← Retour

Lettres à un indifférent

16px
100%

LETTRE VI
LA VIERGE AU JARDIN

Mon Ami, tu désires, m’écris-tu, que je te parle encore du Purgatoire. Je le ferai volontiers d’autant que cette patrie future m’est chère et que, par l’oraison, j’y passe bien des heures. Je te donnerai aussi quelques images qui me vinrent comme je faisais, pour des morts aimés, une neuvaine à Marie Immaculée dans l’octave de l’Assomption.

L’état des âmes qui constituent l’Église souffrante a été décrit par sainte Catherine de Gênes dans cet incomparable Traité du Purgatoire dont, on peut dire, sans crainte d’exagérer, qu’en soixante-dix pages, il renferme plus de substance que beaucoup d’in-octavo prolixes sur la matière. Pas une phrase inutile ; tous les mots portent ; telle phrase brève ouvre des abîmes de splendeur. Cet opuscule, c’est, à la fois, une merveille de concentration et de netteté dans la doctrine. C’est encore un poème dicté par un Séraphin. Toutes les strophes, sitôt lues, avivent en nous l’esprit de charité. Elles nous mettent en relation sensible avec ceux de nos frères qui, délivrés de cet exil : l’existence terrestre, souffrent par amour afin de mériter la joie de se perdre dans ce fleuve d’or en fusion : la vie éternelle dans l’absolu divin.

Sainte Catherine montre comment ces âmes se découvrent à elles-mêmes, en une synthèse indicible, dès qu’elles comparaissent, après la mort, au tribunal de Dieu. Le Seigneur ne fixe sur elles qu’un regard et, tout de suite, dans une clarté foudroyante elles discernent les imperfections qui font qu’elles doivent se juger indignes de la Béatitude ardemment désirée. « La rouille et les taches de leurs péchés » les défigurent ; alors, se sentant difformes, elles comprennent qu’il leur est aussi impossible de s’unir à la Beauté parfaite qu’à un charbon de briller comme un diamant. Sans retard, spontanément, allégrement, elles volent au Purgatoire. « En ce creuset très saint leur rouille se consume de telle sorte, par les flammes purifiantes, que l’âme, s’offrant de plus en plus à l’attrait de la divine lumière, devient de plus en plus propre à ses infusions. »

Soumises au feu qui les imprègne, « elles endurent des tourments si formidables et si continuels qu’il n’y a ni langue qui les puisse exprimer ni entendement qui en puisse concevoir la moindre étincelle. » Mais, d’une façon simultanée, elles goûtent la présence de Dieu avec une intensité pour l’expression de laquelle les pauvres mots dont nous disposons se révèlent d’une pitoyable insuffisance. La Sainte formule ainsi les dons qu’elles reçoivent : « Comme leur volonté est parfaitement conforme à celle de Dieu, elles reçoivent les impressions de son amour avec une si grande abondance que, pour ce qui regarde leur volonté, elles jouissent d’un contentement parfait. Pour ce qui regarde le péché, elles sont dans une pureté aussi entière qu’elles l’étaient au moment de leur création. S’étant accusées, sur la terre, de toutes leurs fautes, s’en étant repenties sincèrement, ayant eu une volonté effective de ne les plus commettre, Dieu, par sa miséricorde, leur en remet toute la coulpe au moment de leur mort. Et il ne leur en reste plus que ces stigmates de rouille que les flammes expiatoires effacent plus ou moins rapidement. Ainsi, se trouvant exemptes de tout péché, et déjà unies à Dieu par leur volonté conforme à la sienne, elles voient Dieu clairement selon la connaissance graduelle qui leur en est donnée et elles comprennent de quel accomplissement sera pour elles la totale et parfaite jouissance de cet Être souverain. »

A mesure que ces âmes se purifient, « Dieu, ajoute la Sainte, leur prodigue une rosée de grâces de plus en plus abondante et à laquelle contribuent, d’une manière très efficace, nos prières pour les défunts et les messes dites à leur intention. » Car, spécifie-t-elle encore, — et ceci réalise le sublime — « les âmes du Purgatoire sont bien trop éprises de Dieu pour penser à elles-mêmes… ».

Ayant lu, les images que me valut ma neuvaine me montrèrent comment la Grâce était répartie entre les âmes du Purgatoire. Je vais essayer de te décrire le symbole de cette divine opération. Ce sera sûrement terne et gauche, mais enfin je ferai de mon mieux pour te donner une idée approximative de cette splendeur.

Mon imagination me représenta donc une haute montagne qui était le Purgatoire. Une lumière d’une blancheur éblouissante, inondait la cime élancée vers le ciel incandescent dont mes yeux, affaiblis par le péché, ne purent supporter l’éclat.

Cette clarté, à mesure qu’elle descendait vers la base, se nuançait peu à peu de rose, puis d’incarnat, puis d’écarlate et se fonçait, de plus en plus, jusqu’au rouge-sombre. Au pied de la montagne, elle devenait presque brune et s’arrêtait net sur le bord d’un abîme au fond duquel régnaient des ténèbres fugilineuses, striées de lueurs livides. Une rumeur confuse y flottait, faite de gémissements irrités et de blasphèmes. C’était l’enfer.

Mais de la montagne tout entière s’élevait un hymne d’amour dont les modulations exprimaient à la fois la peine de l’exil et l’espérance infinie d’obtenir un jour la patrie céleste. Ce chant, plein d’une douceur mélancolique, couvrait largement les discordances qui grinçaient dans la géhenne.

Sur les pentes de la montagne, étagées en gradins, se pressait un peuple innombrable de grandes roses dont les massifs, couleur de sang caillé, tout en bas, s’éclairaient, d’une façon progressive, à chaque étage ascendant, selon les teintes de la lumière miséricordieuse. Et, ainsi, elles devenaient d’un blanc radieux au sommet. Mais quelle que fût leur variété, les pétales de toutes s’épanouissaient autour d’un cœur de feu vermeil.

C’étaient toutes ces fleurs qui chantaient et j’entendis leurs paroles.

Je reconnus les implorations de la séquence au Paraclet :

« Viens, ô Esprit-Saint, du ciel envoie-nous un rayon de ta splendeur.

Viens, Père des pauvres, viens donateur des biens uniques, viens, illumination des cœurs !

Consolateur débordant de bonté, hôte suave de mon âme, rafraîchissement velouté !

Pour mon labeur, tu es le repos, pour l’ardeur dont je brûle, une modération, un soutien dans les larmes de l’exil.

O lumière bienheureuse, remplis jusqu’au plus intime mon cœur qui t’est fidèle.

Sans ta divinité, il n’y aurait rien en moi, rien qui ne soit impur.

Lave donc les souillures de mon âme, arrose ma sécheresse, guéris ma blessure,

Plie ma raideur, échauffe ma froideur, redresse mes déviations.

J’ai confiance, je suis ton féal : donne-moi le Septenaire sacré ;

Donne-moi la vertu méritoire, ouvre-moi l’asile du salut, accorde-moi le bonheur éternel,

Amen. — Alléluia !… »

Alors je sus que ces roses étaient les âmes du Purgatoire et que leurs nuances signifiaient le degré de purification où elles étaient parvenues, leur place sur les gradins, le temps d’épreuve qu’elles avaient encore à subir avant leur admission dans la Béatitude.

Un arome de myrrhe amère et d’encens très suave s’effusait des corolles ; ce parfum mélangé voulait dire : amour par la souffrance. Et une brise brûlante, qui soufflait avec une impétuosité régulière, l’emportait vers le Ciel.

Tout pénétré, moi aussi, de cette flamme mobile, qui me causait joie et douleur, je ne me rassasiais pas d’y baigner mon âme. Je découvris ensuite qu’un sentier, pareil à un ruban d’or limpide, commençait à la cime, longeait, en lacets circulaires, les gradins et descendait jusqu’à l’extrême bord de l’abîme.

Je me demandais quel était le sens de cette voie quand je vis y paraître, descendant du séjour des Bienheureux, la Jardinière du jardin des roses souffrantes — des roses heureuses de souffrir.

Drapée d’une robe de lumière candide dont le rayonnement me fit, par souvenir, trouver bien obscur celui de notre pauvre soleil, elle avait la chevelure fauve et les yeux bleu-sombre des filles de Galilée. Une adolescence éternelle fleurissait sur ses joues. Son sourire exprimait une telle plénitude de charité divine que j’essaierais vainement d’en donner une approximation.

Tu comprendras mon impuissance quand je t’aurai dit que c’était la Sainte Vierge…

Elle allait lentement, de parterre en parterre. Elle portait une amphore qui rayonnait, elle aussi, comme un astre et qui contenait une onde inépuisable.

Marie l’inclinait sur les fleurs ; elle les rafraîchissait d’une pluie de grâces lénifiantes. Cette eau était faite de nos prières et des messes offertes pour nos défunts ; et l’infusion du Saint-Esprit la douait d’une vertu rédemptrice. A son contact, les âmes chantaient plus haut, et avec une ferveur inouïe, le Salve Regina. Je voyais, en même temps, les taches de rouille, qui maculaient leurs pétales, pâlir chez les plus éloignées du sommet, s’effacer peu à peu chez celles des gradins supérieurs.

Lorsque l’Auxiliatrice fut arrivée au bord de l’abîme, elle y laissa tomber, avec un regard de pitié indicible, quelques gouttes lumineuses. — Et je compris combien elle était véridique la parole de sainte Catherine de Sienne : « La bonté de la Providence s’étend jusqu’à l’enfer ; elle y envoie un rayon de sa miséricorde et les damnés n’y souffrent pas autant qu’ils devraient souffrir. »

La Sainte Vierge, ayant rempli son office de charité, remonta le sentier. Au passage, elle effleurait les âmes d’une caresse de ses doigts maternels.

Dès qu’elle fut arrivée au sommet, je vis qu’un grand nombre de roses, les toutes blanches, qui s’en trouvaient le plus proche, se pressaient à ses pieds en ondulant avec le murmure joyeux d’un peuple d’abeilles.

Puis ce fut l’Assomption. La Vierge, les mains jointes, les yeux dirigés vers la clarté fixe — aveuglante pour moi — qu’irradiaient les profondeurs célestes, s’éleva de la montagne. Les âmes pardonnées lui firent un cortège. Puis ces roses devinrent des étoiles qui lui formèrent une auréole scintillante. Et enfin, elles se fondirent, avec la Consolatrice, dans la Lumière incréée…

Tout disparut…


« O Dame, disait Dante à la Sainte Vierge, tu es si grande et si puissante, que vouloir obtenir une grâce et ne point recourir à toi, c’est vouloir que le désir vole sans ailes. »

Comment ne serait-elle pas toute-puissante, étant unie, d’une façon si étroite, à la Trinité ! Fille de l’Ancien des jours, Mère du Rédempteur, Épouse de l’Esprit, elle est la Sagesse. Et c’est pourquoi elle s’exprime en termes si grandioses et si mystérieusement solennels dans l’Épître de son office. Rappelle-toi, elle dit : J’ai été créée dès le commencement et avant les siècles. Je ne cesserai point d’exister durant la succession des âges… J’ai pris racine dans le peuple que le Seigneur a honoré, et dont l’héritage est le domaine de mon Dieu. Et j’ai établi ma demeure dans la plénitude de l’assemblée des Saints.

Chacune de ces paroles ouvre à l’oraison des perspectives infinies sur le privilège de Marie au sein des trois Églises : la militante qui est la foi, la souffrante qui est l’espérance, la triomphante qui est l’amour. Parce qu’elle est au-dessus des temps, parce qu’elle est immaculée, elle rayonne dans le sanctuaire aux trois coupoles : de rubis, d’émeraude et de saphir : foi encore et espérance et amour, où nous l’honorons. Elle concentre enfin ce dogme de la communion des Saints où s’harmonisent les âmes de tous les fidèles dans notre existence transitoire et dans l’éternité.

Je voudrais, ah ! je voudrais te montrer l’océan d’une profondeur d’azur inouïe que certains découvrent s’ils osent plonger un regard dans les yeux de la Vierge. Je voudrais aussi t’expliquer le symbole de la grenade, aux grains innombrables, qu’Elle tient dans sa main droite… Je ne puis pas, car comment formuler par des phrases enchaînées à la suite les unes des autres, une grâce d’oraison qu’ils reçoivent simultanément par la sensibilité, par l’imagination, par la raison, par toutes les puissances du cœur et de l’esprit ?

Il y a pourtant un effet que tu comprendras parce qu’il est possible que tu l’aies éprouvé.

Voici ce que quelqu’un, qui l’éprouva, m’en rapporte : — Quand Notre-Seigneur se rend sensible à une âme, la lumière qu’il dégage, l’ardeur qui émane de Lui, on peut — quoique cela soit trop faible — les comparer à l’or effervescent du soleil de midi aux plus longs jours de l’été. Quand c’est la Sainte Vierge, sa clarté ressemble à celle de la lune par une nuit de septembre sans nuage. Et son rayonnement argentin rafraîchit, repose l’âme, calcinée d’amour au contact de son Dieu…

Mais Marie n’est pas seulement la Reine de sapience ; elle est aussi la maîtresse de notre maison terrestre. C’est elle qui commande, avec sollicitude, aux serviteurs que nous sommes en ces noces de Cana perpétuelles : la vie catholique. Elle ne cesse de nous désigner son Fils, et chaque fois qu’elle remarque que nous allons négliger son service, elle nous prescrit : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. »

Dès que nous lui avons obéi, l’eau se change en vin — notre routine se change en zèle — notre âme se fond en Jésus-Christ…

Lorsqu’on récapitule tout ce que nous devons à la Vierge, on prend en grande pitié nos frères séparés du protestantisme qui se divisent chaque jour davantage parce qu’ils ne veulent pas la connaître. Et l’on prie pour que cette autre parole de la Sagesse les éclaire : « Heureux celui qui m’écoute, qui veille, avec diligence, à l’entrée de ma demeure et qui se tient au seuil. Celui qui m’a trouvé, trouve la Vie et il puise son salut dans le Seigneur. »

Ah ! qu’ils l’entendent, les protestants, cette monition. Alors ils deviendront les bergers « de bonne volonté ». Ils recevront l’hospitalité dans la grotte de Bethléem. Il n’y aura plus qu’un bercail et qu’un troupeau…

Chargement de la publicité...