Lettres à un indifférent
LETTRE XII
BEATA SOLITUDO
D’entendre parler sans cesse, autour de toi, d’« inflation fiduciaire » et d’« intensification de la production » te dégoûte passablement, Ami, tu as envie de fuir la ville. Tu chercheras, dis-tu, quelque coin de campagne à l’écart où il te sera loisible de choyer, loin des rumeurs financières, tes rêves d’art et de philosophie ante focum si frigus erit, si messis in umbra.
Oui, ce beau vers elliptique de Virgile, tu en appliquerais la formule si tu étais un païen revenu de tout et qui médite de cultiver désormais son égoïsme hors des agitations humaines.
Mais si tu es le chrétien qui se veut toujours plus épris de Jésus, tu éliras la bienheureuse solitude parce que c’est seulement en ses refuges que tu pourras recevoir pleinement la lumière qui émane du Bon Maître.
Sur la montagne, au cœur de la forêt, parmi l’atmosphère argentée qui baigne les hauts plateaux, parmi le murmure des brises, à travers les feuillages onduleux, ton âme se sentira enfin libre de se perdre joyeusement dans les splendeurs vivantes de l’Éternel Amour.
En cette solitude bénie, tu goûteras le silence et, par le silence, tu goûteras Dieu. Car la sainte Mère Marie de Jésus nous l’enseigne :
« Le silence est la loi même et l’habitude de Dieu. De toute éternité, il existe une vie intense qui va du Père au Fils et à l’Esprit Saint ; et cette vie se passe dans le silence absolu. La vie aussi que Dieu communique à la nature organisée est une vie silencieuse : la sève monte, l’arbre bourgeonne et fructifie dans le silence.
« Si Dieu s’approche pour parler à ses créatures, c’est dans le silence qu’il se manifeste, suivant l’admirable témoignage de saint Jean de la Croix : le Père a dit une seule parole, c’est son Verbe et son Fils ; il la dit éternellement dans un éternel silence et c’est dans le silence que l’âme l’entend… Le silence, c’est de l’amour. C’est l’aide que nous donnons à Dieu pour qu’il puisse nous combler comme il le veut[28]. »
[28] Texte cueilli dans la Vie de Mère Marie de Jésus. Les Carmélites de Paray-le-Monial ont bien voulu me communiquer les épreuves du livre où elles racontent l’existence, les œuvres et les vertus de leur Fondatrice.
Ami, je n’ai nullement qualité pour te conseiller une voie plutôt qu’une autre.
Si Dieu te destina aux œuvres extérieures, s’il te faut garder la solitude et le silence intérieurs parmi les remous et les babils du siècle — tâche très ardue mais possible moyennant la Grâce — suis docilement sainte Marthe.
Mais si tu es de ceux dont l’Aréopagite a dit que « non seulement ils conçoivent Dieu mais qu’ils sentent la divinité vivre en eux » tu feras comme Marie : tu resteras agenouillé aux pieds de Notre-Seigneur, tu y répandras, comme un parfum, ton oraison pour tes frères tumultueux du monde ; tu te fixeras en une retraite très cachée, loin des villes, au sein de la grande nature ; et là tu goûteras les harmonies profondes de la solitude et du silence — en Dieu.
Laisse-moi te décrire quelques-unes des joies qui te seront alors prodiguées.
Corolles jaune livide des euphorbes, bleu traître des aconits, rouge sombre des pavots qui engourdissent la conscience, naguère des liens de fleurs empoisonnées attachaient l’âme au monde. Voici qu’elle les a brisés et qu’elle s’offre à Dieu, paisible et limpide comme un petit lac, tout au fond d’un val ignoré, afin qu’il daigne y refléter sa face.
Elle a traversé d’abord des fourrés épineux où elle a cueilli les roses sanglantes de la Passion. Leur parfum lui apprit à aimer Jésus pour lui-même ; et son abnégation lui valut des félicités auprès de quoi les allégresses des sens ne lui apparaissent plus que des soubresauts d’infirmes clopinant dans des ornières boueuses. Elle connaît maintenant la joie unique, celle dont saint Thomas d’Aquin a dit « qu’elle n’est pas une vertu distincte de la Charité, mais qu’elle en est l’acte et le fruit ».
Mais, après cette période de suave après-midi qu’imprègnent les clartés candides de l’innocence reconquise, pour la grande purification qui doit finir d’effacer toutes ses taches et lui ouvrir le royaume de la Grâce illuminante, l’âme a passé par la nuit obscure, où elle connut les amertumes du Jardin des Olives. Il lui a fallu « accepter l’angoisse et la sécheresse et cela pendant un laps de temps assez long pour déraciner ses habitudes encore imparfaites aussi bien à l’égard des choses divines que des choses humaines. Au milieu des flammes de cette contemplation ténébreuse, elle s’est revêtue de pureté et de simplicité ; elle est devenue apte à recevoir les touches sublimes, quoique passagères, du Parfait Amour… » (Saint Jean de la Croix : la Nuit obscure, l. II, ch. IX.)
Par volonté d’aimer Jésus toujours davantage, l’âme a subi victorieusement l’épreuve. Alors elle connaît la quiétude. Un jour, sans qu’elle se soit rendu compte du progrès accompli, sans que, cette fois, la volonté intervienne, son oraison se transforme. Elle est tout endormie quant au monde, tout éveillée vers Dieu. C’est une naissance où elle ne peut formuler de paroles, et elle ne cherche d’ailleurs point à en formuler : elle sent Dieu en elle, elle en Dieu ; et pendant la brève durée de cette union, elle n’a eu besoin d’aucun effort pour se maintenir dans l’heureux sommeil qui l’immobilise. « C’est, dit sainte Térèse, l’amour s’unissant à l’amour ; les opérations de l’esprit y sont ineffablement pures et d’une délicatesse telle qu’il est presque impossible de les exprimer ; mais Dieu sait bien les faire sentir ! »
Repos ineffable, station splendide sur un sommet ensoleillé où il semble que les ailes des anges caressent notre front, qui vous a connus souffrirait des supplices plutôt que de se rendre indigne de vous mériter encore !…
Seigneur Jésus, gardez-nous du Démon qui voudrait nous rompre les jarrets afin de nous empêcher d’atteindre cette cime : la quiétude en Vous.
Comme, forte de son viatique, la présence habituelle de Dieu, l’âme purifiée ne s’arrête pas de gravir, avec courage, la voie étroite qui mène à des sommets encore plus élevés, Dieu la récompense en lui donnant des images. Qu’ils sont radieux ces tableaux et ces symboles ! Quelle flamme de vertu ils allument au centre le plus intime de la voyageuse !
Le mystique ignoré, qui me rapporta sa rencontre de l’Enfant-Jésus dans la forêt, me disait une autre fois : « Il y a des jours où j’entre dans un recueillement très profond. Mon âme est alors comme une toile où une invisible main dessine et colore des paysages de la plus intense beauté. D’abord, je les admire, sans en pénétrer la signification. Mais bientôt, pour peu que je la demande au Bon Maître, elle m’est donnée, non point par des paroles, mais par une intuition dont je ne saurais te faire saisir toute la netteté. Que te dirais-je ? Je comprends par la vue sans avoir besoin de méditer ni de raisonner.
« Un soir, j’étais dans ma chambre, agenouillé sur mon prie-Dieu. En face de moi, la muraille tapissée d’un papier gris. Tout à coup, cette surface monotone disparut. Je découvris un ruisseau qui coulait, en chantant comme une tribu d’alouettes, à travers une plaine, tout frémissante de sèves printanières et toute parée de grands lys dont les pistils d’or et les pétales d’une blancheur ébouissante se miraient avec prédilection dans l’onde heureuse qui glissait devant mes yeux. Qu’elle était bleue cette eau, et si pure qu’elle semblait un fragment du ciel de mai tombé sur la terre ! Je ne me lassais pas de la contempler ; et j’aurais voulu m’y plonger pour suivre son courant loin, très loin — jusqu’au Paradis… Et en même temps, la paix de Jésus régnait en moi, plus souveraine que jamais.
« J’ai su que ce ruisseau signifiait la vie unitive, fondue continuellement en Dieu, où je pourrais être admis si je restais fidèle à la Croix dont Jésus m’a fait la faveur de charger mes épaules… Je ne puis m’expliquer davantage. Ce que j’ajouterai, c’est que cette image occupa, en les illuminant, toutes les puissances de mon être jusqu’au matin et que le murmure de l’eau mélodieuse ne cessa de résonner en moi durant toute la journée qui suivit. »
Il se tut quelques instants, les yeux fixés ailleurs que sur la terre. Puis il reprit : « On ne peut confondre ces images, qui viennent de Dieu, avec celles que nous présente parfois notre imagination. Celles-ci s’effacent rapidement sans nous laisser aucun souvenir et sans nous avoir incités à la vertu. De même, les simulacres, que le Démon tente parfois d’insinuer en nous, ne réussissent pas à leurrer, d’une façon persistante, l’âme en état de grâce. D’abord chatoyants, ils ne tardent pas à s’obscurcir. Et puis ils apportent bien vite du trouble et des pensées fangeuses. Un signe de croix suffit à les dissiper. »
Et il conclut, les maintes jointes, le regard vers son Crucifix : — « Seigneur Jésus, ne permets pas que l’Ennemi se déguise en ange de Lumière pour substituer ses images fallacieuses à celles que ton Amour daigne parfois m’octroyer quoique je ne les mérite aucunement… »
Un autre jour encore, Lapillus me dit : « Il y a plus haut que les images. Il y a cette contemplation involontaire où l’on distingue les choses de ce monde unies aux choses du Ciel par un regard d’âme indicible parce qu’il relève de notre seule intelligence unie à celle de Dieu… Dimanche dernier, à la grand’messe, le peuple et le clergé, tous ensemble, chantaient le Credo. Je chantais aussi quand, tout à coup, il me sembla que chacun des articles, proférés en toute ferveur, devenait — une synthèse. Je vis, pas des yeux du corps, mais d’un regard d’âme ineffable, les Apôtres réunis, sous la présidence de la sainte Vierge, promulguer, pour tous les siècles, l’autorité immuable du Credo. Je vis, simultanément, l’Incarnation s’irradier en Marie ; je vis les hérésies aboyer autour de ces Dogmes, comme des chiens enragés. Je vis — ah ! je vis la communion des Saints sur terre, en Purgatoire, en Paradis. Et je vis Jésus vivre continuellement en nous par le Credo… »
Il se tut un peu. Puis il reprit d’une voix qui sonnait comme une harpe éolienne : « Seigneur Jésus, garde-moi de l’orgueil. Fais que je ne perde pas de vue un seul instant que cette Lumière, je la dois à ta seule miséricorde et non pas à mon mérite. Je ne suis rien, je ne vaux rien, je n’existe pas — hors de ton Sacré-Cœur… »