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Lettres à un indifférent

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LETTRE I
LA PRIVATION DE DIEU

« Dieu n’est pas d’actualité. »

Cet axiome fut promulgué, vers le milieu du dix-neuvième siècle, par François Buloz, borgne arrogant, qui fonda la Revue des Deux-Mondes sous Louis-Philippe et qui la dirigea pendant une quarantaine d’années. Pour être équitable, on doit reconnaître qu’il publia parfois des écrivains de talent ; mais, d’ordinaire, le recueil s’encombrait de médiocres aux idées flasques et dégageait des nappes d’ennui plus asphyxiantes que les gaz fomentés par les Boches.

L’étoile de la maison s’appelait Planche, critique « sec et plat comme son nom », disait Victor Hugo. A le lire, on éprouvait la sensation de mâcher de la pierre ponce — et c’était terrible. Plus tard, il y eut d’autres favoris de Buloz. Ces cuistres furent pâteux. Leurs articles ressemblaient à des paquets de nouilles mal cuites, servies sans sel ni poivre et collant aux gencives — et c’était terrible aussi.

Or, Buloz émit la phrase ci-dessus pour refuser un travail sur Dieu, considéré comme un paradoxe historique, que lui proposait Pierre Leroux, sophiste clapotant et diffus qui avait trouvé « mieux que le christianisme ». La découverte en soi n’eût pas été pour offusquer l’autocrate de la Revue si, voué dès son jeune âge au culte des reliques de Voltaire, il n’avait estimé « qu’il faut une religion pour le peuple ». Dans sa pensée, cette nécessité ne s’appliquait d’ailleurs pas à la clientèle bourgeoise qui ruminait son papier. Elle n’avait pas besoin, jugeait-il, qu’on lui rappelât, même pour le nier, ce Dieu dont les préceptes cadraient mal avec les spéculations sur les chemins de fer où l’époque déployait son génie. Ne jamais parler de Dieu, y penser le moins possible, telle était la règle de vie que Buloz désirait suggérer à ses abonnés.

Sous ce rapport, lui, ses émules et leur postérité intellectuelle ont fort bien réussi. Seulement, par une conséquence que « les classes dirigeantes » n’avaient pas prévue, le peuple n’a pas tardé à suivre leur exemple. Avec une logique indiscutable il s’est dit :

— Du moment que la religion a fait son temps pour les propriétaires, par quelle tyrannie prétendraient-ils me l’imposer comme une actualité permanente ? On m’apprit à l’école cet immortel principe que « les hommes naissent libres et égaux en droits ». Donc, étant l’égal des bourgeois, j’ai le droit, moi aussi, de mettre Dieu au rancart et de cultiver librement les intérêts de mon tube digestif et de mon appareil reproducteur. En conséquence, je me conduirai comme un porc toutes les fois que j’en trouverai l’occasion.

On lui fit observer qu’il fallait d’abord acquérir des rentes. Mais l’argument le toucha si peu qu’il répondit :

— Des rentes ? je prendrai les vôtres. Et gare à qui se mettra en travers. Je taperai dessus.

Il n’y a pas manqué. D’où la Commune, les bombes anarchistes et le bolchevisme.

La Bourgeoisie considéra cette évolution du même œil qu’une poule qui aurait couvé un œuf de vautour. Aujourd’hui, vu le résultat, certains d’entre eux s’arrachent les cheveux et regrettent, par bouffées, les croyances de jadis. Mais revenir, d’abord, eux-mêmes, à la religion, ils ne peuvent s’y résigner ; et ils se posent ce problème insoluble :

— Comment obliger le peuple d’aller à la messe sans lui en donner l’exemple ? Nous voudrions qu’il prie pendant que nous fumerons notre cigare. Car enfin nous, n’est-ce pas, nous ne pouvons pas prier ! Cette pratique bonne pour le Moyen Age n’a plus de sens pour les raffinés de civilisation que nous sommes !…

Au surplus, s’ils priaient, ce ne serait pas pour demander à Dieu la réforme de leur âme, mais pour le sommer de remplir, vis-à-vis du prolétaire en révolte, les fonctions d’un gendarme à poigne irrésistible.

Je crains que Dieu n’y soit point disposé. De sorte, ô Bourgeois, que te voilà condamné à piétiner sur place jusqu’à la minute où Démos, émancipé par toi, lorsque tu campais la déesse Raison sur les autels, te découpera en plusieurs morceaux.

— Alors que faire ?

Implorer Dieu afin qu’il amollisse ton cœur dur par la rosée de sa grâce. Vois-tu, il faudrait d’abord rouvrir ton catéchisme. Ce bouquin périmé t’apprendrait que si tu veux être aimé de Dieu, tu dois l’aimer, toi-même, par-dessus toutes choses.

— Mais, objectes-tu, il existe pourtant des philosophies qui n’imposent pas de ces exigences sentimentales ?…

Te furent-elles efficaces ? Le panthéisme te procura-t-il autre chose qu’une évaporation de ta conscience à travers les champs de navets et les folles herbes des talus ? L’Impératif catégorique te donna-t-il jamais l’envie de servir de modèle à tout l’univers ?

Le vice radical de tous les systèmes philosophiques c’est de ne savoir parler au cœur. Aussi, comme force de conservation sociale, leur puissance est-elle nulle. Tu devrais l’avoir expérimenté depuis longtemps. Rappelle-toi Rivarol. Il avait cru, lui aussi, qu’on pourrait dompter la bête féroce, issue de la Révolution, sans le secours de l’Église et de sa doctrine. Il s’était imaginé, à l’école de Rousseau, que l’homme est naturellement bon et que ce sont les institutions défectueuses qui le pervertissent. Or, après la Terreur, revenu de ses illusions, il écrivait ceci :

« La religion est infiniment plus favorable à l’ordre politique et plus conforme à la nature humaine que la philosophie, parce qu’elle ne dit pas à l’homme d’aimer Dieu de tout son esprit mais de tout son cœur. Elle nous prend par ce côté sensible et vaste qui est à peu près le même dans tous les individus et non par le côté raisonneur, inégal et borné qu’on appelle l’esprit. »

Et il ajoutait : « L’histoire nous apprend que partout où il y a mélange de religion et de barbarie, c’est la religion qui l’emporte ; mais que, partout où il y a mélange de barbarie et de philosophie, c’est la barbarie qui triomphe… En un mot, la philosophie divise les hommes par les opinions, la religion les unit dans un même principe. Par celle-ci, tout État est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le Ciel… »

Ces lignes disaient vrai aux jours affreux où elles furent publiées. Elles disent encore vrai en cette année 1920 où je les transcris.

Mais toi, pauvre homme, pour ne pas fléchir ton orgueil devant la leçon que les faits t’infligent, tu quêtes une doctrine qui rassurerait ton égoïsme. Par instants, tu te voudrais stoïque dans les souffrances qui t’assaillent, superbe contre celles qui te menacent. Mais, tout au fond de toi, tu reconnais que la privation de Dieu n’est point compensée par les rodomontades des rhéteurs qui t’affirment que si tu t’imposais de nier les effets de la douleur sur ton endurance, les ruines du monde te frapperaient sans t’émouvoir. Avec peu d’enthousiasme, car tu n’aimes pas à te raidir, tu essayas de ce remède empirique. Or, l’expédient échoua : il te manquait toujours quelque chose pour te sentir l’âme en paix.

D’autres fois, attestant Dieu dans le secret de tes méditations solitaires, la crainte de passer pour un esprit rétrograde t’empêcha de dire : je crois en Lui, à la face de ceux qui décrètent, au nom des progrès de la science, que des combinaisons d’atomes suffisent à expliquer le mystère de vivre et que Dieu n’est plus qu’un moteur démodé, bon à reléguer dans une vitrine de musée.

Leur assurance te choque un peu. Néanmoins, pour n’être pas taxé de cléricalisme, tu t’abstiens de protester. Tu ressembles alors à ce rentier conciliant dont les Goncourt notèrent l’attitude en un passage de leur Journal.

Je veux te rapporter et même te développer cette anecdote, d’autant que personne, sauf les Dix de leur Académie, ne lit plus les Goncourt.

Il y avait deux amis, Belloir et Dujonchet, qui, retirés des affaires à la campagne, se promenaient chaque jour, en dialoguant, sur la route pierreuse où s’élevaient côte à côte les maisonnettes difformes qu’ils appelaient leurs villas.

Belloir, c’était un athée aussi tenace qu’un durillon sur l’orteil d’un trimardeur. Il avait longtemps fréquenté une Loge présidée par un charcutier véhément qui ne cessait de demander qu’on lui livrât « la prêtraille » pour la mettre en galantine. Il avait lu et relu les œuvres complètes de MM. Homais, Ernest Renan, Victor Flachon et autres sages de la même école. Enflammé de zèle par ces beaux génies, il niait Dieu avec rage et n’arrêtait pas de secouer des arguments matérialistes sur la tête de son voisin.

Dujonchet les subissait passivement. Inhabile à la dialectique, il se contentait de pousser, parfois, quelques hem ! hem ! timides qui auraient bien voulu exprimer de vagues restrictions. Car lui croyait en Dieu, se rappelant quelle douceur consolante il avait éprouvé à prier le jour où il mena au cimetière son fils unique que la typhoïde lui avait ravi en pleine jeunesse et en pleine vigueur. Depuis, il allait à la messe le dimanche. Mais quand Belloir lui reprochait âprement « cette faiblesse, » il ne se trouvait pas le courage de confesser sa foi. Il se contentait de balbutier que s’il agissait de la sorte c’était « pour faire plaisir à sa femme ».

Belloir taxait l’explication de misérable excuse. Et comme il s’était juré d’empêcher son ami de franchir désormais le seuil de la paroisse, il multipliait les hymnes à l’éloge de la Matière omnipotente dans l’espoir que tant d’éloquence finirait par convaincre Dujonchet.

A la longue, celui-ci s’en trouvait importuné. Pourquoi ne rompait-il pas des relations qui lui devenaient pénibles ?

Parce qu’il redoutait que Belloir, pour se venger, ne lui fît la réputation d’un rétrograde inapte à soutenir une controverse. Et aussi parce que la partie de dominos où ils usaient leurs soirées lui était devenue plus qu’une habitude, — un besoin.

Un matin, au milieu de la route coutumière, ils aperçurent un gros caillou soigneusement lavé et qui semblait avoir été placé là pour retenir l’attention des passants. Sur sa face la plus apparente, une inscription, tracée au vernis noir, luisait. Ils s’arrêtèrent, se penchèrent dessus et lurent ces mots : Je n’existe pas, signé Dieu.

Aussitôt Belloir se redressa, les yeux étincelant d’allégresse. Ouvrant les bras, il s’écria :

— Là, tu vois bien que j’avais raison !…

Dujonchet restait interloqué. Ce n’était pas que les objections lui fissent défaut. Il aurait pu demander ce que prouvait cette médiocre facétie d’un émule probable de Belloir et aussi comment un personnage qui n’existe pas acquiert soudain de la vitalité pour se nier lui-même. Mais il était, par sa mollesse invétérée, tellement enclin à biaiser, à travestir en libéralisme sa couardise devant les assertions brutales des adversaires de sa croyance intime qu’il se contenta de répondre presque à voix basse : — Toutes les opinions sont respectables.

Hélas, ils se comptent, en trop grand nombre, à notre époque, les chrétiens effarouchés qui se dérobent au devoir de proclamer hautement la Vérité unique en toutes circonstances et quelles que puissent être les suites de leur bravoure. Beaucoup paraissent avoir honte de leur foi et craindre de souffrir pour elle. Qu’une coalition de démoniaques et d’aveugles se forme contre l’Église, ils se hâtent de mettre chapeau bas et de murmurer comme Sosie :

Qui va là ?… Heu ! ma peur à chaque instant s’accroît !
Messieurs, ami de tout le monde !…

Avant même que l’ennemi de Jésus ait achevé de vomir ses invectives et ses blasphèmes, ils s’empressent de vanter son savoir et l’ampleur de son esprit critique. Ils s’imaginent ainsi ménager son amour-propre et susciter sa modération. En quoi ils se trompent fort, car l’athée en conclut qu’il n’a pas à se gêner vis-à-vis de convictions aussi gélatineuses que fuyantes. Et lorsque le caprice lui vient de saper, une fois de plus, les murailles du sanctuaire, il manie le pic et la pioche, en riant des catholiques grelotteux qui le regardent démolir et qui se contentent de marmotter de vagues maximes à la gloire de la tolérance.

Certes, on ne leur demande pas d’empoigner des armes et de fondre, en vociférant un chant de guerre, sur la cohorte impie des profanateurs. Dans notre siècle, les âmes de Croisés se font rares. Mais qu’au moins, ils aient le courage de se grouper au pied du Crucifix et de répondre aux menaces, aux injures et aux dérisions des sectaires qui l’assaillent : — Nous sommes chrétiens. Cette croix c’est l’étendard de notre Roi. Avant de la détruire, il faudra nous tuer.

L’athée criera peut-être au fanatisme. Pourtant, soyez sûrs qu’en lui-même il éprouvera du respect pour les intrépides qui mourraient plutôt que de dissimuler leur foi. Au contraire, si, afin de montrer que vous êtes capables de « servir deux Maîtres, » vous fuyez le Golgotha sous prétexte que cette colline est mal abritée contre les simouns qui soufflent du désert ; ou bien, si pour montrer que vous avez l’esprit large, vous gardez le silence quand l’ennemi outrage votre Dieu, l’ennemi méprisera votre lâche prudence et, vous écartant de son chemin, comme des savates éculées, il poursuivra son avantage. Alors, par votre faute, Jésus boira le fiel et le vinaigre, sera percé de la lance et couvert de crachats une fois de plus.

N’est-ce pas la pire des indifférences votre marche oblique entre Dieu et le Démon ? Et quel sort l’attend ?

Probablement celui que rapporte Dante ;

« … Des soupirs, des plaintes, des cris aigus retentissaient dans l’air sans étoiles, de sorte que je me mis à pleurer.

« Langages divers, horribles jargons, paroles de douleur, accents de colère, voix aiguës et rauques et, avec elles, des bruits de mains produisaient un tumulte qui tourbillonnait sans cesse dans cette atmosphère éternellement obscurcie, pareil aux mouvements du sable agité par la tempête.

« Et moi, qui avais la tête ceinte d’horreur, je dis : «  — Maître, qu’est-ce que j’entends et quelle est cette race qui semble si abattue par la douleur ? »

« Et lui : «  — Ce sort misérable est celui des tristes âmes de ceux qui vécurent sans infamie et sans honneur. Elles sont mêlées au chœur détestable des Anges qui ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu, mais qui se tinrent dans la neutralité par égoïsme… La Miséricorde comme la Justice les dédaignent. N’en parlons pas, mais regarde et passe. »

« Et je vis une si longue file de gens que je n’aurais jamais cru que la mort en eût tant détruit… Tout de suite, je compris, d’une façon certaine, que c’était le troupeau des lâches qui déplaisent à Dieu autant qu’à ses ennemis. Ces pleutres qui ne furent jamais dignes de vivre, étaient nus et aiguillonnés sans cesse par des taons et des guêpes qui se trouvaient là. Ils leur rayaient le visage d’un sang qui, mêlé de larmes, tombait à leurs pieds et était recueilli par des vers infects… » (Dante : l’Enfer, chant III.)

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