Lettres à un indifférent
LETTRE X
LECTURES (prose).
Paulo minora canamus… Car, après tout, la prose, même d’une forme accomplie, ne vaudra jamais les beaux vers.
Si l’on demandait : — Quel est, à l’heure présente, le prosateur catholique à qui nous accorderons la palme ? un chœur de vieilles dames et de jeunes demoiselles, amies d’une religion « modérée », plaçant leur livre de caisse au même rang que leur paroissien, répondrait tout de suite : — Anselme Chambéry.
Eh bien non ! — M. Anselme Chambéry est un notable négociant qui s’entend, comme pas un, à fournir de morale mitoyenne sa clientèle « bien pensante ». Ayant pris, en solde, le fond de commerce de la maison Jorjonet, il tient boutique de camelote en peluche et en simili-bronze. C’est bleuâtre, c’est grisâtre ; cela transporte d’admiration force dactylographes sentimentales et un grand nombre de rentières qui aiment à enguirlander leur thé de cinq heures de quelques myosotis découpés dans de la percaline.
A merveille : cela ne gêne personne. Un Chambéry est nécessaire pour inculquer à la Bourgeoisie le sentiment qu’elle réalise la perfection. Celui-ci fermerait son bazar qu’il faudrait immédiatement lui trouver un successeur. Car, je vous le demande, que deviendrait le Tiers-État si on le frustrait de ce petit morceau d’Idéal — sans emballement — dont il aime à se poisser le cœur entre deux opérations de Bourse ? Notre Allobroge, étant doué d’un style en caramel mou, le lui procure pour un prix relativement modique. L’Académie approuve ; et le gros public en redemande. Encore une fois, tout cela va très bien.
Seulement, les écrivains — personnages acariâtres — ne reconnaissent pas M. Anselme Chambéry pour un des leurs. Leur opinion, sur son compte, peut se résumer en cette brève anecdote dont tu me permettras de te faire part.
Côte à côte sur une plateforme de tramway, le philosophe lyonnais J. S. et moi, nous allions vers Perrache. Comme nous enfilions une rue, longue mais ne présentant aucun caractère particulier, S. me dit soudain : Lorsque M. Chambéry se retirera des affaires, après fortune faite, c’est de ce côté qu’il devrait élire domicile.
— Et pourquoi ? demandai-je, un peu surpris.
S. me désigna, de l’index, une plaque indicatrice à l’angle de la place Antoine-Vollon ; je lus : Rue du Plat… Et je gardai un silence bourré d’approbation[17].
[17] Il y a quelques mois, Chambéry reçut l’autorisation de porter un chapeau à plumes et de broder son habit avec du persil, sous ce prétexte que Jules Lemaître était mort et enterré. Or rencontre bizarre : Lemaître exécuta jadis, en un article célèbre, l’œuvre flasque de Jorjonet. Et voici que Chambéry, succédané de Jorjonet, vient de publier un éloge de Lemaître ! — Des experts au goût émoussé comparent cet opuscule à un vin de Bordeaux généreux. Mais les vrais connaisseurs n’y découvrent qu’une piquette éventée.
Heureusement, personne n’est forcé de lire du Chambéry. Loin des régions où ce triomphateur règne à l’état endémique, le véritable art catholique se manifeste en des livres qui, sans prêches assoupissants, sans effusions papelardes, peuvent susciter ou entretenir en nous un zèle viril pour Jésus-Christ. Entre autres, ceux d’Émile Baumann.
Vous vous rappelez l’Immolé, ce drame de conscience, cet acte d’un martyr contemporain, cette relation poignante des luttes d’une âme qui se voulait sainte et que les démons de la sensualité attaquèrent d’une façon formidable. Elle vainquit, mais au prix de son sang versé pour l’Église. Or certains critiques, nés dans le clan Talpa, estiment que les écrivains serviteurs de l’Église doivent ne publier que des volumes uniquement propres à édulcorer les jeunes filles du catéchisme de persévérance. Quand parut l’Immolé, ils se récrièrent, se voilèrent la face et prononcèrent cette sentence équivalant à une condamnation sans appel : « — Cela ne peut pas être mis entre toutes les mains ! » Ces pudibonds effarouchés sont cause de toute une littérature « édifiante », blanche jusqu’à la chlorose et qui donne à maints jouvenceaux et jouvencelles l’envie véhémente de lire en cachette les ouvrages défendus. Il est assez compréhensible que se voyant servir, à tous les repas de son intelligence, un horrible mélange de bouillon de veau et de sirop d’orgeat, cette jeunesse rêve de piments et de moutardes illicites.
Rien de pareil dans l’Immolé, œuvre austère. Seulement voilà : il y est traité d’une liaison coupable. Et lesdits critiques nourrissent la folle ambition de faire croire à leurs lecteurs que jamais, au grand jamais, un catholique âgé de vingt ans ne s’éprit d’une gueuse. Cette dérobade devant la réalité, trop fréquente dans les milieux pratiquants, cette tactique peureuse, je les compare à la sottise de l’autruche qui se cache la tête dans un tas de sable pour ne pas voir le péril.
Mais, grâce à Dieu, tout le monde ne pense pas ainsi. La preuve, c’est que l’autre jour, un excellent prêtre, qui confesse beaucoup de jeunes hommes, me disait : « L’Immolé est un livre salutaire. J’en ai conseillé la lecture à plusieurs de mes pénitents et j’ai eu à me féliciter de son influence sur eux. »
Au point de vue de la psychologie, ce roman donne, en effet, aux esprits, susceptibles de réfléchir et de comparer, cette sensation du vrai qui est la marque unique d’une œuvre de valeur. Une telle qualité jointe à la vigueur colorée du style valut à Baumann le suffrage des lettrés. Mais n’oublions pas qu’une considérable portion de la Bourgeoisie catholique n’aime pas du tout qu’on lui apporte la vérité. Quant au grand style évocateur ils le jugent : une inconvenance. Il leur faut Chambéry, vous dis-je !
D’autres ouvrages, qui tenaient les promesses de ce beau début, suivirent. Ce récit de pèlerinages : Trois villes saintes, où l’émotion mystique plane, autour des sanctuaires du Curé d’Ars, de l’apôtre saint Jacques et de l’archange saint Michel, comme un aigle empourpré du soleil de la Grâce illuminante.
Un second roman, la Fosse aux lions, fâcheusement décousu quant à la composition, mais où abondent des scènes de mœurs d’un intérêt angoissant et de pénétrantes descriptions de paysages vendéens. La tragédie de famille qui se joue en ce livre prendra au cœur tout croyant, car elle met en scène des conflits d’influences surnaturelles faits pour lui remuer l’âme jusqu’au tréfond.
J’aime moins la Paix du septième jour. Ce n’est pas que cette méditation lyrique sur la guerre expiatrice dont nous sortons à peine ne contienne des passages remarquables. Mais elle dévie, avec trop de complaisance, vers des hypothèses d’ordre plus ou moins apocalyptique, dont l’origine semble peu sûre.
Enfin voici le Baptême de Pauline Ardel, manière de chef-d’œuvre sur lequel je m’étendrai davantage[18].
[18] Le Baptême de Pauline Ardel, 1 vol. chez Bernard Grasset, éditeur.
Il s’agit d’une jeune fille, orpheline de mère, pas baptisée, élevée dans l’incroyance par un père qui, quoique de famille catholique et fervente, a perdu la foi depuis son adolescence. Universitaire infatué de la science, possédé de l’esprit d’orgueil, soupçonneux au point d’avoir rompu toutes relations avec son frère, prêtre, qu’il accuse, à tort, d’avoir capté l’héritage d’une parente, M. Ardel appartient à cette catégorie d’athées qui ne se cantonnent pas dans l’indifférence. Son hostilité contre l’Église ne cesse de se prouver militante. Trop intelligent et trop cultivé pour imiter le bas anticléricalisme injurieux des Loges, il ne laisse passer, cependant, aucune occasion d’affirmer qu’il tient l’état d’âme religieux pour un stade de l’évolution à jamais dépassé. Et il monte, avec soin, la garde autour de Pauline afin qu’elle n’en subisse pas l’influence.
Ainsi formée, la jeune fille partage, comme il était fatal, les opinions paternelles. Le fait est posé nettement dès le premier chapitre où Baumann nous montre M. Ardel, récemment nommé professeur d’histoire à Sens et visitant avec elle la cathédrale. Deux citations préciseront leur façon de voir au cours de leur déambulation sous les voûtes vénérables :
Dans l’abside « pend à la muraille nue un Christ en bois d’un jaune bruni, coiffé de sa couronne lamentable. Des cheveux confus se collent le long de ses joues et sur sa poitrine ; chacune de ses côtes paraît dire : comptez-moi. Ses bras décharnés sont raidis ; les rotules de ses genoux et les os de ses jambes, incurvés comme des baguettes, distendent sa peau. Tout ce que peut souffrir la chair de l’homme s’est résumé dans ce cadavre et dans sa tête inclinée, indiciblement meurtrie. Pauline fut affectée d’une pitié vague mais plus encore d’une répulsion : — Est-ce possible, se dit-elle, que d’un affreux supplicié on ait fait un Dieu !… »
Pour le professeur, voici : Les vêpres commencent. « M. Ardel battit en retraite ; le chant des psaumes l’eût ennuyé. Pauline et lui sortirent par le portail de Moïse ; un aveugle fit tinter inutilement sa sébille où dansaient des sous rares. Le professeur, à respirer hors de l’église, sentit une légère satisfaction : — Leurs cathédrales, énonça-t-il, ne sont que des nécropoles ; tout y est bien mort… »
Plus tard, le père et la fille se promènent dans la campagne. Ils y rencontrent le professeur de dessin du lycée, M. Rude accompagné de ses trois enfants : deux filles, Marthe et Edmée, un jeune homme d’une vingtaine d’années, Julien. Les deux pères causent, assez d’accord sur l’art, aux antipodes l’un de l’autre sur la façon de concevoir l’existence. Les Rude sont d’ardents catholiques. Les Ardel ne l’ignorent pas et, quoiqu’ils apprécient la culture et les goûts artistiques de cette famille, ils s’étonnent qu’elle y joigne des habitudes de « superstition ». La conversation des enfants montre combien, malgré des points de contact, ils sont, quant à la vie profonde de l’âme, éloignés les uns des autres :
« Pauline entretenait Edmée de leur peine à trouver une domestique et du logis où ils étaient encore assez mal installés.
— Votre rue me plairait, observa Edmée, parce que l’église est à deux pas de chez vous.
Pauline, après un cours intervalle, répondit : — Nous n’avons que faire d’une église. Mon père n’est pas croyant ni moi non plus…
Elle regarda Edmée, aperçut dans ses yeux affables une désillusion subite ; et pourtant elle ne regretta point de l’avoir avertie sans réticence. Une pointe d’orgueil avivait sa franchise : si Edmée la voulait pour amie, elle l’accepterait comme elle était. Mais Julien, à deux pas derrière, émit d’une voix paisible et pénétrante :
— Si vous saviez quel don c’est de croire !
Elle tourna la tête et riposta durement : — Ce don-là m’est aussi étranger que les chimères d’un fumeur d’opium.
Julien se rapprocha : bien qu’une émotion vibrât dans sa gorge, il se maintenait calme au dehors : — Des chimères ! Pour les aveugles-nés, le soleil aussi est une chimère, ou le serait s’ils ne croyaient en ceux qui voient.
— C’est possible, trancha Pauline, je suis une aveugle-née… »
Il semblerait d’après cette rencontre, où les convictions différentes se froissent comme les épées d’un duel que nulle entente ne sera possible entre des âmes aussi en désaccord. Pourtant Pauline s’éprendra de Julien. Et, — ce qui est très bien observé, femme et donc être de sentiment, l’amour humain va la conduire à l’amour de Dieu.
Cette présentation des personnages en conflit, ramassée avec sobriété en un seul chapitre prouve de la maîtrise.
Je ne commente pas dans le détail la suite du livre. On y voit comment Pauline, peu à peu attirée vers le jeune chrétien, sent s’effriter ses préventions contre la foi catholique. Très habilement, Baumann a su se garder d’un didactisme pédant. Le ton des controverses entre les deux amoureux est celui de la causerie. Et même au moment le plus pathétique, après que Julien a offert, en secret, sa vie pour la conversion de Pauline, lorsque exaucé, il va mourir et que sa fiancée souffre à son chevet d’agonisant, la scène est décrite avec une retenue d’expression qui en renforce la portée.
Je citerai la fin du chapitre. Julien sent la mort toute proche et rassemble ses forces pour faire ses adieux à l’entourage éploré.
« Il les embrassa tous, comme un voyageur qui s’en va. L’effort qu’il venait d’accomplir l’exténuait ; il referma les paupières et parut sommeiller un instant ; mais il se recueillait, ayant à dire autre chose et, brusquement, il se souleva :
— Ardel, promettez-moi… jurez-moi… Pauline veut être chrétienne, vous ne l’empêcherez pas ?
— Mon ami, je le jure, répondit Ardel sans hésiter.
— Pauline, donnez-moi votre main… Je suis avec vous… Au revoir…
Il parlait de loin et de haut, déjà libéré de ses liens corporels et il ne souffrait plus ; des bras compatissants l’enlevaient au-dessus des ombres de la terre. Il balbutia des mots qu’on pouvait à peine saisir, un dernier acte de foi et de repentance.
— Julien, nous vois-tu ? demanda encore M. Rude.
Les globes de ses prunelles devinrent vitreux ; sa bouche restait entr’ouverte, sa langue claquait entre ses dents brillantes ; les phalanges de ses doigts tricotant dans le vide et se rétractant, semblaient chercher à tâtons une porte invisible ; puis il se tourna sur le côté droit, laissant aller sa tête, pour s’endormir comme un enfant dans le baiser du Seigneur… »
Pauline alors est conquise : cette mort, par sacrifice pour le salut de son âme, achève de lui montrer Dieu. Enfin, ce qui l’incline aux démarches nécessaires pour son entrée dans l’Église, c’est la lecture d’un carnet où Julien avait coutume de noter quelques pensées au jour le jour. En voici quatre des plus significatives :
« La preuve la plus assurée de l’amour, c’est de conserver dans la souffrance la volonté de souffrir.
Celui-là seul abolit la douleur qui consent à la prendre toute en soi.
Plus j’aime Dieu, plus je veux que tous l’aiment avec moi. Ma souffrance, c’est que je ne puis le faire voir à tous.
Mériter l’âme de Pauline. Souffrir pour elle. Je l’aime trop, ô Dieu, pour qu’elle reste séparée de vous. »
C’est en méditant ces phrases, en s’imprégnant de leur vertu que Pauline va au baptême.
Baumann est un trop bon observateur de la réalité pour ne pas nous montrer, en contraste avec la famille si conforme au cœur de Jésus des Rude certaines âmes difformes, badigeonnées de dévotion, comme il s’en rencontre malheureusement dans l’Église. Celle-ci par exemple :
« Il y avait, au bout de la rue, dans une maison décrépite, qu’elle louait presque en entier, une vieille fille riche et sordide : Mlle Crépin. Pauline la voyait passer tous les matins, allant à la messe de sept heures, ratatinée sous une pèlerine noire, coiffée d’une capote de forme archaïque et marchant en zigzag comme si elle cherchait, entre les fentes des pavés, des louis d’or perdus. Mlle Crépin, qui passait pour millionnaire, accroissait son revenu par des spéculations habilement conseillées. Elle participait à la fureur d’agiotage dont était possédée cette petite ville de rentiers oisifs… Elle se mêlait d’œuvres charitables mais appliquait au bien des pauvres les principes qu’elle suivait pour le sien propre ; elle plaçait l’argent recueilli à leur intention et même si elle les savait dans les plus affreuses nécessités, elle les rationnait en aumônes et même ne laissait fuir de leur capital que des bribes dérisoires… Elle revenait souvent du marché avec trois navets dans son cabas en se lamentant de ce que « la vie devenait impossible. » Elle passait l’hiver sans feu, se chauffait les mains sur le couveau où cuisait son potage. Quand elle n’était pas à l’église, elle comptait ses coupons ou s’occupait de faire rentrer ses loyers. Et, une fois, en grimpant à une soupente pour sommer d’en déguerpir le locataire qui l’habitait, elle avait failli se rompre le cou ! »
Quelle mordante eau-forte et combien véridique ! Les timides qui prétendent que des portraits de ce genre « nuisent à la religion », se figurent peut-être que les incroyants sont aveugles et qu’ils ne s’aperçoivent pas des difformités qui contaminent l’assemblée des fidèles. Allez, bons tardigrades, ce n’est pas la mise en lumière de ces tares qui empêchera une âme en peine de Dieu de se convertir. Ce qui retarderait son adhésion à la Vérité unique, ce serait plutôt la lecture des bouquins fleuris d’illusions où des scribes par trop optimistes tentent de se persuader que le catholicisme contemporain est un réceptacle de toutes les vertus théologales et autres. Or il s’en faut !…
Ce qu’on admire aussi chez Baumann, c’est son sentiment profond de la nature. Dans ce livre, comme dans les précédents, il s’exprime en des descriptions des mieux réussies.
Voyez ce matin de beau temps en hiver :
« Pieds nus, Pauline ouvrit les volets de ses deux fenêtres. L’aube grelottait sur le toit d’en face, gris de givre ; le ciel d’acier pâle, d’un rose diaphane à l’orient, présageait un jour splendide. L’air aigu, des ablutions froides et l’espoir du soleil montant, la mirent en gaieté. Le soleil était son idole : lorsqu’il se montrait, les vitres de sa chambre flambaient comme des vitraux ; il se prélassait jusqu’à trois heures après-midi contre la maison ; le mur le buvait par toutes ses pierres et la vigne par tous ses sarments. »
Et cette fine aquarelle impressionniste :
« Sous les arches du pont, l’Yonne glissait d’un mouvement presque insensible ; la ligne oblique des coteaux l’arrêtait ainsi qu’un étang ; les formes brunes des nuages, les ombres massées des toits et des peupliers figeaient le courant opaque. Un canot descendait et chaque fois que les rameurs levaient leurs rames, un peu de ciel blanc luisait entre leurs bras car le crépuscule s’attardait encore sur les collines. »
Il y a aussi une course en plaine, par temps de neige, symphonie en blanc et noir d’une profonde beauté…
Bref, lorsque vous aurez allumé votre feu avec les œuvres complètes d’Anselme Chambéry, remplacez-les, dans votre bibliothèque, par les livres d’Émile Baumann. Quand vous éprouverez de la joie à les relire, ce sera le signe que vous comprenez enfin le véritable art catholique.
Je continue à explorer mes livres. J’en ouvre un encore, à l’aventure, et je lis ceci :
« Le soleil, à travers les branches, versait sous bois une averse d’or rouge. Par moments on voyait le haut des collines tout empourpré. La forêt anxieuse sentait mourir en elle le soleil et la vie. Des millions de touffes d’herbe agitaient vers lui leurs bras souples. Les gros oiseaux s’effaraient. Déjà les merles, avec un air de peur fanfaronne, avaient glissé à mi-hauteur des baliveaux vers les parties les plus fourrées du bois. Les dernières grives s’agitaient en criant à la pointe des chênes. C’était l’heure des chants menus qui décroissent. Les bouvreuils qui voyagent en mars, les pinsons, les verdiers qui ont jeûné l’hiver, sifflaient mais sans changer leur chanson du jour, avec la confiance que demain serait bon, serait meilleur encore… Ils se turent : le soleil était descendu au-dessous de l’horizon. Alors les derniers oiseaux dirent leur adieu au jour. Ce furent les rouges-gorges, puis les mésanges, toute la tribu des fouilleuses de lichens, des exploratrices d’écorces, petits paquets de plumes grises qui ne prennent point de repos tant qu’il y a de la lumière et dont le cri aigu achève la chanson des bêtes diurnes… »
Le jour se meurt de plus en plus sur la forêt et je lis encore :
« Il faisait très froid ; le vent avait déjà bu sur les branches la tiédeur amassée pendant le jour. Il rebroussait les brindilles, courbait les gaulis et leur arrachait une plainte monotone comme celle des vies pauvres. L’odeur des feuilles mortes montait plus vive dans l’ombre. Au-dessus des branches, les hauteurs du ciel étaient pâles et des étoiles commençaient à poindre. »
En savourant ces lignes, mon être à jamais sylvestre tressaille de nostalgie, je revois ma chère forêt de Fontainebleau, loin de laquelle je ne cesse de me sentir en exil. Et je remercie l’écrivain qui me valut d’y revivre par le souvenir.
C’est M. René Bazin. Et le livre relu, c’est le Blé qui lève, œuvre que l’arome de la Terre maternelle imprègne d’un grand souffle vivifiant[19].
[19] Le Blé qui lève, 1 volume chez Calmann-Lévy, éditeur.
Je ne vais pas feindre de vous révéler René Bazin. De niais matérialistes le déprécient parce qu’il est chrétien. Mais quiconque joint l’amour de la nature à l’amour de Dieu goûte son art nuancé, contenu qui ne vocifère ni ne se plaît aux peinturlurages violents. Cette réserve ne l’empêche pas de restituer avec véracité les drames de passion qui agitent l’âme des simples. Rappelez-vous : Donatienne, la Terre qui meurt, l’Isolée. Ce sont des livres substantiels, d’une observation très exacte et qui n’exclut point la poésie.
Je m’attache surtout au Blé qui lève à cause d’une figure de rural : Gilbert Cloquet qui synthétise on ne peut mieux les caractéristiques de l’âme paysanne à notre époque. Tour à tour cultivateur et bûcheron, foncièrement honnête, il a souffert durement par sa femme et par sa fille ; et la douleur l’affina. Comme les sources du sentiment religieux se sont presque taries en lui, cette déviation de l’esprit d’équité qu’on nomme le socialisme le conquit et l’inclina quelque temps vers la haine et la révolte. Puis la sottise et la cruauté des syndiqués qu’il recruta le dégoûtèrent ; il se trouva tout à fait seul dans l’existence jusqu’au jour où, sur la proposition bénévole d’un boucher catholique, par hasard rencontré, il se décide à faire une retraite dans une maison de mission pour ouvriers et paysans. Là, comme il est tout saignant des blessures que lui infligea l’existence et comme il a soif de consolations, il ressuscite à la foi.
Les pages décrivant le travail de la Grâce en Gilbert sont parmi les plus belles du livre. Je veux absolument vous en citer un peu d’autant qu’elles montrent comment un vrai prêtre sait parler aux humbles. Je ne sais si M. Bazin y résume une allocution entendue par lui-même ou s’il se borne à transcrire un texte publié ; quoi qu’il en soit je les crois bonnes à rapporter parce qu’elles biffent, dans notre mémoire, plusieurs sermons douceâtres récités avec nonchalance, subis avec une résignation qui n’allait pas sans bâillements.
« Dans le silence de la maison de retraite, à neuf heures et demie, quand les lumières furent éteintes, et que, tout le long des corridors, dans les chambres, les compagnons eurent commencé leur somme, Gilbert Cloquet se ressouvint de ce qu’il avait entendu. Les phrases lui revenaient telles qu’elles avaient été dites, avec leur accent, avec la vie fraternelle et divine qu’elles enfermaient.
Le prêtre avait dit : « Mon pauvre frère, pourvu que tu le veuilles, tu es riche. Ton travail est une prière et l’appel à la justice, même quand il se trompe de temple en est une autre. Tu lèves ta bêche et les anges te voient ; tu es enveloppé d’amis invisibles ; ta peine et ta fatigue germent en moissons de gloire… Dieu est la grande pitié, la grande bonté. Il cherche toute âme droite. Il a pardonné les aveuglements de l’esprit. Il a pardonné surtout les fautes du cœur et des sens. Il n’a été sévère que pour les hypocrites. Tous les autres, il les attire à lui. Dieu n’injurie pas. Son reproche tient dans un regard. Lève seulement les yeux, mon frère et tu liras le pardon avant même le reproche… »
Il avait dit encore : « Vous avez un si mince bagage quand vous arrivez ici : une valise en carton, une paire de souliers, une chemise au bout d’un bâton. Mais le bagage de vérité que porte votre esprit est encore bien plus petit. Et ses voleurs ne se comptent pas. Savez-vous ce que je crois ? C’est que vous êtes les précurseurs, les premiers appelés des foules qui se lèveront de partout, redemandant leur Ciel dont elles ont soif ! Vous le demandez à Dieu, vous ! Les autres, ils le demanderont aux hommes, à coups de fusil et d’incendies, dans la révolte, les hurlements, les ruines, les blasphèmes. D’autres détruiront ce qu’ils convoitent pour voir ce qu’il y a de plaisir dans l’abus de la puissance. Ils jetteront par les rues l’argent qui aurait dû servir à l’aumône. Ils auront tout — excepté ce qu’ils cherchent. Vous croyez que c’est le pain qui vous manque ? Un peu. Mais le creux est plus profond. C’est Dieu qui vous manque. Priez-le avec moi… »
« Tout cela qu’il avait entendu revenait à Gilbert dans le silence et pénétrait le cœur du bûcheron. Couché dans son lit, les yeux clos, il n’avait jamais eu tant de pensées à la file, tant d’élans de tendresse, tant de regrets et de souvenirs qui luttaient les uns pour, les autres contre Dieu. Enfin il dit : « J’irai. » Les larmes lui montèrent aux yeux et elles coulèrent doucement. Une heure matinale sonna. Sans savoir pourquoi, il se mit à genoux, en chemise, sur son lit et chercha quelque chose à dire. Ne trouvant rien, il fit un grand signe de croix. C’était la seule prière dont il se souvînt… »
Gilbert se confesse ; il communie. Et, se gardant de semer de points d’exclamation son récit, usant d’une discrétion suggestive, M. Bazin évoque d’une façon parfaite l’influence salubre et persistante de l’Hostie sainte sur cette âme rachetée de la colère, de la luxure et de la rancune.
Ce qui rend l’œuvre entière de l’auteur du Blé qui lève si sympathique c’est qu’on y trouve l’amour des humbles, — cette tendresse pour les simples qui est la marque de l’écrivain vraiment catholique. Or, Bazin a fort bien démêlé que chez les hommes de la plèbe, les tâcherons de la campagne comme les ouvriers des villes, on rencontre des vertus dont les classes plus cultivées, bien qu’elles en affichent volontiers le simulacre, ont trop souvent perdu le sentiment profond. C’est pourquoi Notre-Seigneur aime tant les pauvres. C’est pourquoi ceux qui s’efforcent de marcher à sa suite vivent, d’inclination, parmi eux.
D’autres écrivains voudraient nous faire croire que cinquante mille francs de rente sont nécessaires à la germination et au développement de qualités supérieures dans les âmes. Ils célèbrent le Marquis de Carabas, fabricien condescendant, qui touche des jetons fructueux dans les conseils d’administration de sociétés financières et qui alimente au compte-gouttes le denier du culte. Ils adulent Célimène qui amalgame les fleuretages en société de fainéants bien vernis avec les pratiques d’une dévotion intermittente et — « distinguée ». A ces âmes, tièdes envers Dieu, ardentes envers l’or, M. Bazin préfère évidemment Gilbert Cloquet, laboureur aux mains noires, à l’âme blanche, devenue de plus en plus lumineuse dès que son hérédité catholique, stimulée par la Grâce, l’emporte sur cette forme du désespoir matérialiste : le socialisme.
Mettons donc le Blé qui lève et quelques autres livres de M. Bazin, nés d’une inspiration analogue, en bonne place parmi nos favoris. Et plaçons à côté les Contes de Bonne Perrette, recueil on ne peut plus attrayant. Ils y figureront avec plus d’avantage que ne le feraient les histoires « pécheresses » de M. Henri de Froideflûte, érotique de banquise, dont l’art me semble aussi excitant qu’une carafe frappée.
Aimez-vous les brochures ? Joseph Serre en a mis partout. Sitôt qu’une question religieuse, susceptible de lui fournir prétexte à tresser des guirlandes d’idées aussi souples que subtiles, le sollicite, il lance quelque opuscule bourré d’aperçus ingénieux. Parfois, il se conforme à la plus louable orthodoxie. Parfois aussi, fâcheusement touché d’hégélianisme, il caresse « l’identité des contraires » au bord des gouffres où bafouille et clapote la métaphysique allemande. Il a réfuté l’hérétique Loisy d’une façon péremptoire. Mais il s’est plu auprès de Lacuria, prêtre interdit qu’il canoniserait volontiers sous le nom de saint Pythagore. Du reste, ses intentions sont toujours droites. Chrétien zélé, son seul but c’est la glorification de notre mère l’Église. Mais il ne la sert pas toujours comme elle entend être servie. D’où, des mésaventures.
Des roquets, qui se disaient « catholiques intégraux », lui jappèrent aux talons. Cela n’avait guère d’importance, lesdits gardiens de basse-cour s’étant révélés surtout les envieux de tout talent original. Chose plus grave, des théologiens très autorisés se virent dans la nécessité de l’avertir qu’il risquait de s’engager dans des voies périlleuses. Hâtons-nous de constater que, fils obéissant de l’Église, il se soumit sans retard.
En résumé, il y a chez Joseph Serre deux hommes : un apologiste, heureux de propager la Doctrine unique ; un assembleur de nuées chatoyantes qui ne déteste pas de se balancer, par récréation, sur l’escarpolette du paradoxe, entre l’affable Imprimatur et l’Index bourru.
Il y a aussi un grand cœur qui aime Jésus-Christ.
On espère que, désormais, vu l’effondrement de l’aberration pangermaniste, Serre évitera les méthodes protestantes d’Outre-Rhin. Il appliquera, sans recourir aux alliages douteux, la pure philosophie catholique — latine, la seule qui convienne aux spéculatifs de notre race. Il reconnaîtra que Kant, Fichte, Hegel ne valent pas grand’chose au regard de saint Jérôme et de saint Thomas d’Aquin. Il constatera que la mystique de Schopenhauer aboutit à la dilution de l’être dans les ténèbres inertes du bouddhisme tandis que la mystique de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix s’est prouvée génératrice d’énergie dans la lumière et de vie intense en Dieu.
Le Joseph Serre imbu d’éclectisme et de conciliation entre les doctrines les plus opposées a commis une brochure : les Hypothèses sur Lourdes qui avance une théorie du miracle dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle offusque la théologie traditionnelle. Il y donne, comme références, les livres de l’abbé Bertin et de Boissarie, les documents réunis par Lasserre et par Estrade, ce qui mérite approbation. Mais, à côté, il cite Zola dont les bourdes touchant « le souffle guérisseur des foules » ne sont prises au sérieux que par les sous-penseurs des estaminets anticléricaux où le vieux Combes et l’Anatole France déclinant trinquent sur le comptoir. Plus loin, il semble faire grand cas de l’opinion émise, quant aux faits miraculeux de Lourdes, par les occultistes et les théosophes. Or ces Jocrisses et ces charlatans du Surnaturel, qui prennent la vessie du démon pour une lanterne magique ou qui découvrent Jeanne d’Arc dans un pied de table, ne doivent, en aucune circonstance, être allégués, comme autorités, par un catholique étudiant l’intervention divine dans les choses de ce monde.
De même, Joseph Serre s’avance beaucoup lorsque, dans son désir de mettre d’accord les croyants et les athées, il écrit ceci : « Renan hésiterait-il, aujourd’hui, devant les faits de Lourdes, à soutenir qu’on n’a jamais constaté de miracle ? » Il répond que l’auteur des Origines du christianisme hésiterait probablement. — Mais n’en croyez rien : Le sceptique irréductible qui dénonçait, comme attentatoire à sa raison, « l’horrible manie de la certitude, » aimait trop à ne pas conclure pour se soumettre à l’évidence, surtout lorsque l’évidence offre un caractère religieux.
Par ailleurs, Serre réfute à merveille les tentatives du monisme pour expliquer, par des causes naturelles, les guérisons de Lourdes. Quelques phrases précises et, cette fois, nullement conciliantes, lui suffisent à démontrer la fragilité de ces hypothèses. C’est ce qu’il y a de meilleur dans sa brochure. Mais où il s’égare totalement, c’est lorsqu’il formule sa propre théorie du miracle dans les termes que voici : « La nature est une immense échelle ascendante dont tous les échelons sont à la fois naturels en eux-mêmes et surnaturels pour les échelons inférieurs. La raison ainsi est surnaturelle pour la matière, comme l’aigle est surnaturel pour la taupe, comme le chrétien est surnaturel pour l’homme[20] qui l’est à son tour pour l’animal qui est en nous. J’applique cette théorie au miracle. Dérogation aux lois d’une nature inférieure, le miracle, fait relatif, est une des grandes lois scientifiques du monde. Je suis un thaumaturge pour la pierre que ma main fait voler. La rose est miraculeuse pour l’humus qu’elle transsubstantie en fleur. Mais pour l’être qui l’accomplit, le miracle n’existe pas : cet être agit selon sa nature. Le miracle est le point de vue de l’inférieur. C’est dire que, pour Dieu, il n’y a point de miracle : il n’y a que l’exercice de sa vie (?) et de sa liberté. »
[20] Quel étrange classement ! Le chrétien n’est donc pas un homme ?
Tout cela pue le panthéisme à plein nez. A l’encontre, nous nous en tiendrons aux enseignements du catéchisme. Les systèmes philosophiques, qui nient le Dieu personnel, ne nous offrent que les chimères de l’intelligence quand elle se confie à ses seuls moyens. Le catéchisme nous présente la Vérité unique parce qu’il se confie à Dieu. Par lui, l’acceptation du mystère universel fortifie la raison. — Il reste des obscurités, dites-vous ? Sans doute, Dieu ne nous ayant pas donné la connaissance de toutes choses. Mais cette nuit est pleine d’étoiles pour quiconque l’explore sur les ailes de la Foi. Au contraire les philosophies sans Dieu, qu’elles se mettent sous l’enseigne d’Auguste Comte, ou qu’elles suivent l’étendard judaïque de Bergson, ne sont que tâtonnements à travers un brouillard où vagabondent des feux-follets éphémères.
Donc l’Église étant seule à détenir par révélation la Vérité est également la seule à posséder l’explication du miracle. Elle le définit : une intervention exceptionnelle de la Grâce par où Dieu déroge aux lois générales qu’il a établies — une exception confirmant la règle.
Les savants ont le droit de dire en présence du miracle : — Cet incident n’est pas de notre ressort ; il échappe aux prises de la science. Mais ils n’ont pas le droit de dire : Malgré cent mille témoignages, le miracle n’existe pas.
Que font les médecins du bureau des constatations ? Ils étudient à fond les guérisons obtenues à la piscine ou à la bénédiction du Saint Sacrement et ils concluent : — Voici un fait qui ne relève pas de la raison humaine. Toutefois il est incontestable. Nous le soumettons, avec ses antécédents et ses suites, au jugement de l’Église. Alors l’autorité religieuse, seule compétente pour prononcer, s’appuyant sur leur rapport, ouvre une enquête minutieuse et prolongée pendant plusieurs années s’il le faut. Sa conviction une fois formée, elle décrète : il y a miracle ou il n’y a pas miracle. Et devant son verdict tous les catholiques s’inclinent.
Mais lorsque, à propos de Lourdes, notre ami tente de greffer quelques brins de vérité révélée sur les sauvageons de l’erreur, il joue un jeu dangereux où il ne nous aura point pour partenaires.
Je vous ai montré le mauvais Joseph Serre. Je vais vous montrer le bon.
Je trouve ce dernier dans une brochure qu’il publia naguère sous les auspices de la revue lyonnaise : l’Université catholique. Elle traite de Tolstoï[21].
[21] Le Penseur chez Tolstoï, 1 brochure de 63 pages, Vitte, éditeur.
On sait le don d’évocation de ce génie désordonné — barbare au sens où l’entendaient les Grecs. Les personnages de ses romans : Anna Karénine, la Guerre et la Paix, même ceux de Résurrection vivent d’une vie intense. La société russe, à trois époques différentes, est peinte de façon à nous donner l’impression totale de la réalité. L’inspiration s’avère désenchantée mais là n’est point la tare. En effet, lorsqu’on étudie l’humanité d’un peu près, il est difficile de la voir en beau. Quoique diffus, lents et dénués de composition, ces livres révélaient une telle capacité d’analyse psychologique, tant de talent descriptif qu’il fallait tenir Tolstoï pour un écrivain et, çà et là, un moraliste perspicace.
Par la suite, ce Grand-Russien, mâtiné de Tartare, crut se découvrir une mission.
Formulant en préceptes une conception antisociale de l’existence, recommandant, comme un idéal, le somnambulisme où s’attarde l’intelligence rudimentaire des moujicks les moins civilisés et des hordes errantes de la steppe, il s’efforça de l’inculquer à ses contemporains. Apôtre de l’anarchisme sentimental, il préconisa une sorte d’évangélisme trouble, vidé de son contenu surnaturel et qui, en somme, se basait sur le sophisme de Rousseau : l’homme naît bon ; ce sont les institutions mauvaises qui le déforment.
Tolstoï connut, quelque temps, une vogue extraordinaire. En France, ce fut Melchior de Voguë — très brave homme avec, parfois, des velléités d’avoir du talent mais chimérique au plus haut degré — qui le fit d’abord connaître, sans y entendre malice. L’exotisme servit de passeport aux paradoxes tolstoïens. On ne semblait pas s’apercevoir qu’ils reproduisaient simplement, en un bizarre mélange, outre les rêveries de Rousseau, l’hérésie des Fratricelles et les divagations de certains sous-encyclopédistes, précurseurs de la Révolution, Morelly par exemple.
Vers la fin du dix-neuvième siècle, Tolstoï fut un oracle pour un grand nombre d’esprits dévoyés. Ses théories étaient surtout propagées par des Juifs, issus des Ghettos de Lithuanie et de Pologne. Obéissant à cet instinct dissolvant qui pousse sans cesse Israël à détruire les principes fondamentaux de la civilisation chrétienne, ces métèques exaltèrent Tolstoï sur tous les tons, comme le Prophète de la société future sans Dieu ni lois. Des Français naïfs les crurent et se mirent à leur unisson. Et l’engouement dura jusqu’à l’intronisation de Nietzsche, autre idole barbare, apportée de Germanie par des Juifs francfortois d’origine.
La guerre a balayé toutes ces folies. Les leçons qu’elle nous donna nous apprennent, à cette heure où la France se refait, à pratiquer un nationalisme très en garde contre les influences étrangères. Les cosmopolites du judaïsme crieront à l’étroitesse d’esprit et à la réaction. Mais s’ils élèvent par trop la voix, on pourra les prier de passer la frontière : Berlin ou le Moscou des bolchevicks leur seront des refuges tout indiqués…
Or Joseph Serre, bien inspiré cette fois, a prononcé, dans sa brochure, le jugement le plus équitable qu’on puisse porter sur Tolstoï. C’est d’une dialectique solide, d’un style net ; cela réfute avec une fermeté, qui n’exclut pas la courtoisie, les illusions du Slave.
La conclusion de cette étude me paraît un modèle de bien dire au service d’une pensée conforme aux enseignements de l’Église. Je la cite :
« Le malheur de Tolstoï fut, non pas, certes, son esprit chrétien, mais son interprétation outrancière, incomplète, hétérodoxe du christianisme. Catholique, il eût tout concilié : le dogme et la morale, l’autorité et l’amour, la hiérarchie et la générosité, l’ordre social et l’esprit de pauvreté volontaire. Il n’aurait pas opposé et mis en guerre, l’un contre l’autre, tous ces éléments de la vérité et du bonheur dont la disharmonie l’a troublé et dont l’accord l’eût fait grand, saint et heureux… Mais, à vrai dire, avec la bonté, la résignation, le renoncement et la pureté morale, c’était aussi l’ignorance, la non-résistance au mal, la destruction de tout ordre extérieur, le retour à la barbarie, la négation de toute religion positive que prêchait ce fils slave de Rousseau. A cette âme aspirant aux cimes de la perfection, la sévère discipline du catholicisme seul, qui a fait les François d’Assise, eût pu fournir une sûre direction. Plus il y a d’amour, plus il faut d’ordre… Hors de là, les élans du génie lui-même, du génie surtout, ne sont trop souvent qu’étrangeté, désordre, péril social.
« Tolstoï a popularisé le rêve moderne d’une « religion irréligieuse » et produit des fanatiques par le mirage d’une justice et d’un bonheur anarchiques. Il a bien vu que c’est l’âme qui manque à notre civilisation, c’est-à-dire la vie profonde et chrétienne. Ce n’était pas une raison pour en détruire le corps, l’organisme extérieur et essentiel et encore moins pour en affaiblir l’âme elle-même en tarissant la plus haute source de la vie spirituelle, la croyance dogmatique. A ces titres, l’œuvre de Tolstoï est, aux deux-tiers, négative et dangereuse. L’homme sincère et généreux qui l’écrivit peut avoir droit à la miséricorde de Dieu : l’œuvre reste et mérite dans quelques pages l’admiration, dans un plus grand nombre la méfiance des âmes. »
Depuis, Serre fut quelque peu ressaisi par sa préoccupation de concilier les doctrines les plus opposées. Dans une brochure intitulée le Sillon et l’Action française, ne s’est-il pas imaginé de proposer la fusion de la démocratie teintée d’anarchisme que professent les Sillonistes avec la tradition monarchique et ses partisans les plus irréductibles ! Précipiter Marc Sangnier dans les bras de Charles Maurras, obtenir qu’ils fassent alliance et qu’ils marchent désormais la main dans la main, sous la bénédiction posthume d’Hegel, c’était former un projet passablement — chimérique. Est-il besoin de mentionner qu’il échoua ?
Enfin Joseph Serre a publié la Lumière du cœur[22], livre profond où, malgré quelques propositions douteuses, il y a de très belles pages sur la morale chrétienne. Mais une de ses meilleures œuvres c’est la part qu’il prit au sauvetage de Lœwengard. Je veux m’y arrêter parce que la conduite de Serre, en cette occasion, porte un enseignement que beaucoup des nôtres trouveront profit à méditer.
[22] La Lumière du cœur, 1 volume, Vitte, éditeur.
J’exposerai les faits d’autant plus volontiers que, depuis la publication de Quand l’Esprit souffle, nombre de personnes m’ont demandé de vive voix ou par lettres ce qu’était devenu ce pauvre Juif égaré. Voici ma réponse.
On se souvient qu’à la fin de l’étude où j’analysais le cas de Lœwengard, j’ai laissé entrevoir quelques craintes touchant sa persévérance. — Hélas, l’événement les justifia.
Lœwengard ne s’était jamais donné la peine d’apprendre sa religion et il n’avait pas trouvé de directeur qui lui fît un devoir de s’instruire. Il en résulta que le catholicisme resta pour lui un décor splendide, fournissant un cadre à la littérature apologétique qu’il méditait d’y installer.
D’autre part, étant d’une santé très fragile, presque indigent et souvent malade, il vivait à la merci des impulsions de son excessive sensibilité. Enfin des influences malsaines, venues de son entourage le plus immédiat, tendaient sans cesse à le replonger dans ces marais fétides de l’occultisme d’où il avait eu tant de peine à se dégager.
A une époque, Serre et moi, nous essayâmes de le décider à faire une retraite assez prolongée dans un monastère où il aurait trouvé, comme directeur des hôtes, un saint moine, très versé dans la connaissance des âmes et sous les auspices duquel il aurait perfectionné son instruction chrétienne. Par lui, il aurait pris l’habitude de fréquenter, avec assiduité, avec régularité, les sacrements, deux conditions essentielles pour qu’un converti récent progresse dans la vie intérieure.
Lœwengard accueillit d’abord avec joie notre proposition[23]. J’écrivis au monastère pour demander qu’on lui permît d’y séjourner plus longtemps qu’il n’est de coutume. Naturellement, la réponse fut favorable. Mais alors, Lœwengard nous déclara sèchement qu’il avait changé d’idée. Puis il dit à Serre qu’il me tenait pour un perfide, car l’évidence s’imposait qu’en manœuvrant pour l’incarcérer dans un couvent, mon objectif était de mettre sous l’éteignoir son talent dont l’éclat m’offusquait. (Sic.)
[23] L’infortuné sentait bien, à ce moment, qu’une cure de solitude et d’oraison dans un milieu sanctifiant lui était nécessaire.
J’avais déjà remarqué, en maintes circonstances, qu’il devenait de plus en plus ombrageux à mon égard. Comme, en même temps, sa nervosité s’accroissait à vue d’œil, j’en conclus qu’il faisait de la neurasthénie aiguë. Mille petits faits le démontraient, et surtout sa tendance inquiétante à se croire en butte à la malveillance universelle.
Pour ce qui me concerne, j’aurais trouvé tout à fait saugrenu de lui en vouloir. Je rompis nos relations afin de ne pas l’irriter davantage. Mais cette rupture eut lieu d’une façon tacite. Je cessai de le voir ; et ce fut tout.
On sait que je ne lui en consacrai pas moins un long chapitre de Quand l’Esprit souffle. Nul ne pourrait prétendre qu’il ne lui est pas sympathique. Au surplus, Serre m’a confié, par la suite, qu’il en avait été touché. C’est qu’après tout c’était une âme loyale, foncièrement droite. Seules la maladie et les manigances du Démon la troublaient et déformaient. Sous cette double action, et nul prêtre intelligent ne lui étant venu en aide, il s’aigrit de plus en plus. Puis il s’imagina qu’une mission de prophète réconciliant la synagogue avec l’Église lui était confiée. Il le proclama et les railleries que lui valut cette conception mégalomane de sa destinée, le mirent en fureur.
Enfin ce qui acheva de le combler d’amertume — et, sur ce point on ne doit aucunement le blâmer — c’est la façon méprisante dont un clan de notables le jugeait. Divers potentats de la soierie, plusieurs dignitaires dans le commerce des saucissons habillés d’un maillot d’argent ne voyaient en lui que le fils besogneux d’un père en faillite et l’accusaient de jouer la comédie de la conversion pour se rendre intéressant. J’ai, moi-même, entendu des propos de ce genre tenus sur son compte par des « hommes d’œuvres » que je pourrais nommer.
Les Pharisiens seront toujours les Pharisiens.
Ainsi dévoyé par la maladie, par son orgueil d’artiste follement épris de son Moi, par manque d’une formation religieuse assez forte pour lui inculquer la discipline catholique, par la niaiserie cruelle et le manque de charité d’une partie importante des milieux pratiquants, il entra en révolte, et proclama que l’Église l’ayant trompé, il allait en sortir. En vain de bons prêtres, Joseph Serre, un ou deux autres de ses amis, tentèrent de le retenir sur la pente périlleuse, il refusa de les écouter. Il prononça le non serviam et, sous l’influence du démon qui le poussait au vertige, publia un manifeste où il exposait ses griefs — ceux qu’on peut admettre, pour une part, comme assez justifiés et ceux qui n’étaient que de pauvres prétextes à venger sa vanité froissée.
Je n’analyserai pas ce libelle ; j’en dirai seulement les conséquences. Parmi les catholiques, les vrais disciples de Jésus s’attristèrent grandement de sa chute et prièrent pour sa résipiscence. Les dévôts de surface le couvrirent d’injures sans même prendre la peine d’examiner son cas. A la synagogue, où il alla frapper, on lui rit au nez et on le mit à la porte. Il se tourna vers les socialistes qui d’abord l’accueillirent, pour triompher de son apostasie et en tirer un argument contre l’Église. Mais quand il leur eut tenu des propos occultistes, ils le bafouèrent et se hâtèrent de l’abandonner.
La guerre éclata. Lœwengard, que son état de santé avait fait réformer, dès le premier jour, tomba, renié de tous, dans une misère noire. — Serre fut à peu près le seul à entretenir des relations avec lui. Il ne lui cachait pas sa désapprobation mais, en même temps, il lui montrait de la pitié et de la sollicitude pour l’avenir de son âme.
Le malheureux sut gré à Serre de sa charité. Il l’excepta, lui unique, de la rancune qu’il vouait désormais à tout le genre humain. Et lorsque cet ami évangélique s’efforçait, par des paroles appropriées, de rallumer la Lumière éteinte dans son âme, il l’écoutait sans trop d’impatience.
Enfin, un jour vint — pendant l’été de 1915 — où Lœwengard, de plus en plus affaibli par les privations et par le chagrin, tomba gravement malade. Comme son dénuement était total, il risquait de mourir dans la rue. On le fit alors transporter dans une maison de santé.
Pendant plusieurs semaines Lœwengard fut dans le délire ; l’on put craindre qu’il ne mourût sans reprendre connaissance. Néanmoins, par la grâce de Dieu, une amélioration passagère se produisit : il reprit conscience de soi-même et constata que l’ami fidèle venait souvent à son chevet. Remué jusqu’au fond du cœur, plein de gratitude, lucide comme il ne l’avait jamais été, il se rendit compte de l’erreur navrante où il s’était perdu[24]. Les larmes du repentir emportèrent, comme un torrent, les débris de son orgueil abattu. Doucement encouragé par Serre, il demanda un prêtre, se confessa et reçut l’Eucharistie.
[24] Il reçut aussi, à cette époque, la visite d’un Juif converti qui vint de loin, exprès pour le supplier de rentrer dans l’Église. Cette démarche évangélique le toucha fort.
Le mieux ne persista pas. Mais, souffrant toujours davantage, sentant venir sa fin, Lœwengard accepta désormais, avec patience et même avec des sentiments d’entier abandon à Dieu, cette purification rédemptrice. Il mourut après avoir reçu les derniers sacrements et en murmurant : — Mon Jésus, ayez pitié de moi !…
Joseph Serre ne se doute pas, au moment où j’écris ceci, que j’ai jugé bon de divulguer qu’il fut alors le bon Samaritain. Peut-être en sera-t-il un peu fâché. Mais tant pis : mon indiscrétion aura plusieurs résultats appréciables. D’abord, les belles âmes qui m’ont confié le chagrin que leur causait l’apostasie de Lœwengard seront consolées, le sachant sauvé. Ensuite, les Pharisiens qui le vilipendèrent éprouveront peut-être quelque remords de leur dureté aggravée d’hypocrisie. Enfin, j’aurai prouvé que j’avais raison de dire, au début de cette relation, que le sauvetage de Lœwengard était une des meilleures œuvres de Joseph Serre.
Dieu soit loué de tout.