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Les Mémoires d'un Parapluie

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VII
COURTE ENTREVUE AVEC UNE AMIE D’ENFANCE

Mlle Agathe ne s’était pas trompée; Mathilde avait grand besoin du médecin, mais, grâce au courage, au dévouement de sa fille, il arrivait encore à temps, et une médication très prompte, très énergique, put enrayer la maladie qui avait si brusquement terrassé la pauvre ouvrière. Elle se remit même assez vite, à la grande joie de sa fille, et put reprendre son travail.

UNE TROUPE JOYEUSE BARRE LE TROTTOIR.

Chaque matin, à moins que le temps n’offrît pas la moindre chance de pluie, je l’accompagnais, et je revenais avec elle le soir, moment de délassement, de douce réunion entre la mère et la fille.

Ce fut une période heureuse et paisible dans mon existence toujours exposée de parapluie, et j’aurais voulu la terminer dans ce bon et modeste intérieur. Hélas! il ne devait pas en être ainsi.

Je ne rencontrai qu’une seule épreuve dans ce passage relativement calme de ma destinée, et elle me fut absolument personnelle.

Un jour de mars, tandis que Mathilde et moi nous traversions la place de la Comédie, un perfide et violent coup de vent, arrivant de la Garonne, me retourna complètement. Je faillis être arraché des mains de ma maîtresse et je me crus perdu; mais heureusement, gardant son sang-froid dans une pareille extrémité, cette femme de grand sens eut l’idée ingénieuse de faire face au vent, qui, réparant lui-même le mal qu’il avait fait, me remit dans ma position naturelle sans autre dommage. C’est égal, je l’avais échappé belle et je frémis à ce souvenir émouvant; je vois encore un chapeau, arraché à la tête qu’il couvrait un instant auparavant, passant comme un boulet de canon à côté de moi, et tous les papiers de la boutique d’une marchande de journaux tourbillonnant ainsi qu’une troupe de gros pigeons échappés de leur cage. Je dus mon salut à la présence d’esprit de ma propriétaire, et ce trait m’attacha encore davantage à cette digne femme.

LE MARIN ACCOMPAGNA MARIE.

Ce fut dans un jour de fête qu’eut lieu notre cruelle séparation, et je ne doute pas qu’elle ait mêlé un deuil à la joie de mes chères maîtresses.

M. Fabre, le patron du magasin de Mme Girard, avait résolu, dans une pensée bienveillante et affectueuse, de donner une fête à ses ouvriers et employés pour célébrer le cinquantième anniversaire de sa maison, qui avait été fondée un demi-siècle auparavant par son propre père; il désirait à la fois et rappeler la mémoire de ce père vénéré et récompenser ceux qui l’avaient aidé à faire prospérer son œuvre.

Dans un restaurant de la banlieue de Bordeaux, pourvu d’un vaste jardin, devaient se réunir au jour indiqué les ouvriers et ouvrières des ateliers et les employés du magasin, pour un repas présidé par le patron lui-même; à la suite du festin, des discours seraient prononcés, puis, des médailles frappées pour la circonstance devaient être décernées par M. Fabre aux plus méritants; enfin des divertissements variés, ayant pour théâtre le jardin de l’établissement, terminaient le programme de cette heureuse journée.

La fête, annoncée longtemps à l’avance, défraya la conversation d’un grand nombre de veillées, aussi bien chez les ouvrières que chez leur voisine Mlle Agathe, d’autant que (j’ai oublié de le mentionner) les invitations s’étendant aux familles des ouvriers et employés, Mathilde devait amener sa fille, et ce n’était pas une mince affaire que de l’habiller pour la circonstance.

Les mères sont toujours un peu faibles quand il s’agit de parer l’enfant chéri; Mme Girard déclara la toilette des dimanches insuffisante et Mlle Agathe, qui se faisait des idées grandioses sur tout ce qui se rapporte au décorum, fut complètement de son avis.

A force de retourner dans tous les sens la question de la toilette de l’enfant, les deux femmes résolurent ainsi le problème: Mlle Agathe fournirait l’étoffe, un joli lainage blanc qui avait été jadis une robe de chambre appartenant à une sœur du docteur Durand, et dont cette dame s’était défaite en faveur de la femme de confiance de sa mère; Mathilde avec ce tissu confectionnerait un costume simple mais soigné (les modèles ne lui manqueraient pas), et elle se fit une joie de consacrer ses soirées jusqu’à une heure avancée à ce travail agréable.

Le grand jour arrivé, on revêtit de la belle robe blanche la fillette émue, troublée; Mlle Agathe déclara sans hésiter que Marie serait la mieux habillée et la plus charmante de toute l’assemblée, et, sur cette assurance encourageante, on partit.

Auparavant on avait longtemps discuté la question de savoir si on me prendrait ou si on me laisserait à la maison; un parapluie n’est pas un objet très élégant pour aller dans le monde, mais le temps menaçait et c’eût été bien dommage de compromettre la jolie toilette blanche de Marie. Mlle Agathe, avec son expérience, trancha la question:

«Emportez-le toujours, c’est plus prudent, et vous en serez quittes pour le déposer au vestiaire.

—Vous avez raison, je ne pensais pas à la ressource du vestiaire; allons, Marie, prends le parapluie!»

C’est ainsi que je me trouvai de la fête.

Nous dûmes d’abord monter en tramway, car l’établissement où l’on se réunissait, situé hors de la ville, était à une fort grande distance; enfin, après une longue course, nous atteignîmes notre but.

Que de monde! Jamais je ne m’étais trouvé en si nombreuse compagnie; je me sentais presque intimidé au milieu de cette foule; nous étions bien deux cents, au bas mot: jeunes, vieux, un peu mûrs, très mûrs même, car, je dois l’avouer, la grande majorité des assistants étaient d’un âge avancé; mais que le lecteur n’aille pas s’imaginer que je parle de l’assemblée réunie dans la salle du festin, il s’agit bien de ces employés en vérité! j’entends la société tout aussi nombreuse et bien plus intéressante du vestiaire; là se pressaient, dans un ordre parfait, une ficelle avec un numéro passé au col de chacun et de chacune, des parapluies, des ombrelles, des cannes; il me fallait remonter dans mes souvenirs d’enfance jusqu’au magasin de Mme Rossignol pour me rappeler pareille réunion.

Cependant je me trouvais un peu perdu dans cette cohue, lorsque soudain (ô joie inexprimable!) j’aperçus ma chère petite ombrelle bleue, l’amie de mes premiers ans. Elle avait vieilli, moi aussi, évidemment, néanmoins nous nous reconnûmes sans hésiter avec cet instinct du cœur qui ne trompe point.

Notre rencontre fut touchante. La petite ombrelle bleue était ravie de me revoir et m’étourdissait de ses questions.

«Ah! cher ami, qu’es-tu devenu depuis des siècles que nous ne nous sommes vus? Parle vite, je t’en prie, avant que le destin barbare ne nous sépare de nouveau!»

Je me hâtai de contenter son affectueuse curiosité, puis ce fut à mon tour de lui demander par quel concours de circonstances j’avais le bonheur de la retrouver.

Son existence se déroulait moins accidentée que la mienne; elle était simplement passée des mains de la coquette et futile Antoinette Rossignol dans celles d’une amie de cette dernière, Mlle Malvina, préposée à la vente de la lingerie dans le magasin pour lequel travaillait la mère de Marie.

MARIE AVAIT REVÊTU SA ROBE BLANCHE.

«Alors, tu fus donnée en présent à cette demoiselle?

—Pas précisément; Antoinette, tu le sais, n’est guère généreuse: elle m’a seulement troquée contre un éventail rose à paillettes d’or que possédait son amie Malvina, et dont elle avait une envie folle.

—Ainsi tu as été la victime d’un caprice de cette frivole personne! Quelle destinée est la nôtre! sans cesse vendus, volés, perdus, mis en gage, jouets, en un mot, des humains!

—Il faut se résigner à son sort, dit doucement l’ombrelle bleue; du reste, le mien n’a rien de particulièrement pénible. Ma nouvelle maîtresse prend bien soin de moi et ne me sort que pour aller se promener le dimanche, ou dans les grandes circonstances comme aujourd’hui, seulement je ne vois plus jamais Antoinette, car les deux amies se sont brouillées à la suite de l’échange fait entre elles: Mlle Rossignol s’est sans doute avisée, mais trop tard, de la sottise qu’elle a commise en changeant un objet utile comme une ombrelle contre un accessoire de toilette mondaine; elle en a d’autant moins l’emploi que, grâce à ses fantaisies ruineuses et à sa paresse, le magasin où nous vîmes le jour ne tardera pas à être fermé, car ses propriétaires font de très mauvaises affaires.»

Hélas! comme nous l’avions prévu, cet entretien entre mon amie d’enfance et moi devait être trop court, et ici, alors qu’il nous restait encore mille choses à dire, il fut brusquement interrompu. Les employés sortaient de la salle du festin et se répandaient dans les jardins de l’établissement; or, comme la pluie menaçait, les plus prévoyants vinrent reprendre d’avance leurs parapluies pour pouvoir se garantir en cas d’averse. Mathilde fut du nombre et m’emporta dans cette prévision, ne se doutant pas, la bonne âme, qu’elle m’imposait une séparation cruelle; du reste, qu’aurait-elle pu y faire? les destinées des parapluies et celle des ombrelles ne sont-elles pas nécessairement séparées?

Je m’aperçus en revoyant Mme Girard qu’elle avait les yeux rouges quoique son visage fût joyeux, contraste qui m’intrigua vivement jusqu’au moment où une petite boîte en chagrin noir, qu’elle tenait à la main, me révéla le mot de l’énigme.

«SERRE-TOI CONTRE MOI, MA FILLE!»

«Ah! que je suis heureuse, Maman! Mais fais-moi donc voir ta belle médaille!» disait Marie à sa mère.

Et l’écrin fut ouvert devant les yeux ravis de l’enfant. Il contenait une médaille en vermeil, plus grosse qu’une pièce de cinq francs; d’un côté, on y voyait écrits ces mots: «Travail et probité», de l’autre, une inscription plus longue que je n’ai pu saisir; mais j’en savais assez pour deviner que Mathilde avait été l’objet d’une distinction flatteuse, cause de cette douce et profonde émotion.

La seconde partie de la fête commençait, et celle-là, spécialement dédiée aux enfants: escarpolettes, jeux divers où les plus adroits, les plus heureux gagnaient des macarons et des porcelaines variées, légèrement ébréchées; mais décidément ce jour-là devait être celui des rencontres et je n’en étais pas à ma dernière surprise.

Au centre du jardin, bien en évidence dans un endroit découvert, un théâtre de Guignol se dressait avec sa toile rayée, tant soit peu rapiécée, et son rideau d’un rouge éclatant; et non pas un Guignol quelconque, mais mon Guignol, celui de la famille Louriguet; une figure que je ne connaissais que trop, m’apparut soudain par la fente de côté du petit théâtre, ne me laissa aucun doute: c’était celle de Fifine.

Sa vue ne me fit aucun plaisir, on ne peut en avoir à retrouver de mauvaises connaissances, mais lorsqu’elle se montra tout à fait, quand elle alla faire la quête, je remarquai sa robe de deuil et je pensai que la douce colombe avait déployé ses ailes et quitté sa triste cage. Ai-je besoin de dire que je veux parler de la touchante Mimi? Du reste, je ne sus jamais si ma supposition était vraie; Fifine ne me reconnut seulement pas et une pluie d’orage vint bientôt mettre fin et à la représentation de Guignol et à toutes les joies de cette fête.

Ce fut alors un sauve-qui-peut général.

«Ah! que j’ai donc bien fait de prendre le parapluie, disait Mathilde. Serre-toi bien contre moi, ma fille.»

Et je les abritais de mon mieux, flatté de voir rendre une justice si éclatante à mes mérites. Hélas! les pauvres chères! je les abritais pour la dernière fois.

Mais n’anticipons pas sur les événements.

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