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Lettres à un indifférent

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LETTRE VIII
UNE DAME MÉTALLIQUE

Il ne faudrait pas que ma dernière lettre te fît supposer que j’ai de la haine contre le clan Rothschild et ses émules. D’abord, tu me croiras si je te dis qu’il m’est impossible de haïr personne. Étant un pauvre homme, plein de défauts, je me laisse parfois emporter par un mouvement de colère à l’égard de tel ou tel qui salit le prochain ou qui sème des cailloux tranchants sous les pas de Notre-Seigneur ; mais les poursuivre d’une animosité persévérante, je ne saurais. La déplorable humanité, en fièvre à cause de l’or méphitique dont elle s’empoisonne l’âme, me cause surtout de la pitié. Bientôt reconquis par l’oraison, je ne puis, après tout, que la plaindre.

Je plains particulièrement les usuriers du genre de ce Juif dont je t’esquissai la figure. Songe à ceci : jamais ils ne sont assurés d’inspirer un sentiment sincère à qui que ce soit. Tous les visages se griment de servilité dès qu’ils paraissent ; toutes les bouches leur mentent ; sous un voile d’hypocrite vénération pour leur fortune, tous les regards s’allument des feux verdâtres de l’envie. Sitôt qu’on le peut, on les vole. Ils se sentent horriblement solitaires et ils savent que si l’or leur était enlevé, la foule les trépignerait avec des clameurs de joie frénétiques.

Ils n’ignorent pas non plus que leurs congénères en antithèse, les égarés du communisme, ceux qui rêvent d’un paradis terrestre sans Dieu ni maître, les feraient fusiller avec empressement le lendemain de la révolution sociale. Ils ont appris que, dès maintenant, il s’aiguise des couteaux et il se charge des bombes dans l’ombre autour d’eux. Jouir en sécurité de leur opulence frauduleuse leur est donc interdit.

Ils n’ont même pas le réconfort de trouver la paix en eux-mêmes car la passion du lucre malhonnête leur détraque l’âme. Le démon, à la griffe implacable, qui les possède, ne cesse de les aiguillonner afin qu’ils entreprennent des rapines de plus en plus monstrueuses. Une âpre inquiétude les mine car toutes les puissances de leur être s’absorbent dans ce désir : augmenter le monceau d’écus dont ils sont, à la fois, les gardiens et les captifs. Les rides qui sabrent le front du financier en train de combiner une coquinerie, quelle pensée rongeuse elles révèlent !

Enfin, ils ont peur. Peur de leurs héritiers qui les voudraient dans le sépulcre. Peur des pauvres dont la physionomie famélique leur semble pleine de menaces. Peur haineuse de Dieu qui, très souvent, leur inflige, dès ce monde, le plus imprévu des châtiments : le supplice de la faim.

Car c’est un fait : on voit des milliardaires mourir de faim.

Cet Alphonse de Rothschild, dont je te parlais hier, ne pouvait digérer, et encore au prix de souffrances aiguës, que des pâtes et des purées de légumes arrosées d’eau claire. Tu devines de quel œil il contemplait les rois dans la gêne, les nobles dégradés, les politiciens à l’encan qui savouraient des vins illustres et des mets rares à la table où les réunissait son orgueil de Juif et de parvenu. Parmi des relents de Ghetto, il leur soufflait à la face son haleine fétide. Il les méprisait et les bafouait avec férocité. Mais il aurait donné, avec allégresse, une dizaine de millions pour se régaler à l’exemple de ses convives. Or c’était une chimère : il lui fallait se contenter d’une très petite portion de nouilles sans assaisonnement ou de chicorée trop cuite.

Son frère Edmond mourut d’inanition par le fait d’un cancer qui lui mit l’estomac en charpie.

Ainsi d’un autre roi de l’or : Pierpont Morgan. Celui-là n’était pas un Juif. Mais sa rage d’accaparement ne le cédait en rien aux avarices hébraïques. Lorsqu’il eut entassé de la finance haut comme une tour de Babel, une concrétion que nulle pince ne put extirper — peut-être une pépite — lui boucha le pylore. Tout aliment était rejeté. Les médecins les plus notoires, accourus à son appel et payés d’un salaire fabuleux, tinrent consultation autour du lit où il agonisait. D’après leur avis, une vache, appartenant à une race renommée pour les vertus de son lait et choisie entre mille, fut nourrie de drogues fortifiantes. Le produit de sa traite fut réservé au malade. Futile expédient : sitôt avalé, ce breuvage incomparable était rendu en caillots sanguinolents. Et Pierpont Morgan, maître et seigneur de quatorze milliards, mourut en hurlant : « J’ai faim !… »

Ah ! les ironies formidables de la Providence !…


J’ai, dans mes notes, bien d’autres exemples des méfaits de l’or et des tortures qu’il inflige à ceux qui se rendent ses esclaves. On peut les résumer de la sorte : quand le Démon empoisonne une âme de ce résidu des digestions infernales, il lui persuade qu’il va lui procurer le moyen d’être heureuse — très loin de Jésus-Christ. Scélérate illusion ! Ou le riche se contamine d’avarice ; le souci de conserver son trésor en l’augmentant lui vaut des nuits sans sommeil et des jours consumés d’inquiétude. Pour lui, le pauvre est un vaincu dont il importe de surveiller les gestes et d’étouffer les plaintes. Idolâtre de l’or souverain, il se sent un cœur de granit à l’encontre du monde entier.

Ou encore le riche se crée des besoins artificiels. Ceux-ci le gouvernent en despotes, développent en lui un égoïsme funèbre, veulent qu’il dépense avec profusion mais uniquement pour le contentement de ses appétits les plus vils. Loin de connaître le bonheur, il vit dans un état de trépidation morbide car plus il cherche à les assouvir ces besoins, plus leurs exigences se font impérieuses. Il ne peut échapper à cette loi de la nature humaine : les désirs croissent proportionnellement aux satisfactions qu’on leur donne. J’ai souvent eu lieu de la formuler cette loi, je ne saurais trop la rappeler. Elle certifie une règle qui ne comporte pas d’exceptions. J’ajouterai que, comme toutes les passions, l’amour de l’or implique la contrefaçon enragée des méthodes propres à nous faire mériter la Béatitude éternelle. C’est là un fait certain et que la Mystique constate tous les jours : l’église du Diable est une parodie de l’Église de Dieu. De même que celle-ci nous prescrit d’aimer Dieu de toutes nos forces et de toute notre âme, de même, celle-là nous incline à aimer l’or de toute notre âme et de toutes nos forces. Mais que les conclusions sont différentes ! Si tu aimes Dieu, plus que toutes choses périssables, tu connaîtras la paix radieuse des élus. Si tu aimes l’or, tu te voues à l’inquiétude ici-bas et, sauf repentir, au désespoir dans les ténèbres qui n’auront pas de fin…

Cependant la société est ainsi faite que beaucoup tentent d’équilibrer en eux les contraires. J’ai fréquenté jadis une veuve sans enfants qui se désirait bonne chrétienne et qui, en même temps, adorait la fortune dont elle était abondamment pourvue. Ce culte allait si loin que je l’avais surnommée, à part moi, la dame métallique.

Oh ! elle pratiquait : elle allait à la messe plusieurs fois par semaine ; elle observait les jeûnes et les abstinences ; elle communiait le dimanche et aux grandes fêtes. Même — et ceci est vraiment méritoire — elle s’imposait un effort pour soulager la misère autour d’elle. Ce lui était, du reste, une contrainte des plus pénibles. Quand elle ouvrait sa bourse, elle faisait une grimace aussi douloureuse que s’il se fût agi de s’extirper de l’orteil un ongle incarné. Mais enfin elle donnait — pour l’amour de Dieu.

D’autre part, la gestion de ses capitaux absorbait à peu près toutes les heures de son existence. Il en résultait une conversation où le galimatias financier tenait une place par trop majeure.

Un jour que je lui avais rendu visite elle m’accabla de phrases boursicotières truffées de : réponse des primes, de comptant, de termes dont huit, de coupons à détacher

Sur ces derniers mots, moi qui ne comprenais goutte à tout ce jargon, je crus bonnement qu’il s’agissait d’une étoffe maculée de sirop ou de graisse. Et je lui conseillai la benzine. Mais elle n’eut pas l’air de m’entendre. Elle entama un autre discours où elle gémit, presque en larmoyant, à cause de la faiblesse des cuivres, du fléchissement des Rio-Tinto, des escomptes fallacieux de son agent de change, etc.

Agacé, à la fin, de subir cette grêle de vocables, pour moi dénués de sens, je résolus de lui rendre la pareille et je criai :

— J’n’entrave que pouic ; c’est-il qu’on vous a refilé du pèze à la manque ?

Stupéfaite, car, bien entendu, elle ignorait l’argot, elle s’arrêta net puis me posa cette question :

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis que je ne vous comprends pas et je vous demande si l’on vous a trompée en vous repassant de la fausse monnaie.

— Mais non, reprit-elle, je vérifie toujours, pièce par pièce, les sommes qu’on me verse.

— Alors de quoi vous plaignez-vous ?

— Mais, s’exclama-t-elle d’une voix tragique, du tracas énorme que me cause l’administration de mes revenus.

— Oh ! dis-je, avec flegme, s’il ne s’agit que de cela, il y a un moyen très simple de vous soulager.

— Et lequel ?

— Donnez toute votre fortune aux pauvres, d’un seul coup… Vous verrez ensuite comme vous respirerez à l’aise !

Mais la dame ne goûta pas du tout ce conseil pourtant judicieux. Elle prit un air pincé, comme si je venais de commettre quelque incongruité. Elle me fit entendre que ma présence lui était importune. Ce pourquoi je pris congé sans retard, en m’efforçant de dissimuler, sous une mine contrite, l’immense envie de rire — peut-être aussi de pleurer — qui me tenait.

Depuis, elle me bat froid. Lorsque je la rencontre, je lui envoie un grand coup de chapeau. Mais c’est à peine si elle me répond par une petite inclination de tête, très sèche et très réservée. J’ai bien peur d’avoir perdu son estime — à moins qu’elle ne me considère comme un fou dangereux qu’il importe de maintenir à distance…

En contraste, Ami, avise un peu celles et ceux qui se voulurent pauvres pour plaire à Notre-Seigneur — les Saints par exemple.

Voici Benoît Labre, le sublime mendiant, plein de poux et de lumière. Sois persuadé qu’il fut l’homme le plus admirable du dix-huitième siècle. De son temps, nombre d’âmes commençaient à s’orienter vers cette pourriture matérialiste dont le règne a pris, de nos jours, son développement total. Pour compenser les outrages à Dieu des soi-disant philosophes, la débauche luxueuse des rois et des grands, l’ardeur aux gains illicites de la multitude, la tiédeur et les négligences d’une grande partie du clergé, il vécut, volontairement, dans la faim, dans le dénuement, dans la crasse — et dans l’oraison perpétuelle. Il ne se nourrit guère que d’épluchures de légumes jetées au ruisseau. Il ne porta que des guenilles dédaignées par les nécessiteux les plus effondrés. Quand la vermine, qui formait un dévorant cilice sur son corps, tentait d’émigrer, il se hâtait de la ressaisir et de la remettre dans ses manches. Il couchait sur les marches des églises, sous un escalier de pierre, dans un réduit où l’on entassait des balayures et, à la fin de sa vie, dans un taudis d’hospice que partageaient avec lui des vieillards nauséabonds. Lorsque son confesseur l’engageait à modérer ses pénitences, il lui répondait humblement : « Dieu me désire ainsi. » Et le prêtre ébloui voyait aussitôt une auréole fulgurante se dessiner autour de sa tête.

Eh bien, le soleil divin rayonnait d’une telle splendeur dans ses yeux, un tel ravissement éclatait sur sa face que certaines gens à tiroirs débordant d’écus qui, d’abord, s’étaient écartés de lui avec horreur et dégoût, ne tardaient pas à subir l’effluve de sainteté qu’il irradiait. Lui offrant une aumône — presque toujours refusée — ils réclamaient ses prières du même ton qu’ils eussent sollicité d’un joaillier richissime les plus précieuses de ses gemmes. Dès que le mendiant les leur avait octroyées — gratis — ils couraient au plus prochain confessionnal se décharger du tas d’iniquités que la soif de l’or leur avait fait commettre.

Pourquoi cette influence mystérieuse de saint Benoît Labre ? Parce que ne possédant rien au monde, il possédait Jésus-Christ.

Voici maintenant sainte Térèse qui n’admettait absolument pas de vivre autrement qu’au jour le jour. Son abandon à Notre-Seigneur était si total qu’avec quinze francs pour toutes ressources, elle entreprenait les fondations les plus onéreuses et construisait des monastères sans savoir d’où lui viendraient les sommes nécessaires à payer l’architecte et les maçons. Tu te rappelles son aphorisme : « Térèse et cinq ducats, ce n’est rien, mais Dieu, Térèse et cinq ducats, c’est tout. » Lis ses relations, tu constateras que jamais sa confiance ne fut trompée. Toujours, les ressources arrivaient en temps opportun.

Pour elle-même, le manque de bien-être lui était très indifférent. Peu avant sa mort, déjà très souffrante, elle dut s’aliter dans une de ces auberges misérables où elle avait coutume de prendre gîte. Afin de se soutenir, elle aurait eu bien besoin d’un peu de lait. Or on ne put lui offrir que deux oignons et une demi-douzaine de figues sèches. Comme sa compagne ne pouvait s’empêcher de déplorer une telle pénurie, elle se déclara tout à fait contente et absorba en riant cette nourriture grossière. « Notre-Seigneur, dit-elle, n’en avait pas toujours autant sur les routes de Judée. »

Voici enfin saint François d’Assise. Il était né d’une famille de riches marchands et son père comptait le porter à la plus haute fortune. Cependant le jeune homme se mit en tête de ne vivre que pour l’amour de la pauvreté en Jésus-Christ. Son père le maudit et le chassa. Lui, alors, ne voulut rien garder de son opulence. Il se dépouilla de ses habits, les remit au négociant exaspéré et se retira nu, comme il était venu au monde. Puis, en cet état, il alla trouver l’évêque et lui demanda un vêtement. Le prélat lui donna une robe de bure avec sa bénédiction pour commencer une vie nouvelle. Les personnes correctes huèrent sa démence. Mais Jésus-Christ l’aima au point de lui octroyer ses stigmates.

Or tous ces prétendus insensés se montraient d’un bon sens incomparable lorsqu’il leur fallait négocier avec « les gens positifs », gouverner une communauté, conseiller autrui, rédiger une règle. Les mondains, au contraire, si « pratiques » qu’ils se figurent être, dans des circonstances analogues, accumulent cent bévues. Cela s’explique : ce qui fausse le jugement de la plupart des hommes, c’est l’amour-propre et l’intérêt personnel. Les Saints l’emportent sur eux parce qu’ils ont détruit l’amour-propre et parce qu’ils ne connaissent que l’intérêt de Dieu.

Les propriétaires d’un gros tas d’or, dont les miasmes ne leur procurent qu’une mélancolie permanente, se demandent aussi quelquefois, avec stupeur, la raison de cette angélique gaîté qu’ils remarquent chez tant de moines et de moniales à qui leur vœu de pauvreté interdit de garder ne fût-ce que quatre sous dans leur poche.

L’explication n’est pas très difficile. Ces privilégiés de la Grâce illuminante, s’étant donnés sans restriction aucune au Pauvre absolu, qui a nom Jésus-Christ, pour le suivre, l’imiter et se fondre dans son Sacré-Cœur, ne peuvent être qu’infiniment joyeux puisque ils ont fait abnégation d’eux-mêmes. Leur détachement des choses de la terre n’a d’égal que leur attachement passionné aux choses du Ciel. C’est pour cela que leur rire sonne comme une cloche de cristal tintant les messes du Paradis…

Ami, n’est-ce pas que nous nous modèlerons sur eux d’aussi près que possible ? N’est-ce pas que, méprisant la richesse, nous nous appliquerons seulement à gagner notre pain quotidien à la sueur de notre front — parce que c’est la Loi. N’est-ce pas que s’il plaisait à Dieu de nous retirer, pour un temps, l’indispensable, nous n’aurions pas honte de le mendier ?

Alors, peut-être, nous obtiendrons que Notre-Seigneur nous dise : « Aimant aujourd’hui ta pauvreté, tu as aimé la mienne ; tu auras donc part, au festin de ma Béatitude, demain et dans l’éternité… »

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