Observations sur l'orthographe ou ortografie française, suivies d'une histoire de la réforme orthographique depuis le XVe siècle jusqu'a nos jours
«Nous avons des regles générales pour l’orthographe; mais la plupart sont si obscures, si compliquées, et modifiées par tant d’exceptions, qu’il est difficile aux jeunes gens de les retenir. D’ailleurs, il ne suffit pas, pour l’orthographe usuelle dont nous parlons, de pouvoir en examiner les regles, mais bien de trouver la manière d’écrire les mots correctement: la rapidité de l’écriture ne donne pas le loisir de faire cet examen. Il faut qu’avec le mot la manière de l’écrire se présente sur-le-champ à l’esprit, sans aucune réflexion.
«On emploie communément une méthode meilleure; on fait copier des livres imprimés, et l’attention qu’on donne, en copiant, à chacune des lettres dont le mot est composé le grave plus profondément à l’esprit.....
«Les mots, tels qu’on les a lus, restent gravés dans la mémoire; lorsque dans la suite on les emploie en écrivant, on les copie sur cette image.»
L’exposition de ce système, que d’autres ont également proposé, prouve que les difficultés de l’orthographe sont telles qu’il faut apprendre à connaître les mots par leur configuration, comme pour la LANGUE CHINOISE.
De l’orthographe, ou des moyens simples et raisonnés de diminuer les imperfections de notre orthographe, de la rendre beaucoup plus aisée, etc., pour servir de supplément aus différentes éditions de la Grammaire française de M. de Wailly. Paris, Barbou, 1771, in-12.
Dans cet écrit fort sage, l’auteur constate la nécessité d’améliorer successivement l’orthographe et de la simplifier. Il se refuse à l’introduction de lettres nouvelles, comme l’ont fait des réformateurs trop hardis, qu’il traite de ridicules. Mais nous ne tirons pas, selon lui, de nos accents tout l’usage que nous pourrions en obtenir. Il désire surtout le retranchement de toute lettre double sans valeur phonique. «Les personnes, dit-il, qui voient ces lètres sans valeur sont arêtées dans leur lecture, parce que dans certains mots on les prononce, tandis que dans d’autres semblables, èles n’ont aucun son. Cète bisarerie de notre orthographe est cause qu’il n’y a peut-être pas deux ouvrages qui soient par-tout orthographiés de même. Cette variété fait perdre beaucoup de tems aux compositeurs dans les imprimeries, aux gens de lètres qui font imprimer leurs ouvrages; en un mot, à tous ceux qui veulent orthographier et prononcer correctement la langue française.
«Cette orthographe que nous apelons nouvèle était,» selon une judicieuse remarque de l’auteur, «celle de nos plus anciens écrivains, de presque tous les auteurs des XIe et XIIe siècles.»
Le grand vocabulaire françois, par une Société de gens de lettres. Paris, Panckoucke, 1772, 30 volumes in-4.
Ce dictionnaire contient un grand article sur l’ORTHOGRAPHE, où est exposé «l’emploi vicieux que l’on fait de chaque signe en le comparant avec celui que la raison voudrait qu’on en fît pour que l’écriture cessât d’être une image équivoque ou ridicule de la parole.»
Mais comme les modifications indiquées sont pareilles à celles que Girard, Duclos, Wailly, Beauzée et autres réformateurs modérés avaient déjà proposées, et que les raisons pour rapprocher l’écriture de la prononciation, bien qu’exposées avec conviction et énergie, sont similaires, je me borne à ce passage:
«C’est certainement une opiniâtreté bizarre que de s’obstiner à écrire un mot selon son étimologie pour avertir ensuite qu’on doit le prononcer autrement qu’il ne s’écrit[187].»
[187] «Au reste nous indiquons partout dans le cours du Grand Vocabulaire, l’orthographe avec laquelle on a coutume d’écrire aujourd’hui les mots, et celle qu’on devroit y substituer.»
Viard. Les vrais principes de la lecture, de l’orthographe et de la prononciation françoises, de feu M. Viard, revus et augmentés par M. Luneau de Boisgermain. Paris, Delalain, 1773, 2 part. en 1 vol. in-8 de VI et 104 pp. et de 111 pp. (Il y eut des éditions antérieures à celle-ci, puisque Luneau se plaint, dans un avis au lecteur, des contrefaçons de ce livre faites à Bordeaux, Avignon, etc., et il cite une édition des Principes faite à Bouillon en 1764, chez Foissy.)
Cet ouvrage n’est point un traité d’orthographe, mais une réforme de l’enseignement de la lecture fondée sur la nouvelle épellation des lettres, be, ce, de, fe, etc., et sur l’épellation des consonnes qui se suivent.
J.-B. Roche. Entretiens sur l’orthographe françoise et autres objets analogues. Nantes, veuve Brun, 1777, in-8 de 8 ff. prél., 732 pp. et 19 ff. de table.
Dans ce gros volume, l’auteur, sous une forme agréable, celle d’un dialogue, traite de toutes les questions qui concernent l’orthographe et la grammaire. La lecture en est moins pénible que celle des traités ordinaires sur le même sujet. On voit partout que l’auteur est partisan d’une réforme modérée; et ses vœux ont été réalisés sur certains points.
Après que les interlocuteurs, Sophie, la marquise, un abbé, un comte et un lord, ont constaté l’incohérence de ce qu’on appelle l’usage, l’auteur fait dire à l’un des interlocuteurs:
«Le respect pour l’usage établi est souvent un préservatif contre une foule d’erreurs; mais il faut avouer qu’il s’oppose quelquefois aux progrès de nos connaissances. Il est à croire que dans le principe, les mots ne renfermoient que les lettres nécessaires à la prononciation. L’oreille, choquée par la dureté de plusieurs sons, exigea bientôt qu’on les adoucît ou même qu’on les supprimât. Les savants, après s’être vainement récriés contre ces innovations, furent contraints de les adopter et de leur donner force de loi. Mais comme ils étoient les maîtres de la langue écrite, ils voulurent conserver les traces d’une prononciation qui n’existoit plus: ce fut l’époque des inconséquences qui rendent notre langue si difficile aux étrangers, et qui mettent les François mêmes dans le cas de ne la savoir presque jamais qu’imparfaitement.»
L’auteur entre ainsi dans le détail des difficultés de l’orthographe:
«Sophie. C’est une science que je voudrois bien connoître et à laquelle je n’entends rien du tout. Je suis si ignorante, que, pour exprimer les choses les plus ordinaires, j’écris presque au hasard. A peine puis-je retrouver moi-même ce que j’ai voulu dire. Souvent, faute de pouvoir orthographier les mots qui se présentent à mon esprit, je suis forcée d’en employer d’autres qui défigurent toutes mes pensées.
«Le Comte. Ceux qui n’ont point étudié les langues anciennes n’ont pas de meilleur moyen pour apprendre l’orthographe, que de choisir un livre bien écrit, et de le copier infatigablement: on se forme quelquefois, par le travail, une habitude qui tient lieu des meilleurs principes.
«La Marquise. C’est comme celà que j’ai appris, et on trouve que j’orthographie passablement.
«Sophie. Vous êtes heureuse, Madame, d’apprendre avec tant de facilité. J’ai sûrement copié autant que vous, et je n’en suis pas plus habile. Je ne puis cependant me reprocher aucune négligence: je copie fidèlement toutes les lettres qui composent chaque mot; j’y mets les accents, les points, les virgules. Mais jamais ce que j’ai écrit ne m’a servi pour ce que j’avois à écrire: ce sont toujours quelques nouveaux arrangements de lettres que je n’avois point prévus; et quand je crois avoir rencontré les mêmes mots, je vois avec étonnement qu’ils n’ont presque rien de commun pour l’orthographe[188].
[188] Quand à l’Hôtel de Ville je préside les examens des aspirantes au brevet de capacité, je suis témoin de l’embarras des jeunes filles pour résoudre des difficultés qui le seraient même pour des savants. L’une d’elles pour avoir mal écrit le mot apophthegme perdit le bon point qui lui fallait pour compléter les vingt-cinq exigés par le règlement. (Mai 1868.)
«Le Lord. Plusieurs savants voudroient que les règles de l’orthographe fussent réduites à celles de la prononciation.
«Sophie. Cela seroit bien plus commode que cette orthographe obscure et entortillée, qui coûte de si grands efforts de mémoire. Pourquoi ne pas retrancher toutes les lettres superflues et ne pas employer précisément celles que l’oreille exige? Les pensées en deviendroient-elles moins belles et moins brillantes pour être lues et écrites avec moins de peine?
«La Marquise. Il me sembloit qu’on ne se servoit plus de l’y, et qu’on le remplaçoit toujours par un i simple.
«Le Comte. Pardonnez-moi, Madame, il y a beaucoup de mots dans lesquels cette lettre est indispensable.
«Le Lord. Les savants veulent qu’elle soit conservée dans les mots dérivés du grec, tels que style, physique, symphonie, etc., mais beaucoup de personnes, qui d’ailleurs orthographient fort bien, ne font pas difficulté d’écrire ces mots par un i: phisique, stile, simphonie, etc.
«La Marquise. Je suis fâchée que les y soient passés de mode à la fin des mots (foy, loy, luy, essay): celà faisoit à merveille dans les exemples d’écriture.
«Le Comte. Aussi les personnes qui ont une écriture brillante renoncent avec peine à cet usage, parce que la queue de cette lettre, qu’elles peuvent orner tant qu’il leur plaît, les met à portée de déployer toute la légèreté de leur main.
«L’Abbé. En bannissant l’y des mots où il est inutile, on s’est fait une loi pendant long-temps de la conserver dans les mots yvrogne, yvraie et autres. Aujourd’hui on s’accorde presque généralement à écrire ces mots par un i: ivrogne, ivraie, s’enivrer, etc. Le mot yeux est le seul qui commence encore par un y: de beaux yeux, de grands yeux, sans qu’on en puisse donner aucune raison. (Voir p. 123.)
«Le Comte. Il faut avouer qu’en matière d’orthographe, l’habitude tient souvent lieu de raison. Après avoir vu écrire tels mots par tels caractères, la vue est choquée du moindre changement. On s’habitueroit très-difficilement à voir écrire par un i simple: de beaux ieux, de grands ieux, nous i allons, vous i viendrez, uniquement parce que, de temps immémorial, on a lu avec un y: de beaux yeux, de grands yeux, nous y allons, vous y viendrez, etc.
«Le Lord. On en peut dire autant de tous les changements qu’on a faits jusqu’ici, cependant ils sont passés en usage, et à peine soupçonne-t-on qu’on ait jamais écrit autrement. Ainsi, dans l’orthographe comme dans toute autre science, l’habitude n’est pas une raison suffisante pour s’interdire des innovations dont on peut tirer quelque avantage.
«La Marquise. De toutes les consonnes, celle qui m’embarrasse le plus, c’est le composé ph. Puisque ces deux lettres se prononcent exactement comme l’f, et qu’on lit philosophie, orthographe, comme s’il y avoit filosofie, ortografe, si l’usage vouloit le permettre, il seroit bien plus commode de substituer l’f à ce ph, comme on se permet de substituer l’i simple à l’y. Mais ne pouvant réformer l’usage, il faut s’y conformer. Quelles règles pourrois-je suivre pour savoir quand il faudra écrire par l’f simple ou par ph?
«Le Comte. On se sert du ph pour marquer l’étymologie des mots tirés de la langue grecque.
«Sophie. Est-ce que les Grecs n’avoient point d’f dans leur alphabet?
«Le Comte. Non, Mademoiselle, l’f est une invention des Romains[189]. Voilà pourquoi les anciens noms grecs s’écrivoient tous par ph au lieu d’un f. On écrit Philippe, Phébus, Ascalaphe, Phaëton, et non Filippe, Febus, Ascalafe, Faëton.
[189] Il y a là quelques erreurs. Les anciens Grecs avaient eu l’F ou digamma éolique (voir p. 33), d’où les peuples du Latium, ancêtres des Romains, l’avaient emprunté. Les Grecs n’écrivaient pas par une double lettre les mots cités, mais par une seule et même lettre, correspondant à notre f. Φίλιππος, Φοῖβος, Ἀσκάλαφος, Φαέτων, et de même tous les autres mots, φιλοσοφία, φάντασμα.
«L’Abbé. Suivant les mêmes règles d’étymologie, il faudroit écrire par ph, phanal, phantôme, phantaisie, phlegme, phlegmatique, puisque ces mots sont pareillement dérivés du grec: c’étoit l’ancienne orthographe; mais présentement il faut écrire ces mots par f: fanal, fantôme, fantaisie, flegme, flegmatique, etc., quoiqu’il ne soit pas permis de faire les mêmes changements dans philosophie, physique, amphibie, etc. Ceux qui connoissent à fond les langues anciennes commettroient bien des fautes dans la nôtre, s’ils ne s’étoient pas attachés à en examiner le génie particulier. Tantôt l’usage veut que les étymologies soient scrupuleusement conservées, tantôt il exige qu’on s’en écarte sans ménagement.»
Journal de Paris, 1781.
Dans le numéro du 13 décembre 1781, M. de G*** blâme la manière d’écrire fallait, pourra, nourrir, etc., contrairement à la vraie prononciation qui ne fait sentir qu’une l et une r dans ces mots, en sorte que les étrangers, trompés par la manière d’écrire, les font sonner aussi fortement que dans ville et dans terreur. Il se récrie aussi «sur le barbarisme le plus bizarre et le plus énorme qui subsiste encore dans la peinture de quelques mots de notre langue, particulièrement l’emploi de l’o que l’on conserve au lieu de l’a dans foiblesse, connoistre, françois, etc.» Puis il ajoute: «Si l’on voulait (sic) donner un conseil aux imprimeurs de la capitale, on leur diroit (sic): Messieurs les Trente-six, qui tous ensemble tenez la clé de la langue française à Paris, réunissez-vous aujourd’hui en grand’chambre, et tous d’un commun accord, rendez un arrêt souverain contre cette vieille syllabe qui depuis cent ans crie et gémit sous vos presses en vous demandant quartier.»
Le 18 décembre, M. l’abbé L. M., après avoir répondu à une critique de M. G*** au sujet des accents sur les adverbes où, là, etc., termine ainsi son article: «J’avoue pourtant que M. de G*** m’apprend une chose que j’ignorois parfaitement, savoir que les imprimeurs de Paris tiennent la clef de la langue françoise dans la capitale. J’avois jusqu’ici soupçonné que si quelque compagnie à Paris tenoit cette clef, ce pouvoit être l’Académie françoise.»
Il est, en effet, préférable, sous tous les rapports, que ce soit de l’Académie française que viennent les réformes. L’empressement avec lequel on s’est aussitôt conformé à toutes celles qu’elle a bien voulu concéder aux désirs généralement manifestés, et qui toujours ont été adoptées avec reconnaissance par les Français et les étrangers, cet accueil est la plus forte garantie de ce que l’Académie voudra bien faire dans la nouvelle édition qu’elle prépare.
Après avoir signalé les modifications apportées à l’orthographe, l’auteur fait dire à l’un de ses interlocuteurs:
«Il faut espérer que de semblables réformes deviendront générales et qu’on écrira abé, abesse, abaye, abatial, atendre, aler, enveloper, aquérir, raquiter, au lieu de abbé, abbesse, abbaye, abbatial, attendre, aller, envelopper, acquérir, racquitter.»
* Brambilla. Nouveaux principes de la langue françoise, ou nouvelle méthode très-breve pour aprendre la langue françoise. Bruxelles, 1783, in-8.
M. Brunet, dans son Manuel, dit que cet ouvrage a trait à la réforme orthographique.
* Boulliette. Traité des sons de la langue française et des caractères qui les représentent. Paris, 1788, 2 vol. in-12.
Beauzée, de l’Académie française. Articles Orthographe et surtout Néographisme dans l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, Grammaire et littérature, t. II, Paris, 1789, in-4.
Beauzée, après avoir donné, dans l’article Orthographe, le résumé de l’argumentation en faveur de l’écriture étymologique, qu’il devait si fortement ébranler lui-même, a défendu avec une grande supériorité de raison et d’éloquence la nécessité d’une réforme modérée, en avouant en toute bonne foi sa récente conversion au principe de la néographie, conversion que je crois due au travail approfondi de Wailly, analysé plus haut, p. 276.
Voici un extrait de ce que Beauzée avait dit en faveur de l’étymologie:
«Si l’orthographe est moins sujette que la voix à subir des changements de forme, elle devient par là même dépositaire et témoin de l’ancienne prononciation des mots; elle facilite ainsi la connaissance des étymologies.
«Ainsi, dit le président de Brosses, lors même qu’on ne retrouve plus rien dans le son, on retrouve tout dans la figure avec un peu d’examen..... Exemple. Si je dis que le mot françois sceau vient du latin sigillum, l’identité de signification me porte d’abord à croire que je dis vrai; l’oreille, au contraire, me doit faire juger que je dis faux, n’y ayant aucune ressemblance entre le son so que nous prononçons et le latin sigillum. Entre ces deux juges qui sont d’opinion contraire, je sais que le premier est le meilleur que je puisse avoir en pareille matière, pourvu qu’il soit appuyé d’ailleurs; car il ne prouveroit rien seul. Consultons donc la figure, et, sachant que l’ancienne terminaison françoise en el a été récemment changée en eau dans plusieurs termes, que l’on disoit scel au lieu de sceau et que cette terminaison ancienne s’est même conservée dans les composés du mot que j’examine, puisque l’on dit contrescel et non pas contresceau, je retrouve alors dans le latin et le françois la même suite de consonnes ou d’articulations: sgl en latin, scl en françois, prouvent que les mêmes organes ont agi dans le même ordre en formant les deux mots: par où je vois que j’ai eu raison de déférer à l’identité du sens, plus tôt qu’à la contrariété des sons.»
«Ce raisonnement étymologique me paroît d’autant mieux fondé, reprend Beauzée, et d’autant plus propre à devenir universel, que l’on doit regarder les articulations comme la partie essencielle des langues, et les consonnes comme la partie essencielle de leur orthographe.»
Après avoir ainsi exposé les motifs en faveur de l’écriture étymologique, motifs qui ne sauraient d’ailleurs convenir à un dictionnaire de la langue usuelle, le savant académicien prend la défense du néographisme auquel il s’était montré d’abord opposé:
«On peut aisément abuser, dit-on, du principe que les lettres étant instituées pour représenter les éléments de la voix, l’écriture doit se conformer à la prononciation.
«Oui, sans doute, on peut en abuser; car de quoi n’abuse-t-on pas? N’a-t-on pas abusé à l’excès de cette déférence même que l’on prétend due à l’usage sans restriction? et cet abus énorme n’est-il pas la source de toutes les bizarreries qui rendent notre orthographe et l’art même de lire notre langue si difficiles, que les deux tiers de la nation ignorent l’un et l’autre? On peut donc abuser, j’en conviens, du principe que Quintilien lui-même approuvoit, et qu’il a énoncé d’une manière si précise (Inst. orat., I, liv. vij): Ego sic scribendum quidque judico, quomodo sonat; hic enim usus est litterarum, ut custodiant voces et velut depositum reddant legentibus; mais il est possible aussi d’en user avec sagesse, avec discrétion et surtout avec avantage; il est possible d’adopter, d’après les caractères autorisés légitimement par l’usage, un système d’orthographe plus simple, mieux lié, plus conséquent..... J’oserai donc ici, sur l’autorité du sage Quintilien, proposer l’esquisse d’un systême d’orthographe, dans lequel je crois avoir réuni toutes les qualités exigibles, sans y laisser les défauts qui déshonorent notre orthographe actuelle.»
Voici l’analyse de ce système:
1o Beauzée supprime la consonne redoublée dans l’écriture quand elle ne se fait pas sentir dans la prononciation: il écrit abé, acord, adoné, afaire, agresseur, tranquile, home, persone, suplice, nouriture, atentif.
2o Il marque, dans les terminaisons des mots, l’e d’un signe différent selon les cas: quand la lettre qui suit se prononce, par è; quand l’n qui suit est nasal, par é; et d’un accent circonflexe pour en faire un a nasal, laissant l’e nu s’il est muet. Exemples: Jérusalèm, abdomèn, Pémbroc, Agén, il conviént, il pressênt, êmpire, êncore, ils aimoient, ils convient, ils pressent.
3o Il distingue ainsi par l’accentuation les mots suivants:
| Sans accent grave. | Avec accent grave. | Sans accent grave. | Avec accent grave. |
| plomb | radoùb | drap | càp |
| les échêcs | un échèc | aimer | mèr |
| nid | Davìd | se fier | fièr (adj.) |
| sang | joùg | vertus | Brutùs |
| fusil | fìl | réparés | Cérès |
| cul | recùl | il subit | subìt (adj.) |
| nom | Jérusalèm | complot | la dòt |
| ancién | abdomèn | Jésus-Christ | le Chrìst |
Si le mot était, comme abcès, procès, terminé par è et s qui ne se prononce pas, il remplace l’è par l’ê. Ex: congrês, décês.
4o Il propose pour le même motif d’écrire àmmonite, Èmmanuèl, ìmmobile, ànnuìté, triènnal, ìnné, àmnistie, sòmnambule, àllusion, ìllégal, còllateur.
5o On pourrait écrire, à la manière espagnole, émall au lieu de émail, vermêll au lieu de vermeil, périll au lieu de péril, seull au lieu de seuil, fenoull au lieu de fenouil, etc.
Si l’on ne prononce qu’un l et qu’il ne soit pas mouillé, on n’en écrira qu’un: tranquile, mortèle, rebèle, une vile, vilage, etc.
6o Les monosyllabes ces, des, les, mes, ses, tes porteraient l’accent aigu (sic) pour qu’on pût les distinguer de la dernière syllabe des mots actrices, mondes, mâles, victimes, chaises, dévotes.
On écrirait de même: bléd, cléf, pluriél, piéd.
7o Il propose l’accent grave dans les cas suivants: Ècbatane, pèctoral, hèptagone, cèrveau, èscroc, èspace, etc. Et de même: cèle, musète, anciène, qu’ils viènent.
Le même accent s’appliquerait aux mots èxact, èxécuter, èxorde, èxquis, etc.
8o L’accent circonflexe qui sert à allonger la syllabe dans prêtre, extrême, ne doit pas être reproduit dans les composés, prétrise, extrémité[190].
[190] Ce principe excellent devrait être observé dans tous les cas semblables. On écrit grêle, mais on devrait écrire grélon, etc. Ainsi le veut la prosodie française.
9o On devrait écrire àgnat, àgnation, àgnatique, ìgné, ìgnicole, ìgnition, cògnat, cògnation, stàgnation, stàgnant, en écrivant comme à l’ordinaire les mots agneau, cognée, ognon, rognure.
10o Il propose aussi d’employer l’accent grave dans les mots suivants: lingùal, le Gùide, le duc de Gùise, aigùiser, aigùille, aigùe, contigùe, éqùateur, liqùéfaction, éqùestre, quinqùagésime, pour distinguer le son spécial de gu et qu de celui qu’il a dans anguille, liquéfier. Il propose aussi argüér, ambiguïté, contiguïté.
L’auteur fait une excellente observation sur l’anomalie qui consiste à prononcer comme s et non comme z, ainsi que le voudrait la règle grammaticale, les mots désuétude, préséance, présupposer, monosyllabe. Il remédie à cette difficulté en écrivant déssuétude, présseance, préssupposer, monossillabe.
Il donne ensuite des préceptes pour l’emploi du tréma; la plupart n’ont pas prévalu.
«On prononce ai comme e muet dans faisant, nous faisons, je faisois, vous faisiez, bienfaisant, contrefaisant, et autres dérivés pareils du verbe faire. Mais puisqu’il est déja reçu d’écrire par un e simple je ferai, je ferois, etc., sans égard pour l’ai de faire, pourquoi n’écriroit-on pas de même fesant, nous fesons, je fesois, vous fesiez, biénfesant, biénfesance, contrefesant? M. Rollin et d’autres bons écrivains[191] nous ont donné l’exemple, et la raison prononce qu’il est bon à suivre.
[191] Voltaire écrit toujours ainsi, et cette orthographe a été maintenue dans l’impression de ses œuvres.
Note: les Nos 11, 12 et 13 ne sont pas reproduits dans l'original.
«14o Les deux caractères ch se prononcent quelquefois en sifflant comme dans méchant, et quelquefois à la manière du k comme dans archange. Il étoit si aisé de lever l’équivoque qu’il est surprenant qu’on n’y ait point pensé: la cédille étant faite pour marquer le sifflement, il n’y avoit qu’à écrire çh pour marquer le sifflement, et ch pour le son guttural: méçhant, monarçhie, arçhevêque, marçhons, çherçheur, en sifflant; archange, archiépiscopat, archonte, chœur, avec le son dur[192].
[192] Le nombre des mots dérivés du grec écrits encore par ch prononcé comme k étant très-minime, puisque la plupart ont déjà perdu l’h, la combinaison ingénieuse de Beauzée devient inutile du moment que l’on accepterait ce que j’ai proposé. (Voyez ci-dessus, p. 36.)
«Grâce à cette légère correction, on pourrait rétablir l’analogie entre monarçhie et monarche.»
15o En vertu du même principe, Beauzée propose l’h avec cédille quand cette lettre est aspirée. «Cela ne feroit pas un grand embarras dans l’écriture, et les imprimeurs seroient sans doute assez honnêtes pour faire fondre des h cédillées en faveur de l’amélioration de notre orthographe: plus on facilitera l’art de lire, plus aussi on multipliera les lecteurs et par conséquent les aquéreurs de livres.»
16o «J’en dirois autant des t cédillés pour le cas où cette lettre représente un sifflement. N’est-il pas ridicule d’écrire avec les mêmes lettres, nous portions et nos portions, nous dictions et les dictions, et une infinité d’autres? Cette simple cédille, en fesant disparoître l’équivoque dans la lecture, laisseroit subsister les traces de l’étymologie et seroit bien préférable au changement qu’on a proposé du t en c ou en s.
17o «L’analogie, si propre à fixer les langues, à les éclairer, à en faciliter l’intelligence et l’étude, conseille encore quelques autres changements très-utiles dans notre orthographe, parce qu’ils sont fondés en raison, que l’usage contraire est une source féconde d’inconséquences et d’embarras, et qu’il ne peut résulter de ces corrections aucun inconvénient réel.
«Le premier changement seroit de retrancher des mots radicaux la consonne finale muette, si elle ne se retrouve dans aucun des dérivés: pourquoi, en effet, ne pas écrire rampar sans t et nœu sans d, puisqu’on ne forme du premier que remparer et du second nouer, dénouer, dénoûment, renouer, renoueur, renoûment, où ne paroissent point les consonnes finales des radicaux[193]?
[193] L’Académie a depuis adopté les mots nodus et nodosité. Ce dernier ne figure qu’à la sixième édition.
«Le second, de changer cette consonne ou dans le radical ou dans les dérivés, si elle n’est pas la même de part et d’autre, et que la prononciation reçue ne s’oppose point à ce changement. L’usage, par exemple, a autorisé absous, dissous, résous au masculin, et absoute, dissoute, résoute au féminin: inconséquence choquante, mais dont la correction ne dépend pas d’un choix libre; le t se prononce au féminin et la lettre s est muette au masculin. Écrivons donc absout, dissout, résout. Au lieu d’écrire faix, faux, heureux, roux, écrivons avec l’s: fais, faus, heureus, rous, à cause des dérivés affaissement, affaisser, fausse, faussement, fausseté, fausser, heureuse, heureusement, rousse, rousseur, roussir. Une analogie plus générale demande même que l’on change x partout où cette lettre ne se prononce pas comme cs ou gz et qu’on écrive Aussère (ville), Brussèles (ville), soissante, sizième, sizain, dizième, comme on écrit déjà dizain et dizaine. Il faut écrire aussi les lois, de la pois, la vois, des pous, les fous, ceus, les vœus, etc., et ne laisser à la fin des mots que les x qui s’y prononcent comme dans borax, Stix.
«Il est d’usage d’écrire dépôt, entrepôt, impôt, supôt, avec un t inutile et un accent que réclame, dit-on, une s supprimée: eh! supprimons, au contraire, ce t inutile et rétablissons l’s réclamée d’ailleurs avec justice par les dérivés déposant, etc., entreposeur, etc., imposant, etc., suposition, supositoire, etc., et nous écrirons dépos, entrepos, impos, supos, comme nous avons déja par la même analogie dispos, propos et repos... Il est d’usage d’écrire nez avec un z et les dérivés avec s, nasal, nasalite, nasard, nasarde, nasarder, naseau, nasillard, nasiller: il faut choisir et mettre z dans les dérivés comme dans le radical, ou s dans le radical comme dans les dérivés. Ce dernier parti est le plus sûr.
«... Nous avons courtisan, courtisane, courtiser, courtois, etc., qui viennent de cour. Reprenons l’usage de nos pères, qui écrivoient court du latin cors, cortis (basse-court), d’où viennent le corte des Espagnols, le corteggio des Italiens et notre mot cortége. En restituant ce caractère d’étymologie, objet si précieux pour les amateurs, nous rétablirons les droits raisonnables et bien plus utiles de l’analogie.
«Un quatrième principe d’analogie est de ne jamais supprimer la consonne finale du radical dans les dérivés quoiqu’elle y soit muette, à moins que sa position dans le dérivé n’induise à la prononcer; c’est ainsi qu’on écrit sans p les mots corsage, corselet, corset, corsé, quoiqu’ils viennent de corps, parce que le p embarrasseroit la prononciation et la rendroit douteuse. Je crois que par analogie on doit de même écrire sans p les mots batême, batiser, Jean Batiste, batistère, parce qu’on seroit tenté d’y prononcer le p, comme il faut le prononcer et conséquemment l’écrire dans baptismal.
«Il est contraire au bon sens de restreindre, par des exceptions inutiles, bizarres, embarrassantes et contradictoires, la règle de la formation de nos pluriels, qui fait ajouter s à la fin des noms et adjectifs singuliers non terminés par s, x ou z.» Il faut donc écrire ses gents, touts les hommes.
«Les adjectifs terminés en ant ou ent forment leurs adverbes, de manière que l’oreille les entend finir par ament; cependant les uns s’écrivent par amment et les autres par emment: les étrangers et les nationaux peu instruits sont en danger de prononcer ces deux syllabes comme les deux premières du mot emmancher ou de prononcer la première des deux comme la première des mots Àmmonite, Èmmanuel. Supprimons donc la première m, puisqu’elle ne se prononce plus, et les adverbes venus des adjectifs en ANT s’écriront simplement et analogiquement par AMENT. De savant, instant, puissant, on formera savament, instament, puissament. Quant aux adverbes venus des adjectifs en ENT, outre la suppression de la première m, qui y est également nécessaire, il faut y introduire un a, puisqu’on l’y entend. Cet a doit même entrer dans l’orthographe de l’adjectif pour caractériser l’analogie. Ainsi, écrivons diligeant et diligeament, négligeant et négligeament, prudant et prudament, violant et violament. Je conserve l’e dans diligeant et négligeant, parce qu’il y est nécessaire pour faire siffler le g et l’empêcher d’être guttural, et je supprime l’e dans prudant et violant, parce qu’il y seroit absolument inutile.»
Beauzée, poursuivant le cours de ses délicates et ingénieuses observations, énonce ensuite quelques règles qui se recommandent à l’attention des partisans de la néographie phonétique: «Il faut, dit-il, écrire le son o par au dans les mots dont les analogues ont a ou al en même place, et par eau dans ceux dont les analogues ont e ou el dans la syllabe correspondante, comme:
| chaud, chaufer | à cause de | chaleur |
| faus, faussaire | — | falsifier |
| haut, hausser | — | exalter |
| maudire | — | malédiction |
| naufrage | — | navire |
| psaume, psautier | — | psalmiste |
| agneau | — | agnelér |
| beauté | — | bél |
| chapeau | — | chapeliér |
| grumeau | — | grumelér |
| manteau | — | mante |
| rouleau | — | roulér. |
«Si l’on entend dans quelques mots un o simple ou la voyelle composée ou, l’analogie exige que dans tous les mots de la même famille où au lieu de o ou de ou on entendra eu, on écrive œu; ainsi écrivons-nous:
| bœuf | à cause de | bouvier |
| cœur | — | cordial |
| chœur | — | choriste |
| mœurs | — | moral |
| nœu | — | nouer |
| œuf | — | ovaire et oval |
| œuvre | — | ouvriér |
| sœur | — | sororal |
| vœu | — | vouér ou voter |
«D’après ce principe, combiné avec la manière dont je propose d’écrire l mouillée, il faut écrire œll au lieu de œil. Puisqu’il est reçu d’écrire vœu à cause de vouer, pourquoi n’écriroit-on pas avœu, tant par analogie avec vœu qu’à cause d’avouer? Nous écrivons cueillir et nous y prononçons eu qui n’y est point écrit: les mots colècte, colècteur, colèctif, colèction, qui sont de la même famille, nous indiquent œ et nous avertissent d’écrire cœullir, acœullir, recœullir, de là acœull, recœull, même cercœull, et par l’analogie des sons orgœull où l’on prononce œu, puis orgoélleus, parce qu’on n’y prononce que é.»
18o L’auteur demande que l’on écrive:
| à fin | au lieu de | afin | à cause de | à cette fin, à cause | ||
| en fin | — | enfin | ||||
| au près | — | auprès | — | de près, de loin | ||
| aussi tôt | — | aussitôt | — | plus tôt, bien tôt, aussi tard, bien tard |
||
| bien tôt | — | bientôt | ||||
| en suite | — | ensuite | — | par suite, à la suite | ||
| autre fois | — | autrefois | — | une fois, plusieurs fois | ||
| quelque fois | — | quelquefois | ||||
| toute fois | — | toutefois | ||||
| par ce que | — | parce que | — | par la raison que | ||
| lors que | — | lorsque | — | tandis que, etc. | ||
| pour quoi | — | pourquoi | — | pour qui |
19o Il réunit, au contraire, les mots suivants: un acompte, des acomptes, des apropos, des apeuprès.
En terminant, Beauzée défend ainsi son système du reproche d’attenter à l’étymologie et à la prosodie:
«Pour ce qui concerne les droits de l’étymologie, je le demande, est-il raisonnable que nous allions chercher dans une langue étrangère et morte, qui est ignorée des dix-neuf vingtièmes de la nation, les raisons de notre orthographe, que toute notre nation doit savoir? N’est-ce pas condanner gratuïtement à l’ignorance d’une chose essencielle tous ceux qui n’auront pas fait les frais superflus d’étudier le latin et le grec? N’est-ce pas mettre des entraves ridicules à la perfection d’une langue qui, après tout, doit nous être plus précieuse que toute autre? L’orthographe est pour toute la nation; la connoissance des étymologies n’est que pour un très-petit nombre d’hommes, qui même n’en tirent pas grand avantage, ni pour eux-mêmes ni pour l’utilité publique: faut-il donc sacrifier l’avantage de vingt millions d’ames aux vûes pédantesques de deux-cents personnages, qui n’en sont ni plus savants ni plus utiles? L’injustice et le ridicule de cette prétention ont été sentis par l’Académie della Crusca, pour la langue italienne, et par l’Académie royale de Madrid, pour la langue castillane: l’orthographe de ces deux langues est réduite à peindre juste la prononciation, sans égard pour des étymologies qui la défigureroient; et les savants d’Italie et d’Espagne n’en seront pas moins bons étymologistes. Mais chez nous même, d’où vient qu’il n’a pas plu à l’usage de redoubler la consonne dans quelques mots, où toutefois la raison servile d’imitation à cause de l’étymologie militoit autant que dans les autres mots où l’on a consacré ce redoublement? C’est que quelquefois la raison l’a emporté sur l’aveugle et imbécile routine et que l’on a quelquefois obéi au principe invariable qui veut que l’écriture soit l’image fidèle de la parole.
«Ce qu’on allègue en faveur des droits de la prosodie est-il mieux fondé? Il faut, dit-on, redoubler la consonne pour marquer la brièveté de la voyelle précédente. Ce prétendu principe est absolument faux, de l’aveu même de l’usage: car 1o nous trouvons la consonne redoublée après des voyelles longues: flāmme, mānne, abbēsse, que je fīsse, grōsse, que je pūsse, que je poūsse, paīssez, etc.; 2o on trouve de même des voyelles brèves avant une consonne simple: dămier, interprĕter, docĭlité, dévŏte, fortŭné, boŭle, jeŭnesse, retraĭte, etc. Quand ce principe seroit admis sans exception dans la pratique, peut-être faudroit-il encore y renoncer, parce qu’il seroit au moins inutile: ne suffiroit-il pas de marquer de l’accent circonflexe les voyelles longues et d’écrire les brèves sans accent? N’avons-nous pas déjà tâche et tache, mâtin et matin, châsse et chasse, bête et bète (racine), gîte et il agite, le nôtre et notre avis, etc.? A ces deux vices, déja considérables, de fausseté et d’inutilité, ajoutons que ce principe est encore opposé à l’effet naturel du redoublement de la consonne, qui est d’alonger la voyelle précédente.»
Beauzée a, comme on le voit, étudié dans ses détails et avec beaucoup d’érudition et de sagacité le mécanisme de l’orthographe étymologique. Quelques-unes de ses modifications pourraient être acceptées; d’autres, celles qui entraînent l’augmentation du nombre des accents, sont ingénieuses, mais tout à fait impraticables. Pour se disculper du reproche qu’on lui a fait de cette complication, Beauzée cite un passage de l’Enchiridion d’Épictète, où, dans le texte grec, se trouvent 41 accents pour 37 mots, tandis que la traduction littérale, orthographiée selon son système, ne montre que 23 accents sur 55 mots. Voici cette traduction:
«Cés gênts veulent aussi être philosophes. Home, aye d’abord apris ce que c’est que la çhose que tu veus être; aye étudié tés forces et le fardeau; aye vu si tu peus l’avoir porté; aye considéré tés bras et tés cuisses, aye éprouvé tés reins, si tu veus être qùinqùèrcion ou luteur.»
Dans la langue grecque, tous les mots ayant une accentuation tonique très-fortement accusée, ces marques devenaient bien plus nécessaires qu’elles ne le sont dans la nôtre, pour fixer la diction. L’accentuation grecque (l’aigu, le grave, le circonflexe), qui a servi de modèle à la nôtre, ne fut introduite qu’au deuxième siècle avant J.-C., et c’est à Alexandrie qu’elle fut d’abord mise en usage par son inventeur, Aristophane de Byzance, pour fixer la prononciation et la préserver d’être altérée par tant de populations étrangères qui parlaient le grec. On ne trouve, d’ailleurs, aucun texte manuscrit, sauf des grammaires, accentué au complet avant le XIe siècle de notre ère.
DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.
Jean-Étienne-Judith Forestier Boinvilliers-Desjardins, membre correspondant de L’Institut de France. Grammaire raisonée ou cours théorique et pratique de la langue française. Paris, 1802, in-8 de 526 pp.
Ce savant grammairien figure au nombre des réformateurs les plus modérés. Il n’admet pas de séparation entre la langue française et le latin dont l’étude lui paraît indispensable pour la connaissance du système de l’orthographe française. Fidèle sur tous les points à l’étymologie, il n’adopte que les changements qui s’y conforment, de sorte que sa réforme porte presque exclusivement sur les doubles consonnes, qu’il remplace par les simples là seulement où elles sont d’accord avec les primitifs latins. Cette amélioration constitue déjà un pas en avant, mais reste imparfaite puisque dans certains mots elle se conforme à l’étymologie latine, contrairement à la prononciation. Boinvilliers a fait un code d’orthographe à l’usage des lettrés, et par conséquent ne se soucie pas de la régularité qui doit être l’âme de tout système d’écriture rationnelle.
Il écrit donc: nourir, étoner, doner, conaître, apartenir, quiter, atendre, ariver, honeur, home, persone, acord, someil, etc., et d’un autre côté: différer et différence, commettre et commission, approuver et approbation, etc.
Dans les mots où la pénultième se trouve être un e muet suivi immédiatement de la double consonne, il le remplace par un è après la suppression de la consonne. Exemples: tèle, bèle, cète, anciène, cruèle, qu’il viène. Il écrit énemi avec un e aigu. Il remplace par l’s l’x final des substantifs et des adjectifs pour les conformer à la règle générale de la formation du féminin, ex.: épous, épouse, heureus, heureuse.
Il écrit avec un c tous les adjectifs dont le substantif correspondant possède le c à la désinence, comme confidenciel (confidence), substanciel (substance), essenciel (essence), pénitenciel (pénitence), et avec un t ceux où cette consonne existe dans le primitif, comme séditieus (sédition), factieus (faction), ou qui ne dérivent pas d’un substantif, comme captieus (capter).
Il écrit avec Voltaire nous fesons, bienfesant, malfesant.
Il remplace l’y par l’i partout où il ne représente pas deux i, et il écrit avec beaucoup de raison: les ieux, venez i (i venant de ibi).
Il est inutile d’ajouter qu’il conserve partout les ph et th étymologiques.
Urbain Domergue, de l’Institut. La prononciation françoise, déterminée par des signes invariables, avec application à divers morceaux, en prose et en vers, contenant tout ce qu’il faut savoir pour lire avec correction et avec goût; suivie de notions orthographiques et de la nomenclature des mots à difficultés. Paris, F. Barret, l’an V, in-8 de 302 pp.—La prononciation françoise, où l’auteur a prosodié, avec des caractères dont il est l’inventeur, sa traduction en vers des dix églogues de Virgile et quelques autres morceaux de sa composition; augmentée d’un tableau des désinences françoises, pour faciliter l’étude des genres. Manuel indispensable pour les étrangers, amateurs de cette langue, infiniment utile aux François eux-mêmes. Seconde édition. Paris, librairie économique, 1806, in-8 de 3 ff. 540 pp., plus 3 ff.
Les travaux de Domergue sur la langue française remontent à 1778. C’est à cette époque qu’il fit paraître sa Grammaire française simplifiée (in-12), réimprimée en 1792. En 1784, il fonda à Lyon le Journal de la langue française, qui fut continué jusqu’en 1791. En 1790, il publia le Mémorial du jeune orthographiste (in-12). Revenu à Paris, il forma la Société des amateurs et régénérateurs de la langue française, dont sortit plus tard le Conseil grammatical, tribunal officieux dont le rôle était de donner des solutions aux questions grammaticales offrant des difficultés. Ces solutions furent publiées en 1 vol., en 1808. On a encore de cet académicien deux opuscules sur l’orthographe: Exercice orthographique (Paris, 1810, in-12), et les Notions orthographiques. Bien que je n’aie pu me procurer ces ouvrages, j’ai cru utile de les mentionner bibliographiquement.
La partie critique dans le travail de cet académicien n’a pas l’importance que les autres novateurs ont cru devoir lui donner à l’appui de leur système.
«Si notre alphabet étoit bien fait, dit Domergue, p. 177, si chaque son étoit exprimé par un signe qui lui convînt toujours, qui ne convînt qu’à lui, la connoissance de l’alphabet seroit la clé de la prononciation. Mais notre langue parlée a 40 éléments (voir plus loin, p. 359), et nous n’avons que 24 lettres. Encore, ces lettres trompent-elles sans cesse l’œil par des sons contraires aux signes, l’oreille par des signes contraires aux sons. Tâchons de mettre d’accord les deux sens particulièrement consacrés à la parole, la vue et l’ouïe. Que dans l’alphabet que je destine à réfléchir la prononciation, comme une glace fidèle réfléchit les objets, ces deux principes soient invariablement suivis: 1o autant de signes simples que de sons simples; 2o application constamment exclusive du signe au son.»
TABLEAU DES VOYELLES DE DOMERGUE.
| a, | comme dans ami, baril | a | aigu. |
| comme dans câble, raser | a | grave. | |
| comme dans banc, temps | a | nasal. | |
| o, | comme dans domino, loto | o | aigu. |
| comme dans grossir, rosier | o | grave. | |
| comme dans bonté, ombre | o | nasal. | |
| comme dans thé, café | e | aigu bref. | |
| comme dans lésion, fée | e | aigu long. | |
| comme dans succès, caisse | e | grave. | |
| e, | comme dans modèle, foible | e | moyen. |
| comme dans lien, vin | e | nasal. | |
| comme dans colibri, biribi | i | bref. | |
| comme dans cerise, gîte | i | long. | |
| u, | comme dans vertu, tube | u | bref. |
| comme dans ruse, flûte | u | long. | |
| comme dans joujou, bijou | ou | bref. | |
| comme dans pelouse, croûte | ou | long. | |
| comme dans bonne, jeton | eu | faible. | |
| comme dans feu, peuplier | eu | bref. | |
| comme dans creuse, beurre | eu | long. | |
| comme dans un, à jeûn | eu | nasal. |
CONSONNES:
| Prononcez | ||
| m, | comme dans maman | me. |
| b, | comme dans battre | be. |
| p, | comme dans papa | pe. |
| v, | comme dans vivacité | ve. |
| f, | comme dans force | fe. |
| d, | comme dans devoir | de. |
| t, | comme dans tutoyer, et jamais comme dans portion | te. |
| n, | comme dans Nanine, et jamais comme dans bon | ne. |
| l, | comme dans lunatique | le. |
| ł, | comme dans famille | le mouillé. |
| ŋ, | comme dans ignorant, et jamais comme dans gnome | gn mouillé. |
| z, | comme dans azur | ze. |
| s, | comme dans salut, et jamais comme dans ruse | se. |
| r, | comme dans rire | re. |
| comme dans jujube | je. | |
| comme dans chercher | ch doux. | |
| g, | comme dans guérir, et jamais comme dans pigeon | ghe. |
| q, | comme dans camisole, colère | que. |
| comme dans cœur, requête | q adouci. | |
| comme dans les héros | aspiration. | |
On voit que, dans l’écriture inventée par Domergue, le caractère c a changé de fonction et représente eu faible que l’auteur croit entendre dans notre e muet ou e féminin, bonne, jeton. L’y a également disparu, et avec lui toute trace de l’origine grecque d’une partie des mots de la langue. Pas d’œ; pas d’accents. Dans les consonnes le c est remplacé dans ses fonctions par q dans camisole, par ɋ dans cœur, par s dans ceux-ci; f figure les sons f et ph; h est éliminée là où il n’y a pas aspiration; et dans héros, etc., elle est figurée par l’esprit rude des Grecs; k, lettre inutile en présence des deux coppa (q et ɋ), disparaît également; deux signes nouveaux, l’un pour le gn mouillé, montagne, l’autre pour ll mouillé, économisent chacun une lettre; t n’a plus qu’une fonction, x a disparu ainsi que le w.
Domergue reconnaît vingt et une voix ou voyelles distinctes qu’il représente par vingt et un signes; dix-neuf articulations qu’il exprime par dix-neuf consonnes, dont chacune, comme chaque voyelle, a un emploi fixe et incommunicable.
Si le système de cet académicien était logique et bien conçu sous plusieurs rapports, en pratique il était inexécutable. Son écriture, hérissée de signes nouveaux et peu distincts les uns des autres, blesse toutes les habitudes de l’œil, supprime les accords du singulier et du pluriel dans les substantifs et dans les verbes, et, violant ainsi les lois premières de la grammaire, nous ramènerait à une sorte de barbarie.
Girault-Duvivier. Grammaire des grammaires, ou Analyse raisonnée des meilleurs travaux sur la langue française. Quatrième édition. Paris, 1819, 2 vol. in-8. (La première édition est de 1811.)
Ce volumineux travail a joui pendant longtemps d’une grande réputation. Le public, partant de cette idée que la meilleure grammaire devait être la plus complète, c’est-à-dire celle dans laquelle se trouveraient entassées en plus grand nombre, sous forme de règles, d’exceptions et d’exceptions de l’exception, les irrégularités et les contradictions de notre langue, a pendant trente ans accordé sa faveur à cette vaste compilation des traités de grammaire alors connus.
Pour donner une idée de la critique de son auteur, je me bornerai à remarquer que, loin de s’être enquis par un examen attentif et personnel de la valeur des travaux des novateurs qui l’avaient précédé, il s’est contenté, au chapitre Orthographe, t. II, p. 895, de reproduire sans citer, mais en la paraphrasant de temps à autre, la condamnation qu’en 1706, c’est-à-dire cent ans plus tôt, Regnier des Marais avait portée contre eux dans sa Grammaire.
Girault-Duvivier conclut ainsi: «Au surplus, ce qui répond plus victorieusement encore que tout ce qu’on vient de lire, aux divers projets tendant à la réforme de l’orthographe ordinaire, c’est que Regnier des Marais, le P. Buffier, le P. Bouhours, MM. de Port-Royal, Beauzée, Condillac, Girard, d’Olivet et le plus grand nombre de grammairiens modernes, se sont constamment opposés à leur adoption; c’est que les écrivains du siècle de Louis XIV et enfin l’Académie, juge auquel doit se soumettre tout auteur, quelque célèbre, quelque éclairé qu’il soit, les ont rejetés.»
Cette citation textuelle, dans laquelle il y a presque autant d’erreurs que de mots, ainsi qu’on peut s’en assurer par l’analyse qu’on trouve ici des travaux de Buffier, de Port-Royal, de Beauzée, de Girard, de d’Olivet et les spécimens de l’orthographe des grands écrivains (Appendice E), montre suffisamment avec quelle légèreté les grammairiens les plus accrédités avaient, jusqu’à nos jours, traité la question de la réforme orthographique. Je serais heureux si le présent ouvrage parvenait à déblayer le terrain de la discussion de tant d’arguments faux répétés à satiété!
C.-F. Volney. L’Alfabet européen appliqué aux langues asiatiques, ouvrage élémentaire, utile à tout voyageur en Asie (tome VIII des Œuvres complètes). Paris, Bossange frères, 1821, in-8.
Note de transcription: cet ouvrage est disponible dans la collection Gutenberg sous https://www.gutenberg.org/ebooks/56545.
Quoique cet ouvrage, aussi bien que celui de M. Féline, concerne plus particulièrement la réforme dite phonographique, j’ai cru devoir les mentionner, puisqu’ils ont indirectement rapport à l’orthographe, par la classification des sons de la langue, et sont le résultat de longs efforts et de consciencieuses études. La tentative de dresser un alphabet unique et commun aux langues de l’Europe et de l’Asie est une idée aussi grande que généreuse[194]. Volney lui-même a fondé un prix annuel de 1,200 francs pour la réalisation de cette entreprise à laquelle il a consacré tant de voyages et de si longues études.
[194] L’Angleterre poursuit depuis une trentaine d’années un problème encore plus vaste et non moins important, celui d’un alphabet typographique latin perfectionné et complété, qui soit propre à la transcription de toutes les langues des tribus de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique, de l’Océanie, de la Polynésie, explorées par ses missionnaires. (Voir Max Müller, Nouvelles Leçons de la science du langage, p. 199.)
Le savant académicien a puisé dans la comparaison des idiomes, nécessaire à la préparation de son œuvre, des moyens de perfectionner le mécanisme de notre orthographe. Doué d’un vrai talent d’observation et d’une sagacité égale à sa persévérance, il doit à l’analyse minutieuse qu’il a faite des sons propres aux diverses langues qu’il a comparées une connaissance profonde des vices de notre écriture.
L’étude à laquelle Volney s’est livré au sujet des voyelles européennes et particulièrement des voyelles françaises (p. 25 à 61) depuis cinquante ans n’a guère été dépassée. Voici comment il résume les idées de ses prédécesseurs sur la détermination du nombre de nos voyelles:
«Avant Beauzée, l’abbé Dangeau (en 1693) avait compté aussi treize voyelles, mais il y comprenait aussi les quatre nasales: par conséquent il les bornait à neuf. Ce fut déjà une grande hardiesse à lui de les proposer au corps académique, qui, selon l’habitude des corporations et la pesanteur des masses, se tenait stationnaire dans le vieil usage de ne reconnaître que les cinq voyelles figurées par A, E, I, O, U. L’abbé Dangeau eut le mérite d’établir si clairement ce qui constitue la voyelle, que la majorité des académiciens ne put se refuser à reconnaître pour telles les prétendues diphtongues OU, EU, qui réellement ne sont pas diphtongues, mais digrammes, c’est-à-dire doubles lettres[195]. Du reste, Dangeau ne distingua pas bien les deux A, les deux O, ni les deux EU.
[195] L’auteur explique très-bien, dans plusieurs endroits, le mécanisme de la formation de ces digrammes, qui s’est produite en Europe comme en Asie. Ayant à figurer des sons nouveaux avec un alphabet restreint, on a, plutôt que d’introduire un signe nouveau, réuni les signes des sons qui isolément paraissent se faire entendre dans la nouvelle voyelle.
«Après Dangeau (en 1706), l’abbé Regnier des Marais, chargé par l’Académie d’établir une grammaire officielle comme le Dictionnaire, n’osa que faiblement suivre la route ouverte par Dangeau: en établissant d’abord six voyelles il commit la faute de présenter y et i comme différens, lorsque de fait leur son est le même[196]; et dans l’exposé confus, embarrassé qu’il fit de toute sa doctrine, il décela l’hésitation et le peu de profondeur de la doctrine alors dominante. A ce sujet, je ne puis m’empêcher de remarquer que les innovations ne sont jamais le fruit des lumières ou de la sagesse des corporations, mais au contraire celui de la hardiesse des individus, qui, libres dans leur marche, donnent l’essor à leur imagination et vont à la découverte en tirailleurs: leurs rapports au corps de l’armée donnent matière à délibération: elle serait prompte dans le militaire, elle est plus longue chez les gens de robe. Toute innovation court risque d’y causer un schisme, d’y être une hérésie, et ce n’est qu’avec le temps, qu’entraînée par une minorité croissante, la majorité entre et défile dans le sentier de la vérité.»
[196] Volney a raison en ce qui concerne l’y étymologique, mais l’y français, dans pays, moyen, est une véritable voyelle diphthongue.
Voici le tableau des voyelles de Volney en ce qui regarde le français:
| 1. | a | clair ou bref, petit a | Ex.: | Paris, patte, mal; | |
| 2. | a | profond ou long, grand â | âme, âge, pâte, mâle; | ||
| 3. | o | clair ou bref, petit o | odorat, hotte, molle, sol; | ||
| 4. | o | profond ou long, grand ô | hôte, haute, môle, saule, pôle; | ||
| 5. | où | bref, petit ou | chou, sou, trou; | ||
| 6. | oû | profond, grand oû | voûte, croûte, roue, houe; | ||
| 7. | eù | clair, guttural | Ex.: cœur, peur, bonheur; | ||
| 8. | eu | profond, creux | eux, deux, ceux; | ||
| 9. | e | muet, féminin | borne, ronde, grande; | ||
| – | . . . . . . . . . . . . e gothique | que je me repente; | |||
| 10. | ê | ouvert | fête, faîte, mer, fer; | ||
| 11. | ée | e (sans nom), æ, ē | née, nez; | ||
| 12. | é | masculin | né, répété; | ||
| 13. | i | bref, petit i | midi, imité, ici; | ||
| 14. | î | long, grand î | île (en mer), la bîle; | ||
| 15. | u | français | hutte, chute, nud; | ||
| Nasales: | |||||
| 16. | an | pan (de mur); | |||
| 17. | on | son (de voix); | |||
| 18. | in | brin, pain, pin, peint; | |||
| 19. | un | un, chacun. | |||
La réalisation du projet de Volney serait un puissant auxiliaire pour la diffusion des lumières et de la civilisation en Europe. Voici comment M. Féline s’exprimait à ce sujet dans l’introduction de son Dictionnaire phonétique:
«La création d’un tel alphabet intéresse au plus haut degré la politique intérieure de tous les grands États. Les sujets de la France parlent allemand, italien, breton, basque, arabe, et nombre de patois qui diffèrent beaucoup du français. Ceux de l’empire britannique parlent gallois, irlandais, écossais et font usage d’une multitude d’idiomes dans de nombreuses colonies. La Russie, disent les géographes, compte plus de cent langues différentes, dont vingt-sept principales; l’Autriche en compte également une quantité considérable dans ses divers États, animés chacun d’une nationalité jalouse. Les États-Unis sont peuplés en partie d’émigrants venus de toutes les contrées du monde. Il n’est pas jusqu’à la Suisse où règnent trois idiomes bien distincts. Certes, si la confusion des langues a arrêté l’édification de la tour de Babel, l’administration de chacun de ces États doit souffrir de la difficulté qu’éprouve l’autorité à se faire comprendre de tous les sujets soumis à sa loi. Toutes ces nations doivent donc appliquer leurs efforts à se faciliter réciproquement l’étude de ces nombreux idiomes, surtout de celui qui est adopté par le gouvernement dans chaque pays. Elles atteindraient assurément ce but en apportant à l’alphabet toutes les simplifications dont il est susceptible et en le rendant commun à toutes les langues.»
On verra plus loin, à l’article consacré à l’ouvrage de M. Raoux, les moyens récemment proposés pour parvenir à ce but, et qui font l’objet d’un art que ses adeptes appellent phonographie.
P.-R.-Fr. Butet, directeur de l’école polymathique. Mémoire historique et critique dans lequel l’S se plaint des irruptions orthographiques de l’X, qui l’a supplantée dans plusieurs cas, sans aucune autorisation ni étymologique ni analogique; à messieurs les membres de l’Académie française et de celle des inscriptions et belles-lettres. Paris, imprimerie d’Éverat, 1821, in-8 de 19 pp.
Dans les doléances que la lettre S adresse à l’Académie, elle s’élève d’abord contre le trouble apporté dans son emploi régulier par ces impératifs de la première conjugaison à la seconde personne du singulier, manges-en, goûtes-y, vas-y; elle se contenterait modestement de la configuration mange-s-en, goûte-s-y, va-s-y, qui préciserait son rôle de lettre euphonique.
Par suite de l’extension toujours croissante d’emploi qu’elle a reçue des Grammairiens, par exemple, à la fin de ces mots je croi, je tien, je vien, etc., elle se croit en droit de défendre sa position comme lettre euphonique et comme marque du pluriel contre les empiétements de l’x.
Notre x nous vient des Latins. Mais quel rôle cette lettre double a-t-elle joué chez eux?
Les nominatifs en is de la troisième déclinaison, canis, classis, fortis, dulcis, sont identiques avec la forme du génitif: tel était le type primitif. Mais, en raison de la fréquence de leur emploi, certaines formes du nominatif se sont altérées. Ces altérations se sont faites de plusieurs manières, et entre autres par contraction: trabs, urbs, ops, hyems, etc., sont des contractions de trabis, urbis, opis, hyemis, qu’on retrouve au nominatif dans les anciens auteurs. Par suite de la même contraction, audacis et regis sont devenus audacs et regs: l’x est alors intervenu pour figurer ces deux finales et ces deux sons par une seule lettre.
Les prétérits latins ont éprouvé des modifications non moins importantes, où l’x est venu jouer son rôle. Luceo, frigo, dico, duco, au lieu de luci, frigi, dici, duci, ont donné luxi, frixi, dixi, duxi.
Flectum, plectum, fluctum, n’ont pu devenir flecsum, plecsum, flucsum que sous la forme orthographique flexum, plexum, fluxum. Telle est l’origine des supins en xum.
Il résulte de ces observations que l’x, sauf le cas de préexistence dans un radical, ne peut s’introduire secondairement en orthographe que dans trois cas généraux en latin: 1o comme finale de substantifs et adjectifs de la troisième déclinaison; 2o comme faisant partie de la terminaison des prétérits en xi; et 3o dans les supins en xum; par conséquent, on peut, par droit d’hérédité, conserver sa présence dans tous les mots français qui émanent de ces trois sources et, comme cela a eu lieu en latin, dans tous leurs dérivés.
On peut admettre que, comme monument ancien, x reste dans appendix, hélix, index (que beaucoup de personnes écrivent déjà appendice, hélice, indice), dans chaux, de calx, dans choix, de collexus, altération de collectus, dans croix, de crux, dans crucifix, de crucifixus, dans faux, de falx, dans flux, de fluxus. De même pour larynx, pharynx, sphinx, voix, paix, poix, perdrix; dans taux, à cause de taxe, dans six, à cause de sex.
Il n’en est pas de même dans la terminaison des mots faux, toux, houx, époux, pour lesquels il n’existe aucune raison étymologique de la présence de l’x, et où l’s seule apparaît dans les dérivés. Comment justifier l’intrusion de l’x dans la terminaison des adjectifs en eux, tels que précieux, généreux, etc., provenus pour la plupart de correspondants latins en osus?
La lettre S demande en terminant à l’Académie que puisque la docte Compagnie l’a déjà rétablie dans ses droits pour les mots rois et lois, clous, filous, fous, toutous, trous et verrous, elle lui fasse la même grâce pour les mots bijoux, cailloux, choux, genoux, hiboux, joujoux et poux.
Elle réclamerait aussi sa place dans les pluriels des mots terminés en eux dérivés de latins en osus, ainsi que dans les quatre formes verbales, je peux, je veux, je vaux, je faux.
La prononciation, en vers comme en prose, n’a rien à perdre à ces corrections. L’étymologie et l’analogie y recouvreront leurs droits, et la grammaire, affranchie d’exceptions, y gagnera par la simplification et la généralisation de ses règles.
Il y a, comme on voit, d’excellentes idées dans ce petit travail, et une analyse de ce genre pourrait être accomplie fructueusement pour chacune des lettres de l’alphabet latin.
Solvique et phonique, c’est-à-dire: le mécanisme de la parole dévoilé et écriture universelle au moyen de quarante-huit phonins ou lettres, qui, à l’aide de quelques signes, accens et marques, désignent tous les sons de la parole avec leurs qualités prosodiques; précédées d’une esquisse de l’histoire de l’écriture, et suivies d’une méthode de noter la déclamation, moyennant douze chiffres duodécimaux, qui se trouvent également appliqués à l’arithmétique, ainsi qu’à un système de poids et mesures. Par Ch.-L. B. D. M. G. Paris, Firmin Didot, octobre 1829, in-12, de VIII et 172 pp., plus 1 f. de modèle et un tableau.
C’est une réforme complète de l’écriture, établie sur une étude minutieuse du fonctionnement des organes de la parole. L’auteur a inventé de nouveaux signes qui diffèrent totalement des lettres de l’alphabet.
Marle. Dans le Journal de la langue française, didactique et littéraire, années 1827-1829, 4 vol. in-8. (Orthographe. Plan de réforme.)—Appel aux Français.—Réforme orthographique. Quatrième édition. Paris, I. Corréard jeune, 1829, in-32, de 144 pp., plus 2 tableaux. (A la fin on trouve: Réponse de M. Marle à la lettre de M. Andrieux, de 11 pp.)
«La langue française, dit M. Marle, a vingt-deux sons et treize articulations; pour représenter ce petit nombre de sons et d’articulations, on fait usage de CINQ CENT QUARANTE SIGNES (ils sont rangés dans le tableau ci-dessous), c’est-à-dire que nous employons cinq cents caractères de plus que n’en exigent le besoin de la langue, la raison, le bon sens; c’est-à-dire que nous consumons dans l’étude DOUZE FOIS PLUS DE TEMPS qu’il n’en faut.
«L’enfant qui doit retenir cinq cent quarante signes différents avant de savoir lire et orthographier n’en aura plus que quarante à apprendre pour arriver à la même connaissance. Ainsi, au lieu d’employer douze mois, je suppose, il ne lui en faudra qu’un seul pour apprendre à lire.»
Voici le tableau abrégé de la réforme de 1827:
La langue française a 22 sons et 18 articulations. 40 signes suffisent donc pour tout représenter.
- Sons. â que l’oreille entend dans pâte sera uniquement représenté par le signe â. Écrivez donc âme, flâme.
- a entendu dans ami sera représenté par a. Écrivez almana, batême, fame.
- an entendu dans ruban par an. Écrivez banbou, prandre.
- ô entendu dans apôtre par ô. Écrivez émérôde, étournô.
- o entendu dans ogre par o. Écrivez onorable, roujole, au lieu de honorable, rougeole.
- on entendu dans bon par on. Écrivez bonbe, contabilité, au lieu de bombe, comptabilité.
- oû entendu dans voûte, par oû. Écrivez joûront, loûront, soûlé, au lieu de joueront, loueront, saouler[197].
[197] Ce mot a été corrigé par l’Académie en 1835.
- ou entendu dans bouton, par ou. Écrivez lou au lieu de loup.
- oî entendu dans croître, par oî. Écrivez soîrie au lieu de soierie.
- oi entendu dans roi, par oi. Écrivez doitié, oirie, au lieu de doigtier, hoirie.
- ê entendu dans être, par ê. Écrivez parêtre, renêtre au lieu de paraître, renaître.
- è entendu dans modèle, par è. Écrivez chandèle, fièr, sègle, au lieu de chandelle, fier, seigle.
- é de épi par é. Écrivez éroïsme, éritaje.
- e de selon, par e. Écrivez setié[198].
[198] Tout e qui n’a pas d’accent est muet, et ne se prononce plus ni é, ni è, mais toujours e comme dans je, me, te, etc.
- eû de jeûné par eû. Écrivez beûglé, meûglé.
- eu de fleur par eu. Écrivez boneur, maneuvre.
- î que l’oreille entend dans gîte par î. Écrivez dîme.
- i de pipe par i. Écrivez iver, sistème.
- in de brin par in. Écrivez findre, vintième.
- û que l’oreille entend dans piqûre, par û. Écrivez donc gajûre.
- u de menu par u. Écrivez umanité.
- un de tribun par un. Écrivez à jun, unble.
- Articulations. q que l’oreille entend dans cabriole, coton, cube, quiconque, quelconque par q. Écrivez qabriole, qoton, qube, qiqonque, qélqonqe.
- (La gutturale) g (prononcez gue) de guérir, guitare, navigua par g. Écrivez gérir, gitare, naviga.
- ch dans cheval par ch. Écrivez chisme, châle.
- j dans jupe par j. Écrivez jéomètre, pijon.
- r de rare par r. Écrivez réteur, rume.
- z de zéro par z. Écrivez vaze, dizième.
- s de version par s. Écrivez marsial, porsion.
- (L’articulation mouillée) gn de vignoble par ñ. Écrivez viñoble, Bourgoñe.
- n de monarque par n. Écrivez anée, oneur.
- (L’articulation mouillée) ll que l’oreille entend dans bataillon par ḻ. Écrivez bataḻon, griḻage.
- l de lumière par l. Écrivez intervale, sculture.
- t de tunique par t. Écrivez téatre, ortografe.
- d de devoir par d. Écrivez adéré, adézion.
- v de victoire par v. Écrivez valse[199].
[199] Ainsi corrigé en 1835 par l’Académie.
- f de fantôme par f. Écrivez filozofe, filantrope.
- b de butte par b. Écrivez abé, aborré.
- p de plumet par p. Écrivez suprimé, aprandre.
«Domergue, dit-il, renverse tout pour tout reconstruire sur de nouvèles bazes. Du Marsais se borne à retrancher les doubles consonnes.»
L’auteur déclare adopter une marche qui réunisse les avantages des deux méthodes.
«Il ne faut, dit-il, renvoyer persone à l’école; il faut que celui qui savait lire avant la réforme sache lire après la réforme à quelque degré qu’elle soit arrivée; il faut, en un mot, que les changements propozés ou à propozer soient toujours tellement combinés, que les persones qui vèront pour la première fois l’écriture qui en est le fruit puissent la lire sans héziter et sans avoir bezoin d’explication préalable.....» «Homes de lètres favorables à la réforme, professeurs qui voulez la propager, gardez-vous de franchir les limites tracées par ce principe, ce serait tout compromettre, ce serait grossir les rangs de nos adversaires d’une foule de persones qui n’adoptent l’utile qu’autant qu’il est agréable, qu’autant qu’il n’exige de leur part aucun travail nouveau, aucune étude nouvèle.»
Marle retranche donc, en vertu de ce système: a dans Saône, saouler, poulain;—e dans asseoir, surseoir, beaucoup, etc.;—i dans coignassier, poignard, oignon;—o dans bœuf, désœuvrement, nœud, etc.;—un b dans abbaye, rabbin, sabbat;—c dans acquérir, obscénité, scélérat;—un f dans affront, chauffer, etc.;—g dans doigtier, Magdelaine, vingtaine, aggraver, agglomération, etc.;—h dans adhérer, cathédrale, exhorter;—l dans allégorique, alliance, bulletin;—m dans automne, condamner, nommer;—n dans cannibale, connivence, donner;—un p dans appartement, apprendre;—un r dans arrière, carrosse, courrier;—un t dans attachement, flatterie, gratter.—Il remplace le s qui se prononce comme le z par cette dernière lettre: nous reprézentons, poizon. Il fait disparaître les y étymologiques dans sinonime. Il écrit filosofe, ortografe. Il voudrait en outre quelques autres modifications légères.
Dans un remarquable passage relatif à l’abolition des accents locaux et des patois, à laquelle seules une grammaire et une orthographe très-simplifiées pourront conduire, M. Marle s’exprime ainsi:
«Pourquoi telle personne prononce-t-elle mois d’aoûte au lieu de mois d’oû? C’est parce que cet a et ce t sont écrits; parce que l’œil les voit, parce que le bon sens, d’accord avec la vérité historique, répète sans cesse que les lettres n’ont été inventées que pour être prononcées.
«Écrivez ou, tout le monde prononcera ou.
«Écrivez ardament, solanel, taba, sculture, etc., et il deviendra impossible de prononcer ardemment, solennel, tabak, sculpeture, etc.
«Écrivez ainsi tous les livres nouveaux, toutes les feuilles publiques, tous les almanachs populaires, et les sons purs de l’atticisme français, révélés à tous les yeux, seront rendus par toutes les bouches, et retentiront enfin les mêmes sur les rives de la Garonne, de la Seine et du Rhin.»
A l’appui de ce qu’avance M. Marle, il cite ce passage de Béranger, dans son épître à son patron, M. Lainé, imprimeur à Péronne: «C’est dans son imprimerie que je fus mis en apprentissage: n’ayant pu parvenir à m’enseigner l’orthographe, il me fit prendre goût à la poésie, me donna des leçons de versification, et corrigea mes premiers essais.»
Et M. Marle ajoute: «Si Béranger n’a pas pu parvenir à apprendre l’orthographe actuelle, comment trente millions de Français qui n’ont pas son génie y parviendraient-ils? Aussi nous soutenons que personne ne la sait, et nous proposons un pari de trois cents francs à quiconque prétendra écrire sans faute, sous notre dictée, vingt lignes de mots usuels. Ces trois cents francs sont déposés chez M. Bertinot, notaire, rue de Richelieu, no 28.
«Signé Marle, rédacteur en chef du Journal de la langue française, rue Richelieu, no 21.»
Ce pari a-t-il été tenu? Je l’ignore. Il semble cependant que plus d’un a dû être tenté de concourir; ce qu’il y a de sûr, c’est que M. Marle ne fut pas ruiné par le nombre des concurrents.
Par ce qui précède, on voit que le système orthographique de M. Marle n’excédait pas les bornes indiquées par plusieurs grammairiens, tels que Girard, Duclos, Beauzée et autres. Cependant, dans l’Appel aux Français, M. Marle, dépassant ces limites déjà si larges, se permit de traduire dans une orthographe bien autrement téméraire quelques-unes des lettres que lui avaient écrites plusieurs académiciens. Ces lettres, où la bienveillance semblait un encouragement, ainsi travesties, suscitèrent une tempête funeste à M. Marle, et le ridicule qui s’attacha à leur transcription fit tomber dans un complet discrédit ses tentatives, qui d’abord avaient été favorablement accueillies.
Voici comment est transcrite dans l’Appel aux Français la lettre de M. Andrieux, p. 161:
«Mosieu,
«Il è d’un bon èspri de déziré la réforme de l’ortografe francèze aqtuèle, de vouloir la randre qonforme, ôtan qe posible, à la prononsiasion; il è d’un bon grammèriin é même d’un bon sitoiiin de s’oqupé de sète réforme; mez il è difisile d’i réusir. Voltaire, aprè soisante é diz an de travô, èt à pène parvenu à nou fère éqrire français qome paix, è non pâ qome françois è poix; on trouve anqore dè jan qi répuñet a se chanjeman si rèzonable é si sinple: lè routine son tenase, le suqsè vouz an sera plu glorieu si vou l’obtené; vou vou propozé de marché lantemant é avèq préqôsion, dan sète qarière asé danjereuze: s’è le moiiin d’arivèr ô but; puisié-vous l’atindre!
«Andrieux, manbre de l’Aqadémie fransèze.»
Cette audace, aussi blessante pour les convenances que pour les habitudes consacrées, nuisit aux progrès raisonnables que l’Académie paraissait disposée à admettre, et les effets s’en firent sentir longtemps.
Dans le Journal des Débats parut l’article suivant (il est de M. de Feletz):
«Un nouveau grammairien, M. Marle, prétend réformer l’orthographe, et il donne un échantillon de ses principes et de sa réforme dans un petit écrit intitulé: Apel o Fransé, Réforme ortografiqe.
«Ne jugé q’aprèz avoir lu.
«Prix: 60 santimes.
«Il ne doute point du suqsè; il prétend qu’il a déjà pour lui un profèseur de rétoriqe, un qolonel, le directeur de la Revu Ansiclopédiqe. Il s’est battu contre ses adversaires dans la Qotidiène, le Qourié fransè, et se battra contre qiqonqe n’adoptera pas sa réforme. Il a formé une société ortografiqe qui a son prézidan, etc.
«M. Marle s’était attiré une lettre raisonnable et polie de M. Andrieux, secrétaire perpétuel de l’Académie française. Il a fait imprimer cette lettre en l’affublant de sa nouvelle orthographe. Les vers de Racine paraîtraient ridicules ainsi imprimés; la prose de M. Andrieux ne pouvait résister à une pareille épreuve, et c’est contre ce travestissement qu’on lui a fait subir qu’il réclame dans les pièces suivantes qu’il nous a adressées:
«AU RÉDACTEUR.
«Monsieur,
«Je n’ose plus écrire à M. Marle: cela ne m’est arrivé qu’une fois, après bien des sollicitations de sa part, et je n’ai pas sujet de me féliciter de ma complaisance; je n’y serai plus pris.
«Vous avez peut-être entendu dire qu’il s’occupe d’une prétendue réforme orthographique; qu’il cherche à répandre une espèce de cacographie bizarre, qu’il propose pour modèle.
«Son zèle de réformateur l’a emporté au point de publier une lettre, travestie de manière à faire croire que j’adopte, moi, sa méthode, si c’en est une, et que j’en ferai journellement usage pour mon compte.
«Je dois donc déclarer nettement que M. Marle, en faisant imprimer sans ma participation la lettre que j’avais eu l’honneur de lui écrire, a substitué à mon orthographe, qui est celle de tout le monde, une manière d’écrire qui lui est particulière, en sorte qu’il n’a point publié ma lettre telle que je la lui avais adressée, mais qu’il l’a défigurée et rendue méconnaissable. Il me semble qu’il a eu en cela le double tort d’induire le public en erreur et de mésuser de ma signature.
«A présent, monsieur le rédacteur, accordez-moi un peu de place pour quelques mots que j’adresserai à M. Marle lui-même, par votre intermédiaire.
«A M. MARLE:
«Vous n’avez pas voulu, Monsieur, comprendre le sens de ma lettre. Je vous y disais qu’une réforme de l’orthographe était difficile; que vous vous proposiez de marcher lentement et avec précaution dans cette carrière assez dangereuse; que c’était là le moyen d’arriver au but; ces avis, à ce qu’il me semble, étaient clairs et raisonnables. Non-seulement vous ne les avez pas suivis; à cet égard vous étiez bien le maître; mais vous avez voulu faire croire que je ne les suivais pas moi-même, et vous avez essayé de me mettre en contradiction avec mon propre sentiment.
«Vous savez aussi bien que moi que toutes ces idées de réforme de l’orthographe ne sont pas nouvelles, il s’en faut de beaucoup; on s’en occupait dès avant Bacon, puisque ce grand homme, dans son livre: De augmentis scientiarum, lib. VI, cap. I, dit expressément qu’elles sont du genre des subtilités inutiles, ex genere subtilitatum inutilium.
«Il est vrai aussi que de très-bons esprits, MM. de Port-Royal, Du Marsais, Duclos, ont désiré que la manière d’écrire se rapprochât de la manière de prononcer.
«Mais, ce qui est pour vous d’un fâcheux présage, des hommes d’un grand mérite, d’habiles grammairiens, Gédoyn[200], Girard, Adanson[201], Domergue, et autres, ont échoué complétement dans des essais semblables aux vôtres.
[200] [201] Il ne m’a pas été possible de découvrir d’autre trace des réformes de Gédoyn et d’Adanson que l’affirmation du docte secrétaire de l’Académie, répétée de confiance par les adversaires de la réforme depuis cette époque.
«Reprenez donc, Monsieur, le déguisement dont il vous a plu de m’affubler; il ne me va pas du tout; c’est un habit de fantaisie dont vous êtes libre de vous revêtir. J’ai peine à croire que vous en fassiez venir la mode.
«J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«Andrieux.
«Ce 18 avril 1829.»
Dix ans plus tard, en 1839, M. Marle, ne se bornant pas à ce système inadmissible, voulut introduire une écriture purement phonétique, qu’il nomme diagraphie[202]. Au moyen de 36 signes figurés par des lignes droites ou courbes, faibles ou renforcées, il parvient à reproduire les sons prononcés; en sorte qu’en moins d’une journée, on connaît ce système et on peut l’appliquer à l’écriture et à la lecture. Ce fait est constaté par un grand nombre de rapports d’inspecteurs de l’Académie, d’inspecteurs de l’instruction primaire et de commissions nommées à cet effet. Voici l’extrait de leurs décisions:
«Trois jours suffisent pour connaître et exercer la diagraphie. Elle est un guide incessant de la bonne prononciation.—Elle met l’élève dans la même situation que si un maître lui dictait un bon livre.—Elle économise le temps consacré aux dictées.—Elle réunit, sans en avoir les inconvénients, tous les avantages de la cacographie et des autres genres de devoirs d’orthographe.—Elle fait réfléchir les enfants; elle exerce leur jugement et féconde leur intelligence.»
[202] Grammaire théorique, pratique et didactique, ou texte primitif de la grammaire diagraphique. Paris, Dupont, 1839, in-8.—Manuel de la diagraphie. Découverte qui simplifie l’étude de la langue. Paris, Dupont, 1839, in-8.
Lors de leur apparition, les doctrines néographiques de M. Marle eurent beaucoup de retentissement. Il eut bientôt acquis de nombreux prosélytes, même parmi les grammairiens. Il reçut, dit-on, trente-trois mille lettres d’adhésion formelle; une quarantaine de brochures pour ou contre furent publiées, et des sociétés de propagation se formèrent dans plusieurs villes[203]. Enhardi par ce succès, il franchit les limites qu’il avait posées lui-même (voir p. 318). Son audace le perdit et rendit même l’Académie plus méticuleuse dans les concessions qu’elle fit dans la cinquième édition de son Dictionnaire en 1835.
[203] A Paris, une société de la réforme, composée d’hommes distingués, de littérateurs, de grammairiens, était en pleine activité. Je citerai parmi ses membres M. M.-A. Peigné, qui, dans plusieurs de ses publications ultérieures, est resté fidèle à quelques-unes des idées qu’il avait puisées à l’école de M. Marle. Cette société se sépara brusquement dans les circonstances suivantes. Il s’agissait d’une grande publication faite à ses frais pour propager l’entreprise commune. La moitié de la société se prononça pour une réforme modérée ou néographique; l’autre pour une réforme radicale ou phonographique; on ne put se mettre d’accord et l’œuvre fut abandonnée.
Quant à cette espèce d’écriture que M. Marle nomme diagraphie, on peut affirmer que, nécessitant des pesées de la plume et autant de levées de la main qu’il y a de lettres, elle ne saurait s’appliquer à l’écriture courante, ni même à la sténographie.
V.-A. Vanier. La réforme orthographique aux prises avec le peuple, ou le pour et le contre. Paris, Garnier, 1829, in-12 de 96 pp.
L’auteur, habile grammairien, est partisan d’une réforme néographique modérée. Après quarante ans écoulés depuis l’apparition de cet opuscule, il semble, en certains points, une œuvre de circonstance, puisqu’il fait valoir avec beaucoup de raison les motifs qui s’opposent à l’admission d’une réforme phonographique, telle que l’avait conçue M. Marle, telle que MM. Féline, Henricy, l’ont préconisée de nos jours, et que M. Raoux l’enseigne à Lausanne.
M. Vanier a fait un compte rendu moitié sérieux, moitié plaisant des conférences sur la réforme orthographique qui eurent lieu en avril 1829. Après avoir reproché à M. Marle l’abandon du plan primitif auquel tant de personnes éminentes et même d’académiciens avaient donné leur approbation, il rapporte les propositions contenues dans les cahiers des divers bureaux. La plupart de ces réformes de détail se rapprochent de celles déjà mises en avant par de Wailly et Beauzée. (Voir plus haut p. 276.)
«Un membre, dit le rapporteur du premier bureau, a fait la remarque que les verbes en eler et eter, en déviant de la règle générale, présentent de grandes difficultés pour notre orthographe, tant aux nationaux qu’aux étrangers. La règle prescrit, pour tous les verbes qui ont un e muet ou un é fermé dans le radical, de le convertir en è grave quand après lui vient un e muet, comme semer, je sème; promener, je promène; peser, je pèse; lever, je lève; pénétrer, je pénètre; répéter, je répète; céder, je cède; révérer, je révère; révéler, je révèle. Pourquoi donc n’écririons-nous pas, conformément à la même règle, appeler, j’appèle, jeter, je jète? Plusieurs membres trouvent que depuis la suppression de la double consonne de l’infinitif, admise par l’usage et sanctionnée par l’Académie, il est contre tout principe de voir, dans un système régulier de conjugaison, cette même consonne reparaître alternativement double et simple, comme dans j’appelle, nous appelons, je jette, nous jetons. Cet alternat de la consonne double et simple dénature le radical et expose bien des personnes à écrire: nous appellons, nous jettons.
«Par suite du principe reconnu qu’il faut respecter l’orthographe des radicaux, les mêmes membres vous proposent d’écrire les verbes en enir par è grave chaque fois que l’inflexion iène se rencontre, comme dans ils viènent, que je viène, etc., attendu que la consonne est simple dans les radicaux venir, venant, venu, tenir, tenant, tenu, etc.
«Pourquoi les mots en on, qui doublent la consonne en formant les dérivés, comme pardon, pardonner, action, actionner, ne la doublent-ils pas dans national, etc.? Il serait à désirer qu’aucun composé ne la doublât. On objecte que la voyelle serait longue avec une consonne simple; nous ne croyons pas cette objection fondée. A quoi donc servirait l’accent circonflexe? Trône, et autres mots ainsi accentués ne se confondraient pas avec l’o devenu bref, n’étant pas affecté de l’accent, Latone.
«Il en est de même de hotte et de hôte. Est-ce que la suppression du double t dans les noms en otte, comme cotte, marcotte, botte, etc., apporterait du changement à la prononciation? Pas plus que dans redingote, dévote, compote, etc., qu’on n’a jamais prononcés redingôte, etc., quoiqu’ils n’aient qu’un t.
«Même désir de voir supprimer le double t dans les mots en atte, dont plusieurs n’en ont qu’un et se prononcent aussi bref que s’ils en avaient deux, témoin batte, natte; cravate, écarlate, etc. On mettrait l’accent sur l’â long, comme dans hâte, il bâte, pâte, etc., et jamais sur l’a bref. La distinction semble suffisamment établie.
«Par le même motif de prosodie, on propose d’écrire flâme, j’enflâme, âme, et de continuer d’écrire inflammable, inflammation avec la consonne double, tant qu’on la fera sentir dans la prononciation.
«Le premier bureau est d’avis unanime que les présentes observations méritent d’être prises en considération.»
Voici maintenant le passage de ce travail qui a trait à la critique de la réforme phonographique. La Réforme est aux prises en assemblée générale avec les orateurs de la gauche qui représentent l’opposition.
«Un Grammairien. L’un des inconvénients de votre méthode est cette homonymie qu’elle introduit dans la langue. Quoi! vous osez écrire comme le nom du fleuve (le Pô), une pô de mouton, un pô de bière, et la ville de Pô? Cela n’est pas soutenable. Voyez un peu l’effet de ces quatre Pô, Pô, Pô, Pô. Comment voulez-vous qu’à chaque signe graphique, identiquement le même, on attache une idée différente?
«La Réforme. Vous vous faites illusion. Ne savez-vous pas que c’est un inconvénient attaché aux homonymes? Mais chaque mot employé dans la phrase ne laisse plus le moindre doute sur son sens. Que je vous dise: Pô est la capitale du Béarn; ou, l’armée a passé le Pô; ou, voilà vingt pô de mouton, ou enfin, donnez-moi un pô de bière, vous y trompez-vous? Les mots parlés ne se composent que de sons et non de lettres. En avez-vous vu sortir une seule de ma bouche? Non. Comment voulez-vous que votre œil s’y trompe quand vos oreilles ne s’y sont pas trompées? (Elle a ma foi raison, dit le côté droit. Attendez, attendez, dit le côté gauche.)
«L’Orateur de gauche. Vous ne répondez pas à la question. L’homonymie est un inconvénient, point de doute, mais nous avons bien peu d’homonymes qui soient en même temps oculaires et auriculaires, et il est avantageux, selon moi, quand on est entre deux écueils, d’en éviter au moins un. Lisez, et comparez,
«Un beau temps.—Un beau tan.
«Il m’entend.—Il m’en tend (des piéges).
«Serre-m’en.—Serment.
«Mais à quoi bon chercher à multiplier les exemples? Qui ne sait que cette homonymie n’a lieu qu’à l’oreille, et s’efface sur-le-champ aux yeux? Tel est le propre d’une langue écrite régulière, que la clarté n’y laisse rien à désirer. Mais quand on voit votre homonyme sin changer malgré vous de finale, comme dans sin Françoâ, sint Ustache, les sins anaqorète, sinq ome, sin mouton, sin dou, selon l’euphonie qui exige la prononciation de telle consonne que vous mettez ou changez au besoin, vous conviendrez que vous vous retirez d’un embarras pour jeter le peuple dans mille autres. Qui l’avertira de mettre un t final à celui-ci, un q à tel autre, une s à tel autre, et rien à celui-là?
«L’Orateur de droite. La langue parlée n’est, et ne peut être que la peinture des sons, et c’est à la rendre à son primitif emploi que doivent tendre tous nos efforts.
«L’Orateur de gauche. Voilà ce que je nie formellement. Toutes les langues ont des signes graphiques employés comme peintures d’idées.
«Dans les langues à désinences, et où les consonnes s’articulent, vous ne pouvez les retrancher; mais dans la nôtre, où il n’en est pas de même, regarder comme parasites les lettres qui ne se prononcent pas, ou qui ne se prononcent qu’accidentellement, étant suivies d’une voyelle, est détruire l’harmonie qui existe entre les langues soumises à des règles grammaticales qui leur sont communes. Écoutez, je m’explique.
«Vous écrivez «lê chevaux, lê bestiaux» en retranchant l’s, signe caractéristique de pluralité, et cela parce qu’elle est nulle dans ce cas pour la prononciation. Le peuple, qui ignore la grammaire, est par là exposé à écrire et à prononcer lê habitans, lê humanités, comme nous prononçons les hameaux, les haricots, et, par une conséquence toute juste, il écrira lê zannetons, pour les hannetons, car c’est ainsi qu’il prononce. Vous allez trop loin, vous dis-je, et c’est avoir une confiance trop aveugle en vos propres moyens que de vous en fier à l’oreille du peuple; elle est trop faussée pour qu’il en fasse son juge. Encore une fois il faudrait supposer qu’il parle bien. Je ne vois sortir de votre système que chaos, que confusion.
«Je vais plus loin, comment osez-vous faire disparaître de votre conjugaison ces finales idéologiques qui réveillent en nous les idées de nombre et de personnes? Sont-ce là des lettres parasites? Nous viendron, nous parleron seront homonymes de ils viendron, ils parleron! Qui indiquera au peuple qu’il devra mettre ici un t et là une s euphoniques quand chaque verbe sera suivi d’un mot dont l’initiale est une voyelle, lorsque vous retranchez la consonne hors ce cas? Qui lui indiquera les lettres que vous supprimez dans gran, ègzan, peti, permi, pour former le féminin grande, exempte, petite, permise? Réfléchissez-y, Messieurs, fouler aux pieds la conjugaison et la déclinaison d’un peuple, c’est étouffer en lui toute idée de grammaire, sans laquelle il n’y a point de langue; c’est le ravaler à l’état de barbarie.»
L’auteur suppose un billet phonographique ainsi conçu: O savan qe répondré-vou? S’agira-t-il d’entendre: Au savant que répondrez-vous? Aux savants que répondrez-vous? ô savants, que répondrez-vous? ô savant, que répondrez-vous? L’esprit du lecteur est dans le doute, car les signes déterminatifs du sens sont perdus.
Je crois cette partie de la critique de M. Vanier à l’abri de toute réfutation.
S. Faure. Essai sur la composition d’un nouvel alphabet pour servir à représenter les sons de la voix humaine avec plus de fidélité que par tous les alphabets connus. Paris, Firmin Didot, 1831, in-8, de 226 pp. et 3 pl.
Frappé des inconvénients de notre écriture orthographique, M. Faure témoigne ainsi ses vœux pour sa réforme:
«Perfectionner l’alphabet serait une entreprise digne du dix-neuvième siècle et du règne d’un roi populaire et national. La réforme des poids et mesures s’est opérée dans les temps les plus affreux de la révolution. Le système métrique, après avoir lutté contre les plus grands obstacles, est reconnu aujourd’hui comme très-avantageux.
«..... Une écriture exacte présenterait encore plus d’avantages dans ses résultats que le système métrique; mais, comme nous n’avons pas la présomption de croire qu’elle puisse un jour renverser l’écriture en usage, qu’il nous soit permis du moins d’espérer qu’une nouvelle écriture perfectionnée pourra, comme la sténographie, mais dans un but différent, marcher à côté de l’écriture d’usage et servir efficacement: 1o à rendre les principes de lecture avec les caractères et l’orthographe usités bien plus accessibles à l’enfance; 2o à noter dans un dictionnaire la vraie prononciation des mots beaucoup plus exactement qu’on ne l’a fait jusqu’ici; 3o à nous être d’un merveilleux secours pour la composition d’un alphabet universel, etc.»
Je ne puis donner ici une idée de la méthode de M. Faure. Il faudrait étudier, apprendre et comparer les divers systèmes phonographiques représentés au moyen de signes figurés par des lignes plus ou moins contournées, pour apprécier le mérite de chacun d’eux.
«Quoique nos caractères, dit M. Faure, soient bizarres et très-différents de ceux de l’écriture ordinaire, ils sont si simples, si distincts, et dérivent si naturellement les uns des autres, que nous sommes persuadé qu’une personne qui ne saurait pas lire parviendrait à apprendre, au moyen de ces nouveaux caractères, en dix fois moins de temps que par l’écriture et l’orthographe en usage, qui font, ainsi que l’a dit d’Olivet, de la lecture l’art le plus difficile.»
Chaque amélioration apportée par l’Académie à notre orthographe rend de moins en moins opportune la création de ces systèmes absolus.
Joseph de Malvin Cazal. Prononciation de la langue française au dix-neuvième siècle, tant dans le langage soutenu que dans la conversation, d’après les règles de la prosodie, celles du Dictionnaire de l’Académie, les lois grammaticales et celles de l’usage et du goût. Paris, Imprimerie royale, 1847 in-8.
L’étude de la bonne prononciation paraît devoir jouer un grand rôle dans les réformes futures de notre orthographe. L’Académie des inscriptions se préoccupe légitimement de la fixation de la prononciation et de ses rapports avec l’histoire de notre langue. C’est à ce titre que l’auteur de ce gros volume a obtenu le prix Volney. Il reconnaît et étudie deux sortes de prononciations distinctes: la prononciation oratoire, raffinée, délicate et savante, et la prononciation courante, celle de la conversation. Une semblable doctrine ne me semble pas de nature à diminuer la complication de nos grammaires et de notre orthographe. En tout cas, elle ne simplifiera pas la tâche de la néographie phonétique, qui aura à se prononcer entre les deux prononciations qu’elle devra figurer.
Ces savantes études sur la prononciation, si minutieuses, si controversables, si arides même, pourrai-je ajouter, ne seront jamais à la portée de tous ceux qui ont besoin d’apprendre à lire et à parler. Maintenant que nous sommes en possession des travaux de M. Féline, de M. Casal, de M. Quicherat, de M. Colin, de M. Géhant, etc., notre prononciation devrait être suffisamment fixée pour être consignée dans un Dictionnaire spécial dont l’utilité est évidente.
Adrien Féline. Mémoire sur la réforme de l’alphabet, à l’exemple de celle des poids et mesures. Paris, Guillaumin, 1848, in-8 de 32 pp.—Dictionnaire de la prononciation de la langue française, indiquée au moyen de caractères phonétiques, précédé d’un Mémoire sur la réforme de l’alphabet. Paris, Firmin Didot, 1851, in-8, de 383 pp.—Méthode pour apprendre à lire par le système phonétique. Paris, Firmin Didot, 1854, 2 parties in-8.
L’œuvre projetée avant 1830 par M. Marle a été reprise depuis 1848 avec de nouvelles forces. M. Féline, dont nous déplorons la perte récente, a été l’un des plus persévérants et des plus courageux apôtres du système phonétique ou autrement de la phonographie. Il a consacré une part considérable de son temps et de sa fortune à la vulgarisation de sa doctrine, et n’a pas vécu assez pour la voir fructifier sur le sol de notre colonie algérienne.
M. Féline, dont les idées procèdent en partie de celles de Volney, est un réformateur plus intrépide que ne l’était M. Marle, dans le système de l’Appel aux Français de 1829. Son alphabet, qu’il a cru à tort complet, suffit dans sa simplicité à l’enseignement rapide de la lecture aux habitants pauvres et complétement illettrés de nos campagnes, ainsi qu’aux Arabes. D’ailleurs M. Féline lui-même a dû être convaincu, après l’insuccès de sa méthode comme écriture usuelle, qu’elle ne pourrait être considérée que comme un système pédagogique, destiné, à l’exemple de la mnémonique, à rendre moins aride et moins longue l’étude de la langue française. C’est pourquoi, dans la seconde partie de sa Méthode pour apprendre à lire, il passe, dans une série d’exercices habilement gradués, de l’écriture purement phonétique à une orthographe de plus en plus compliquée, pour arriver enfin à celle qui a été adoptée par l’Académie.
A cet égard M. Féline a droit à la reconnaissance de tous les gens de bien qui s’intéressent au sort de nos populations rurales au point de vue intellectuel, car la pratique a parfaitement démontré l’utilité de sa méthode.
Voici cet alphabet, avec lequel il espérait représenter tous les sons du français:
| VOYELLES. |
CONSONNES. |
||
| Signes. | Valeurs. | Signes. | Valeurs. |
| a | a | p | p |
| â | â | b | b |
| a | an, en | m | m |
| e | é | t | t |
| ê | è, ê, ai, et | d | d |
| ε | e | n | n |
| eu | k | k, q, c | |
| i | i, y | g | g, gu |
| i | in | ḡ | gn |
| o | o | l | l |
| ô | ô, au | l | ill, il |
| o | on | y | y |
| u | u | f | f, ph |
| û | ou | v | v |
| u | un | w | w |
| s | s, c, t | ||
| z | z, s | ||
| h | ch | ||
| j | j, g | ||
| r | r | ||
On voit au premier coup d’œil la grande supériorité de cet alphabet
sur celui de Domergue. Son auteur supprime le c, dont le
son est ambigu, le q, qu’on est habitué à voir escorté de son u servile,
l’x, et l’y devant les consonnes. Par contre, il y a huit lettres
nouvelles, ε (e muet),
(eu), a (an), i (in),
o (on), u (un), ḡ (gn),
l (l mouillé). S’il eût mieux approfondi l’ouvrage de Volney et qu’il
eût étudié l’alphabet polonais, il eût reconnu que, pour les voyelles
nasales, la cédille est un signe plus commode que le trait inférieur,
puisque dans l’écriture elle n’exige pas une levée de la main.
Ce n’est point non plus le g qu’il fallait tilder, mais le n, comme
le font les Espagnols. L’adoption de la lettre k à la place de c donne
à son ekritur u̱ kû d’εl sôvaj (un coup d’œil sauvage) qu’il eût pu
facilement éviter, et qui a prêté le flanc aux plaisanteries du journalisme,
plus enclin à rechercher le côté plaisant que le côté utile
de toute chose nouvelle.
Quoi qu’il en soit de ces imperfections de détail du système, faciles d’ailleurs à corriger, beaucoup d’instituteurs primaires sont convaincus que son adoption dans les salles d’asile et les écoles de village serait un grand bienfait. Un adolescent apprendrait à lire et à écrire en trois mois au lieu de trois ans. Il serait toujours à même de passer plus tard à l’écriture savante et difficile des lettrés, pour laquelle l’auteur a d’ailleurs préparé des exercices gradués très-bien conçus.
Le Dictionnaire de la prononciation de M. Féline était destiné à répondre à une objection souvent faite aux réformateurs phonographes: «Vous prétendez écrire suivant la prononciation; mais quelle prononciation? Il y a la prononciation gasconne, la prononciation marseillaise, la prononciation normande, la prononciation parisienne. Dans votre système, n’y aura-t-il pas autant d’orthographes diverses qu’il y a d’accents étrangers dans l’idiome national?»
Il est manifeste, répondent les réformateurs, qu’il doit y avoir une prononciation modèle, un dictionnaire de la vraie prononciation, qui rappelle à l’ordre les prononciations vicieuses, lesquelles engendrent des orthographes également vicieuses. Cette prononciation modèle ramènerait peu à peu les accents et les patois à un type normal et unique.
Le Dictionnaire de M. Féline, précieux déjà pour les étrangers, pourrait, à l’aide de quelques corrections, rendre de très-grands services. On devrait s’inspirer, pour le perfectionner, du beau travail de Volney sur les voyelles européennes; car M. Féline, dans l’intérêt de la multitude, sans doute, a négligé certaines nuances de prononciation qui constituent la délicatesse de notre langue. Il me paraît avoir confondu des valeurs distinctes de l’e dit muet (voir plus haut, p. 313), et mal représenter la diphthongue oi par les signes ûa (oua). Pour les consonnes, M. Féline aurait dû distinguer le w anglais, véritable voyelle, du w allemand, qui doit être représenté par notre v simple.
Le Mémoire qui précède son Dictionnaire, et qui relate les travaux d’une commission de savants formée pour déterminer la valeur et le signe de tous nos sons, est un travail plein d’intérêt. Dans cet écrit, M. Féline développe les avantages de la simplification de notre orthographe et aussi de notre alphabet.
«Pourquoi, dit-il, ne pas perfectionner l’alphabet, l’instrument le plus usité du travail, comme on perfectionne les autres? Pourquoi ne le soumettrait-on pas à ce rationalisme auquel la civilisation moderne doit ses succès? Il existe sans doute une différence: c’est que chaque fabricant, chaque ouvrier, est libre de modifier comme il l’entend une machine ou un outil, et qu’il n’en est pas de même de l’alphabet; mais pourquoi le gouvernement, les académies, les administrations, refuseraient-ils de perfectionner l’instrument de travail de toute la nation, ainsi que le ferait le dernier des ouvriers, ainsi que l’exigerait tout fabricant, ainsi que l’a fait la Convention pour les poids et mesures?
«Le gouvernement, qui fait plus d’efforts que jamais pour étendre l’instruction du peuple; les philanthropes de toutes les opinions qui le secondent; ceux qui veulent son bien-être, son amélioration matérielle et morale, tous doivent désirer une réforme qui peut seule généraliser l’instruction primaire. Jamais on n’aura fait autant de bien à si peu de frais.
«Les économistes qui savent que le temps est la richesse de l’homme, les administrateurs qui veulent l’uniformité du langage, les hommes politiques qui veulent rapprocher les nations, enfin, tous les amis de l’humanité, tous les hommes de progrès, doivent appuyer cette réforme.
«Plusieurs exemples doivent nous servir de guide et nous encourager. N’a-t-on pas, dans un siècle de barbarie, remplacé les chiffres romains par la numération arabe, l’une des plus simples inventions de l’esprit humain, puisqu’elle ne consiste qu’en deux points: avoir un signe pour chaque nombre jusqu’à neuf et décupler la valeur du chiffre en le reculant d’un rang? Cette idée n’en est pas moins sublime; car, sur des milliards d’individus qui avaient passé sur la terre, un seul l’a conçue; car elle a eu les conséquences les plus heureuses pour la civilisation.
«De ce qu’une innovation a été mal présentée, de ce qu’elle l’a été dans un but purement scientifique, s’ensuit-il que toute innovation de ce genre soit impossible à réaliser?»
Charles La Loy. Balance orthographique et grammaticale de la langue française: ou cours de philologie grammaticale, ouvrage au moyen duquel disparaissent toutes les incertitudes, sources de difficultés, relatives à nos règles grammaticales et à nos formes orthographiques. Deuxième édition. Paris, Maire-Nyon, 1853, 2 vol. grand in-8, contenant:
«1o Des règles d’accentuation qui dispensent d’avoir recours au Dictionnaire;—2o La liste complète des homonymes français;—3o La liste, si utile dans l’enseignement, des dérivations inexactes;—4o Des principes d’orthographe étymologique;—5o Des principes de francisation des mots;—6o Des principes de néologie;—7o Des règles sur la formation des noms et adverbes en ment;—8o Des principes sur l’orthographe et la prononciation des noms propres et des noms de baptême, avec la signification des plus connus;—9o L’indication du pluriel des adjectifs en al;—10o L’indication du pluriel de tous les noms composés et des noms pris des langues étrangères ou des langues anciennes, partie orthographique restée douteuse jusqu’à ce jour;—11o Des règles sur l’orthographe des mots réduplicatifs;—12o Un moyen de reconnaître désormais l’h aspiré de l’h muet, et le ch dur du ch français;—13o De nouveaux signes de ponctuation qui n’exigent aucune nouvelle étude;—14o Des règles sur l’emploi des doubles consonnes, partie si importante de notre orthographe, etc., etc.»
Ce long titre, que j’ai copié presque in extenso, donne une idée du vaste ensemble de questions que l’auteur a embrassées dans le cadre de ses deux volumes.
Il rapporte sur chaque mot embarrassant du Dictionnaire les diverses leçons fournies par les lexicographes et recherche ce qu’il appelle une balance, c’est-à-dire une solution tirée de l’essence même des principes qu’il a posés en commençant. On conçoit qu’en face d’un nombre aussi immense de questions délicates à résoudre, l’auteur ait pu souvent s’arrêter à un parti qui ne satisfasse pas une critique sévère. Néanmoins son ouvrage sera consulté avec fruit de ceux qui, par position, sont aux prises avec les difficultés de notre orthographe. Ce vaste travail, fruit de longs efforts et d’une patience vraiment méritoire, est à lui seul une démonstration suffisante de l’absolue nécessité de perfectionner notre orthographe et de soumettre la grammaire, avec ses contradictions et ses exceptions innombrables, à une analyse, à une discussion, à une révision sérieuse et approfondie.
Alexandre Erdan (Al.-André Jacob). Congrès linguistique. Les révolutionnaires de l’A-B-C. Paris, Coulon-Pineau, 1854, in-8 de 282 pp.
Dans cet opuscule, M. Erdan a parlé de beaucoup de choses à propos de la réforme orthographique. Il a introduit dans une semblable polémique plus de passion que la question ne me semble en comporter. Je ne le suivrai donc pas dans les parties de sa discussion qui s’écartent du sujet, et je renverrai à l’analyse de l’ouvrage de M. Raoux l’exposition des motifs proposés en faveur de l’écriture phonétique.
Voici ce que dit M. Erdan (p. 72) contre le respect de l’étymologie dans l’écriture française. Après avoir rappelé les arguments de Domergue et de Voltaire, il continue ainsi:
«Mais, d’ailleurs, à quoi bon ces raisonnements? La question étymologique n’en est réellement pas une. Les étymologistes croient défendre un principe et, en réalité, ce qu’ils défendent, ce n’est qu’un accident dans la langue.
«Si à chaque mot de notre langue était attachée l’étiquette de son origine, certainement celui qui proposerait d’enlever à la fois toutes ces étiquettes, toutes ces marques caractéristiques, proposerait une révolution difficile; mais cela n’est pas.
«Nous avons, cela est démontré et admis par les grammairiens[204]:
| Mots dont l’étymologie est tout à fait inconnue | 3,000 |
| Mots dont l’étymologie est douteuse | 1,500 |
| Mots qui n’ont plus leurs lettres étymologiques, dont ils se sont dépouillés successivement | 10,000 |
| Mots dont l’orthographe est contraire à l’étymologie | 500 |
| Total | 15,000 |
«Ainsi, en proposant d’abandonner l’orthographe étymologique, on ne propose point, à proprement parler, une révolution de principe dans l’idiome national. On ne fait que régulariser une langue en désordre qui écrit tantôt suivant l’étymologie, tantôt selon le caprice.»
[204] Ce calcul est emprunté par M. Erdan à M. Marle dans l’Appel aux Français.
Tout en adhérant au principe de la phonographie absolue, l’auteur désire qu’on avance par degrés.
«Il faut donc tout simplement, dit-il, pour commencer, pour établir un premier jalon, revenir aux modifications prudentes, faciles, commodément vulgarisables, qu’adoptèrent et pratiquèrent les Du Marsais, les Duclos, les Beauzée, etc.
«Il faut accepter, suivant la théorie de Port-Royal, quelques petits signes très-simples pour faire disparaître certaines anomalies du genre des suivantes: fusil, où l’l ne se prononce pas, et fil, où il se prononce; nid, où d ne se prononce pas, et David, où il se prononce; répugnance, où gn est doux, et stagnation, où gn est très-dur, etc.
«Il est très-facile pour ces différents cas, et pour d’autres analogues, de convenir d’un petit signe, d’un tiret, d’un accent, tout ce qu’on voudra, qui indique la prononciation.»
«Voici donc une série d’applications actuelles que je proposerais volontiers, d’une manière formelle, à tous les amis de la réforme: 1o Retranchement de l’h muet (Omère).—2o Retranchement des lettres doubles (abé, tranquile, éfet, etc.).—3o Emploi d’une seule consonne où il y en a deux inutilement (alfabet, ortografe, téâtre, etc.).—4o Expulsion de l’m où l’on ne prononce que n (anfibie, etc.).—5o Expulsion de l’x comme marquant le pluriel (eus, veus, ceus, etc.).—6o Abandon de l’usage absurde et sans prétexte étymologique, qui double la consonne dans les mots homme, venant de homo, donner, de donare, honneur, de honor (ome, doner, oneur).—7o Expulsion du t ayant le son de l’s (atension, etc.).»
Dans un ouvrage en 2 vol. in-8, intitulé la France mistique, publié un an plus tard, M. Erdan a mis en pratique sa réforme. Ces deux volumes sont imprimés en entier d’après son système. Voici comme il en explique le fonctionnement:
«Règles suivies dans la grafie de ce livre. Nous n’avons point visé à la fonografie absolue, c’est-à-dire à l’écriture exactement conforme à la parole. Il est trop évident à nos yeuz que, si nous devons obtenir des réformes ortografiques (et nous en obtiendrons), nous ne les obtiendrons que par une série de modifications et de simplifications lentes et successives. D’ailleurs, des expériences célèbres sont là pour montrer jusqu’à quel point est impraticable et impossible une transformation subite.
«Nous avons donc fait uniquement de la néografie; nous avons simplifié les choses facilement simplifiables; nous avons modifié ce qui pouvait l’être sans choquer et éfaroucher les lecteurs; nous avons même, autant que possible, tenu à ne pas sortir des limites que s’étaient tracées les néografes modérés du dis-huitième siècle. Nous en somes sortis néanmoins par la substitution de l’s au t dans les mots où ce t sonait s, et était précédé d’une consone; dans les cas où le t est entre deuz voyèles, nous avons cru devoir le laisser, au moins quant à présent. Mais cela même a été pratiqué, avec des choses bien plus hardies, par l’abé de Saint-Pierre et par quelques autres.
«Nous avons aussi préféré le z à l’s dans les pluriels académiques terminés par x. La prononciation réèle, en éfet, est z, non s, quand èle a lieu: le vrai signe du pluriel est donc z, non s.
«Nous n’avons pas toujours été rigoureuz et logique. Ainsi nous avons écrit mettre et permètre, pour éviter, par ecsès de précaution, les homografies—qui n’auraient pas nui sans doute à la clarté—mais qui auraient prêté à une ataque contre notre réforme, sous le prétexte que mètre (verbe) aurait pu se confondre avec mètre (substantif). Nous avons donc momentanément sacrifié la logique.»
P. Poitevin. Grammaire générale et historique de la langue française. Paris, 1856, 2 vol. in-8.
Au chapitre de l’Orthographe, M. Poitevin, après avoir cité l’opinion sur la simplification de l’orthographe que j’avais émise en 1855, dans mon Rapport sur l’Exposition universelle de Londres, s’exprime ainsi:
«Ces observations sont fort justes, et il est fâcheux que M. Ambroise Firmin Didot se soit borné à exprimer un vœu; il lui appartenait de donner l’exemple des réformes raisonnables et d’ouvrir la voie dans laquelle l’Académie ne peut entrer la première; rien ne lui eût été plus facile assurément que de faire sortir de ses nombreuses publications tout un système nouveau d’orthographe; c’était une œuvre digne de lui, et nous regrettons qu’il ne l’ait pas accomplie.»
Mais le respect que l’on doit aux décisions de l’Académie, et qui m’est plus particulièrement imposé, comme ayant l’honneur d’être son imprimeur, m’interdisait plus qu’à tout autre de songer à rien innover. C’est à l’Académie, en raison même de l’autorité suprême qu’on lui reconnaît, de répondre, dans la limite qu’elle jugera convenable, au vœu général.
M. Poitevin fait ensuite une rapide énumération des tentatives de réforme depuis le seizième siècle, puis il ajoute:
«Disons en terminant qu’il est impossible qu’on ne voie point, dans un temps très-prochain, se produire les réformes suivantes:
- «1o Suppression de toute lettre inutile ou nulle dans la prononciation;
- «2o Adoption des mêmes signes pour les sons identiques[205].»
Dans cette Grammaire, plus complète et plus détaillée que toutes celles qui avaient paru jusqu’alors, l’auteur fait connaître quelques-unes des raisons historiques de nos formes orthographiques actuelles; il donne à l’occasion le tableau des pronoms et de la conjugaison des verbes dans le vieux français. Ses listes de substantifs dont le genre est douteux, des homonymes, des pluriels des noms composés, etc., ajoutent à son travail beaucoup d’intérêt et une utilité incontestable pour la fixation future de l’orthographe française.
Léger Noel. Les anomalies de la langue française, ou la nécessité démontrée d’une révolution grammaticale. Paris, Ferdinand Sartorius, 1857, in-8 de 240 pp.
Cet ouvrage est le résultat d’un travail très-pénible et vraiment consciencieux. Mais la disposition typographique tout allemande, l’absence de table et d’index, en rendent l’étude très-pénible, et la méthode d’exposition adoptée par l’auteur ne contribue pas à la clarté. M. Noel a consacré deux cent vingt pages d’une impression très-fine aux détails de l’orthographe du substantif et du genre; c’est assez dire que son œuvre se refuse à une analyse complète.
L’auteur a été amené à reconnaître et à classer les anomalies, malheureusement très-nombreuses, dans la formation du genre de nos substantifs.
La première loi, c’est que le féminin se distingue par la présence de l’e muet à la fin du nom; exemple: le dieu, la déesse; le lion, la lionne; le mulet, la mule, etc.
Mais les cas d’exception sont presque aussi nombreux que ceux qui sont conformes à la règle: tantôt le féminin s’applique aux deux sexes: la girafe, la gazelle, la chouette, la tortue, etc.—Tantôt des noms masculins conservent l’e muet final, signe du féminin: ex. amulette, arbuste, chêne, hêtre, doute, incendie, angle, antimoine, antipode, centime, inventaire, etc.—D’autres fois un même mot est tantôt masculin, tantôt féminin, selon le sens qu’on y applique; ex.: aide, barbe, barde, basque, carpe, crêpe, décime, enseigne, faune, garde, orge, etc.
Déjà La Bruyère, membre de l’Académie française, mort en 1696, dans son chapitre intitulé De quelques usages, proteste à ce sujet contre ce qu’on appelle l’usage:
«... Le même usage fait, selon l’occasion, d’habile, d’utile, de docile, de mobile et de fertile, sans y rien changer, des genres différents: au contraire, de vil, vile, de subtil, subtile, selon leur terminaison, masculins ou féminins[206]. Il a altéré les terminaisons anciennes: de scel il a fait sceau; de mantel, manteau; de capel, chapeau, etc., et cela sans que l’on voie guère ce que la langue françoise gagne à ces différences et à ces changements. Est-ce donc vouloir le progrès d’une langue que de déférer à l’usage?»
[206] Le poison a remplacé la poison; et, par contre, on a fait masculin la navire, tandis que nef est resté féminin.
M. Léger Noel constate en passant quelques irrégularités qui ont échappé à la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie: ex.: hydrocèle, pneumatocèle, varicocèle, féminins; sarcocèle, masculin; univalve, bivalve du féminin; multivalve, du masculin; aggrave, métopes, palestre, du féminin, et réaggrave, opes, orchestre, du masculin. Il aurait pu ajouter ode, ce mot introduit en français par Ronsard, du féminin, et épisode du masculin.
S’appuyant sur le principe de l’analogie, M. Léger Noel propose que:
| à cause de: | on écrive: | au lieu de: | |
| sac, bissac, bivouac, cornac, estomac, havresac, lac, ressac, sac, sumac, tabac, trictrac | un abac | un abaque | |
| un tombac | un tombaque | ||
| un zodiac | un zodiaque | ||
| agaric, alambic, arsenic, aspic, basilic, cric | un critic | un critique | |
| le tropic | le tropique | ||
| trois cents adjectifs ou substantifs en if | un hippogrif | un hippogriffe | |
| un calif | un calife | ||
| un pontif | un pontife | ||
| avril, babil, béril, péril, grésil | un reptil | un reptile | |
| un volatil | un volatile | ||
| un hil | un hile | ||
| un crocodil | un crocodile | ||
| cerfeuil, accueil, bouvreuil, cercueil, deuil, écureuil, treuil, fauteuil, œil, orgueil, recueil, écueil, seuil | un chèvrefeuil un portefeuil |
un chèvrefeuille un portefeuille |
|
| bazar, car, caviar, char, coquemar, nénuphar, par, czar, escobar, nectar | un phar un tartar |
un phare un tartare |
|
| amer, cancer, cher, enfer, éther, fier, frater, gaster, hier, hiver, mâchefer, magister, mer, outremer, stathouder, ver | un belveder | un belvédère | |
| un calorifer | un calorifère | ||
| un caracter | un caractère | ||
| un adversair | un adversaire | ||
| un exemplair | un exemplaire | ||
| trois cents mots environ terminés en al | le chrysocal | le chrysocale | |
| le final | le finale | ||
| un oval | un ovale | ||
| soixante mots environ terminés en el | un polichinel | un polichinelle | |
| un violoncel | un violoncelle | ||
| le vermicel | le vermicelle | ||
| accul, archiconsul, calcul, consul, cul, nul, proconsul, recul | un capitul | un capitule | |
| un versicul | un versicule | ||
| un préambul | un préambule | ||
| un globul | un globule | ||
| quatre cents mots environ terminés en ir | un cachemir | un cachemire | |
| un empir | un empire | ||
| le zéphyr | le zéphire | ||
| butor, castor, condor, cor, corrégidor, essor, for, major, or, similor, thermidor, trésor, Labrador | un éphor tricolor (drapeau) |
un éphore tricolore |
|
| azur, dur, futur, impur, mûr, obscur, pur, sûr, sur | un carbur | un carbure | |
| un sulfur | un sulfure | ||
| un murmur | un murmure | ||
| quarante mots environ en our | un pandour | un pandoure | |
| deux cent cinquante mots environ terminés en oir | un auditoir | un auditoire | |
| le conservatoir | le conservatoire | ||
| un promontoir | un promontoire | ||
| le vomitoir | le vomitoire |
On écrira de même, dit l’auteur, au masculin les adjectifs:
| agil | servil | barbar | inodor |
| aquatil | fidel | ignar | sonor |
| débil | infidel | ovipar | élégiac |
| facil | parallel | vivipar | hypocondriac |
| docil | rebel | éphémer | opac |
| fertil | bénévol | lanifer | critic |
| fluviatil | frivol | prosper | pacific |
| fossil | crédul | pir | magnific |
| fragil | avar | bicolor | ventriloc |
Il est inutile de développer davantage ces tableaux, qui font connaître le genre de régularisation auquel l’auteur s’est plus spécialement attaché. Lorsque les lois de la prosodie française s’opposent à ce que l’on modifie l’orthographe de la désinence, il propose de changer le genre; exemple: une squelette, une satellite, une aérolithe, une phytolithe, une ostéolithe.
Les changements de cette nature, qui intéressent l’oreille, sont plus difficiles à introduire que des modifications dans l’écriture. D’ailleurs un certain nombre d’entre eux altèrent sensiblement l’euphonie de la prononciation en faisant porter l’accent tonique non plus uniquement sur la voyelle de la syllabe pénultième des mots à terminaison féminine, mais en même temps sur la consonne qui suit. Exemple: dans le système de M. Noel, nous ne dirions plus un homme crédUle, servIle, mais crédUL, servIL, bref. C’est donc méconnaître le rôle de l’e muet, cette bulle d’air sonore, comme dit l’auteur, qui communique à notre langue tant de charme, de légèreté et de douceur.
M. Noel veut aussi qu’on écrive la foie (fides) et le foi (hepar), le nef ou la nève (navis), le soif et une cuillère au lieu de cuiller. La rectification de ce dernier mot est unanimement réclamée.
Le mot voix (vox) devrait, selon lui, être écrit voye pour lui donner une terminaison féminine, tout en le distinguant de voie (via), attendu que «cette forme le rapprocherait de son dérivé voyelle et lui donnerait bien plus d’ampleur et d’harmonie.»
«Les grammairiens, ajoute-t-il, en portant le marteau sur l’y, si sonore dans des mots tels que paye, payement, etc., pour le remplacer par cet i fêlé, qui est en si grande faveur auprès d’eux, ont-ils rendu service à la langue? Doit-on prononcer égaye, bégaye et faire rimer ces mots avec baie; il faudrait alors écrire égaie, bégaie. C’est donc un peu comme s’il y avait -éïe, résonnance vraiment féminine, qu’il faut que l’on prononce, et non pas é, son sec et bref, désinence toute masculine.»
Les 240 pages de M. Noel présentent le même intérêt, la même originalité dans un sujet qu’on aurait pu croire épuisé, et c’est à lui qu’on devait (page 205 et suivantes) le travail le plus étendu sur le pluriel des noms composés.
Casimir Henricy. Traité de la réforme de l’orthographe, comprenant les origines et les transformations de la langue française, dans la Tribune des linguistes, 1re année, 1858-1859. Paris, gr. in-8.—Gramère fransèze d’après la réforme ortografiqe. 11 livraisons, faisant suite au Dictionnaire français illustré de Maurice La Châtre. Paris, in-4.
M. Henricy s’est livré à de grandes et consciencieuses recherches sur l’histoire de l’orthographe, et présente sur la réforme des idées fort sages: