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Les Mémoires d'un Parapluie

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V
LA FÊTE DANS LA MANSARDE

Lorsqu’elle eut quitté le magasin de Mme Grégoire, Marie (j’ai su depuis que tel était le doux nom de la petite ouvrière), Marie se souvint qu’il lui restait encore deux sous noués dans le coin de son mouchoir, et que ces deux sous étaient destinés à l’achat d’un petit bouquet de violettes qui devait achever de donner au parapluie l’aspect d’un présent de fête.

En effet, quand elle eut trouvé le petit bouquet en question, qu’elle choisit bien frais et bien odorant, elle l’attacha après moi au moyen d’un ruban et nous monta triomphalement jusque dans son humble logis.

Sa mère n’étant pas encore rentrée de son magasin, la petite fille me déposa sur une table qui occupait le milieu de la pièce, bien en évidence, afin que ma vue frappât tout d’abord les yeux de celle qui était attendue; d’ailleurs le parfum des violettes eût suffi pour attirer son attention.

Les choses ainsi préparées, l’enfant alla se mettre aux aguets derrière la porte du réduit servant de cuisine, qu’elle eut soin de tenir entre-bâillée, tout juste assez pour couler son regard par la fente et jouir de l’effet produit.

Son attente ne fut pas longue. Mme Girard, chargée d’un gros paquet, montait lentement l’escalier, et sa fille avait reconnu de loin son pas. Trouvant la porte ouverte, elle dit, en entrant: «Tu es là, Marie?»

«C’EST POUR VOTRE FÊTE, MADAME GIRARD!»

Mais Marie se garde de répondre; alors, jetant un coup d’œil autour d’elle, humant l’air, comprenant qu’il se passe quelque chose et se rappelant vaguement que c’est demain sa fête, la mère s’avance en souriant, ne croyant encore qu’à un petit bouquet. Vraiment les fleurs sont là, mais en voulant les prendre, elle m’attire par le même mouvement.

«Ah! mon Dieu, qu’est-ce cela? Ce beau parapluie ne peut être pour moi.

—Mais si! Maman, c’est pour ta fête! s’écrie Marie qui n’y tient plus et apparaît rouge de plaisir.

—Mais, ma chérie, comment as-tu fait?

—Ah! voilà, Maman, je ne puis pas te le dire; c’est mon secret.

—Il est bien joli, et justement je regrettais tant de m’être laissé voler le mien! Seulement je ne comprends pas comment tu as pu acheter une chose aussi chère.

—C’est mon secret, c’est mon secret! répète l’enfant. L’essentiel est que tu sois contente du parapluie; il paraît que le vert est une couleur très à la mode; je ne le savais pas, mais la marchande me l’a dit. Ah! que je suis heureuse, Maman, d’avoir deviné ce qui pouvait te faire plaisir!

—Ce qui me fait encore plus de plaisir que le parapluie, c’est ton attention et c’est aussi de voir que tu as pensé à ma fête; pour moi, je l’avais oubliée: j’ai tant de choses dans la tête! Embrasse-moi, mon enfant, et puis maintenant dis-moi comment tu as pu faire cette emplette», insista doucement Mathilde en tenant sa fille appuyée sur son cœur.

Il fallut bien se confesser, et quand la mère découvrit, à travers les réticences de l’enfant, qui cherchait à lui voiler délicatement ses sacrifices, combien la pauvre petite s’était privée pour arriver à économiser la somme nécessaire à ce présent, une profonde émotion souleva sa poitrine.

«Tu as fait cela, tu as fait cela!» ne savait-elle que répéter en couvrant ce visage aimé de tendres baisers.

Ici, un petit coup discret frappé à la porte interrompit cette touchante effusion.

«C’est notre bonne voisine», murmura Mathilde.

Et, à haute voix:

«Entrez, je vous prie.»

La porte fut poussée et une vieille femme très proprette pénétra dans la chambre en se soutenant sur deux béquilles qui faisaient toc-toc en frappant le plancher. A cette vue, à ce bruit familier, les visages de la mère et de la fille s’épanouirent dans un joyeux sourire.

«OH! LE BEAU PARAPLUIE!»

«Bonjour, Mademoiselle Agathe!» s’écrièrent-elles ensemble.

Et la première avançait son unique fauteuil à la vieille fille, tandis que l’autre la débarrassait de ses béquilles.

Une fois installée, la visiteuse tira de chacune des poches de son tablier une orange en disant:

«C’est pour votre fête, Madame Girard, car je n’ai pas oublié que c’est demain la Sainte-Mathilde.

—Mais vous vous privez pour nous!

—Du tout; mon ancien maître m’en a envoyé une douzaine; il paraît, à ce que m’a dit la bonne, qu’il en a reçu toute une caisse d’un de ses clients qui habite en Espagne, où il y en a comme des pommes en Normandie.»

Après avoir beaucoup remercié Mlle Agathe, Mathilde lui montra le parapluie de Marie, en disant d’une voix pénétrée:

«Ah! on me gâte bien, aujourd’hui; voyez plutôt!»

Et, avec un redoublement d’émotion, elle lui raconta comment Marie était parvenue à lui faire ce cadeau.

La vieille fille approuva fort l’enfant et dit «que c’était très gentil de sa part», mais il eût fallu être mère soi-même pour apprécier à sa juste valeur un trait de ce genre.

C’était, du reste, une fort bonne personne que Mlle Agathe, et l’unique amie de Mme Girard, près de laquelle elle habitait depuis déjà plusieurs années. Son petit appartement, composé de deux pièces bien meublées, semblait un endroit luxueux aux pauvres ouvrières; de doubles rideaux aux fenêtres, un bout de tapis devant la cheminée, ornée d’une pendule sous un globe, une table et une commode de simili-acajou, enfin, sur le lit, enfoncé dans une alcôve, un édredon recouvert de fausse guipure étaient les causes principales de l’admiration que leur inspirait toujours l’intérieur de leur voisine, au point que, la trouvant si bien installée, elles ne songeaient guère à la plaindre de ne pouvoir sortir de chez elle.

Cette dernière s’était d’ailleurs quelque peu habituée à son emprisonnement, qui datait du jour funeste où, glissant sur une peau d’oignon, dans la cuisine du docteur Durand, elle s’était cassé la hanche d’une manière si malheureuse que, malgré les soins de son maître, réunis à ceux de plusieurs praticiens de ses amis, après avoir failli mourir, elle restait infirme à jamais. Naturellement elle avait dû cesser de travailler et, à son grand désespoir, quitter la maison du docteur; elle y avait vécu pendant quinze ans, ayant d’abord servi et soigné sa mère, puis servi M. Durand lui-même.

Mlle AGATHE FUT INSTALLÉE DANS LE FAUTEUIL.

Le docteur sut reconnaître les services d’Agathe en lui allouant une petite pension, à laquelle il ajoutait des cadeaux en nature, qui ravissaient la vieille bonne. Possesseur d’une belle terre située à quelques heures de Bordeaux, il lui envoyait d’abord régulièrement une provision de vin et de bois, puis, de temps en temps, un poulet de sa basse-cour ou des légumes de son jardin. Quand il y avait une bonne aubaine culinaire de ce genre, Agathe ne manquait pas de se traîner sur ses béquilles jusque chez ses voisines, et de les inviter à dîner, avec quelque solennité.

Ces jours de gala étaient grande fête pour la mère et l’enfant, pour l’enfant surtout, qui considérait qu’elle allait «dîner en ville»; cela rompait un peu la monotonie de leur existence et leur faisait faire connaissance avec des plats délicats, dont leur pauvreté les privait.

Du reste, elles reconnaissaient les attentions de leur vieille voisine en lui rendant mille petits soins. Une femme de ménage venait bien, une heure chaque matin, faire un bout de service auprès de l’infirme, lui apportant ses provisions, montant son eau et son bois, mais, une fois le lit fait et la chambre balayée, elle ne reparaissait plus jusqu’au lendemain, et Mlle Agathe eût été souvent fort en peine, pour bien des détails de son existence, sans l’aide de ses voisines. Elle leur avait même donné une double clef de son logis, afin qu’elles pussent pénétrer facilement jusqu’à elle la nuit, en cas de maladie. La vieille femme devait en guise d’avertissement frapper à la muraille contre laquelle son lit s’appuyait; mais, quoique tout eût été ainsi parfaitement prévu, jamais encore ce signal ne s’était fait entendre, et ce ne fut pas Agathe qui eut, la première, besoin d’une garde-malade.

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