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Lettres à un indifférent

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LETTRE IX[11]
LECTURES (poésie).

[11] Je spécifie que, dans cette lettre, traitant de littérature, je ne rédige ni un catalogue, ni un palmarès, ni un prospectus. Ce sont ici des arabesques autour de quelques livres aimés.

Cher Ami, la petite excursion que nous venons d’entreprendre à travers le royaume du Tant-pour-Cent t’aura, sans nul doute, un peu encrassé l’imagination. Pour la purifier, il sera bon, je crois, de lui permettre quelques plongées dans cette piscine aux ondes salubres : la belle littérature. A cet effet, nous prendrons d’abord un bain de poésie. Ensuite, nous voguerons, comme sur une rivière ensoleillée, parmi des proses dont l’envergure harmonieuse nous évoquera une flottille de cygnes ouvrant leurs ailes aux souffles qui viennent de Dieu.

Des vers, à notre époque, on en publie d’une façon immodérée. Tel qui, par la suite, deviendra un chef de bureau modèle ou un receveur de l’enregistrement sans égal, a débuté, dans l’existence, par une plaquette où les plus récentes cabrioles de la prosodie furent scrupuleusement imitées. « Il jette sa gourme, » disait la famille, inquiète d’abord mais vite rassurée en constatant qu’en effet il s’agissait pour le jeune bourgeois de subir une crise passagère de poésie comme on a la coqueluche ou la scarlatine.

Il y a aussi de futurs parlementaires ou des ferblantiers en espérance qui, destinés à faire du bruit dans le monde, alignèrent auparavant des rimes sous-parnassiennes et périmées. Toutefois il sied d’établir une distinction entre ces deux catégories de gens sonores : les ferblantiers nous rendent des services en nous fournissant d’objets ménagers d’une grande utilité ; tandis que les parlementaires, jabotant dans le vide, ne font que compliquer et entraver la solution des problèmes nationaux les plus urgents.

Puis il y a « l’amateur », qui ne se lasse pas d’encombrer de lyrismes rachitiques, imprimés sur des papiers insolites, les boîtes inéluctables des bouquinistes sur les quais de la Seine, à Paris. L’excessive indulgence de la critique favorise leur entêtement à chevaucher Pégase malgré Apollon.

Et enfin il y a cette race pédiculaire et pullulante : les poétesses. Celles-là, plus on en écrase, plus il en renaît.

Nous nous tiendrons à grande distance de ces divers hybrides engendrés par la Muse en une minute d’égarement. Nous fuirons aussi les « vers de jeunesse » pondus jadis par des écrivains uniquement doués pour la prose. Leur chef de file, c’est M. Claude Larcher. Ses vers asthmatiques, plus chevillés que des blindages de cagnas, feraient tomber en syncope les enfants élus de l’Inspiration s’ils ne s’en détournaient avec horreur. Au surplus, M. Larcher, ayant eu la maladresse de définir Sainte-Beuve « le plus méconnu de nos grands lyriques », a prouvé par-là son incompétence totale en matière de poésie.

Nous décréterons l’ostracisme contre ce chansonnier mi-montmartrois, mi-armoricain, qui, jouant du mirliton dans un biniou, procure du vague à l’âme aux caissières surmenées.

Au risque de susciter des réclamations indignées, nous ne parlerons pas non plus de Péguy. Ce poète ne fut pas sans mérite. Mais, que voulez-vous, ses clameurs tautologiques et monotones m’assourdissent sans m’édifier. Il n’a, du reste, pas besoin de mon suffrage car il possède M. Maurice Barrès et douze mille adorateurs pour vanter ses tintamarres dans des feuilles à grands tirages comme dans les humbles bi-hebdomadaires des plus obscurs chefs-lieux de cantons.

Le solitaire hirsute que je suis, paraît-il, détonnerait parmi ce concert unanime à sa gloire. Les critiques qui blâment, avec persévérance, mes « partis-pris » en concluront, si cela leur fait plaisir, qu’une noire envie détermina mon abstention. Je n’en ai cure : l’art balourd de Péguy m’assomme — et je le dis sans périphrase[12].

[12] Voir la note à la fin de cette lettre.

Mais nous célébrerons Verlaine, parce que le pauvre Lélian fut, malgré ses tares, le plus grand poète catholique dont l’Église ait eu le droit de se glorifier au dix-neuvième siècle et parce qu’il n’est pas encore remplacé.

Ah ! je sais bien : dès qu’on prononce ce nom, certains sourcils doumiculaires se froncent. D’autre part, des lippes pharisiennes formulent des vocables réprobateurs : «  — Bohème, prison, hôpital, ivrognerie, acoquinement aux filles du trottoir !… »

Hélas ! bourgeois au cœur de pierre, pourquoi ne voulez-vous pas admettre ce que ceux qui le connurent à fond ne cessent de vous répéter : — Verlaine fut un extrême sensitif, saignant par mille blessures à cause des coups de poignards que l’époque prodigue à ses poètes. N’ayant jamais eu plus de volonté qu’un enfant de six ans, délaissé par « l’épouse unique », il resta toujours à la merci de ses impulsions : les bonnes aussi bien que les mauvaises. Mais le bourgeois, enclin à tout pardonner aux gens bien mis « qui gardent les apparences », ne pardonne rien au poète génial qui à ses autres torts ajouta celui de ne pas avoir le sou.

Sans penser une minute à faire l’apologie des vices de Verlaine, on reconnaîtra, pourvu qu’on l’étudie avec l’esprit de charité, que, malgré ses faiblesses, ses contradictions et ses rechutes, il aima Dieu. Son âme fut une Madeleine aux pieds de Notre-Seigneur. Et, maintes fois, nettoyé de son ordure, il chanta les splendeurs de la Grâce selon des cadences si souples et si éoliennes que nul encore n’en a retrouvé le secret. C’est pourquoi je ne puis m’empêcher d’espérer que le Sacré Cœur — célébré par lui d’une lyre si pure — lui aura été miséricordieux. Qu’il subisse présentement un sévère purgatoire, je n’en doute pas. Qu’il soit en enfer, je ne saurais le croire.

Je ne suis pas le seul à penser de la sorte. Je reçois assez souvent de délicieuses lettres signées d’une grande chrétienne qui habite une ville de l’Amérique du Sud et qui a donné trois de ses enfants à l’Église. Elle m’écrivait récemment que, touchée à l’extrême par les vers frémissants d’humanité saignante et d’espoir en Dieu où Verlaine épancha ses souffrances, elle priait tous les jours à son intention et qu’elle faisait dire des messes pour le repos de son âme.

Ame exquise, âme d’indulgence, exacte à suivre les enseignements du bon Maître, comme tes appels au Dieu de pardon en faveur de Verlaine me réjouissent au regard des grimaces pudibondes qu’affichent les marguilliers badigeonnés d’austérité feinte qui vident leur seau de toilette sur le crâne dénudé du pauvre Lélian !…

Donc, afin de placer cette mise en lumière de quelques beaux vers catholiques sous l’égide du poète pénitent de Sagesse, nous citerons l’un de ses derniers poèmes, écrit à l’hôpital. Il y résuma sa vie, ses douleurs, ses fautes et ses humiliations, — sa foi aussi, et son espérance, et son humble et tremblant amour de Dieu. Mieux qu’aucun commentaire, à ceux qui savent lire, ces strophes feront comprendre tout Verlaine. Une science parfaite du métier, un art accompli s’y dissimulent sous une forme très simple. C’est sa vie intérieure elle-même qui parle :

Seigneur, vous m’avez laissé vivre
Pour m’éprouver jusqu’à la fin.
Vous châtiez cette chair ivre
Par la douleur et par la faim.
Et vous permîtes que le diable
Tentât mon âme misérable
Comme l’âme forte de Job ;
Puis vous m’avez envoyé l’ange
Qui gagna le combat étrange
Avec le grand aïeul Jacob.
… J’ai marché dans le droit sentier,
Y cueillant sous des cieux propices
Pleine paix et bonheur entier :
Paix de remplir enfin ma tâche,
Bonheur de n’être plus un lâche
Épris des seules voluptés
De l’orgueil et de la luxure ;
Et cette fleur : l’extase pure
Des bons projets exécutés.
C’est alors que la mort commence
Son œuvre inexpiable ? Non,
Mais que me saisit la démence
Bien qu’encor criant votre Nom.
L’ami me meurt, aussi ma mère,
Une rancune plus qu’amère
Me piétine en ce dur moment
Et me cantonne en la misère
Du froid et du délaissement.
Tout s’en mêle : la maladie
Vient en aide à l’autre fléau,
Le guignon, comme un incendie
Dans un pays où manque l’eau,
Ravage et dévaste ma vie,
Traînant à sa suite l’envie,
Avec l’obscène trahison,
La sale pitié dérisoire,
Jusqu’à cette rumeur de gloire
Comme une insulte à la raison !
… Mais, ô Vous, donnez-moi la force,
Donnez, comme à l’arbre l’écorce,
Comme l’instinct à l’animal,
Donnez à ce cœur, votre ouvrage,
Seigneur, la force et le courage
Pour le bien et contre le mal !…
Je crois en l’Église romaine,
Catholique, apostolique et
La seule humaine qui nous mène
Au but que Jésus indiquait,
La seule divine qui porte
Notre croix jusques à la porte
Des libres cieux enfin ouverts,
Qui la porte, par vos bras même,
O grand Crucifié suprême,
Donnant pour nous vos maux soufferts.
Je crois en la toute présence,
A la messe, de Jésus-Christ,
Je crois à la toute-puissance
Du sang que pour nous il offrit…
Je confesse la Vierge unique,
Reine de la neuve Sion,
Portant aux plis de sa tunique
La grâce et l’intercession.
Elle protège l’innocence,
Accueille la résipiscence
Et debout, quand tous à genoux,
Demande le pardon du Père
Pour le pécheur qui désespère, —
Mère du Fils, priez pour nous[13] !

[13] Paul Verlaine, Poésies religieuses, préface de J.-K. Huysmans, 1 vol. chez Messein, éditeur. Ne pas oublier que dans ce recueil, comme dans l’œuvre entière de Verlaine, l’inspiration est tout à fait inégale. Des poèmes sublimes y alternent avec des morceaux d’une insigne faiblesse.

Prions donc pour Verlaine en nous rappelant sa plainte et sa requête dans la dernière strophe de l’admirable Chanson du pauvre Gaspard :

Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
O vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !…

Il y a des poétesses. Je t’ai déjà dit, je crois, combien cette variété de la gent-de-lettres me paraissait encombrante. Le pire, à notre époque, c’est qu’elles se croient une mission. Elles se hissent volontiers sur un piédestal d’où, taquinant d’un doigt fébrile une guimbarde échevelée, elles poussent des cris aigus et peu rythmiques pour revendiquer l’émancipation de la femme. Leurs vocalises proclament qu’elles entendent « vivre leur vie en beauté ». Cela signifie, en bon français, qu’elles tiennent les préceptes de la religion et les lois de la pudeur pour d’enfantins préjugés. Et aussi, cela veut dire que, pour elles, le comble de la poésie c’est de montrer les parties obscènes de son âme, sans feuille de vigne, à tous les passants comme les ballerines d’opéra montrent leurs jambes aux vieillards libidineux du parterre.

Au vrai, si l’on prête l’oreille une minute aux confidences éhontées de ces dames en folie, on ne peut s’empêcher de les comparer à des cavales hennissantes, lâchées à travers prés et galopant, sans licol ni frein, à la poursuite de l’étalon.

Dire que beaucoup sont mariées !… Te représentes-tu leur ménage ? Pour moi, je songe, avec angoisse, aux hiatus lugubres qui déshonorent les chaussettes de leurs maris. Je plains ces infortunés voués aux pot-au-feu anémiques que leur confectionnent des cuisinières insuffisamment surveillées, tandis que Madame gambade.

Il arrive à plusieurs de ces Muses effervescentes de célébrer, par ouï-dire, les ombelles délicates du cerfeuil, la rotondité puissante des citrouilles et toutes les gloires du potager. Mais je gage qu’elles seraient incapables d’éplucher un oignon ou de distinguer une escarolle d’une laitue.

Si tu m’en crois, tu te garderas d’ouvrir les volumes où les Érigones de la poésie contemporaine étalent ainsi leurs appas peinturlurés de fards divers. Tu ne liras pas non plus les articles où les gardiens du sérail, qui les encensent, donnent pour des traits de génie les écarts de leur tempérament.

Ce n’est pas sur les tréteaux de la réclame que tu découvriras une femme dont les vers te puissent émouvoir d’une chaste émotion. C’est, loin des salons tapageurs, une vierge mi-voilée dont les poèmes de pénombre, reflétant des étoiles discrètes, murmurent comme une source très limpide, sous la mousse et les pervenches, au fond des grands bois.

Celle-là, les reporters ne lui prennent pas d’interview… — Excuse cet horrible jargon : il s’apparente au dialecte cosmopolite dont les dames suggérées ci-dessus usent en leurs odes incohérentes au Mâle. — Celle-là, aucune revue, en faveur auprès des snobs, ne publia son portrait. Je ne saurais dire la couleur de ses cheveux ni la nuance de ses prunelles. J’ignore si, depuis la publication de ses vers, elle a contracté mariage. Mais, dans ce cas, je tiens pour assuré qu’elle tient très bien son ménage : car elle est une vraie fille de l’Église.

Il s’agit de Jeanne Termier. Léon Bloy — contre sa coutume — n’a pas exagéré quand il écrivit, dans la préface qu’il lui donna pour son unique recueil : « C’est une jeune fille de vingt et un ans et son volume, Derniers Refuges, a été l’un des beaux étonnements de ma vie. Depuis Verlaine, je n’avais rien lu de pareil et je ne croyais pas que cela fût possible[14]… »

[14] Jeanne Termier, Derniers Refuges, 1 vol., chez Bernard Grasset, éditeur.

Il a raison : depuis Verlaine, on n’avait rien lu de pareil. En général, lorsqu’une jeune fille se mêle de rimer, elle imite, avec plus ou moins d’adresse, quelque poète dont le talent l’impressionna. Ou bien elle assemble des strophes fadasses, peuplées de Vierges anémiques et de Petits-Jésus rosâtres, qui rappellent les plus écœurants produits de l’imagerie religieuse. Ici, nulle mièvrerie : une sobriété d’expression qui n’exclut pas la vigueur. C’est intense en dedans. Et la réussite est d’autant plus saisissante que les sujets traités dans ces vers n’évoquent que des figures baignées des clartés diffuses d’un crépuscule d’automne ou marchant, à pas assourdis, dans une brume mystérieuse. Sont-ce des fantômes ? Sont-ce des vivants ? En tout cas, ce sont les symboles même des méditations d’une âme que l’énorme souffrance qui pèse sur le monde emplit de tristesse et d’effroi.

Jeanne Termier a exposé la genèse de son inspiration en une page de prose qu’il faut absolument citer, car elle donne le sens de ses poèmes d’une façon si pénétrante que toute analyse ne pourrait qu’en affaiblir la portée.

Voici : « Parfois, en des foules de pèlerinage où des cierges vacillent, où l’on voit des visages et des mains luire doucement dans la nuit des vêtements de misère — ils viennent, cherchant des étapes.

« Ils restent appuyés, dans l’ombre, aux murs des basiliques sonores de cantiques. Et, parmi ceux qui passent au rythme des processions lentes, les uns jugent : « Ce sont des orgueilleux qui veulent se différencier ou se faire comprendre. » D’autres songent, effleurés d’anxiété : « Peut-être qu’ils ne savent comment vivre ? Mais tous, n’avons-nous pas traversé de semblables heures ? Y a-t-il une seule âme qui ne se torde d’angoisse et ne sanglote lamentablement dans les bras de quelque pauvre rêve…? »

« Seulement, toutes les souffrances ne se ressemblent pas. Les unes sont comme des enfants sages qu’on vient prendre par la main, pour les emmener, quand quelqu’un meurt dans la maison. Elles s’endorment et se tranquillisent.

« Eux, leur souffrance est une vierge folle que personne n’a jamais consolée.

« Passionnément, ils ont vécu toutes les morales. Ils ont cru qu’il fallait être soi, et follement ils ont tenté de se suffire, ne cherchant que l’affirmation de leur être dans l’amour ou dans la pitié. Puis, s’étant dépassés, ils ont voulu vivre pour les autres. Formule incomplète et transitoire !… Alors, il leur fallut trouver Dieu ou mourir.

« Ils ont cherché Dieu, et non plus par la seule intelligence, fumée bleue du trépied que renverse l’angoisse de l’âme. Ils ont cherché Dieu par la vie, par toutes les vies puisque, par l’Amour enseignés, ils étaient devenus l’ardeur, la faim, la misère de toutes les vies.

« Et la morale chrétienne leur apparut, morale si haute qu’aucune vie ne l’exprima jamais, morale de la hâte où toujours quelque chose de plus grand reste à faire… »

Méditez ces phrases, sombres et sereines à la fois, chargées de mélancolie grandiose comme une sonate de Beethoven. Ames d’oraison, vous y reconnaîtrez la Beauté mystique.

C’est donc la marche douloureuse d’anxieux pèlerins en quête de Jésus, à travers les campagnes mornes et les villes enfumées d’une terre où même les Pauvres se détournent de l’Amour éternel. La maison de leur enfance leur sera revêche ; les faubourgs bruyants les rejetteront ; les auberges des villages ne leur seront pas accueillantes. Ils se sentiront affreusement solitaires. Alors :

Il leur restera dans des trains noirs de misères,
De fredonner à la manière des enfants,
De se bercer avec des airs confus et lents
Où flotte la douceur des pitiés populaires.
Il leur restera la Musique où les rêves las
Se traînent, oublieux des étapes malsaines,
Comme des blessés hallucinés sur des plaines,
Par la rouge splendeur d’un soleil large et bas.
Mais ni les rythmes, ni la grande Nuit pensive,
Ni les refuges clairs où d’autres vont s’asseoir,
Ni la Mort — qu’autrefois ils s’effrayaient de voir
Cheminer à côté de l’Amour, attentive,
Et qui devait, plus tard, être pour ces errants,
Entre les arbres noirs de l’incertaine voie,
La figure altérée et pâle de la joie, —
Ni la Mort ne pourra les retenir longtemps.
Il leur faut la Lueur inconnue et vivante
Qui vient parfois des frontières de l’Ame sur
La Vie… Il leur faut Dieu pour tout l’abîme obscur
Qu’agrandissent en eux la terreur et l’attente.

Or ils prolongent la recherche presque désespérée de ce Dieu qui les environne pourtant, caché dans cette lumière éblouissante dont saint Jean de la Croix nous affirme qu’elle est une nuit obscure pour les âmes en voie de purification vers l’Absolu. Ils tâtonnent « sur des quais balayés de silence et de vent » ; ils coulent « des jours étirés comme des sarments pâles »,

Entre les vains efforts où notre âme se perd.

Ils grelottent, en larmes, sous la nuit de décembre :

La nuit lugubre de cinq heures, l’étrangère
Qu’accompagnent, quand elle passe entre les toits,
Les regards envieux des lampes de misère,
Captives des vivants dans les logis étroits ;
La nuit pâle qu’on voit fuir le long des façades
Dans sa détresse convulsive, et qu’on entend
Pleurer, quand sur le bois pourri des palissades
S’acharne la colère effrayante du vent.

Alors le poète a peur que nul ne vienne plus jamais secourir ces délaissés. Il demande :

Est-ce qu’ils vont se réchauffer dans l’ombre épaisse ?
Est-ce qu’ils ne sont pas trop raidis et glacés ?
Est-ce qu’ils vont mourir de n’être plus bercés,
Sans que personne, en se penchant les reconnaisse ?

Non, les chercheurs de Jésus toucheront le but après bien des tortures, bien des incertitudes, après les pieds lacérés par ces silex qui jalonnent les routes de la Vie, semés là par les démons aux yeux ternes de l’Orgueil et de la Sensualité. Et pourtant :

Il faudra bien qu’un soir, aux limites du monde,
Aux limites de l’âme éparse, ils la devinent
Cette Lueur qui fait la vie humble et féconde,
Cette Lueur pareille à l’aube des collines.
Il faudra bien que, saouls de misère insensée,
Aveugles, ignorant le chemin parcouru,
Emportant, comme un pain de pauvres, leur pensée,
Ils trébuchent sur Dieu dans la nuit apparu.

Tel est, trop sommairement présenté, ce volume. Offrez le même sujet à l’un de ces rhéteurs blafards ou mignards qui encombrent la poésie, quels développements de bavardages il en tirera ! Que de prosopopées geignardes ! Que de fleurs d’autel en papier peint outrageant la saine nature !

Ici rien de semblable : mais des images aussi imprévues qu’exactes ; aucune rhétorique mais l’effusion profonde de la sainte Pitié.

C’est pourquoi je vous dis que c’est là du grand art catholique. Je vous dis que c’est un chant d’orgue dans une cathédrale aux lampes d’oraison. Je vous dis que Jeanne Termier est un poète[15]

[15] J’aurais pu relever, çà et là, dans ces poèmes, des gaucheries, des inexpériences, des trous dans le rythme. A quoi bon ? L’ensemble est d’une qualité rare. Cela suffit.


J’avise, sur les rayons de la bibliothèque, d’autres recueils de vers. Je les prends, je les ouvre au petit bonheur, je les feuillette ; — je bâille et je les remets en place… Qu’une poussière bénévole les couvre. Que l’araignée tisse sa toile entre les gardes : de longtemps je ne troublerai son industrie.

Pourquoi existe-t-il tant de rimeurs qui « savent le métier », qui pondraient, sur commande, du symbolisme, du naturisme, voire du dadaïsme ou des logogriphes mallarméens ? Leur virtuosité stérile, leur empirisme dénué d’âme ne sauraient nous émouvoir. Ah ! plutôt qu’un merle facétieux leur siffle : — Vous n’irez plus au bois : — les lauriers sont coupés ; et que ces rhapsodes se taisent…

Enfin, j’aperçois les volumes de Louis Le Cardonnel[16]. Ici nous nous arrêterons, car il ne s’agit plus de ces clowneries désossées où, sous prétexte d’assouplir les rythmes, d’éternels apprentis — qui se croient des Maîtres — réduisent la forme à l’état de poussière amorphe.

[16] Louis Le Cardonnel, Poèmes, Carmina sacra, 2 volumes, librairie du Mercure de France.

Dans les vers de Le Cardonnel, on admire des cadences disciplinées par un art sûr de soi. Ce ne sont pas des sensations troubles, vagies par de jeunes vieillards, qu’on y cueille, mais des pensées hautes qui embaument notre méditation, semblables à de grandes roses, cultivées par une fille de Sainte-Claire, sous les arceaux sévères d’un cloître ombrien.

Vous dites que Le Cardonnel pèche par abus des procédés oratoires ? Il se peut, en effet, qu’il y ait quelque verbalisme dans les moins bienvenus de ses poèmes. Mais comme, plus souvent, le sentiment se concentre et, pénétré de la sève catholique, s’épanche en des strophes d’une sonorité grave et dont l’éloquence ne doit rien aux rhétoriques artificieuses !

Seul un contemplatif, comprenant, aimant les cruautés saintes et les splendeurs du Sacrifice, a pu écrire les vers suivants :

A CELLE QUI VA FAIRE SES VŒUX

Demain les glas sacrés annonceront tes vœux,
O toi qui vas t’offrir, en un chaste offertoire,
Pour être, en ce couvent, colombe expiatoire.
L’an se meurt, où tu vins immoler tes cheveux,
Palpitante à l’attrait des gloires pressenties,
Éprise de souffrir plus que les repenties.
Novice, l’an s’efface où tu balbutias
Ta promesse première aux saintes fiançailles :
Sur le seuil de l’Époux maintenant tu tressailles.
Par le matin bercés, les grands acacias
Dans le grave jardin épandront de leur neige
Sous les pas de l’Abbesse et du claustral cortège.
Et le cortège pur t’emmènera, chantant
Des proses de candeur par les longues allées,
Puis les grilles, ma Sœur, sur tes jours blancs scellées.
Ils diront que ta vie est un morose étang,
Mais tu seras la sainte en flamme qui s’élance,
Radieuse d’avoir épousé le Silence.

Comme tous les contemplatifs, Le Cardonnel est doué d’une extrême sensibilité. Aussi, les sensations âpres ou douces que lui apportent les saisons, suscitent-elles en lui tout un peuple d’images lyriques qui se colorent de teintes joyeuses ou funèbres. Mais la nature n’est pas seulement le décor de ses rêves. Sachant que, comme le dit Baudelaire, « l’homme y passe à travers des forêts de symboles », il la spiritualise. Soit qu’il souffre de ses rigueurs, soit qu’il jouisse de ses sourires, il y voit le miroir où se reflète la face de Dieu.

De là, par exemple ce poème :

FIN D’AUTOMNE

Un bel automne, encor, dans l’abîme se couche :
La vendange est finie et l’arrière-saison,
A travers les champs nus, que bat le vent farouche,
Nous ramène attristés vers la triste maison.
Sans gloire à l’occident, lui-même le jour tombe,
Sur les coteaux blêmis pèse le firmament :
L’espace qui frissonne est froid comme une tombe ;
Tout n’est que monotone évanouissement.
Ah ! comme en leur déclin les choses sont amères !…
Dans la campagne vide où l’Autan noir se plaint,
Nous sentons la nature et la vie éphémères :
Le pénétrant dégoût du créé nous étreint.
De sévères pensers avec le soir descendent ;
Et toi seule, ô clarté de l’éternel Amour,
Immuable, malgré ces ombres qui s’étendent,
Tu brilles dans la mort de l’automne et du jour…

Sat prata biberunt : restons sur cette impression de beauté mélancolique et religieuse qu’un excellent poète nous octroya.

Note.

Peut-être qu’une antipathie de nature me rendit trop sévère pour Péguy. Si l’on en juge ainsi, qu’on lise, en compensation, le livre de M. Pierre Lasserre : les Chapelles littéraires (1 vol. chez Garnier). On y trouvera, sur Péguy et d’autres, un modèle de critique objective et qui met au point… bien des choses. J’y reviendrai ailleurs.

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