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Lettres à un indifférent

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LETTRE III
LA MESSE

Mon ami, je serais très content que tu te tiennes d’abord pour assuré de ceci : je ne suis pas un docteur improvisé qui se juche dans une chaire d’occasion, et t’assène des prêches sur le crâne. Comme-toi, je suis un miséreux que son dénuement extrême oblige sans cesse de demander à Jésus pour deux sous d’amour de Dieu. Quoiqu’il ne puisse faire grand cas d’un mendiant tellement enclin à gaspiller ses aumônes, sa bonté est si grande qu’il les renouvelle même quand je ne les mérite pas.

Que pourrais-je faire pour lui témoigner un peu de gratitude sinon les partager avec toi ?

Admire la sollicitude du Bon Maître ; il m’a pris, guenille humaine, traînée dans toutes les immondices de l’orgueil et de la sensualité ; il m’a promu au rang d’ouvrier de la onzième heure et il m’enseigna, avec mille peines, le métier de vigneron dans la Vigne aux grappes de lumière. Parce qu’il m’admit très tard à la vendange, j’ai pu faire la comparaison entre les fruits que sa Grâce me désignait et les aigres prunelles sauvages que je prenais, hier encore, pour des framboises parfumées. C’est pourquoi les raisins du clos de la Rédemption possèdent pour moi une saveur toujours renaissante, toujours plus intense et sur laquelle je ne saurais me blaser.

Je ne puis faire autrement que de rester dans la Vigne car le monde, alentour, me semble désormais une lande semée d’euphorbes et de jusquiames où croassent des freux. Et cependant, pour ne point céder aux illusions diaboliques qui voudraient me le peindre comme un jardin de magnolias où chantent des fauvettes et des rouges-gorges, j’ai besoin de me rappeler, avec insistance, que, hors de Jésus, je ne suis rien, je ne puis rien, je ne vaux rien.

C’est pourquoi, quand, sur ta demande, je te dis : « Tu devrais agir de telle ou telle sorte », je te répercute simplement l’écho d’un discours que je viens de m’adresser à moi-même. C’est pourquoi aussi, je me risque à te décrire mes expériences, celles qui proviennent du temps où je vagabondais loin de Jésus, et celles datant de l’époque bienheureuse où il daigna commencer à me faire sentir son amour.

Il est une de ces expériences dont j’éprouvai les effets d’une façon si efficace que je ne saurais trop te la recommander. C’est l’assistance quotidienne à la messe.

J’ai déjà développé ce point dans un autre livre. Si j’y reviens à présent, c’est que j’ai touché du doigt qu’il est difficile — pour ne pas dire impossible — de progresser et même, pour certains, de se maintenir dans la voie étroite si l’on ne se fait une règle de cette pratique.

Mais que dis-je, ce n’est pas une règle ! Il ne s’agit pas d’une discipline morose et importune.

Cela devient très vite une joie, un bain de vie surnaturelle vers quoi l’on s’empresse avec autant de hâte que le voyageur vers une eau fraîche sous les saules après un parcours insipide dans un train surchauffé par la canicule et tout imprégné de noires poussières malodorantes.

C’est à Lourdes, durant l’année que j’y passai pour écrire Sous l’Étoile du Matin, que je pris l’habitude d’aller tous les jours à la messe et d’y communier. Elle me fut inculquée par un saint directeur, le Père Burosse — mort depuis. Quand je vins le trouver pour lui demander de m’apprendre à aimer Dieu, il ne me cacha point que, vu mes imperfections innombrables, j’avais beaucoup à besogner pour obtenir une aussi enviable faveur. Après une confession générale, il me démontra que les racines du « vieil homme » étaient encore très vivaces en moi. Ah ! il ne me délaya point une homélie au sirop de guimauve ; son exhortation fut rude et sans ménagements — ainsi qu’il m’était nécessaire. Dieu me fit la grâce de le comprendre. Je le priai alors de vouloir bien se charger de cette seconde conversion qu’il me présentait comme essentielle pour mon salut. Il y consentit en spécifiant avec netteté que je lui obéirais d’une façon exacte en tout ce qu’il croirait devoir me prescrire pour le bien de mon âme. Les avantages de cette soumission étaient trop évidents pour que j’hésitasse à m’engager. Je le fis donc avec allégresse.

Satisfait, il me dit :

— Le don purement gratuit que Dieu vous a octroyé en vous ramenant au bercail vous crée des devoirs proportionnés à ses miséricordes. Vous viendrez donc tous les matins à la messe ; vous la suivrez attentivement, sur votre paroissien, d’après l’ordo, et vous y communierez. De plus, vous ne manquerez pas de venir vous confesser chez moi, tous les samedis soirs à cinq heures. »

Naturellement j’acquiesçai. Et je te prie de croire qu’il tint strictement la main à l’observation de cette discipline. Il ne me passa aucune négligence. Les premiers temps, il m’arrivait parfois de me chercher une excuse pour esquiver la messe, une ou deux fois par semaine. Ce n’est pas qu’il m’ennuyât d’y assister. Mais, assez souvent, le démon me soufflait que le Père exagérait, que j’avais le droit d’interpréter d’une manière large, sans l’appliquer au pied de la lettre, son injonction. Une visite un peu prolongée à la Grotte, dans la matinée, me disais-je, compenserait mon abstention. Alors, comme un écolier qui combine une fugue loin de l’antre où trône son pédagogue, je pensais : — Bah ! il y a beaucoup de monde à la chapelle : les sœurs de Nevers, les orphelines, pas mal de dames pensionnaires, des Hospitaliers. Dans le tas, le Père ne s’apercevra pas de mon éclipse…

Profonde erreur ! Toujours il la remarquait. Dans la journée, il me faisait appeler et m’interrogeait sévèrement sur le motif de mon absence. J’avais beau chercher des périphrases pour ne pas lui dire trop carrément mon désir d’escampette, il démêlait tout de suite de quoi il retournait et il m’extirpait, sans aménité, l’aveu du prétexte choisi pour me dérober. Sur quoi, il me disait :

— « Oui ou non, avez-vous promis de venir à la messe tous les jours ? Oui, n’est-ce pas ? Donc il n’y a pas de Grotte qui tienne — d’autant que rien ne vous empêche d’y aller plus tard. Que cela ne se renouvelle pas, sinon vous voudrez bien vous adresser à un autre confesseur. »

Je me récriais, n’ayant pas du tout envie de le quitter. Alors, il m’infligeait une pénitence avec l’ordre de la faire aussitôt. Et le diable déçu battait en retraite.

D’autres fois, à l’heure du lever, surtout l’hiver, quand il ne faisait pas jour et qu’il avait gelé, les yeux encore mi-clos, je trouvais plus agréable de rester sous la couverture bien chaude que de gravir, en grelottant sous la bise, la pente ardue qui menait à la chapelle. Je rusais avec moi-même, j’inventais des excuses à ma mollesse — tant notre nature est ingénieuse et féconde en subterfuges quand il s’agit de nous éviter un effort. Je me disais par exemple : — Hier j’ai beaucoup travaillé, un peu de repos en surcroît me fera du bien. D’ailleurs, il me semble, en m’examinant bien, que j’éprouve une velléité de névralgie. M’exposer au froid serait imprudent…

Ce raisonnement me paraissait si solide que je m’enfonçais dans les draps et que je manquais la messe. Mais quand était venu le moment de comparaître devant le Père, celui-ci me proposait immédiatement de m’enclore dans un coffret garni de ouate. Puis il me faisait convenir de ma fainéantise — et vlan, une pénitence ! Il ajoutait aussi que si, d’aventure, quelque malaise me tenait au réveil, je devais le surmonter ; je m’apercevrais bientôt que la prière en union avec le Saint-Sacrifice et l’Eucharistie étaient d’excellents remèdes contre les défaillances passagères ou même assez graves du physique. Indication dont j’ai reconnu, par la suite, le bien-fondé. J’y reviendrai.

Le Père concluait : — « C’est seulement dans le cas de maladie réelle et si vous ne pouvez absolument pas sortir du lit que je vous dispenserai de la messe. »

Or, cela n’arriva point car, cette année-là, grâce à la Sainte Vierge, je jouissais d’une bonne santé.

Voici maintenant le bénéfice que mon âme retira de la messe et de la communion de chaque jour. Suivant, par obéissance, le texte liturgique, je ne tardai pas à le savoir par cœur, ou à peu près. Alors, je pus en goûter toute la splendeur et en dégager le symbolisme admirable. Puis, de la contrainte qui m’avait été imposée, naquirent une aisance et une liberté dans l’oraison telles que j’en vins parfois à voir les péripéties de ce drame incomparable : la Sainte Messe comme une suite d’images lumineuses, riches de sens et d’une beauté dont rien n’approche sur la terre. J’en acquis de la ferveur, du zèle pour combattre mes vices et surtout le moyen d’aimer Dieu en connaissance de cause[2].

[2] Si Dieu me prête vie, j’écrirai quelque jour un commentaire mystique de la messe.

Le Père me dit, quand je lui exprimai ma reconnaissance de m’avoir amené à cette contemplation, malgré mes dérobades, qu’il avait visé ce résultat et qu’à l’avenir, je devais prendre garde de ne pas galvauder, par infidélité ou relâchement, la grâce ainsi reçue…

L’habitude, une fois prise, on se dit, avec joie, au réveil, quand l’aube innocente teinte de ses clartés baptismales l’orient du ciel :

— Parce que j’aime mon Jésus, j’irai partager son holocauste quotidien ; j’irai puiser à ce réservoir d’énergie : son sang adorable, les vertus dont j’ai besoin pour purifier ma nature, toujours encline à mal faire, pour tenir à distance les meutes galeuses du démon.

Et l’on va ; et, chemin faisant, il semble, même par les matins brumeux ou neigeux de décembre, il semble qu’une lumière d’or rose caresse vos prunelles et que les ailes des anges, qui vous survolent, laissent tomber des plumes. Ah ! comme ils voltigent autour de vous, les flocons de neige pareils aux pétales délicats des fleurs de pommiers, en avril !

Entré dans le sanctuaire, fît-il dehors très sombre et très froid, n’y eût-il au dedans qu’une humble veilleuse à luire devant la Présence Réelle, il vous apparaît qu’une brûlante atmosphère d’amour s’irradie du tabernacle pour réchauffer votre âme et votre corps et que le Crucifix qui surmonte l’autel brille comme un astre dont l’éclat de nul soleil n’approche…

Quant à la communion, elle m’était devenue aussi très vite un besoin. Je m’aperçus qu’elle aiguisait mes facultés naturelles et me rendait l’esprit davantage lucide pour mon travail. Mais aussi elle agissait merveilleusement sur le physique. — Que de fois, depuis ce temps-là, il m’est arrivé de me traîner à la messe, le corps tout souffrant et le cerveau semblable à un morceau de bois ! Eh bien, presque toujours, je revenais de la Sainte Table doué d’une vigueur renouvelée et avec quarante idées dans la tête. Ou si Notre-Seigneur jugeait bon de me laisser dans le malaise corporel et dans la vacuité de l’intellect, il m’accordait une grâce de patience. Si bien que, offrant, offert avec Lui, je portais ma croix à sa suite sans regimber.

Mon ami, comme tu n’es pas le mulet rétif que j’étais, lorsque je me mis sous l’obédience du Père Burosse, tu n’imiteras pas les tièdes qui tentent de se faire une religion d’après une cote mal taillée entre leurs devoirs envers Dieu et ce qu’ils appellent « leurs devoirs envers le monde ».

Ceux-là, sous prétexte d’obligations professionnelles, ne communient que le plus rarement possible. Je les compare à d’étranges convives aux noces de Cana. Ils ne tiennent pas du tout à ce que l’eau de leur indifférence soit changée en vin d’amour de Dieu. Et si, cependant, Notre-Seigneur opère le miracle, par leurs communions peu fréquentes, ils témoignent d’une préférence pour le « moins bon vin » du début. Le grand cru surnaturel que le Maître leur offre de boire à tous les repas, ils le dédaignent. En punition, leur âme s’ankylose et ils deviennent incapables de gravir allégrement la Voie douloureuse — seul chemin qui mène en Paradis, à travers les roses rouges et les épines.

Note.

Pour la confession, le Père Burosse n’agissait pas avec moins de sollicitude et de nécessaire rigueur. Les pénitences dont il me faisait la faveur étaient — rudes. Comme dit sainte Marguerite-Marie, « il m’en donnait de fortes et auxquelles je ne m’attendais pas ». Si je mentionne le fait, c’est afin de démontrer combien il est utile à un converti récent d’avoir auprès de soi quelqu’un qui lui concasse l’amour-propre et qui possède le discernement des esprits. Sans cela, point de progrès dans la vie purgative.

D’ailleurs, en dehors de cette excellente discipline, le Père me laissait la plus grande latitude pour suivre mes attraits dans l’oraison. Même, il encourageait le penchant à la contemplation affective que Dieu m’avait donné et mon goût très vif pour la méditation des œuvres de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix.

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