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Les Mémoires d'un Parapluie

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III
BIEN VOLÉ NE PROFITE PAS

Ce fut dans un bien pauvre intérieur que Fifine me déposa trois quarts d’heure plus tard, car nous dûmes traverser une grande partie de la ville et d’un faubourg populeux avant d’atteindre le but de notre longue course.

FIFINE M’EXAMINAIT.

Les Louriguet habitaient une maison noire haute de plusieurs étages, au fond d’une sorte d’impasse.

La famille, outre ses deux membres que nous connaissons déjà, se composait d’une mère boiteuse qui paraissait peu intelligente et même comme abrutie par la misère et un travail excessif, et de trois enfants, une fille et deux garçons, dont le dernier était encore au berceau. La fille, Noémie, qu’on appelait Mimi, semblait un peu plus jeune que sa cousine Fifine. Elle avait hérité, en l’exagérant, de l’infirmité de sa mère, et boitait au point qu’il lui fallait s’aider d’une béquille pour remédier au manque d’équilibre entre ses deux jambes; aussi ne sortait-elle guère et subissait-elle une sorte d’étiolement, suite naturelle de sa vie sédentaire dans ce triste logis, mais ses traits amaigris portaient l’empreinte d’une douceur angélique qui contrastait étrangement avec les figures vulgaires du reste de la famille.

Il n’entrait sans doute guère de jolis objets dans ce sordide intérieur, car mon apparition y fit sensation.

«D’où sort ce beau parapluie? Qu’est-ce que c’est que ce bijou-là? Fais-le-moi donc voir, Fifine.

—Bien sûr, tu as dû le voler!» dit rudement la tante, sans manifester d’ailleurs grande indignation, mais constatant un fait probable: elle connaissait bien sa nièce et la savait capable d’un larcin; peut-être même Fifine n’en était-elle pas à son coup d’essai.

La jeune fille hésita quelques secondes et se défendit avec un certain embarras:

«Je ne l’ai pas pris dans les mains de quelqu’un, vous pouvez croire.

—Mais alors, de quoi qu’il en retourne?

—C’est pas ma faute si certains enfants sont des sans-soins et s’ils perdent ce qu’ils ont sans se soucier de l’argent que ça coûte.

«D’OÙ SORT CE BEAU PARAPLUIE?»

—C’est vrai, ça! Ils n’ont qu’à prendre garde à leurs affaires, ajouta Polydore, le fils aîné. Un fameux parapluie, tout de même! Je voudrais bien l’avoir trouvé pour mon propre compte!»

Mais la voix de la pauvre infirme s’éleva comme une petite cloche d’argent, au son à la fois clair et doux:

«C’est égal, Fifine, tu as eu le plus grand tort de prendre ce qui ne t’appartenait pas.

—Fallait-il le laisser au milieu des Quinconces?» murmura la coupable en se hâtant de me faire disparaître derrière un meuble, pour mettre fin à la discussion.

L’entretien en resta là, en effet, car personne n’avait osé contredire Mimi, chacun retrouvant peut-être l’écho de ses paroles au fond de sa propre conscience.

Du reste, je devais donner peu de satisfaction à ma propriétaire d’occasion; elle craignait de m’emporter aux Quinconces, où j’aurais pu être reconnu et réclamé, et me trouvait trop beau pour se servir de moi lorsqu’elle allait acheter deux sous de lait chez la crémière ou un peu de fromage d’Italie chez le charcutier; la seule fois qu’elle s’y était risquée, une marchande ne lui avait-elle pas dit en la regardant fixement:

«T’as vraiment un beau parapluie pour abriter tes guenilles!»

Et cette remarque profonde amena une rougeur subite sur les joues de Fifine.

Ah! vraiment, le bien mal acquis ne profite guère! Fifine pouvait s’en apercevoir, et bientôt elle éprouva pour sa capture illégitime une sorte d’aversion. Rien d’inutile comme un parapluie dont on ne peut se servir, et elle était d’autant plus vexée de n’oser faire usage du produit de sa mauvaise action, qu’à partir du jour où elle s’était emparée illicitement de moi, des torrents de pluie étaient tombés; or je n’avais qu’un seul camarade dans ce misérable intérieur et l’on s’y battait littéralement à qui l’aurait, les autres, pas plus que Fifine, ne voulant emporter ce parapluie compromettant qui attirait sur celui qu’il abritait des réflexions désagréables et des regards soupçonneux.

Jamais je ne menai une existence aussi sédentaire que chez les Louriguet, tenant compagnie pendant des journées entières à l’enfant infirme qui, toujours assidue au travail, raccommodait le linge et les hardes de toute la famille; pauvre petite fleur éclose sur un tas de fumier! J’aimais beaucoup Mimi, quoiqu’elle ne s’occupât jamais de moi.

«JE TE METS A LA PORTE!»

Le temps pluvieux avait naturellement interrompu les représentations de Guignol, et ce chômage forcé amenait derrière lui la famine, non pas précisément pour Polichinelle, le commissaire et la mère Michel, qui dormaient tranquillement dans la boîte aux accessoires, mais pour les Louriguet grands et petits. Il ne s’agissait pas seulement de manger, il fallait payer le logeur qui réclamait (et avec quelles menaces!) cinq francs tous les quinze jours. Comme, faute de cette minime somme, la famille allait être expulsée, le père Louriguet s’écria d’une voix inspirée:

«Faut mettre quelque chose au Mont-de-Piété, pour nous faire prêter dessus la pièce de cinq francs.... Mais quoi?

—Il y a mon parapluie, proposa Fifine.

—T’as vraiment de l’esprit, s’écria avec conviction son oncle, très heureux de cette solution; va chercher ton parapluie, ma poulette; au moins comme ça il servira à quelque chose, ce propre-à-rien.»

Je compris alors que le Mont-de-Piété est un établissement où l’on prête de l’argent sur gages.

Le lendemain, mon départ ne s’effectua pas sans difficulté. On dit que la nuit porte conseil; Fifine, rapace et égoïste, avait sans doute réfléchi, et, revenant sur son semblant de générosité, prétendait maintenant me garder ou bénéficier seule du produit de mon engagement au Mont-de-Piété.

«Le parapluie est à moi, affirmait-elle avec audace, oubliant de quelle façon elle m’avait acquis; donc l’argent doit m’appartenir!»

Des protestations générales répondirent à cette déclaration. Mais l’oncle, très ironique dans son calme affecté:

«Ne te gêne pas, ma petite; garde ton parapluie, car il sera désormais ton seul abri, puisque je te mets à la porte avec lui!»

Fifine, terrifiée par cette menace, n’osa résister davantage et, me jetant aux pieds de M. Louriguet, sortit de la pièce en pleurant.

Alors Mme Louriguet, me ramassant tranquillement, m’emporta au Mont-de-Piété, où assurément elle n’allait pas, comme moi, pour la première fois.

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