Lettres à un indifférent
LETTRE II
D’APRÈS L’IMITATION
… Comme je me plaignais, quelqu’un d’autorisé me dit :
— C’est une bien étrange illusion celle de l’homme qui tente d’éliminer la souffrance de sa vie et qui espère y réussir. L’expérience de chaque jour devrait pourtant lui apprendre qu’on n’abolit pas la douleur ; tout au plus on la transpose. Soit dans notre chair, soit dans notre esprit, soit dans nos sentiments, soit par autrui, soit par nous-mêmes, nous en subissons sans cesse les atteintes. Tu désertes ton logis pour lui échapper, tu la retrouveras dehors. Tu verrouilles ta porte pour qu’elle n’entre pas, déjà elle est assise à ton foyer. — « Crois-tu donc, te dit l’Imitation, pouvoir t’affranchir d’une loi dont personne encore n’a été exempt ? »
Non, personne, pas même le Verbe incarné.
Admets enfin, qu’il y a là un fait inéluctable et permanent contre lequel il est chimérique de t’insurger. Ce serait une entreprise aussi vaine que de prétendre ne pas te mouiller l’épiderme quand tu te plonges dans l’eau.
L’incrédule qui, par orgueil, n’avait compté que sur ses propres forces pour supporter la douleur fut déçu. Son malheur est indicible car Dieu, qu’il prétend ignorer, se tait en lui. Il se targue alors de ne répondre « que par un froid silence au silence éternel de la Divinité ». Mais cela, c’est le désespoir. Et le désespéré a beau s’affirmer impassible, sois sûr qu’en tête-à-tête avec sa conscience, il souffre plus que quiconque.
Pour toi, chrétien, tu ne te soumettras à la douleur, tu n’en saisiras les bienfaits que, du jour où tu te conformeras à Jésus-Christ. Car Jésus fut une gerbe de souffrances offerte en sacrifice pour t’acquérir non pas la félicité sur la terre mais la félicité dans l’autre vie.
Tu connais ce principe essentiel de la religion que tu te figures pratiquer, tu sais qu’elle ne te promet qu’une aide souveraine pour supporter les maux nécessaires à ton salut et pourtant tu n’arrêtes pas de gémir : — Je voudrais être heureux, là, tout de suite, toucher en plaisirs sensuels les intérêts du capital de croyance que j’ai placé sur la Rédemption.
Quand tu parles de la sorte, il me semble entendre Notre-Seigneur te répondre ce qu’il a dit à sainte Angèle de Foligno : « — Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimé. »
Autre subterfuge : il t’arrive de proposer un marché à ton Dieu. Tu lui dis : — Je prendrai sur mes occupations le temps de vous réciter un Pater. Vous, en retour, vous m’enlèverez ce mal de dents qui m’agace et, ce soir, vous me donnerez la lune.
Ou bien, tu t’écries, sans préambule : — Je ne veux pas souffrir !… Jésus te répond : — Il faudra donc que je souffre à ta place.
Le sens même de l’énigme de vivre réside là : le monde gravite autour de la Croix. Lorsque tu auras senti ceci : tu es solidaire de Jésus crucifié partout et toujours, c’est alors seulement que l’acceptation de la souffrance te deviendra féconde en joies d’ordre surnaturel. Uni à sa Passion par l’amour, tu goûteras la volupté de souffrir avec lui. Tu le soulageras en l’aidant à porter sa croix comme le fit le Cyrénéen. En récompense, Lui t’aidera à porter la tienne. Par ses mérites, et aussi à cause de ta bonne volonté, tu connaîtras les saintes allégresses de la Voie douloureuse. Tu recevras la grâce illuminante ; elle te fera lire, au fronton de la porte qui ouvre sur la Béatitude, ces mots tracés en lettres d’or radieux : « Quand tu en seras venu à trouver la souffrance douce et à l’aimer pour l’amour de Jésus, estime-toi heureux, car tu auras trouvé le paradis sur la terre (Imitation, II, 12). »
En dehors de cette vérité fondamentale : vivre par Jésus, avec lui, en lui, il n’y a que folles arguties et empirismes trompeurs.
Les scientifiques de la matière, les positivistes qui s’amputent de cette faculté : la recherche du divin et qui le déclarent inconnaissable, les faux sages de tout acabit peuvent s’égosiller, te proposer mille drogues pour anesthésier en toi le sentiment de la douleur, je te le jure, par mon salut éternel, ni les chloroformes, ni les cocaïnes de leurs systèmes ne valent pour te consoler. Au contraire, si tu mets docilement tes pas dans les pas sanglants de Jésus, tu cueilleras, parmi les ronces, les belles fleurs de l’Amour absolu.
— Je m’écriai : — Ah ! que c’est difficile !…
Mon instructeur reprit :
— Sans doute ; mais tout est difficile — même d’apprendre à jouer au bilboquet. Aussi ne compte pas réussir par tes propres ressources, ni par des raisonnements en plusieurs points. L’oraison persévérante, émise de tout ton cœur, peut seule te faire atteindre le but. Demande, sans arrière-pensée vers les choses de ce monde (pour lesquelles le bon Maître a spécifié qu’il ne priait pas) et il te sera donné.
Un mystique inconnu me disait un jour — Pendant plusieurs années, je criais sans cesse à Jésus : « Seigneur, ma pénurie d’amour est vaste comme la mer. Faites que je vous aime. » Enfin, il m’envoya la maladie. Elle m’apprit à l’aimer et, depuis je suis heureux par son amour.
C’est en méditant saint Paul en ses Épîtres qu’on commence à sentir naître en soi le sentiment que la vie souffrante de Jésus-Christ circule en son Église, comme la sève dans l’arbre, et s’y manifeste par les floraisons miraculeuses de l’esprit de sacrifice. Rappelle-toi, applique-toi cette sublime clameur : « Moi qui, maintenant me réjouis dans mes souffrances et accomplis dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ, pour son corps qui est l’Église !… » Comment n’imiterions-nous pas l’Apôtre, puisque c’est le seul moyen que nous possédions de nous hausser au-dessus du marécage où nous nous enlisions dans la bourbe des liesses animales ?
Et n’oublions pas que, par le don total de notre être, nous vivifions le prochain comme lui-même nous vivifie s’il accepte le don d’amour car saint Paul a dit aussi : « Comme dans un seul corps nous avons beaucoup de membres, ainsi, quoique nombreux, nous sommes un seul corps en Jésus-Christ étant tous, et chacun en particulier, les membres les uns des autres. »
Cela, c’est l’initiation. La pratique succède. — Or elle nous devient aisée dès que nous nous sommes fait une habitude d’accompagner Jésus du Cénacle au Calvaire pour partager les péripéties suprêmes de son holocauste. Ah ! d’abord ne le délaissons pas au Jardin des Olives. Demandons-lui de noyer notre égoïsme dans la sueur de sang qui ruissela de tout son corps sur la terre lorsqu’il lui fut révélé, en tant que Fils de l’Homme, que son sacrifice serait méconnu, dédaigné, relégué dans la légende par trop de cœurs endurcis d’orgueil et de fausse science. Quelle vision il eut alors de l’ingratitude humaine ! La voyante de Dulmen, Catherine Emmerich, nous a décrit son agonie. Je ne connais rien dans la littérature religieuse qui égale le tableau qu’elle nous en a donné.
Lisons quelques passages de son récit :
« Devant Jésus parurent toutes les souffrances futures de ses apôtres, de ses disciples, de ses amis… Il vit la tiédeur, la corruption, la malice d’un nombre infini de chrétiens, le mensonge et la fourberie des docteurs orgueilleux, les sacrilèges des prêtres impurs et les suites affreuses de leurs actes… Je vis passer devant l’âme du pauvre Jésus les scandales de tous les siècles jusqu’à la fin du monde. Les apostats, les hérésiarques, les corrupteurs et les corrompus l’outrageaient et le tourmentaient comme n’ayant pas été suffisamment crucifié. Beaucoup le maltraitaient, le reniaient ; beaucoup secouaient la tête avec moquerie en le regardant et fuyaient les bras qu’il leur tendait… Il en vit une infinité d’autres qui s’écartaient, avec dégoût, des plaies de son Église comme des enfants lâches et sans foi abandonnant leur mère au moment de la nuit, quand viennent les voleurs et les meurtriers auxquels leur négligence ou leur malice a ouvert la porte… Il vit une foule d’hommes tantôt séparés de la vraie vigne, tantôt comme des troupeaux égarés, conduits par des mercenaires dans de mauvais pâturages… Ivres d’eux-mêmes, ils n’avaient ni froment pour leur faim, ni vin pour leur soif… Il me fut dit que ces quantités innombrables d’ennemis du Sauveur étaient ceux qui le maltraitaient de différentes manières dans le Saint-Sacrement. Je reconnus parmi eux toutes les espèces de profanateurs de la divine Eucharistie. Il y avait là des aveugles qui ne voulaient pas voir la Vérité, des paralytiques qui ne ne voulaient pas marcher avec elle, des sourds qui refusaient d’écouter ses avertissements, des muets qui se dérobaient pour ne pas la défendre par la parole, des enfants égarés à la suite de leurs parents et tous ceux qui oublient Dieu, qui se dégoûtent des choses célestes et qui, ayant dépéri loin d’elles, sont devenus à jamais incapables de les goûter… Je vis encore, autour de Jésus, des clercs irrévérencieux, des prêtres légers dans la célébration du Saint-Sacrifice, des masses de communiants tièdes ou indignes… Ah ! c’était un horrible spectacle car je voyais l’Église comme le corps de Jésus et cette masse d’hommes déchiraient, arrachaient, dispersaient des morceaux palpitants de sa chair vivante… »
Ayant lu ce passage, mon instructeur reprit…
Ne cesse de te répéter, homme au cœur partagé, que toutes ces tortures subies par ton Sauveur tu les renouvelles chaque fois que tu le négliges pour vivre selon les maximes de ton époque. Vois-tu, la Passion n’est pas un événement désormais historique, qui eut lieu une fois pour toutes, et dont il ne reste qu’une date à classer dans le même carton que celles de la construction de la Tour Eiffel ou de l’invention de l’automobile. Elle est une réalité toujours vivante et qui, comme l’a dit Pascal, « durera jusqu’à la fin du monde ».
Si donc tu entends mériter l’amour de Jésus, si tu veux que sa parole : « Le royaume du Ciel est en vous » te soit un viatique, efforce-toi de lui obéir quand il te dit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce d’abord à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. »
Le suivre ? Est-ce égrener trente-six chapelets à la file en pensant aux fluctuations de la rente ? Est-ce glapir avec nonchalance des cantiques émollients à la gloire du Sacré-Cœur en écartant l’idée que ce symbole, surmonté de la croix, enlacé de la couronne d’épines, signifie amour par la souffrance ?
Non, c’est accompagner Jésus au Calvaire.
Mais si tu refuses de souffrir avec lui, crains que Jésus ne refuse d’agréer le vain cérémonial de tes hommages. Et crains de devenir le figuier stérile qu’il coupe et qu’il jette au feu…
Ami, je crois que cette instruction te sera salutaire, comme elle me le fut ; c’est pourquoi je te la transmets.
Note.
La doctrine de saint Paul et, par conséquent, celle de l’Église, a été admirablement exposée par l’abbé Fouard à la fin de son ouvrage sur l’Apôtre (t. I, Saint Paul et ses missions, p. 473 et suiv.). La voici :
« Le regard de saint Paul a sondé la profondeur de la chute originelle. Il y a vu l’homme devenu chair, le péché imposant la loi à ses membres et leur faisant produire des fruits de mort, la volonté la plus souvent impuissante à sortir de l’esclavage, impuissante surtout à atteindre la justice, élevée par l’apôtre à des hauteurs que les Juifs ne soupçonnaient pas. La Justice de Paul, en effet, ne se borne pas à la vertu naturelle dans ce qu’elle a de plus achevé, c’est la sainteté divine elle-même communiquée à nos âmes et y maintenant une conformité absolue de nos volontés à celles de Dieu. D’où vient cette communion à l’éternelle Justice ? De la foi, dont l’Apôtre, en son Épître aux Romains nous a fait connaître la puissance surnaturelle. Opérant par la charité, elle nous unit au Christ en qui s’est incarnée la sainteté, la vie divine. Elle fait plus : elle crée en nous un être nouveau dont le souffle est l’esprit de Jésus. Unis, livrés à Lui par cette vie nouvelle, nous pouvons faire tout ce qu’il fait : mourir en lui à la chair et au péché pour renaître à la vie spirituelle. Parlons d’une façon plus précise : le Christ seul vit, agit, prie, souffre, meurt et ressuscite en nous. Chef de l’humanité régénérée, il forme de tous ceux qui croient, un corps mystique dont les membres sont unis par la charité, qu’anime une même vie, où bat un seul cœur — le cœur de Jésus. »
Ce mariage total de l’âme fervente avec son Dieu, nulle autre religion, nulle philosophie ne le procure. L’usage des Sacrements, l’abnégation de nous-mêmes le rendent chaque jour plus étroit. Par mansuétude évangélique, par un effet dg la haute sagesse qu’elle doit à l’infusion constante du Saint-Esprit en elle, l’Église en tempère parfois les exigences pour les âmes faibles. Mais son enseignement ne varie pas et il implique le don entier de tout notre être à Jésus, pour qu’il l’immole avec lui — pour que son Règne arrive avec celui du Père.
Il n’est pas mauvais de rappeler ces choses car, de nos jours, trop de croyants semblent oublier que le christianisme est une religion ascétique avant tout. Ils se contentent de suivre, tant bien que mal, les rites prescrits, mais l’amour de Dieu et son corollaire : l’esprit de sacrifice sont absents de ce formalisme exsangue. Ils prient des lèvres et non pas du cœur. Et c’est comme s’ils cassaient des noix sèches devant le Saint-Sacrement.