapluie
II
JE SUIS MIS EN LOTERIE
J’avais bien raison de craindre ce vilain garçon. Dans les commencements, Marthe, qui se méfiait aussi de lui, faisait bonne garde autour de moi; mais comme il semblait avoir absolument renoncé à se servir d’un parapluie qui ne lui appartenait pas, avec la légèreté habituelle à l’enfance elle se départit peu à peu de sa surveillance, si bien qu’un soir, tandis qu’elle apprenait ses leçons auprès du feu, dans l’étroite salle à manger où la famille faisait la veillée, Adrien se faufila sans bruit dans la chambrette de sa sœur et vint en tâtonnant me saisir sous mon rideau.
JE PRIS PLACE DANS UN PORTE-PARAPLUIE.
J’aurais voulu pouvoir lancer un retentissant «Au voleur!», mais les parapluies ne savent pas crier, ils peuvent tout au plus pleurer, et encore faut-il que la pluie les y aide.
Il pleuvait ce soir-là, mais le but de notre course se trouvait peu éloigné; c’était un petit estaminet de médiocre apparence où Adrien allait rejoindre un autre garnement de son âge qui avait comme lui la passion du jeu et avec lequel il faisait d’interminables parties d’écarté.
Ce soir-là, comme il arrivait du reste souvent, la chance ne fut pas favorable à mon maître d’occasion, car je le vis tirer successivement toutes les petites pièces d’argent que contenait son porte-monnaie, et il s’obstinait toujours avec cet entêtement rageur qui distingue le joueur. L’adversaire, calme et souriant, empochait la monnaie sans sourciller, mais au moment précis où il s’aperçut qu’il n’y en avait plus, il déclara la séance levée. Ce n’était pas l’affaire d’Adrien qui voulait se rattraper, et il proposa de jouer sur parole; le gage ayant paru insuffisant, une idée diabolique germa subitement dans son cerveau surexcité:
«Tiens! s’écria-t-il, je vais te jouer mon parapluie!»
Il osa dire «mon», employer cet adjectif possessif auquel il n’avait aucune espèce de droit, mais l’anxiété ne permettait pas à mon indignation de suivre son cours.
Augustin (c’était le nom de l’ami), après m’avoir examiné à la dérobée, accepta cette monstrueuse proposition.
MARTHE ME FIT UN ACCUEIL CHARMANT.
On me jouait en cinq points!
Ces cartes qu’on retournait allaient décider de mon sort. Ce fut un moment bien douloureux; les chances se balançaient, la partie restait indécise entre les deux adversaires, enfin Adrien, plus heureux certes! qu’il ne le méritait, triompha et put rentrer chez lui avec quelque argent et le parapluie de sa sœur; mais, comme on le verra par la suite, ce succès fut un fâcheux encouragement pour lui dans une voie fatale qui devait le mener à sa perte.
Bientôt, afin de satisfaire sa malheureuse passion des cartes, ce garnement se livra à des détournements de marchandises dans le magasin où il était commis et où, sans doute, on se méfiait déjà de lui, car son vol fut promptement découvert. On imagine le désespoir des parents, la confusion du coupable.... Pour éviter un éclat funeste, M. Duvignot s’engagea à payer les deux cents francs manquants; seulement, cette somme ne laissant pas d’être considérable pour lui, il demanda quelques jours de crédit, qui lui furent accordés.
Trouver ces deux cents francs n’était pas chose facile: les Duvignot vivaient péniblement, au jour le jour, et ne possédaient aucune économie. Mme Duvignot, tremblante et désolée, se décida à tenter une démarche auprès de Mme Trofé, la marraine de Marthe.
Elle la trouva somnolente, entre son chien et son chat qui dormaient aussi, et réveilla en sursaut tout le monde, ce qui était un bien fâcheux début.
ADRIEN AVAIT LA PASSION DU JEU.
«Ah! ma chère, quelle peur vous m’avez faite! s’écria Mme Trofé; j’ai cru que c’était un assassin!»
Lorsque l’ex-maîtresse de pension apprit de quoi il s’agissait, elle jugea qu’un emprunteur ne valait guère mieux que l’assassin en question, et, sans bouger de son fauteuil, mit en fuite la mère éplorée en lui reprochant d’avoir mal élevé son enfant.
Dans la même maison que les Duvignot, mais à l’étage supérieur, c’est-à-dire dans les mansardes, vivait une vieille fille, nommée Mlle Florentin; c’était une très honnête personne, qui allait travailler en journée dans les maisons particulières; elle avait une belle clientèle et elle aurait amassé une petite fortune, si deux sœurs mariées et pourvues de nombreux enfants ne s’étaient chargées de dévorer à mesure tout l’argent qu’elle gagnait et qu’elles se faisaient donner.
Pour économiser le feu et la lumière, Mlle Florentin venait quelquefois le soir passer un moment chez les Duvignot. Parfaitement au courant du malheur qui leur était arrivé, elle ne manqua pas, le jour de la visite à Mme Trofé, de descendre auprès de Mme Duvignot; elle la trouva pleurant avec la petite Marthe, et on lui raconta l’insuccès de la démarche.
«Je prévoyais qu’elle ne voudrait pas, dit Mlle Florentin. Mais ne vous découragez pas....
—Vous croyez donc que nous pourrions nous tirer d’affaire?
—Certainement, en cherchant un moyen sans se déconcerter.
—Mais c’est que je n’en vois aucun!
—Que si! Tenez, il me vient une idée: à votre place je ferais une loterie!»
«FABRIQUEZ CENT BILLETS, JE ME CHARGE DU RESTE.»
La mère et la fille la regardèrent avec stupeur, se demandant si elle parlait sérieusement; mais la vieille demoiselle, souriant d’un air paisible, ajouta:
«Dame! il faut sacrifier un objet ou bien confectionner un bel ouvrage; pour une loterie, il faut un lot! On fait des billets pour la somme dont on a besoin, on les place parmi ses connaissances, et le tour est joué, sans avoir causé préjudice à personne, car on tire bien honnêtement la loterie et on porte le lot à celui ou à celle qui l’a gagné.
—Cette idée me paraît excellente, dit Mme Duvignot devenue subitement toute songeuse; mais, ajouta-t-elle, sur un ton plein de tristesse, après un petit moment de réflexion, je n’ai malheureusement pas le temps de faire le bel ouvrage qui devrait constituer le lot, et chez moi je ne possède pas d’objet de prix.
—Bah! on trouvera bien quelque chose.
—Et puis, comment placerais-je les billets, surtout en grand nombre? J’en caserais à peine dix ou douze.
—Voyons, combien vous faut-il d’argent? N’avez-vous pas déjà une partie de la somme qui vous est nécessaire?
—Nous avons cent francs sur les deux cents que nous devons rembourser.
—Eh bien, fabriquez cent billets; Marthe, qui a une jolie écriture, pourra l’utiliser; vous en placerez quelques-uns et je me charge du reste. Je vais dans des maisons riches où l’on a des égards pour moi; je dirai qu’il s’agit d’une bonne œuvre, ce qui est vrai, puisqu’il s’agit de rendre service à votre mari et à vous qui êtes de braves gens.»
Mme Duvignot éclata de nouveau en sanglots.
«Ne pleurez pas, Madame Duvignot! Songeons plutôt à notre loterie, car nous n’avons pas encore le lot.»
On chercha longtemps en vain: la pendule était bien laide; les six petites cuillères d’argent, qui représentaient toute l’orfèvrerie de la maison, avaient le tort d’être marquées aux initiales du ménage; une broche cassée fut jugée absolument passée de mode. Tout à coup Marthe s’écria:
«J’ai un parapluie tout neuf, ou, du moins, il n’a servi que deux ou trois fois, et cela ne se voit pas!»
Je fus examiné attentivement; grâce aux soins dont j’avais été entouré, je semblais vraiment sortir du magasin, et je fus choisi à l’unanimité pour servir de prétexte à cette modeste loterie qui devait sauver l’honneur d’une famille.
On eut une certaine difficulté à placer ces cent billets, d’autant plus que le but de la bonne œuvre en question devait rester un peu obscur, ce qui diminuait l’intérêt des âmes charitables.
Marthe, qui était fort intelligente pour son âge, parvint à en faire prendre quelques-uns par sa maîtresse de pension et ses compagnes; la fruitière du coin, tentée par le parapluie, risqua aussi vingt sous; puis, la fille de la laitière, qui allait se marier et espérait ainsi monter son ménage d’un objet utile, prit aussi un billet. Mais, comme elle l’avait promis, ce fut encore Mlle Florentin qui en plaça la plus grande quantité parmi ses riches clientes. Aussi, lorsque la loterie eut lieu, j’échus en partage à la fille d’un gros négociant de la ville, Mlle Madeleine Lecourier, qui avait fort multiplié ses chances en prenant un grand nombre de numéros. La fruitière, qui n’en possédait qu’un, n’en éprouva pas moins une forte indignation et se prétendit «refaite» de ses vingt sous; la jeune laitière se plaignit également et fort amèrement du sort: la déception des deux commères était d’autant plus vive qu’on les avait convoquées au tirage de la loterie et qu’elles assistaient à leur défaite.
L’heure du sacrifice sonnait enfin pour Marthe. Elle me remit, le cœur un peu gros, à Mlle Florentin qui devait me porter à mon nouveau domicile. Quant au coupable, il n’était point là. On disait officiellement qu’on l’avait envoyé à la campagne, mais je crois que cette campagne peu agréable pouvait bien être une maison de correction.
Mlle Madeleine Lecourier me reçut avec une indifférence souriante des mains de Mlle Florentin; c’était une charmante petite fille, aimable et bonne, mais quelque peu blasée sur les cadeaux, qu’ils vinssent des personnes ou du sort. Elle dit seulement en me voyant:
«QUELLE PEUR VOUS M’AVEZ FAITE!»
«Ah! un parapluie! ça tombe bien; justement j’ai perdu le mien!
—C’était le troisième depuis l’année dernière», fit observer froidement Miss Mary, l’institutrice anglaise.
Madeleine avait deux frères et une petite sœur que sa maman nourrissait encore. Mme Lecourier, fort absorbée par son bébé, qui était faible et délicat, ne s’occupait pas beaucoup de sa fille aînée, âgée de huit ans, dont l’éducation se trouvait ainsi presque exclusivement dirigée par Miss Mary.
Il pleut beaucoup à Bordeaux, et Madeleine m’emmenait souvent avec elle. Nous allions donc au cours, puis chez sa maîtresse de piano, où elle prenait plusieurs leçons par semaine. Elle avait une amie appelée Marguerite qu’elle allait voir fréquemment, mais si nous partions de compagnie pour ces différentes courses, il s’en faut bien que nous revinssions toujours ensemble; Madeleine m’oubliait régulièrement une fois sur trois, et je compris, en constatant combien elle était désordonnée, que je ne resterais pas longtemps dans ses mains.
Un jour vint, en effet, où elle me perdit pour de bon, et je vais vous raconter dans quelles conditions; cela servira peut-être d’avertissement aux petites filles sans soin.
Le jeudi, lorsque le temps le permettait, Madeleine passait une partie de son après-midi sur la belle promenade de Bordeaux appelée les Quinconces; elle y retrouvait son amie Marguerite et d’autres petites filles de son âge, avec lesquelles elle jouait à toutes sortes de jeux: aux barres, à cache-cache, aux quatre coins, et principalement à des jeux où l’on court, sauf quand il faisait trop chaud.
Un jour que la température était lourde et orageuse, on décida d’un commun accord qu’il fallait chercher un jeu pendant lequel on pût rester assis. Mais les bancs, fort espacés les uns des autres, ne favorisaient aucune combinaison, et on ne savait à quoi se résoudre, lorsque Marguerite, la plus âgée de la bande, proposa d’aller assister à une représentation de Guignol.
«C’est une bonne idée!» s’écrièrent en chœur les petites filles.
Les gouvernantes furent consultées, et elles acquiescèrent volontiers; pendant que ces demoiselles seraient bien tranquilles, le nez en l’air, à regarder Guignol battre le commissaire, elles pourraient donc continuer en paix leurs interminables conversations.
ON JOUAIT A CACHE-CACHE.
La bande joyeuse occupait à elle seule deux rangées de places; Madeleine Lecourier était assise au premier rang, à l’extrémité d’un banc.
Le répertoire de Guignol n’est pas très varié; il faut même avouer que les générations se succèdent devant son petit théâtre sans que la moindre modification se produise dans ses représentations: c’est toujours l’éternelle concierge assise au coin de sa cheminée, tandis que Guignol, son locataire indélicat, aidé de son complice Polichinelle, déménage en faisant passer ses meubles par la fenêtre; puis l’intervention du commissaire qui, battu, assommé, vient tomber sur le bord de la scène, les deux bras pendant au dehors. Ces pièces sont devenues classiques; malgré tout, les enfants ne s’en lassent jamais.
Madeleine, attentive, sérieuse, intéressée, suivait d’un œil charmé les brusques évolutions des petits personnages, riant avec éclat, applaudissant avec entrain, mais comme je la gênais un peu dans cette dernière démonstration, elle m’appuya contre le théâtre, et, ainsi débarrassée de son parapluie, elle l’oublia complètement, selon son habitude.
Tandis que ma propriétaire légitime, tout à son amusement, me délaissait de la sorte, un œil plein d’admiration et d’envie s’ouvrait sur moi, me contemplant avec persévérance à travers un trou produit par quelque accroc dans la toile qui entourait le bas du théâtre. Cet œil cependant quitta précipitamment son observatoire, quand une grosse voix mécontente murmura:
«Si tu ne me passes pas la mère Michel, tu peux être sûre et certaine d’être calottée après la représentation; v’là deux fois que tu leur z’y fais manquer leur entrée, paresseuse!»
La grosse voix n’eut pas besoin de répéter cet avertissement, dont il fut soigneusement tenu compte.
Mais dès que la mère Michel fut en scène, l’œil reprit sa faction et il me sembla qu’il s’animait de plus en plus d’une expression de convoitise. Je ne me trompais pas, car au moment le plus palpitant de la pièce, alors que toute l’attention du jeune auditoire était captivée par l’intérêt poignant de la situation, une petite main, assez malpropre mais pleine de dextérité, passa par la fente du rideau qui masquait de côté l’entrée du théâtre, s’empara de moi et m’attira preste prestement dans l’intérieur du petit édifice.
L’ATTENTION DES SPECTATEURS ÉTAIT CAPTIVÉE PAR L’INTÉRÊT DU SPECTACLE.
J’étais dans les coulisses du Guignol.
Sur une table boiteuse gisaient tous ces personnages familiers (à l’exception de ceux qui étaient en scène à ce moment) dont nous avons déjà parlé: Guignol, le commissaire, etc.; et ils ne gagnaient pas à être vus de près, avec leurs visages grossièrement enluminés et leurs costumes défraîchis. Un homme en blouse les faisait manœuvrer et parler, aidé par une fillette d’une quinzaine d’années. Le visage pâle de cette dernière n’eût pas été laid, si une expression fausse et méchante ne l’avait déparé; elle appelait l’homme en blouse «mon oncle», et il la nommait Fifine.
Fifine, par un mouvement adroit, m’avait jeté dans un coin derrière elle, et son oncle, très absorbé par la représentation, ne s’était nullement aperçu de mon entrée subreptice.
Bientôt une grande ombre tomba sur notre réduit; c’était la toile qui se baissait, et un petit tumulte se fit autour du théâtre. Les enfants se levaient tous ensemble pour s’en aller, car le spectacle avait pris fin. Il me sembla entendre encore la voix de Madeleine. Allait-elle s’apercevoir de ma disparition? Point du tout, la petite étourdie parlait avec animation de la pièce de Guignol, et ne songeait pas à son parapluie; les derniers échos de sa conversation se perdirent enfin dans l’éloignement.