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Lettres à un indifférent

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LETTRE V
UNE AME DU PURGATOIRE

A la fin de 1914, au front, un sergent de la ligne me fit une confidence émouvante. Il appartenait à une division de l’armée Franchet d’Esperey. Atteint de bronchite légère, nous l’avions gardé une semaine à l’ambulance, le médecin-chef n’ayant pas jugé que son cas fût assez grave pour motiver son évacuation sur l’arrière.

A cette époque, les circonstances le permettant, je pouvais assister presque tous les matins à la messe d’un de nos prêtres-ambulanciers, engagé volontaire malgré sa santé fragile. Dès qu’il fut mieux, le sergent y vint aussi. Il montrait beaucoup de recueillement, mais je remarquai qu’il ne communiait pas.

C’était un jeune homme de haute taille, blond, aux yeux d’un bleu très pâle où flottait constamment un rêve triste. Par la suite, j’appris qu’avant la guerre, il était employé de commerce.

Tant que nous eûmes à le soigner, j’échangeais parfois une ou deux phrases insignifiantes avec lui. Mais, d’ordinaire, il parlait fort peu, se tenait à l’écart et semblait s’absorber dans un cycle de pensées solitaires qu’à l’expression de sa physionomie on pouvait conjecturer moroses.

Cependant, le jour où, tout à fait remis, il fut désigné pour rejoindre, le lendemain, son régiment dans la tranchée, il m’aborda, après la soupe de dix heures, et me demanda de lui fixer un rendez-vous.

— J’ai un conseil à vous demander, ajouta-t-il.

Pris par cent besognes, toutes urgentes, je ne lui avais, jusqu’alors, guère donné d’attention. Cette fois, à l’envisager, je le vis si sombre que je pressentis une âme en détresse. Aussi, je lui indiquai quatre heures de l’après-midi — moment où je disposais de quelque loisir — et je lui fixai l’endroit de notre rencontre : une passerelle jetée sur une petite rivière par nos sapeurs du génie et qui bientôt allait couler rouge de sang.

Cette requête ne m’avait pas beaucoup surpris. Je l’ai dit ailleurs : il y a quinze ans qu’il m’arrive, d’une façon assez fréquente, d’être consulté, sous forme épistolaire ou de vive voix, par des gens qui estiment que l’expérience d’un homme qui connut le diable avant de connaître Dieu leur peut être utile[7].

[7] Quelques-uns me reprocheront de mentionner le fait. Mais ce n’est pas de ma faute si Dieu daigne parfois employer « l’ouvrier de la onzième heure » à repêcher des âmes qui se noyaient dans la désespérance ou à les éclairer en posant un lampion sur leur route obscure ? Au surplus, les prêtres évangéliques à qui j’amène des pécheurs repentants m’en savent gré et prient pour moi. Cela me suffit.

A l’heure dite, je joignis le sergent… Tandis que j’écris ces lignes, le paysage autour de notre colloque me revient avec une netteté totale. Le village ruiné où nous cantonnions accumulait ses décombres à mi-hauteur d’une colline crayeuse, divisée en vergers dont les arbres fruitiers avaient été en majorité rasés par les obus. Au pied, une plaine ondulée qui fut un vignoble, mais où il ne restait que des échalas rompus et des débris arrachés de sarments noirâtres.

Le rû traînait ses eaux paresseuses entre des berges abruptes, semées d’orties et feutrées d’herbe sèche. La passerelle, construite de sapins encore verts, craquait avec une insistante assez agaçante. Par hasard, il ne pleuvait pas, quoique de gros nuages plombés, voguant bas dans le ciel, nous promissent un déluge pour la soirée. Mais, à l’occident, une éclaircie découpait un lac couleur de safran, de rose fanée et d’aigue-marine trouble où le pâle soleil de décembre s’enfonçait peu à peu. Il faisait très calme, car, depuis midi, les batteries allemandes et les nôtres s’abstenaient de rugir.


Le sergent Louis Z. ne prit aucune précaution oratoire pour entrer en matière. Tout de suite il commença :

— Je vous ai observé ces jours-ci et, je ne sais pourquoi, ni comment, il m’a semblé que je pouvais me confier à vous.

— J’ignore si je serai à même de vous être auxiliateur, répondis-je ; mais ce que je puis vous garantir, c’est mon attention toute fraternelle.

— Merci, j’y compte, reprit-il. Je n’hésiterai donc pas à vous relater une période de mon existence dont j’ai honte et regret. Une mort soudaine nous menace tous les jours : je ne veux pas l’affronter avec ce fardeau sur la conscience. D’ailleurs, le remords me harcèle et il s’y ajoute un fait étrange, qui s’est produit récemment, et qui me bouleverse l’esprit. Je vais tout vous dire…

Parlant de la sorte, il s’efforçait de rester maître de soi. Mais je voyais bien qu’une émotion violente lui étreignait l’âme et qu’il avait autant besoin de s’en libérer qu’un diphtérique d’expulser les fausses membranes qui lui obstruent l’arrière-bouche.

Il continua :

— J’avais vingt-trois ans ; j’étais au régiment et, dans la ville où nous tenions garnison, j’ai séduit une ouvrière de dix-huit ans dont la fine beauté avait éveillé ma sensualité volontiers conquérante. J’indique, en passant, que je n’avais pas été formé à éprouver des scrupules à cet égard.

J’eus quelque peine à obtenir que Marthe me cédât. Elle avait, en même temps que de la vertu naturelle, des sentiments religieux qui, jusqu’à moi, l’avaient gardée intacte dans le milieu anormal où elle était née. C’était sa seule défense, car sa mère était morte en la mettant au monde. Il ne lui restait qu’un père ivrogne qui ne s’occupait d’elle que pour l’injurier et, souvent, pour lui ravir le salaire dérisoire qu’elle gagnait dans une passementerie. Je la poursuivis de lettres si passionnées, je montai si obstinément la garde sous sa fenêtre, je l’étourdis, quand elle se rendait à son atelier, de propos si captieux, qu’elle finit par faiblir et me laissa voir qu’elle s’éprenait de moi… Enfin, sur l’engagement que je pris — sans aucune intention de le tenir — de l’épouser quelque jour, elle devint ma maîtresse.

Mon temps de service terminé, je l’emmenai à Paris, où je trouvai assez rapidement un emploi. Nous vécûmes ensemble au grand dépit de ma famille qui avait négocié, à mon insu, mon mariage avec la fille d’un quincaillier en gros, commandité par mon père. Cette jeune personne était rousse, un peu bossue et douée d’un caractère des plus grincheux. Mais on lui attribuait une dot imposante, ce qui, aux yeux des miens, compensait largement ses imperfections physiques et morales. Vexé qu’on eût disposé de moi comme d’un effet fin-courant, sans me consulter, je refusai net de consentir à cette union. Mes parents, outrés de ma dérobade, non seulement flétrirent mon manque de sens pratique, mais m’obsédèrent de lamentations aigres-douces. Chaque fois que j’allais les voir, c’étaient des querelles et des reproches opiniâtres. Cela devint tellement insupportable, que je rompis tous rapports avec eux.

Si j’avais éprouvé pour Marthe l’affection qu’elle méritait par sa tendresse, son intelligence, sa conduite irréprochable et le dévouement qu’elle me témoignait sans mesure, cette brouille m’aurait attaché à elle davantage. Mon devoir — je le comprends aujourd’hui — était de l’épouser comme je le lui avais promis. Je ne pus m’y résoudre. Une sotte vanité me retenait. Je faisais semblant de ne pas entendre les timides allusions qu’elle risqua quelquefois. Mais un jour où elle avait montré plus d’insistance, je lui répondis durement : « Tu n’avais qu’à me résister, tu serais peut-être maintenant ma femme. » Elle se tut ; et je feignis de ne pas remarquer son chagrin silencieux.

De fait, je n’envisageais notre liaison que comme une aventure passagère. Je m’estimais beaucoup trop « distingué » pour régulariser ma situation vis-à-vis « d’une fille du peuple ». Le second à la ganterie que j’étais devenu visait quelque chose de plus reluisant. Et qui sait si, un jour ou l’autre, je n’aurais pas, de moi-même, renoué les projets familiaux avec la roussote de la quincaillerie ? Quand l’amour de l’argent nous empoigne, nous devenons capables de bien des saletés !…

Quoi qu’il en soit, bêtement, honteusement, je méprisais Marthe. Je ne distinguais pas les qualités qui faisaient de cette plébéienne une femme exquise, fort supérieure à la moyenne des jeunes bourgeoises que j’avais eu l’occasion de rencontrer. Mais — je m’en rends compte, hélas ! trop tard — les sentiments que Marthe m’inspirait étaient de l’ordre le plus vulgaire et le plus chiennement brutal… Ah ! je ne me cherche pas d’excuses : je me conduisis envers elle comme un de ces malotrus qui, tant que dure l’effervescence de leur instinct, ne tiennent la femme que pour un instrument de plaisir. Puis on le jette là dès que la satiété est venue, dès que le jouet se détériore ou dès qu’un caprice voluptueux vous sollicite vers une autre.

Ce fut ce qui m’advint. Une gourgandine de café-concert me capta. Dès lors, je fis souffrir Marthe de toutes les façons ; je lui manifestai bassement que j’étais repu d’elle. Bref, je fus le mufle intégral.

Calculant que mes procédés finiraient par la révolter, qu’elle me prendrait en aversion et qu’il s’ensuivrait une rupture à l’amiable, sans disputes ni récriminations, je me mis à découcher avec persévérance… Elle pleura beaucoup, mais ne se plaignit pas. J’agis alors d’une manière encore plus vile. Un de mes camarades de comptoir ne dissimulait pas trop son goût pour Marthe. Je lui insinuai, à mots couverts, qu’il me rendrait service s’il parvenait à me débarrasser d’elle. J’espérais que ma compagne — que je jugeais à ma mesure — tomberait dans le piège et me fournirait ainsi un prétexte plausible pour la quitter.

Là, je fus désappointé. Marthe, par sa froideur méprisante, découragea le bellâtre. Elle était affreusement malheureuse et elle maigrissait à vue d’œil.

Moi, brute que j’étais, je bafouai avec cruauté son étiolement, comme si je n’en avais pas été la cause ! Et cependant, douce et plus que jamais fidèle, la pauvre fille s’efforçait de me cacher sa peine. Sa patience m’exaspéra. Le silencieux reproche qu’elle impliquait me semblait un outrage. Je devins de plus en plus malveillant. La moindre vétille me fut un motif de torturer ma victime. Surtout, je haïssais le regard de ses grands yeux tristes… Oh ! quel dégoût de moi-même m’empoigne quand ma conduite de ce temps-là me revient à la mémoire pour me corroder le cœur !…

Il eut un sanglot et se cacha la figure dans les mains.

Or il fallait que l’abcès fût vidé à fond.

— Continuez, dis-je, d’un ton bref, votre souffrance est nécessaire…

Il obéit :

— Jusqu’au moment où je la trompai, sachant que, malgré la faute où je l’avais entraînée, elle était restée pieuse et espérait en Dieu, je ne l’avais jamais empêchée de se rendre à l’église. Quoique peu instruit de la religion et m’abstenant de toute pratique depuis l’âge de quatorze ans, je respectais son recueillement lorsque je la voyais prier.

Mais une fois décidé à la froisser sur tous les points, de plus en plus affolé par la gueuse qui m’avait conquis, je me mis à la poursuivre de sarcasmes d’où suintait le plus grossier anticléricalisme. Chose bizarre, l’évidence de sa foi dans la miséricorde divine suscitait en moi des mouvements de fureur d’une âcreté tout à fait diabolique… C’est extraordinaire, n’est-ce pas ?

— Nullement, répondis-je, c’est un fait commun… Poursuivez.

— Nos relations en étaient là lorsque, un soir, je rentrai tout étourdi de boisson, à la suite d’une orgie avec ma nouvelle maîtresse. Je trouvai Marthe à genoux devant son Crucifix. Rien que son attitude me mit hors de moi. Aussitôt, une rage indicible me saisit. Je m’approchai d’elle, crachant des blasphèmes, et je la bousculai à plusieurs reprises. Puis, comme lui meurtrissant les bras, j’allais sans doute la renverser, elle me cria : « Prends garde, Louis, je suis enceinte !… »

Ébahi, je la lâchai… Soudain, je fus dégrisé. La voyant défaillir, je la relevai, je la posai sur le lit et je me mis à arpenter la chambre de long en large, ne sachant que résoudre.

D’abord, je me sentis confus d’avoir abusé de ma force contre la pauvre fille. Je m’en repentais ; je voulais lui demander pardon… Mais presque tout de suite, une vague d’égoïsme balaya ce bon sentiment. Positivement, il me sembla qu’une voix amèrement railleuse formulait en moi ces phrases : — Ah ! çà, vas-tu faire le jobard et te laisser prendre à ces simagrées dévotieuses ? Quoi donc ! n’est-ce pas assez de traîner, comme un boulet, cette créature que tu n’aimes plus ? Faudra-t-il encore que tu assumes la charge de ce mioche… hypothétique ?

Mais une autre voix chuchotait au plus profond de mon être : — Aie pitié d’elle, aie pitié de ton enfant, aie pitié de toi-même !…

Pendant quelques minutes, je m’attendris. Je fus sur le point d’aller vers Marthe, et de lui promettre que, bientôt, nous serions mari et femme pour élever l’enfant et vivre une vie nouvelle.

Sous l’influence de cette pensée, je m’approchai du chevet… Marthe s’était assoupie. Mais sa souffrance persistait dans le sommeil. De grosses larmes filtraient entre ses cils et glissaient lentement sur ses joues. Ses lèvres remuaient. Je me penchai sur elle et je l’entendis murmurer : Cœur sacré de Jésus, ayez pitié de nous ! Pardonnez à Louis !… Pardonnez-moi !…

Ainsi, broyée, outragée à la dernière limite, elle priait pour moi !…

Ah ! j’aurais dû tomber à genoux, la prendre dans mes bras et la consoler… Au contraire, mon courroux se ralluma. Je ne sais quelle impulsion mauvaise m’écarta du lit. Des sentiments ignobles m’empoisonnèrent l’âme. Je me dis : Bah ! tout cela, c’est un de ces incidents qui arrivent tous les jours ; il ne faut pas m’en exagérer la gravité. Raisonnons froidement. Il y a un fait : je n’aime plus Marthe et sa seule présence m’horripile. Peut-être qu’elle m’aime encore. Mais qu’y puis-je ? Dois-je entraver un avenir qui se promet brillant à cause d’une femme qui, après tout, ne me résista pas ?… Si je la quitte, elle m’oubliera ; elle en prendra un autre… Ou si, par grand hasard, elle reste seule, eh bien ! je lui enverrai de l’argent mais sans lui écrire… Ah ! diable, et l’enfant ?

Sur cette dernière question, malgré mon endurcissement, j’hésitai. J’avais beau me raidir, je sentis que j’allais m’émouvoir. Je balançai quelque peu.

La voix salutaire me disait : Songe à la douceur sacrée d’être père, aie pitié de cette innocence qui a des droits sur toi !…

Mais la voix néfaste étouffait cet avertissement : Allons donc, ne te laisse pas efféminer par un sentimentalisme absurde… L’enfant, Marthe le mettra en nourrice. Elle pourra le faire, puisque tu comptes lui octroyer une pension, — bien que tu ne lui doives rien. Ce ne sera qu’un bâtard de plus. Il n’en manque pas dans le monde, et ils se firent d’affaire !…

A ce coup, ma résolution fut prise. Sans, tout de même, oser regarder du côté du lit, je fis un paquet de mes objets de toilette ; je plaçai quelques billets de banque sur la table de nuit avec une feuille où j’avais écrit ces mots : « Je m’en vais et je ne reviendrai plus. Tous les mois, tu recevras une certaine somme. N’essaie pas de renouer ; c’est bien fini nous deux. »

Marthe dormait. Je sortis sur la pointe des pieds et je courus chez ma chanteuse. Je la réveillai pour lui apprendre la rupture et que nous allions vivre ensemble.

— Chic ! dit-elle en battant des mains, on va rigoler !

Je fis chorus à son allégresse. Je me croyais très heureux de ma libération. Et pourtant, une fois au lit, je ne pus m’endormir. Je ne sais quelles plaintes, pareilles à celles d’une brebis qu’on égorge, résonnaient, me semblait-il, à travers la chambre. Je tremblais comme si je venais de commettre un meurtre !… Cela se passait quatre mois avant la guerre…

Je vécus donc — assez salement — avec ma piailleuse alcoolique et dépravée. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’à son contact, je m’avilis fort. Au bout de deux ou trois semaines, je m’étais tellement abruti que je ne sentais même plus ma conscience me lanciner au sujet de Marthe abandonnée. Elle avait refusé l’argent que j’avais voulu lui faire parvenir par un vague homme d’affaires et elle m’avait renvoyé les billets que je lui avais laissés. J’appris qu’elle était rentrée dans la passementerie et qu’elle travaillait durement pour gagner son pain. Jamais elle ne m’écrivit ni ne tenta de me revoir, et j’en conclus qu’elle s’était résignée…

Or, un matin de juillet, un prêtre vint me demander au magasin. Intrigué, car je n’avais aucune relation dans le clergé, je me hâtai de le rejoindre sur le trottoir où il m’attendait. C’était un homme d’une quarantaine d’années, le visage très austère mais très doux. Tandis que je le saluais, les yeux pleins d’interrogations, je remarquai qu’il m’observait avec une expression de sévérité triste qui me déconcerta.

— Monsieur, me dit-il, j’ai une mission à remplir auprès de vous. Je viens de la part de mademoiselle Marthe X.

Fort surpris de cette intervention d’un ecclésiastique dans une affaire qui, pensais-je, ne relevait guère de sa compétence, je ne savais que répondre. Je ne pus que balbutier niaisement :

— Ah !… Et comment va-t-elle ?

— Monsieur, à la suite d’une chute dans son escalier, résultant d’une grande faiblesse due à une alimentation insuffisante, elle est morte cette nuit, en mettant au monde un enfant qui, venu avant terme, n’a pas vécu.

Cette nouvelle m’étourdit comme un coup de casse-tête. J’eus un éblouissement. Mes jambes pliaient et je fus obligé de m’appuyer au mur.

— Vous vous trouvez mal ? demanda le prêtre ; désirez-vous du secours ?

Mais, par crainte d’assembler les passants, je m’étais déjà ressaisi. Je compris que cet homme savait tout et que, malgré sa charité sacerdotale, il me méprisait — avec combien de raison !

Je me passai la main sur le front : — Et… et… repris-je, qu’est-ce que je dois faire ?…

— Ce que vous dictera votre conscience, déclara le prêtre, sans se départir de cette réserve glacée qui me causait un malaise indicible : Mlle Marthe m’a seulement chargé de vous faire savoir qu’elle vous pardonnait du fond du cœur votre conduite à son égard et que, là où Dieu la mettrait, elle prierait pour vous. J’ajoute, de mon chef, qu’elle a reçu les sacrements de pénitence et d’extrême-onction. Appelé auprès d’elle, sur sa demande, son repentir et son ardente confiance dans la miséricorde divine m’ont édifié.

Il ne me dit rien de plus mais demeura quelques instants à me fixer d’un regard moins réprobateur et où, cette fois, il me sembla lire de la pitié. Il paraissait attendre quelque chose de moi. Mais j’étais trop bouleversé pour rassembler mes idées en déroute. Je gardai le silence, me tordant les mains d’une façon machinale, et respirant avec peine tant j’avais le cœur serré.

Voyant que je continuais à me taire, il me tendit sa carte et, après m’avoir salué, s’éloigna sans que je trouvasse la force de le retenir pour lui demander d’autres détails — ou lui crier le remords qui soudain me déchirait l’âme. J’étais comme pétrifié de douleur.

Quand il fut loin, je lus ce qu’il y avait sur la carte, ceci : l’abbé N., vicaire à l’église Saint-A… Plus bas, son adresse personnelle et ces mots tracés au crayon : Memento, soror beatæ Magdalenæ pro te orat… Je la serrai dans mon portefeuille ; la voici…

Je rentrai, tout hébété, au magasin. Je me dis souffrant, — ce qui n’était pas un mensonge, car ma pâleur effraya tout le monde, — et je demandai un congé pour la journée… Pendant que je me dirigeais vers mon logement, j’allais d’abord comme un automate, cloué sur cette pensée : — Marthe est morte et c’est moi qui l’ai tuée… Je suis un immonde individu… Il faut que j’expie… Il faut… il faut que je prie pour obtenir mon pardon…

Je suis incapable de vous expliquer comment il se fit que cette résolution s’imposa à moi avec une sorte de douceur impérieuse. Elle scintillait en moi, si je puis dire, comme une petite étoile dans les ténèbres écrasantes où je me sentais plongé.

Ensuite, je décidai de fuir, sans perdre une heure, l’odieuse cabotine qui m’avait enclos dans la porcherie de ses pratiques luxurieuses. Je sentais tout lien coupé entre nous.

Arrivé à notre appartement, je constatai, avec joie, qu’elle était absente. La concierge, interrogée, me dit d’un ton goguenard qu’elle venait de partir « avec un monsieur » et qu’ils semblaient des mieux ensemble. Mais maintenant, cela m’était bien égal. Je rassemblai mes effets, je les descendis sans laisser même un mot d’explication. Je remis la clef à la concierge, la chargeant d’informer « Madame » que je m’en allais et que je ne reviendrais plus. Puis je pris un taxi et je me fis conduire à un hôtel, très loin…

Après, je me suis réconcilié avec mes parents. Je prenais mes repas à leur table et je passais toutes mes heures de liberté chez eux, quand la guerre éclata…

Il s’interrompit. — La nuit venait rapidement. Le crépuscule farouche qui, depuis le coucher du soleil, ensanglantait l’horizon, s’effaçait peu à peu. Dans l’ombre envahissante je ne distinguais plus la figure de Louis. Les artilleries avaient rouvert le feu et leur tonnerre grondait avec un tel fracas qu’il devenait difficile de s’entendre.

— Rentrons au cantonnement, dis-je, je vais vous mener à la cave où mes camarades m’ont installé une couchette. En fermant la porte, nous serons un peu préservés du tapage de cette canonnade. Comme personne ne viendra nous déranger, vous pourrez terminer votre récit à loisir.

Le sergent me suivit sans faire d’objections. Entrés dans ma taupinière, j’allumai la lanterne dont je me servais pour éclairer nos mouvements lorsque, vers minuit, les fourgons sanitaires nous amenaient des blessés qu’on pansait à la hâte avant de les diriger sur la gare d’évacuation. Puis je fis asseoir Louis à côté de moi, sur le tas de paille humide qui me servait de lit, et je l’invitai à reprendre sa confidence. Je sentais que je n’avais pas à lui dire mon opinion tant qu’il ne se serait pas complètement — délivré.

Il reprit : — La ferveur patriotique, le tumulte de la mobilisation, les milles préoccupations de l’entrée en campagne, les devoirs absorbants où m’obligeait mon grade ne me permirent pas souvent de me replier sur moi-même. En somme, cette diversion me fut salutaire, car si j’étais resté en tête-à-tête avec mon remords, je ne sais ce qu’il serait advenu de moi… Cependant la pensée du crime dont je m’étais rendu coupable ne m’avait pas quittée. Elle me revenait à l’improviste pendant les marches et les combats. Et c’était comme une tenaille qui me broyait le cœur. Autour de moi, l’on remarquait ma tristesse continuelle. Mais beaucoup étant, pour diverses causes, peu portés à l’allégresse, on admettait que je me tinsse à l’écart des godailles par quoi quelques-uns de mes collègues sous-officiers essayaient de réagir contre le sentiment d’insécurité où nous vivions.

Je n’ai pas à vous raconter le commencement de la guerre. Mon régiment faisait partie de l’armée Lanrezac. Nous sommes entrés en Belgique. Nous avons été battus et horriblement décimés sur la Sambre, non loin de Charleroi. Durant cette lutte acharnée, une idée fixe me tenait qui se formulait ainsi : — Mon Dieu, faites-moi la faveur qu’une balle me tue ; je suis trop malheureux !…

Je vous la rapporte pour bien vous spécifier qu’à cette époque, mes regrets ne m’incitaient pas encore à établir une relation entre les peines subies par celle que j’avais martyrisée et mon propre tourment. Voici le fait mystérieux qui m’éclaira sur ce point…

Ici, il s’arrêta. Une émotion insolite le faisait frémir. Il y avait de la crainte dans l’expression de son regard, mais aussi, tout au fond, de l’espérance. A la lueur vacillante de la lanterne, je suivais, avec sollicitude, l’alternance de ces sentiments sur sa physionomie, tantôt toute peureuse, tantôt comme illuminée par un rayon venu du dedans.

— Courage, dis-je enfin en lui serrant la main, allez jusqu’au bout, vous verrez qu’ensuite vous vous trouverez soulagé.

Ce témoignage d’intérêt lui fit du bien. Il releva la tête, qu’il avait peu à peu inclinée presque jusqu’à ses genoux, et continua :

— A la fin de notre retraite vers la Marne, je fus détaché au dépôt pour y instruire des réservistes. Là, n’étant plus dans l’angoisse de la bataille, j’eus du temps pour réfléchir. Je pensai, de nouveau, beaucoup à Marthe. Je récapitulais nos années de vie commune. Je me rappelais certaines de ses phrases, certaines de ses actions qui prouvaient quelle âme d’élite j’avais méconnue. Ces souvenirs me lacéraient et je pleurais dès que je me trouvais seul. Alors, presque sans que je m’en sois aperçu, comme si une force occulte, vigilante en moi, m’y déterminait, je me mis à prier, non seulement pour moi-même, mais aussi pour Marthe, nous unissant, d’une façon continuelle, dans mes implorations. Cette pratique quasi involontaire me procurait du calme et lénifiait l’amertume de mes remords. Cependant je sentais, au plus intime de mon être, que cela n’était pas suffisant et qu’un obstacle barrait la route, entre Dieu et moi, qui empêchait mes prières d’être pleinement accueillies.

Ouvrir la barrière n’était pas difficile, d’autant que les enseignements du catéchisme — oubliés depuis si longtemps — me revenaient à la mémoire avec une précision étonnante.

— Il faut aller au confesseur, me dis-je ; il m’entendra et m’absoudra peut-être.

Tout de suite, je pensai à l’abbé N… Je retrouvai sa carte et, comme nous étions à proximité de Paris, je comptais obtenir facilement une permission qui me permettrait de déposer à ses pieds le fardeau de mes fautes. Je fis ma demande, mais je fus déçu : nous devions partir incessamment pour le front. Le capitaine, chef du dépôt, m’expliqua que nul ne pouvait s’absenter, même pour quelques heures, parce que l’ordre de départ viendrait d’une minute à l’autre.

Pas plus tard que le lendemain, l’ordre arriva. Sous la direction d’un lieutenant, je conduisis du renfort, destiné à combler un vide dans mon régiment actuel. Nous fûmes bientôt à notre poste, puisque, comme vous le savez, notre division s’étendait alors, au demi-repos, entre Saint-Souplet et Lizy-sur-Ourcq.

Le délai, avant notre entrée en ligne, se prolongea. Rien ne m’empêchait donc de me confesser, les prêtres — aumôniers volontaires ou autres — ne manquant point parmi nous. Mais voilà que je me pris à atermoyer. Imbu d’une répugnance bizarre, je remettais de jour en jour. Je me sentais tenté d’écarter le souvenir de la morte. De misérables excuses à ma conduite barbare envers elle s’esquissaient en moi et je ne les accueillais pas sans complaisance. La voix intérieure — si discrète mais si persuasive — qui me conseillait de passer outre à ces velléités d’éluder mon devoir de rachat, me devenait importune. Bref, je balançais entre le pour et le contre avec tendance à demeurer inerte. Il en résulta que je vivais dans le trouble et l’inquiétude[8].

[8] Les catholiques de naissance et de pratique ont parfois quelque peine à concevoir que les touches de la Grâce illuminante soient ainsi tenues en échec par la force mauvaise « qui toujours veille ». En 1914, lorsque je publiai Quand l’Esprit souffle, où l’on trouve le récit de cas analogues, quelques-uns m’écrivirent pour me demander si « réellement » ces vicissitudes d’une conscience en voie de rénovation se produisaient telles que je les décrivais. Je m’empressai de leur répondre que je les rapportais selon l’exactitude la plus entière. Ah ! une conversion, c’est une rude bataille parmi de terribles souffrances ! Qu’on n’oublie pas non plus que ces luttes prouvent le libre arbitre et qu’il n’y a pas de contrition parfaite qui n’ait pour préface ce duel tragique entre le Bien et le Mal dans l’âme d’un grand pécheur repentant. Mais il est assez compréhensible que ceux qui reçurent la faveur de rester fidèles à Dieu aient quelque peine à réaliser l’état d’une âme écartelée de la sorte.

Un soir — je me rappelle la date, c’était le 8 décembre — je me couchai encore plus anxieux que de coutume. J’avais voulu prier mais, dès que j’essayai de me recueillir, mon attention se dispersa parmi des niaiseries sans aucun rapport avec mon désir. Les phrases liturgiques que je bredouillais m’étaient insipides. Elles me semblaient des formules privées de sens et je les répétais avec impatience et mauvaise humeur. Me sentant totalement aride, je finis par y renoncer et, m’enveloppant dans ma couverture, je m’étendis sur la paillasse, à même le carreau, qu’on m’avait désignée. Longtemps je me tournai et me retournai, en proie à une agitation pénible du corps et de l’esprit. Cependant, à la longue, le sommeil vint.

Je dormais, je crois, depuis assez longtemps quand je fis un rêve. Mais était-ce un rêve ?… Il me parut que je m’éveillais avec la sensation d’une présence à côté de moi. C’était comme si quelqu’un se tenait à mon chevet et me regardait avec insistance. Ma première idée fut que l’un des trois sous-officiers qui partageaient ma chambre était indisposé et s’était levé pour me demander de l’aide. Mais non, la demi-clarté, qui entrait par la fenêtre dépourvue de rideaux, me permettait de distinguer leurs corps étendus. Aucun n’avait bougé. A leur respiration forte et régulière, je constatai qu’ils dormaient profondément.

Et pourtant, je ne pouvais pas douter qu’un être invisible fût là, tout près de moi, comme en attente. Qu’attendait-il ?

Je l’ignorais, mais j’éprouvais de la douceur à le sentir si proche ; j’avais une intuition nette qu’il ne m’était pas hostile et qu’au contraire quelque chose comme un courant de tendresse mélancolique s’établissait de lui à moi… Je décris mal cet incident si étrange, mais c’est tellement difficile à exprimer !…

— Ne vous préoccupez pas de chercher vos mots, dis-je, racontez seulement comme cela vous vient et en toute simplicité.

Bientôt, poursuivit le sergent, l’être prit une forme. Je le perçus enveloppé d’une lumière assez faible qui se drapait autour de lui en une sorte de tunique vaporeuse aux reflets ondoyants et comme empourprés par un foyer intérieur. Lui-même, je le voyais, pour ainsi dire, en transparence.

Puis je me rendis compte que c’était une femme et enfin, les traits de son visage se précisant, je reconnus Marthe !

Impulsivement, j’essayai de lui tendre les bras et de crier son nom. Impossible : mes membres étaient comme cloués au grabat et je ne parvenais pas à remuer la langue. Cependant, je n’éprouvai pas de crainte : le courant de tendresse, si pur et si mêlé de pitié infinie, qui venait de Marthe à moi, croissait en intensité et m’inondait l’âme : ah ! je sentais combien elle m’avait pardonné !…

Maintenant, il me semblait qu’elle était, à la fois, à côté de moi, en moi et, détail inexplicable, loin de moi — à une distance effrayante. C’est ainsi…

Ensuite, sous son influence, une envie véhémente me fit battre le cœur : celle d’aimer Dieu autant que je sentais qu’elle l’aimait et de me rapprocher de Lui. Mais alors mon âme, lourde de péchés, pesa d’un tel poids dans mon corps que je compris qu’il ne fallait pas songer à suivre l’apparition là d’où elle venait. J’en souffris horriblement : c’était comme si un feu infernal m’avait calciné jusqu’aux os, m’imprégnant de désespoir. A cette minute, j’éprouvai un repentir violent d’avoir différé ma confession. Car je compris que c’était ma négligence qui m’empêchait de rejoindre Marthe…

Mentalement, je la suppliai de me secourir. Elle me répondit — oh ! pas des lèvres : je sentis sa pensée descendre en moi comme une eau dans un creux. Elle dit : — Viens à mon aide comme je suis venue à la tienne. Nous souffrons du même péché ; tu peux nous délivrer. Fais ce qu’il faut…

Elle n’ajouta rien. Je la contemplais éperdûment. Tantôt, ses yeux se fixaient sur moi et me versaient une flamme aussi intense que celle qui me dévorait auparavant — mais cette fois, purificatrice, génératrice d’espoir. J’avais alors l’impression d’être en combustion dans le même foyer que Marthe. Tantôt ses regards se tournaient vers le ciel et rayonnaient d’une foi sans bornes. Une force irrésistible me faisait l’imiter et alors, mon âme pénétrée de confiance en Dieu, comme la sienne, m’apparaissait toute lumineuse…

Combien de minutes ou d’heures cela dura-t-il ? Je ne saurais le dire : la durée semblait abolie…

Enfin Marthe se pencha sur moi et me mit au front un baiser dont la brûlure, pareille à celle d’un fer rouge, me fut, en même temps, douloureuse et suave. Je la sens toujours là !…

Il désigna l’entre-deux de ses sourcils.

— Marthe disparut. Je recouvrai l’usage de mes membres ; je repris conscience des choses et je promenai autour de moi des regards étonnés. Rien d’anormal : mes camarades dormaient. Le petit jour grisaillait aux vitres. Au loin, un coq chantait… Mais l’apparition avait laissé une telle empreinte en moi qu’il me sembla que c’était le monde perçu par mes sens qui était un songe et que mon rêve constituait la seule réalité…

Il s’interrompit encore une fois et me regarda, d’un air indécis, comme s’il craignait une raillerie de ma part.

— Tout cela vous paraît peut-être bien peu naturel ? ajouta-t-il enfin.

— Non, dis-je, ce n’est pas naturel, cela rentre, je pense, dans l’ordre surnaturel. Voyez-vous, nous baignons dans le surnaturel et le grand malheur, c’est que beaucoup ne semblent pas s’en douter. Pour moi, je crois, d’une foi humaine bien entendu, que malgré vos fautes, par l’intercession de votre victime, Dieu a permis que sa Grâce vous visitât. Mais un prêtre vous renseignerait mieux que moi. J’entends un prêtre de vie intérieure, comme l’abbé Gilbert, par exemple. Vous le connaissez ; vous avez assisté à sa messe à côté de moi, et j’y ai même été impressionné agréablement par l’évidence de votre piété.

— Oui, répondit-il, à coup sûr, l’abbé Gilbert est un bon prêtre. A sa messe, je suivais ses moindres gestes, je l’écoutais prononcer, avec une gravité toute pénétrée de foi, les paroles rituelles et lorsqu’il consacrait, un tel amour de Dieu émanait de lui que je me sentais porté à la vertu, rien qu’à l’observer.

— Certes, repris-je, il est bien comme vous dites. Hein, quel brandon de ferveur, un prêtre qui aime Dieu !… Mais il ne s’agit pas de cela. Pourquoi, puisque vous appréciez l’abbé Gilbert à sa valeur, ne vous êtes-vous pas déjà confessé à lui ? Voilà quinze jours passés depuis le 8 décembre. Et l’avertissement que vous avez reçu était pourtant assez clair !

Le sergent hésitait à me répondre. Comme je répétais ma question, il finit par murmurer d’un air confus : — J’avais honte de lui avouer toutes mes ignominies.

— Quelle sottise, m’écriai-je, vous pouvez être certain qu’il en a entendu bien d’autres ! Et puis n’oubliez pas qu’écoutant, pesant vos aveux, il tiendra la place de Notre-Seigneur. Or Jésus est venu sur la terre, surtout pour les chenapans, les luxurieux, les âmes les plus souillées. Et il a voulu mourir entre deux voleurs, dont l’un se convertit. Enfin il a répondu aux Pharisiens qui lui reprochaient d’accueillir des individus de mauvaise réputation : « Ceux qui sont en bonne santé n’ont pas besoin de médecin, mais bien les malades… Je veux la miséricorde, car je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs. » Or comment le médecin guérira-t-il le malade si celui-ci ne lui expose pas son mal ?…

— C’est vrai, reconnut le sergent.

— Il doit y avoir un autre obstacle, continuai-je, je flaire que votre fausse honte ne fut pas seule à vous retenir…

— Eh bien, dit-il, oui, quelque chose m’obsède : chaque fois que je fus tout près de me confesser, je sentis naître soudain en moi le sentiment que j’étais indigne de pardon, réprouvé sans merci et je reculai… Pourtant Dieu, qui me voit, sait combien je me repens !…

Ah ! comme je retrouvais là une vieille connaissance ! Que de fois, mêlé à des conversions, j’avais eu à déjouer cette manigance… janséniste du Prince de ce monde ! L’expérience me dictait ma conduite.

Je me levai ; prenant Louis par le bras, je le menai dehors : — Vous allez, dis-je, venir trouver tout de suite, avec moi, l’abbé Gilbert. Je vous garantis qu’à peine serez-vous à genoux devant lui, vos scrupules et vos frayeurs se dissiperont comme des fumées au vent !

Il n’objecta rien de plus et me suivit, très humble, au gîte de l’abbé. Celui-ci était là. Assis sur son sac, faute d’un siège plus commode, il lisait son bréviaire. En quelques mots, je lui présentai Louis et lui exposai sommairement de quoi il retournait. Puis je me retirai.

Regagnant ma cave, j’admirais l’action de Dieu sur cette âme qui, comme tant d’autres, avait péché plus par ignorance de notre sainte religion que par perversité foncière. De quel cœur je me fondis en humble action de grâces envers Notre-Seigneur qui, une fois de plus, avait daigné choisir le très pauvre instrument que je suis pour rabattre une brebis errante vers le bercail unique !… Ensuite, récapitulant le cas de Louis, je remarquai que la vision s’était manifestée le 8 décembre, fête de l’Immaculée-Conception. Il y avait là, je n’en doutais pas, une intervention de la sainte Vierge. Je n’en étais pas surpris car j’ai des raisons de penser que la Dame des lys s’intéresse particulièrement aux âmes du Purgatoire.

Le lendemain matin, je revis le sergent. Inutile de rapporter notre dialogue. Je mentionnerai seulement que je fus transporté de joie en constatant la lumière heureuse qui transfigurait son regard. La paix de Jésus régnait en lui…

Le jour même, il rejoignit son régiment.

Voici le dénouement. En janvier 1915, notre armée livra la bataille de Crouy qui fut un revers. Absorbé par des occupations que l’on devine, je n’avais pas revu Louis et je ne savais ce qu’il devenait. Or, deux jours après le combat, l’abbé Gilbert vint me trouver et me dit : — Notre sergent est mort…

— Savez-vous s’il est bien mort ? demandai-je avec quelque anxiété.

— Oui, reprit l’abbé, je ne vous ai cherché que pour vous dire comment les choses se sont passées. En entraînant sa section à l’assaut d’une pente occupée par les Allemands, Louis a reçu un éclat d’obus qui lui déchira les entrailles et lui fit au foie une lésion irrémédiable. Deux brancardiers l’ont emporté et ont réussi à traverser l’Aisne sur le seul pont de bateaux que la crue subite de la rivière n’avait pas emporté. Au poste de secours, le major n’a pas eu besoin de l’examiner longtemps pour le déclarer perdu. — Quoiqu’on essayât de lui dissimuler son état, Louis ne s’est pas fait d’illusions. Il avait toute sa connaissance et ses premiers mots furent pour me réclamer. Par chance providentielle, je n’étais pas loin et je pus accourir auprès de lui sans retard. Il me serra la main et voulut se confesser. Ce que je puis vous dire c’est que je n’eus pas à l’absoudre de grand’chose. Maintenant je tiens à vous rapporter sa phrase suprême. Il l’articula d’une voix faible mais très nette, peu avant d’entrer en agonie : Dites à R. que, depuis notre rencontre, je n’ai cessé d’offrir ma vie à Dieu pour qu’il fît sortir Marthe du Purgatoire et m’y reçût à sa place. Au moment même où j’ai été frappé, j’ai senti, me semble-t-il, que je serais exaucé…

L’abbé se tut. Nous nous regardâmes, les yeux pleins de larmes, et nous nous embrassâmes. Puis, d’un mouvement spontané, nous nous sommes mis à genoux et nous avons récité le Magnificat


Sainte Mère Église, comme nous t’aimons ! Serviteurs du Dieu que tu nous apprends à connaître, nous sommes heureux de lui vouer passionnément nos forces entretenues, accrues par l’usage de tes Sacrements et de lui offrir les fleurs de bon-vouloir que sa grâce fait éclore dans nos âmes.

Sainte Église militante, tu nous enseignes à entretenir un brasier de charité envers nos défunts. Sainte Église souffrante, tu nous prodigues l’oraison des âmes qui, citées par la Mort, au tribunal de Dieu, se reconnurent indignes de la Béatitude immédiate. Elles demandèrent les flammes rédemptrices où elles obtiennent le surcroît d’amour qui leur fit défaut sur la terre. Sainte Église triomphante, tu accueilles les âmes lavées de leurs taches en Purgatoire et tu les fonds dans la splendeur de la Lumière incréée, dans la ferveur de l’Amour éternel.

Sainte Église catholique et romaine, nous sommes fiers de nous proclamer tes enfants ; car c’est par toi que nous adorons le Dieu de justice et de miséricorde qui t’institua et qui décréta que jamais Satan ne prévaudrait contre ton privilège !…

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